Mémoires de Madame la marquise de La Rochejaquelein, 1889/Préface



PRÉFACE



Dix ans après la mort de ma grand’mère, nous avions la surprise de lire dans les Mémoires posthumes de M. de Barante :

« M’étant lié d’une amitié sincère avec Mme de La Rochejaquelein, j’étais sans cesse au château de Clisson, où j’étais reçu avec une bienveillance empressée. Ce fut là ans je conçus le projet d’écrire les Mémoires de Mme de La Rochejaquelein. Dès mon arrivée dans le pays, je m’étais promis de m’occuper d’une histoire de cette guerre. Elle avait commencé ses Mémoires, et les premiers chapitres étaient même rédigés ; elle me les remit ainsi que les notes qu’elle avait réunies, elle me guida dans mes recherches, elle me fit faire connaissance avec des officiers de cette guerre. Je leur faisais raconter ce qu’ils avaient fait ou vu ; elle-même, avec un charme de vérité qu’elle n’aurait pas su reproduire en écrivant, ne me laissait rien ignorer de tout ce qui s’était passé sous ses yeux, de ce qu’elle avait souffert, du caractère et des actions des chefs auxquels elle tenait par les plus chères affections et qu’elle avait perdus. »

Combien ceci différait de ce qu’avait dit M. de Barante dans la préface de ses Mélanges historiques et littéraires : « Mme de La Rochejaquelein m’avait permis de rédiger ses Mémoires » ! La portée de ces assertions dépasse-t-elle la pensée de l’écrivain, ou ses souvenirs étaient-ils devenus confus par suite de l’éloignement des faits ? Jamais du vivant de ma grand’mère, que nous avons conservée jusqu’à l’âge de 84 ans, on ne lui avait contesté sérieusement la qualité d’auteur de ses Mémoires ; mais, par les termes mêmes du passage que je viens de reproduire, les panégyristes de M. de Barante se trouvèrent autorisés à « ranger purement et simplement cet ouvrage dans le catalogue des œuvres complètes de l’illustre académicien ».

Mgr Pie avait prononcé un magnifique éloge funèbre de ma grand’mère ; il venait chaque année faire un court séjour dans notre habitation de Clisson, située dans la portion du Bocage Vendéen qui appartient au diocèse de Poitiers. Il témoigna le désir d’étudier et de confronter ensemble les diverses rédactions des Mémoires ; je lui confiai le manuscrit original, écrit en entier de la main de celle qui, alors, était veuve du marquis de Lescure ; la copie faite par un nommé Beauvais et qui, remise à M. de Barante, avait été la base de son travail ; un volume manuscrit, la rédaction même de M. de Barante ; enfin deux cahiers de notes.

Mgr Pie voulut bien lire à la Société des Antiquaires de l’Ouest l’historique complet de ces Mémoires, puis il présenta un grand nombre de passages de l’un et de l’autre texte mis en regard. M. Audinet, inspecteur d’académie, fit un rapport contenant un travail comparatif et détaillé du manuscrit de ma grand’mère et de celui de M. de Barante. L’évêque et le bibliophile s’attachèrent à établir quelle est dans cette œuvre la part de chacun.

«…Non pas seulement pour les premiers chapitres, non pas seulement pour la première partie du travail qui s’arrêtait au passage de la Loire, mais pour l’ouvrage tout entier, Mme de La Rochejaquelein, malgré des améliorations dont je redirai après elle tout le mérite et l’étendue, n’en demeure pas moins, proprement et incontestablement, l’auteur des Mémoires. Soit qu’il s’agisse de la conception de l’ensemble et de la distribution des matières par chapitres ; soit qu’il s’agisse de la trame suivie de l’histoire ou du récit des combats, de la peinture des caractères et des détails anecdotiques, d’un bout à l’autre l’œuvre est de Mme de La Rochejaquelein. »

«… Sous ce nouvel habillement, non seulement toute la marche et la suite de la narration, mais presque toujours le coup de pinceau heureux, le mot vif et saillant, le trait piquant ou ingénu, appartiennent à la composition primitive. »

«… On a pu croire que M. de Barante avait eu à réunir des matériaux épars pour en faire un corps, des morceaux détachés pour en former un récit suivi : la vérité est qu’il y avait déjà un récit suivi, méthodiquement divisé, et qu’il ne s’agissait que de remplacer une rédaction déjà faite par une rédaction meilleure[1]. »

Cette étude est ainsi jugée par M. Beaussire : « Le travail auquel s’est livré M. Audinet, en collationnant minutieusement et d’un bout à l’autre les deux textes, est de nature à lever tous les doutes. Le manuscrit de Mme de La Rochejaquelein est assurément une œuvre authentique… l’auteur écrit au courant de ses souvenirs… L’ensemble se suit sans effort, et tous les détails sont aussi clairs que vivants… Ses deux manuscrits ne se bornent pas à quelques chapitres, comme le disait M. de Barante ; ils sont aussi étendus et aussi complets que l’œuvre publiée. J’ajoute que la jeune femme qui, au sortir de cette « guerre de géants », dont elle avait partagé toutes les vicissitudes, prenait la plume à vingt-six ans, l’emporte souvent, pour la justesse comme pour le naturel et pour la vivacité du style, sur le futur académicien dont elle a accepté la révision et la correction[2]. »

L’examen des écritures et des textes prouve donc d’une manière incontestable que Mme de La Rochejaquelein est réellement l’auteur de ses Mémoires ; on ne trouvera pas déplacé, de la part d’un petit-fils, de rappeler ici le jugement qu’ont porté sur cet ouvrage d’éminents critiques.

M. Guizot, dans une notice biographique sur M. de Barante, s’exprime ainsi : « C’est une narration à la fois riche et simple, personnelle sans prétention, éloquente sans rhétorique, pittoresque et colorée sans travail d’artiste, pleine de descriptions et de détails précis qui la vivifient au lieu de la ralentir. Évidemment il a pris à son œuvre le même intérêt qu’il inspire à ses lecteurs. C’est une petite épopée historique écrite par un compagnon de ses héros[3]. »

Comment appliquer au sous-préfet, de passage à Bressuire en 1807, la qualification de compagnon des héros de la Vendée ?

Aussi M. U. Maynard répondait-il dans la Bibliographie catholique : « Nous avons de fortes raisons de croire que M. de Barante a surfait la part qui lui revient dans les intéressants Mémoires de Mme de La Rochejaquelein. D’un manuscrit encore existant de ces Mémoires, et de diverses informations, il résulte pour nous que leur rédaction appartient véritablement à la noble femme, et que le jeune sous-préfet de Bressuire n’y a contribué que par la description du Bocage, et, çà et là, par des retouches littéraires ; et, en effet, qui lit ces Mémoires y reconnaît un accent tellement personnel, que le plus habile écrivain, même composant sous la dictée de la marquise, n’aurait jamais pu leur imprimer ce caractère[4]. »

Nous mettons aujourd’hui le public à même de juger si nous avons le droit de retenir pour Mme de La Rochejaquelein ces éloges si flatteurs, dont plusieurs sortent de la plume d’adversaires politiques et, avec juste raison, s’adressent en partie au travail de l’illustre académicien, qui « eut le rare talent, dit M. Édouard Fournier, de toucher sans les gâter, ces Mémoires, merveille des mémoires simples et terribles, incomparable modèle du drame vrai dans l’histoire sincère, qui resteront comme le plus fidèle témoin de cette guerre héroïque[5] ».

La première édition, publiée en 1814, eut pour titre : Mémoires de Mme la marquise de La Rochejaquelein, écrits par elle-même, rédigés par M. le baron de Barante. Celui-ci voulut que son nom fût retranché. L’un et l’autre avaient revu cette édition ; il est évident que bien des traits ajoutés alors doivent être attribués à ma grand’mère, mais, dans l’impossibilité de distinguer les modifications faites par elle de celles dues à M, de Barante, je reprends le manuscrit original tel qu’elle l’avait écrit en entier, au courant de la plume ; elle n’avait la pensée de le montrer à aucune personne étrangère, ni de le faire imprimer ; elle seule l’a depuis augmenté. Aussi, pour qui aurait la curiosité de comparer les deux textes, faudrait-il suivre, avec la présente édition, une des quatre premières, 1814-1817.

Les deux premiers chapitres, d’abord supprimés, ont été rétablis dans la sixième édition. J’aurais donc pu, pour cette partie-là du moins, conserver le texte imprimé tel qu’il est connu ; j’ai cru plus intéressant de donner une version nouvelle, d’ailleurs peu différente, celle du manuscrit autographe.

Des notes écrites en marge de la copie Beauvais « par MM. Pierre Jagault, Allard, de La Ville-Baugé, et très peu ou même point d’autres », sont mises en renvoi et indiquées comme notes du manuscrit.

J’ai introduit dans le texte des additions et changements faits par ma grand’mère à diverses époques, écrits ou dictés et signés par elle, et conservés en volumes. Quand ils ont une certaine étendue, ils sont mis entre crochets [ ]. Il n’y a rien été ajouté[6].

M. de Barante avait accepté la mission de condenser le récit en lui donnant un style académique ; je me suis borné à retoucher des incorrections que l’auteur aurait fait disparaître, si le manque de confiance en soi-même ne l’avait arrêtée de revoir ces douloureux souvenirs avant la première publication. J’ai dû comme elle supprimer quelques jugements empreints de trop de franchise ou dus peut-être à la jeunesse de l’écrivain.

M’en tenant à son œuvre, je laisse entièrement de côté la rédaction de M. de Barante dont ma grand’mère écrivait : « La gloire littéraire de mon excellent ami a trop de titres pour que mes Mémoires puissent y contribuer. »


La Rochejaquelein.


Clisson, le 15 février 1887.




  1. Mémoire de Mgr Pie et Rapport de M. Audinet, présentés à la Société des Antiquaires de l’Ouest, 1868-1869, t. XXXIII.
  2. Revue des cours littéraires, 7e année, no 21.
  3. Revue des Deux Mondes, 1er juillet 1867.
  4. Bibliographie catholique, 4 septembre 1868.
  5. Feuilleton de la Patrie, 12 octobre 1868.
  6. J’ai recueilli de toutes parts des notes biographiques, forcément restreintes, sur chacune des personnes nommées ; recherches laborieuses et difficiles, car la plupart des figurants ont péri dans cette guerre, les registres des paroisses ont été détruits dans le pays insurgé, et, depuis un siècle, bien des familles ont disparu. J’ai cru inutile de reproduire les détails qui se trouvent dans de nombreux ouvrages, à l’honneur des chefs et des divers officiers de la Vendée. Je serai infiniment reconnaissant qu’on veuille bien encore m’envoyer les renseignements qui m’auront manqué pour cette édition.