Mémoires de Madame la marquise de La Rochejaquelein, 1889/Chapitre I

CHAPITRE PREMIER

JUSQU’AUX ÉTATS GÉNÉRAUX





Je suis née à Versailles[1], le 25 octobre 1772. Ma grand’mère, la duchesse de Civrac[2], était l’amie et la dame d’honneur de Madame Victoire, fille de Louis XV. Mon grand-père, après plusieurs ambassades et notamment celle de Vienne pour épouser, au nom du Dauphin, l’infortunée Marie-Antoinette, était chevalier d’honneur et Cordon bleu. Ils avaient quatre enfants : le duc de Lorge[3], dont la femme était dame d’honneur de Madame la comtesse d’Artois ; la marquise de Donnissan[4], ma mère ; dame d’atour de Madame Victoire : j’ai l’honneur d’être la filleule de cette princesse et celle du roi Louis XVIII. Mon père était attaché à Monsieur, comte de Provence, comme gentilhomme d’honneur. La marquise de Lescure[5], morte en couche de son fils unique, six ans avant ma naissance ; enfin la comtesse de Chastellux[6], dame de Madame Victoire, dont le mari avait la survivance de chevalier d’honneur.

Je m’étends sur ces circonstances, parce qu’elles forment un contraste plus frappant avec les positions où je me suis trouvée.

Qu’on se représente donc mon enfance : j’étais fille unique ; maman, qui m’aimait à la folie, m’avait toujours auprès d’elle ; elle vivait chez ma grand’mère ; notre famille, très riche, très unie, très puissante à Versailles, n’avait pour ainsi dire d’enfants que moi. Mes deux cousins de Lorge étaient au collège, les enfants de ma tante de Chastellux en nourrice ; tous les soins étaient pour moi. Ma grand’mère, dont l’esprit et la grâce étaient inimitables, bien secondée par ses enfants et surtout par ma mère, attirait chez elle tout ce qu’il y avait de plus grand et de plus aimable à la Cour. Le dimanche et le mardi, jours où le Roi recevait, la maison de ma grand’mère était pleine ; le reste du temps, un petit nombre d’amis choisis embellissait sa vie. Madame Victoire passait toutes les soirées chez elle ; ses bontés et son amitié faisaient qu’on oubliait son rang.

J’ai passé ainsi les quatorze premières années de ma vie ; j’ai connu chez ma grand’mère presque toutes les personnes célèbres, ministres, ambassadeurs, princes, tant français qu’étrangers, même le roi de Suède[7] ; j’ai en témoin de toutes les fêtes et de toutes les magnificences de la Cour et des particuliers.

[Mais en général, toutes ces choses ne m’ont laissé qu’un souvenir confus. Elles ne me paraissaient ni remarquables ni extraordinaires, elles entraient dans les habitudes journalières du monde au milieu duquel je vivais.]

Je me rappelle cependant une chose qui me frappa. Je voyais sans cesse chez ma grand’mère le cardinal de Rohan[8] : j’avais alors neuf ans, j’allais partir avec ma gouvernante pour diner à la campagne chez mesdemoiselles de Sérent[9], quand on vint dire à maman qu’un garde du corps était en sentinelle à la porte de M. le cardinal, et qu’il venait de sortir de chez le Roi, suivi d’un exempt des gardes, se rendant dans son appartement : maman ne pouvait croire à la nouvelle de cette arrestation imprévue. Je pars et je rencontre, en sortant de la galerie de la chapelle, le cardinal, revenant de son appartement, précédé de deux domestiques, marchant entre un capitaine et un exempt des gardes du corps ; il traversait la galerie pour monter en voiture et se rendre à la Bastille ; il saluait, d’un air calme et noble, une foule curieuse qui était accourue pour le voir passer. Comme il me donnait souvent du bonbon, je m’enfuis en pleurant.

[Autrefois, les tableaux nouveaux étaient exposés au Louvre tous les deux ans, dans le grand salon seulement. Un jour, ma grand’mère fit demander qu’on l’y laissât entrer à une heure où il n’y aurait personne : j’avais alors dix ou onze ans ; elle me mena avec elle. À peine sommes-nous arrivées, que les deux battants s’ouvrent, et nous voyons entrer les trois petits princes d’Orléans et leur sœur, Mademoiselle[10], conduits par madame de Genlis[11], à la fois leur gouverneur et leur gouvernante ; puis venait tout le cortège princier. Ma grand’mère dit aux personnes qu’elle avait amenées : « Oh ! quel bonheur ! il y a des siècles que je n’ai rencontré madame de Genlis. » — Elles s’avancèrent

tout de suite l’une vers l’autre. Elles s’étaient beaucoup connues, mais ma grand’mère avait depuis longtemps cessé de la voir. Pour moi, j’étais dans l’enchantement de considérer de près celle dont je lisais les ouvrages pour les enfants, dont je jouais les petites pièces ; j’avais entendu tant chuchoter en parlant d’elle, et vu sourire si souvent, que cela piquait ma curiosité ; aussi la scène que je vais raconter m’est présente, comme si elle s’était passée hier.

[Mme de Genlis était mise très simplement, en couleur sombre ; je crois même être sûre que le capuchon de son mantelet noir était sur sa tête. Elle me parut maigre et brune ; sa physionomie était délicieuse, sa bouche, ses dents et ses yeux ravissants ; elle avait l’air si aimable, si doux, si séduisant et si spirituel ! Les jeunes princes étaient bien singuliers pour ce temps-là, car ils étaient coiffés comme de petits Anglais, les cheveux tombant bouclés sur les épaules et sans poudre, chose fort étrange à cette époque. Tandis que les sous-gouverneurs et les peintres leur expliquaient les tableaux, ma grand’mère et Mme de Genlis se faisaient mille compliments aimables. Celle-ci lui présenta sa fille, depuis Mme de Valence[12]. Elle avait quatorze ans, était forte et belle.

[Ma grand’mère vit à côté d’elle une charmante petite fille de sept ans. Elle lui dit : « Vous n’avez que deux filles (l’aînée, Mme de Lavœstine[13], était déjà mariée) : quelle est donc cette ravissante créature ? — Oh ! répondit Mme de Genlis à demi-voix, mais je l’entendis, c’est une histoire bien touchante, bien intéressante, que celle de cette petite : je ne puis vous la raconter en ce moment. » Elle ajouta : « Vous ne voyez rien encore, vous allez juger de cette figure-là ! » Puis, élevant la voix : « Paméla, faites Héloïse ! » Aussitôt Paméla[14] ôte son peigne ; ses beaux cheveux sans poudre tombent en longues boucles ; elle se précipite un genou en terre, lève les yeux au ciel, ainsi qu’un de ses bras, et sa figure exprime une extase passionnée. Paméla reste en attitude ! Pendant ce temps, Mme de Genlis paraît ravie, fait des signes, des remarques à ma grand’mère, qui lui adresse des compliments sur la beauté et la grâce de sa jeune élève. Pour moi je restai stupéfaite par instinct et sans rien comprendre.

[Ma grand’mère s’en fut bien vite pour rire de cette rencontre. Huit jours durant, elle en faisait le récit à ceux qui venaient la voir ; c’étaient des plaisanteries continuelles sur la bonne éducation qu’on donnait à Paméla. Tous ces chuchotements et l’expression passionnée de la nouvelle Héloïse, dont je n’avais jamais eu l’idée, m’ont fait une impression qui dure encore. Je n’ai pas rencontré depuis Mmes de Genlis, de Valence, ni Paméla.]

À l’âge de douze ans, j’allai aux eaux de Vichy et au château de Louvois avec Mesdames.

J’arrive à ma quatorzième année. Ma grand’mère était attaquée d’une maladie mortelle ; elle avait fait inutilement plusieurs voyages aux eaux. On arrêta mon mariage avec le fils de M. le comte de Montmorin[15], qui revenait de l’ambassade d’Espagne ; il était alors commandant de Bretagne, avait le Cordon bleu, la promesse du titre (de duc), cinquante mille livres de rente, sans compter les bienfaits du Roi ; de plus, l’espoir de parvenir à tout. Son fils avait un an de plus que moi ; il fut décidé que nous nous marierions au bout de dix-huit mois ; j’étais destinée à avoir quatre-vingt mille livres de rente.

Je dirai ici un mot sur mon éducation : ma mère me prodiguait ses soins ; quoique je fusse très gâtée, en ce qu’on cherchait toujours à me faire plaisir et qu’on me laissait me livrer à ma gaieté et à ma vivacité naturelles, jamais on n’a été aussi surveillée que moi. J’avais une gouvernante de beaucoup d’esprit et de sagesse ; elle ne me quittait que si j’étais avec ma mère, et je puis le dire avec vérité, jusqu’à mon mariage, à l’âge de dix-neuf ans, je n’ai jamais dit une parole qui n’ait été entendue, écouté un mot qui ne m’ait été dit tout haut, lu une ligne qui n’ait été vue. Ajoutez à cela que je suis naturellement franche jusqu’à l’excès ; ma mère ne me menait que par la tendresse et faisait de moi ce qu’elle voulait.

Dans mon enfance, j’avais envie de tout ce que je voyais ; on me laissait acheter tous les joujoux que je voulais, indistinctement, et je suis sûre, d’y avoir employé quelquefois vingt-cinq louis dans un mois ; l’instant d’après, par un caprice naturel à l’enfance, je me dégoûtais de ce que j’avais acheté ; alors on faisait paraître devant moi des pauvres vieillards, des enfants tout estropiés ; je voulais leur donner, on me disait que je n’avais plus d’argent, que cette poupée avait coûté deux louis, etc… ; je pleurais, j’assurais que la poupée ne m’avait pas amusée un quart d’heure ; de là on me faisait voir sans effort combien il était absurde de dépenser pour des bagatelles. Cette manière a bien réussi, car je puis dire avec vérité que personne n’a eu, depuis son enfance, moins de fantaisies que moi, et au milieu du Palais-Royal je n’aurais envie de rien acheter…

J’étais fort vive, on fit tourner tout ce feu sur l’étude, j’avais beaucoup de facilité ; j’appris la musique, la danse, le dessin, l’italien, l’anglais, l’algèbre, l’astronomie. J’étais liée avec plusieurs jeunes personnes de mon âge, surtout avec mesdemoiselles de Sérent, mes amies intimes et les personnes les plus parfaites. Elles étaient filles du duc de Sérent[16], gouverneur des enfants de M. le comte d’Artois. Je voyais sans cesse ces petits princes, Messeigneurs les ducs d’Angoulême et de Berry.

Dès l’âge le plus tendre on m’avait destinée à épouser M. de Lescure[17], mon cousin ; je l’aimais dès le berceau, comme si j’avais eu quinze ans. Lui, très timide et très sauvage, était à l’École militaire ; il en sortit à l’âge de seize ans, le plus instruit de tous les jeunes gens, le plus parfait sur tous les points, le plus vertueux, mais en même temps le plus gauche. Son père, excellent homme, plein d’honneur, mais livré au libertinage et au jeu, venait de foire pour huit cent mille livres de dettes. Il avait, pour compagnon de ses débauches, M. Thomassin, le gouverneur de son fils ; telle était la vertu de ce dernier, que c’était à lui qu’ils venaient avouer leurs fautes et demander des consolations ; il aimait et respectait son père, malgré ses faiblesses ; dix ans après sa mort, il le pleurait encore.

[M. de Lescure avait eu pour gouverneur, depuis l’âge de cinq ans jusqu’à neuf ans et demi, le père Duteil[18], ex-jésuite ; c’est lui qui lui a inspiré cet amour si vif pour Dieu et ce goût pour l’étude, qu’il possédait à un si haut degré. La première fois que ce saint prêtre vint chez nous à Paris, en 1792, M. de Lescure ne l’avait pas vu depuis longtemps ; rien n’égala leur joie mutuelle de se retrouver. Mon cousin se plut à aller chercher des livres de latin et d’italien, pour prouver à son cher maître qu’il n’avait pas oublié ses leçons. Il lui répétait qu’il conservait tous ses préceptes de religion et de travail. Nous représentions vainement à l’abbé qu’il avait tort de garder son habit ecclésiastique ; il nous dit qu’il aimait mieux mourir que de le quitter. Il a péri aux Carmes, dans le massacre. Le père Duteil avait été remplacé par M. Thomassin, qui resta avec M. de Lescure jusqu’à son entrée à l’École militaire, à l’âge de treize ans. M. Thomassin avait eu plusieurs états, il avait été aussi militaire. C’était un homme de beaucoup d’esprit et de science, mais très vicieux ; il avait eu l’art de cacher si bien sa mauvaise conduite, qu’il s’était fait recommander par des gens fort respectables, et M. de Lescure lui a toujours rendu la justice de dire qu’il ne lui avait donné que de bons exemples.]

Je peindrai franchement M. de Lescure ; j’ai trop de bien à en dire, pour dissimuler ses défauts. Je répète que personne peut-être n’a été aussi instruit ; il était en même temps si modeste, qu’il s’étudiait à cacher ses connaissances ; toujours taciturne, il fuyait ses avantages, il en semblait honteux. Beau et bien fait, il paraissait mal au premier abord, par ses vêtements et sa coiffure antique. Lancé au milieu de la Cour et de Paris, avec des passions fort vives et une grande dévotion, l’exemple de son père sous les yeux, il était devenu le plus sauvage des hommes. Sa piété, mieux entendue avec l’âge, a fini par n’être plus farouche, mais elle lui a nui longtemps. Comment ne pas l’admirer, quand on le voit suivre son père malade chez le fameux M. de Girardin, à Ermenonville[19], et, l’ayant vu expirer dans ses bras, se consacrer dix-huit ans à la plus stricte économie pour payer les dettes qu’il lui avait laissées, au lieu d’abandonner sa succession en demandant les droits de sa mère, comme tout le monde le lui conseillait ? Non, il eut le courage de se réduire à l’absolu nécessaire pour acquitter ses dettes, et sa généreuse grand’mère, la comtesse de Lescure, a imité son exemple, toutefois sans rien retrancher de ses nombreuses aumônes ; ils ont payé sur leurs revenus, leurs amis les ont aidés, et surtout le respectable M. d’Auzon[20], le meilleur des parents. À vingt-cinq ans, M. de Lescure n’avait plus que deux cent mille francs de dettes et quatre-vingt mille livres de rentes, en comptant la fortune de sa grand’mère.

C’est de mon oncle, le marquis de Lescure, que la mort est rapportée, dans l’histoire de l’abbé Barruel, sous le nom de chevalier de Lescure ; [je sais peu de chose à cet égard, mon mari n’a répondu qu’une ou deux fois et en quelques mots à mes questions ; je me suis gardée de les renouveler, voyant combien cela lui était pénible. J’en ai parlé à ma mère, mais elle était si bonne qu’elle ne pouvait croire à ces horreurs. Elle pensait seulement qu’Ermenonville était un endroit livré aux amusements, même au libertinage, et que son beau-frère était mort à force de débauches]. M. de Lescure, maréchal de camp, avait alors trente-sept ou trente-huit ans. Son père, menin de M. le Dauphin, père de Louis XVI, avait épousé Agathe-Geneviève de Sauvestre de Clisson[21], dont le frère venait d’être tué à la bataille de Fontenoy. Ses deux sœurs aînées s’étaient faites religieuses, malgré leur mère ; la dernière avait la même vocation, la mort de son frère la décida à y renoncer, afin de ne pas laisser sa mère seule.

[Le comte de Lescure, nommé colonel d’un régiment de dragons alors en Italie, partit un mois après son mariage, traversa très difficilement les Alpes, couvertes de neige, et arriva la veille de la bataille de Plaisance. Il y fut blessé et ne voulut jamais quitter le champ de bataille ; il était le seul colonel de dragons présent, et les commandait tous, « Ma situation est trop belle, dit-il, à mon âge, pour me retirer. » Blessé une seconde fois, les dragons l’emportaient, un boulet de canon lui fracassa la tête dans leurs bras. La comtesse de Lescure, restée grosse, était une femme d’une profonde piété ; elle consacra ses jours à sa mère et à son fils, le marquis de Lescure. Celui-ci fut traité avec beaucoup de faveur, à cause de son père ; il s’était marié à dix-sept ans, avec Jeanne de Durfort de Civrac, sœur de ma mère. Mme de Lescure mourut en couche, laissant un fils que j’ai épousé ; l’amour que lui portait son mari était si violent, qu’il fallut le garder à vue pour l’empêcher de se tuer.

[À vingt-trois ans, mon oncle, par obéissance pour sa mère, s’était marié en secondes noces avec Mlle de Sommièvre[22]. Il en eut une fille qui mourut en naissant ; sa femme resta quatre ans dans un état cruel, et mourut elle-même avec un courage et une piété au-dessus de tout éloge. Elle adorait son mari, qui, sans l’aimer, lui a toujours témoigné beaucoup d’attentions. Mon oncle était doux, bon, gai, très brave, ce qu’on appelle dans le monde un homme rempli d’honneur ; mais il se livrait avec fureur à tous les amusements, à tous les plaisirs. Tout le monde l’aimait, parce qu’il avait le caractère le plus aimable ; il ne comptait pour rien ni la peine ni la dépense.

[Il était épris de Madame *** ; ce fut elle qui l’entraîna à Ermenonville. Il y passa habituellement les dernières années de sa vie, au milieu de toutes les folies qui ont attaché des souvenirs si singuliers à ce séjour. Mon beau-père était d’une telle légèreté, que tout lui paraissait des plaisanteries. Quand il tomba malade, il écrivit à son fils de venir le soigner ; il fallait qu’il se sentît alors bien dangereusement atteint. Il resta quarante jours entre la vie et la mort, transpirant sans cesse, d’une faiblesse extrême, et pourtant sans fièvre ; il témoignait à son fils une grande impatience de quitter Ermenonville, et lui disait qu’il n’y retournerait jamais. M. de Lescure ne s’éloignait de son père que pour aller dîner avec les habitants du château et rester par politesse une demi-heure environ au salon. Deux choses l’avaient frappé dans cette étrange société : c’était d’abord les propos les plus lestes, auxquels prenait part M. de Pl***, qui avait là ses trois filles non mariées, lesquelles répondaient sur le même ton, et puis, parfois, cette société si folle s’asseyait avec l’air du plus profond recueillement autour d’une des personnes qui ouvrait la Bible et en faisait la lecture. À leur maintien, on les eût pris pour une assemblée de moines. Dès que le livre était fermé, les propos lestes et les rires indécents recommençaient.

[Il me reste dans la tête des choses que je ne veux pas assurer, ne me rappelant pas de qui je les tiens, mais ce n’est toujours pas de mon mari. Quand cette société crut pouvoir initier mon oncle, qui se livrait sans y attacher la moindre importance, pour s’amuser, on voulut lui faire prêter le fameux serment, en lui tenant sur le cœur la pointe d’une épée ; mais, saisi d’une juste horreur, il s’écria : « Enfoncez l’épée, jamais je ne ferai ce serment. » Les adeptes redoutant la suite d’un assassinat pareil, ou qu’il n’avertît le Roi, prirent le parti d’éclater tous de rire, en le comblant d’éloges et lui dirent qu’ils avaient voulu plaisanter, sûrs de le voir refuser un si horrible serment, qu’aucun d’eux ne voudrait faire non plus.

[Mon oncle, se sentant un peu mieux, demanda des chevaux et se fit coiffer, en disant à son fils : « Nous resterons un instant au salon pour prendre congé. » Mais en se levant pour ôter sa poudre, il tomba sur le parquet, et mourut deux minutes après, sans prononcer une parole. Voilà tout ce que j’ai su de M. de Lescure au sujet de la mort de son père.

[Périer, son vieux et fidèle valet de chambre, fut témoin de l’autopsie qu’on fit de son corps et entendit causer les médecins ; il n’a jamais cessé de répéter que son maître avait été empoisonné, qu’il en avait eu des preuves évidentes, et que d’ailleurs la maladie était d’un genre inexplicable. On dit à son fils et au public qu’on lui avait trouvé un abcès dans les côtes, suite d’un coup qu’il s’était effectivement donné contre un arbre en chassant.

[La société d’Ermenonville se dispersa sans bruit peu après la mort de M. de Lescure ; M. de Pl***, fortement soupçonné d’infamies inconnues, se rendit en Brabant, d’où il écrivait continuellement à Madame ***. Celle-ci affectait l’irréligion. Ses parents, chez qui elle s’était retirée, firent prier Madame de la Rochebrochard d’Auzay[23] de venir la voir, elles avaient été amies d’enfance. Mme d’Auzay la décida à aller à la messe un dimanche, on lui donna un livre, elle-même fit remarquer qu’elle le tenait à l’envers. Elle se mourait, on n’a jamais su de quel mal ; continuellement le sang coulait goutte à goutte de sa bouche, elle ne se plaignait pas, se levait, s’habillait et ne voulait faire aucun remède. Un jour, Mme d’Auzay lui ayant offert un verre de limonade, elle parut l’accepter avec plaisir ; elle le portait à sa bouche, son amie lui dit : « J’espère que ce petit remède vous fera du bien ; » elle jeta aussitôt le verre en disant : « Ah, c’est un remède ! » Elle mourut sans dire un mot, avec un air profondément insensible et concentré.

[C’est aussi Périer, je crois, qui a raconté que la veille de la mort de mon oncle, M. de Pl*** vint le voir et lui demanda de ses nouvelles ; le malade daigna à peine lui répondre. Alors, M. de Pl*** prit de la tisane, là versa dans une tasse, y mit du sucre, et la tournant avec une cuiller, la lui présenta en disant : « Prenez, cela vous fera du bien. » Mon oncle le repoussa d’abord d’un air indigné. M. de Pl*** le regarda d’un œil fermé et assuré ; mon oncle, sans dire un mot, saisit la tasse avec une expression de colère et de courage, et but sans cesser de fixer M. de Pl***. Les yeux de ces deux hommes, arrêtés l’un sur l’autre, avaient quelque chose de terrible.]

J’aimais mon cousin, mais le désordre de son père avait changé les idées de mes parents ; ils avaient raison. Qui aurait pu croire qu’il fût assez maître de lui-même pour n’avoir jamais aucune faute à se reprocher ? Jamais il n’eut à se repentir de la plus légère étourderie, qu’on trouve même naturelle aux jeunes gens, et cela dans aucun genre. [Toujours rempli de crainte et d’amour de Dieu, évitant jusqu’à la moindre pensée qui pût l’offenser, il avait un air triste et distrait dans le monde, où il n’écoutait presque jamais ce qu’on disait ; en famille il était plutôt gai.] J’ajouterai que jamais de sa vie, il n’a eu la moindre brusquerie, ni colère ; il avait une égalité d’humeur et un sang-froid que je n’ai vus qu’à lui, et d’autant plus extraordinaires, qu’il était fort vif ; mais il était un peu entêté, ce défaut venait beaucoup des plaisanteries qu’il recevait à tout propos ; accoutumé à résister sans relâche à ses goûts et à ceux des autres, il était nécessairement tenace à ses idées. Il passait sa vie à lire, à étudier ; comme il avait une mémoire prodigieuse et qu’il réfléchissait sans cesse, il savait tout, mais n’en jouissait guère.

Un trait singulier fera connaître mieux M. de Lescure. Il était un jour dans le salon de ma grand’mère avec quelques personnes, et, suivant son habitude, ayant trouvé un livre, il le lisait au lieu d’écouter la conversation ; ma grand’mère lui en fit reproche, et comme apparemment elle s’ennuyait, elle le pria de lui lire haut, ce qu’il fit sur le champ. Au bout d’une demi-heure, quelqu’un s’étant approché ; de lui, s’écria : « C’est de l’anglais ! comment ne l’avez-vous pas dit ? » Il répondit d’un air déconcerté : « J’ai pensé que bonne maman ne sachant pas l’anglais, je devais lire en français. » Jamais il n’aurait songé à le dire. Je crois que rien ne prouve mieux ses connaissances et sa modestie ; je pourrais citer d’autres traits du même genre.

[Monsieur, comte de Provence, est un des hommes les plus instruits, surtout pour les langues. Après l’heure de la Cour, il aimait souvent à s’entretenir avec ceux des courtisans qui avaient, comme lui, le goût de l’étude. Un jour, M. de Montesquiou[24], qui était de sa maison, arriva pour dîner chez ma grand’mère ; il avait à la main un volume d’Horace. Il sortait, dit-il, de chez Monsieur ; lui et d’autres avaient voulu expliquer une ode très difficile, ils n’avaient jamais pu saisir avec précision le véritable sens de l’auteur, ils trouvaient toujours qu’il y manquait quelque chose ; il voulait porter cette ode partout, jusqu’à ce qu’il eût trouvé la véritable idée du poète. Il y avait beaucoup de monde chez ma grand’mère ; chacun se récusa. Alors elle dit à M. de Montesquiou : « Tenez, savez-vous qui il faut consulter ? mon petit-fils. » M. de Lescure avait alors seize ans, il sortait de l’École militaire. On l’appelle ; il était à la fenêtre, bien embarrassé et tournant le dos à tout le monde. Il s’avance, en assurant qu’il y a bien longtemps qu’il n’a lu du latin, qu’il est incapable d’expliquer Horace. « Essayez, je le veux, dit ma grand’mère, il sera très simple que vous ne réussissiez pas. » Il prend le livre, lit l’ode d’un bout à l’autre, très vite, saisit le passage sans hésiter. M. de Montesquiou lui saute au cou, court chez Monsieur, et M. de Lescure, bien rouge, bien honteux, retourne à la fenêtre, disant entre ses dents : « C’est un pur hasard, je sais très mal le latin. » Il possédait également bien l’allemand et l’italien, était très fort en histoire et en géographie, excellait dans les mathématiques et calculait de tête d’une manière étonnante ; depuis, il se livra pendant plusieurs années à l’étude approfondie des fortifications et de la tactique. Il dessinait à merveille le paysage d’après nature. Il aimait beaucoup monter à cheval, mais détestait la musique ; il avait du plaisir à la danse, faisait bien les pas, mais se tenait mal.]

J’étais élevée à la plus grande confiance vis-à-vis de mes parents ; ma mère me fit voir facilement que M. de Lescure étant ruiné, je ne pouvais l’épouser, et il fut encore plus aisé de me le faire paraître assez ridicule dans le monde, pour m’en dégoûter. Je ne pouvais m’empêcher de l’aimer, mais c’était comme un frère ; on lui en laissait la liberté avec moi ; nous sentions que nous n’étions heureux qu’ensemble. Quand il était à lire dans un coin de ma chambre, pendant que j’étudiais avec ma gouvernante, il me semblait que je respirais un nouvel air ; cependant je ne me rendais pas compte de ce sentiment. J’étais l’innocence même et j’avais été si bien détournée de mes idées, que j’aurais été fort affligée d’épouser mon cousin qui était si gauche. Lui m’aimait de son côté ; mais, sachant la volonté de mes parents, reconnaissant de leur confiance pour lui, pénétré de religion, et surtout d’une timidité et d’une réserve sans égale, il ne m’a jamais fait entendre un seul instant qu’il m’aimât autrement que comme un frère. Mais c’est assez parlé de lui, et ce serait beaucoup trop, si je n’écrivais pour moi seule et si lui ne s’était depuis rendu célèbre.

À quatorze ans, je perdis ma grand’mère ; nous fûmes à une campagne nommée Brimborion, que nous prêta Madame Victoire ; c’est sur le chemin de Versailles à Paris, au bas de Bellevue. Mon grand-père était accablé de douleur, ainsi que toute ma famille ; Mme de Chastellux était auprès de Madame Victoire ; mon père, ma mère, mon oncle de Lorge, M. de Lescure et moi nous étions avec mon grand-père. Il était attaqué de la pierre ; son état et la mort de sa femme avaient rendu notre maison le séjour du deuil et de la tristesse. Le silence le plus absolu, interrompu seulement par des larmes, régnait dans notre solitude, où rarement on permettait à deux ou trois amis de venir passer une heure. Dans ce temps, M. de Montmorin fut nommé ministre des Affaires étrangères ; mon mariage fut retardé d’un an, à cause des chagrins de ma famille.

Je passai cinq mois à Brimborion, n’ayant pour tout plaisir que celui de jouer aux échecs avec M. de Lescure. Mon grand-père mourut, et maman fut trois semaines dans un état si affreux, qu’elle ne revenait de ses longs évanouissements que pour avoir des convulsions ; aucun remède ne pouvait la soulager ; c’était son âme qui était malade.

On conseilla à mon père de la faire voyager. Nous partîmes pour la Suisse ; elle y avait pour amis Mme de Diesbach et la famille d’Affry[25]. Nous étions dans la première voiture, mon père, ma mère, ma gouvernante, un aumônier et moi ; maman pleurait toujours, personne n’osait dire un mot ; nous allions à petites journées. De temps en temps, quand il y avait un joli point de vue, mon père le lui faisait remarquer ; elle regardait d’un air incertain et refermait les yeux. Elle avait tous les soirs une attaque de nerfs. C’est ainsi que nous avons voyagé pendant cinq mois.

Mon oncle de Lorge, ses deux fils, Mme de Diesbach, plusieurs autres personnes se joignirent à nous. Nous étions quelquefois dix-huit maîtres ensemble. Nous passâmes, en allant, par Auxerre, Dijon, Salins et Pontarlier. Nous parcourûmes tout ce qu’on peut voir de la Suisse, en voiture, et nous revînmes par Bâle, Strasbourg, Nancy. Je ne ferai pas de relation de ce voyage, je dirai seulement que j’y vis Lavater[26] et Cagliostro[27].

[Comme nous arrivions à Brientz, il y avait un monde énorme à la promenade ; on nous dit que beaucoup de personnes se rendaient dans cette petite ville pour consulter Cagliostro ; il y demeurait depuis quelque temps, et tous les habitants avaient pour lui un enthousiasme et une confiance sans bornes ; les malades s’y rendaient en foule. Mon père ne l’avait jamais vu, il eut la curiosité de connaître cet homme qui venait de faire tant de bruit ; trois ou quatre de nos compagnons de voyage voulurent l’accompagner ; il fut décidé qu’ils iraient à huit heures du matin, et que notre caravane attendrait leur retour pour se remettre en marche. Je fis des instances si vives à mon père, qu’il consentit à m’emmener. Nous arrivons chez Cagliostro, mon père demande qu’on lui annonce des Français, le domestique répond qu’il n’en reçoit jamais aucun. « Dites-lui, reprend mon père, que je suis très proche parent de Mme de Brivazac[28] ». Celle-ci avait reçu pendant plusieurs mois, à Bordeaux, Cagliostro et sa femme ; lui avait tourné la tête, elle le croyait le plus habile et le plus vertueux des hommes (c’était avant l’affaire du collier). Le domestique sortit et revint très vite nous dire de monter. À peine sommes-nous entrés dans un salon assez petit, Cagliostro arrive, escorté de deux hommes, dont l’un était le ministre protestant ; ils paraissaient remplis d’admiration et de joie.] Cagliostro nous reçut avec politesse. Il était assez petit, gros, noir, avec une belle figure ; je fus très étonnée de ce que, entièrement habillé et comme tout le monde, il n’avait point de cravate, le col de sa chemise était renversé, garni de mousseline, comme aux enfants de ce temps-là. On commençait à peine les révérences et les compliments, que sa femme entra et s’empara de moi, à mon grand regret, car je ne pus rien entendre de ce que disait son mari. Mme Cagliostro n’était pas très jeune, mais sa figure, assez jolie, était douce et aimable ; elle était fort petite, un peu grasse, très blanche. Elle était très bien coiffée, avait un chapeau à plumes, des boucles d’oreilles, une robe de mousseline sur un dessous rose, une quantité de garnitures ; [sa toilette n’eût pas été ridicule après dîner, mais à huit heures du matin, elle l’était à l’excès. Je n’avais pas encore quinze ans, elle me traita suivant mon âge, et fut du reste charmante. Elle me parla du lac de Brientz, des promenades, de musique, me força d’essayer un clavecin qui était là tout ouvert ; au bout de quelques minutes, j’enrageais.] Comme nous nous retirions, j’entendis seulement cette singulière phrase, que je n’oublierai jamais : « Soyez sûr, monsieur le marquis, que le comte de Cagliostro tâchera toujours de se rendre utile à vos ordres. »

À notre retour de Suisse, j’avais quinze ans ; maman reprit sa place auprès de Madame Victoire, et moi mon heureuse vie. Je voyais cependant beaucoup moins de monde. Maman, toujours affligée, ne recevait guère que des amis, et sa santé était fort dérangée. Mme de Montmorin[29], ma future belle-mère, nous faisait de fréquentes visites et m’accablait d’amitiés ; le temps de mon mariage approchait ; son fils venait chez maman avec son gouverneur : nous prenions des leçons ensemble, nous n’osions nous adresser la parole, tant nous étions timides. On n’était jamais convenu que verbalement des articles, sans soupçonner qu’on pût se tromper de part ou d’autre. Mon trousseau était fait, mon mariage allait se célébrer dans la quinzaine, il fut question de dresser le contrat. M. de Montmorin dit à mes parents : « Je ne veux pas vous cacher que j’ai peut-être des dettes. Je me suis toujours occupé des affaires du Roi, jamais des miennes. Quoique j’aie toujours eu des places où tout le monde s’enrichit, mes gens d’affaires prétendent que je suis ruiné ; je vous les enverrai, et, en même temps que vous vous éclairerez, vous me rendrez le même service. »

Effectivement, il se trouva que le désordre et le pillage avaient si bien régné dans la maison de M. de Montmorin, qu’il avait plus de dettes que de biens. Je citerai un seul trait : Mme de Montmorin dit qu’au moins il lui restait sa dot de deux cent mille livres, et qu’elle pouvait en avantager son fils ; on lui répliqua qu’elle avait répondu pour un compte de tailleur, et ce compte se montait à cent quatre-vingt mille livres. M. de Montmorin, lancé aux plus grandes places, comblé de dignités, de faveurs de tout genre, ne pensait qu’à son ambition. Ma mère, qui tenait aux choses plus solides, rompit mon mariage ; elle ne voulut pas me sacrifier au hasard des vicissitudes de la Cour, et tout fut fini, en conservant entre les deux familles l’amitié et l’estime qui les unissaient de tout temps. Moi, je pleurai les bals que Mme de Montmorin m’avait promis, le nom de dame, mais je fus sur-le-champ consolée, quand maman m’assura

qu’elle me marierait bientôt et que j’irais au spectacle et à toutes les fêtes également.

[Je me rappelle ici des détails que je tiens de ma mère, et qui concernent le chevalier d’Éon[30]. Je n’ai vu nulle part que l’on ait fait connaître les motifs pour lesquels le Roi avait exigé de lui qu’il ne revînt en France qu’habillé en femme. M. d’Éon ayant parlé, écrit et agi de toutes les façons contre M. de Guerchy[31], ambassadeur à Londres, dont il avait été secrétaire, M. de Guerchy le fils[32], son père étant mort, voulait se battre contre le chevalier, à moins que ce ne fût une femme, comme on en avait répandu le bruit. Alors, pour empêcher le duel, le Roi obligea M. d’Éon à porter des vêtements de femme. J’ai aussi entendu dire à ma mère que la France l’avait envoyé en Russie, lorsqu’il était encore très jeune, et cela comme espion, pour être femme de chambre de l’impératrice Élisabeth[33]. Il avait occupé cette place pendant trois ans ; et, plusieurs années après, la Russie ayant eu des soupçons sur cette aventure, la France se trouvait bien aise de soutenir que c’était une femme. Je me souviens de l’avoir vu dans mon enfance, à Versailles, chez ma grand’mère. Il était alors l’objet de la curiosité générale, et passait en effet pour une dame[34]. Il me semble encore voir cette étrange figure. Il portait une robe noire avec un grand bonnet qu’on appelait une baigneuse ; il était affreux sous cette couture. Des sourcils noirs et épais ombrageaient ses yeux ardents ; un teint animé, rouge-noir, accompagnait ce hideux visage ; son air hardi et le mouvement de ses bras et de ses jambes, qu’il soulevait en gesticulant, c’était incroyable à voir ! Il portait une énorme croix de Saint-Louis, Je me rappelle que, devant moi, un autre chevalier de Saint-Louis, maréchal de camp, qui n’avait jamais eu l’occasion de faire la guerre, ayant voulu plaisanter sur cette décoration mise sur une robe de femme, il répondit avec colère : « Monsieur, je l’ai gagnée sur le champ de bataille, et non comme bien des gens, au feu de la cheminée. »

[On me força d’embrasser cette singulière demoiselle, qui me faisait très grande peur. Ma grand’mère avait un maître d’hôtel qui l’avait vue en homme ; il ne pouvait en croire ses yeux, et entr’ouvrait à chaque instant la porte du salon où se trouvait le chevalier, afin de le considérer plus attentivement On se divertissait de sa curiosité, et surtout mademoiselle d’Éon, qui l’avait embrassé en le reconnaissant.

[Ma mère m’a raconté plusieurs fois tenir de Madame Victoire que cette princesse avait été tourmentée d’une vive curiosité de savoir la vérité sur le Masque de fer. Elle avait supplié à plusieurs reprises le Roi, son père, de lui confier ce secret, il s’y refusa longtemps ; vaincu enfin par ses instances réitérées, il y consentit, à condition qu’elle ferait serment de ne jamais le révéler à personne ; puis il lui expliqua la valeur du serment qu’il exigeait ; elle fut tellement effrayée de la crainte de pouvoir manquer à un engagement si terrible, qu’elle préféra renoncer à connaître le secret. Ma mère tenait pour certain que le comte de Maurepas[35] avait été le dernier à le savoir ; toutefois, étant ministre, il l’avait probablement dit au roi Louis XVI].

La santé de maman était toujours très faible ; elle demanda à Madame Victoire la permission d’aller en Gascogne. J’y fus pour la première fois de ma vie en 1788 ; ma mère vit en passant à Tours le cardinal de Rohan ; il se montra d’autant plus touché de ce souvenir, que les gens de la Cour craignent souvent de voir les exilés. Mon oncle de Lorge, avec ses fils, vint en Gascogne, nous passâmes l’été dans ses terres et dans les nôtres. Je revins à Versailles à la fin de l’année avec mes parents : j’avais seize ans, plusieurs partis se proposaient pour moi, maman était encore indécise.

Voilà l’instant des états généraux et le commencement de la révolution.

  1. J’ai écrit que l’étais née à Versailles, parce que ma famille y demeurait ; on m’y apporta aussitôt après ma naissance ; j’y ai été nourrie, élevée ; mais des ouvrages ont dit que j’étais née au Louvre, et cela est vrai. Le duc de Nevers, père du duc de Nivernais, avait obtenu de Louis XV la permission de se bâtir une maison dans les grands murs du Louvre. Le roi lui avait concédé la moitié de la façade qui donne sur le quai ; l’autre partie avait été arrangée dans le temps pour l’infante d’Espagne fiancée à Louis XV, et qui depuis a été reine de Portugal. Il y avait des jardins en terrasse sur la Seine ; celui de l’infante était planté de plusieurs rangs de grands arbres. À la mort du duc de Nevers, en 1738, le Roi permit à mon grand-père, le duc de Civrac, et à son fils, de jouir de cette habitation pendant leur vie en s’arrangeant avec le duc de Nivernais qui leur vendit la construction quarante mille francs. Le pavillon du bout, qui a trois fenêtres de façade, resta en usufruit aux deux filles du célèbre Quinault*. L’ainée avait épousé secrètement le duc de Nevers, et son excellente conduite lui faisait rendre beaucoup de politesses. Je me rappelle que ma grand’mère me mena un jour voir ces vieilles demoiselles ; nous y trouvâmes le duc de Nivernais. Le jardin de ma grand’mère était pareil pour l’étendue à celui de l’infante dont il n’était séparé que par le guichet ; un tiers était réservé pour Mlles Quinault. Lors de la Révolution on abattit toutes les fenêtres, les cloisons, les escaliers, les étages ; on n’a laissé que les grands murs, comme le reste du Louvre d’alors. (Note de l’auteur.)

    * Elles étaient filles du comédien Quinault, mort en 1736. Marie-Anne, qui avait épousé le duc de Nevers, veuf de Marie-Anne Spinois, est morte à la fin du siècle, âgée d’environ cent ans. La cadette, Jeanne-Françoise, la plus célèbre de la famille par son charme, son esprit et sa liaison avec d’illustres personnages, est morte en 1785 ; on a publié sa correspondance avec Voltaire et Piron.

  2. Marie-Anne de Lafaurie de Monbadon, née en 1720, morte à Versailles le 28 octobre 1786, mariée par contrat du 21 août 1744 à Émeric-Joseph de Durfort, marquis de Civrac, né à la Mothe-Montravel, en Périgord, le 19 mars 1716, créé duc en 1774, mort le 8 avril 1787.
  3. Jean-Laurent de Durfort-Civrac, duc de Quintin, né à la Mothe-Montravel, le 7 juillet 1746, marié le 22 mai 1762 à Adélaïde-Philippine de Durfort-Lorge, née le 16 septembre 1744, morte à Fonspertuis, près Beaugency, le 12 décembre 1819. Le duché de Lorge fut transmis au duc de Quintin par lettres-patentes du 25 mars 1773. Pair de France en 1814, lieutenant général, Cordon bleu et gouverneur de Rambouillet, il mourut le 4 octobre 1826.
  4. Marie-Françoise de Durfort-Civrac, née le 21 septembre 1747, suivit toute la campagne de la grande armée vendéenne ; après la révolution de 1830, elle se retira à Orléans, où elle mourut le 19 mai 1838. Elle avait épousé, le 26 janvier 1760, Gui-Joseph, marquis de Donnissan et de Citran, né à Bordeaux le 7 février 1737, colonel des grenadiers de France, grand sénéchal de Guyenne, maréchal de camp, chevalier de Saint-Louis. Nommé gouverneur du pays conquis par les Vendéens, président du Conseil de guerre, il fut pris à Montrelais, près Varades, condamné et exécuté à Angers, le 19 nivôse an II, 8 janvier 1794.
  5. Jeanne-Marie de Durfort-Civrac, née le 12 octobre 1748, morte à Versailles, le 26 octobre 1766, mariée, le 17 juin 1765, à Louis-Marie-Joseph de Salgues, marquis de Lescure, né à la Rochelle le 24 novembre 1746, colonel des dragons de Lescure, puis maréchal de camp, mort à Ermenonville, près Senlis, le 8 décembre 1784.
  6. Angélique-Victoire de Durfort-Civrac, née à Versailles le 2 décembre 1752, morte à Paris le 14 novembre 1816, mariée le 21 avril 1773 à Henri-Georges-César, comte de Chastellux, né à Paris le 15 octobre 1746, premier chanoine-né héréditaire de l’église cathédrale d’Auxerre, maréchal de camp en 1788, mort à Paris le 7 avril 1814.
  7. Gustave III d’Holstein-Eutin, né le 24 janvier 1746, succéda le 12 février 1771, à son père Adolphe-Frédéric, et fut assassiné dans un bal masqué par un agent des sociétés secrètes, le 16 mars 1792 ; il mourut au bout de treize jours.
  8. Le prince Louis de Rohan-Guémenée, né à Paris le 25 septembre 1734, sacré évêque de Canople, en Égypte, en 1760, cardinal en 1778, évêque de Strasbourg en 1779, ambassadeur, grand aumônier. Il fut, à la suite de l’affaire du collier, exilé à l’abbaye de la Chaise-Dieu, en Auvergne. Ensuite député aux états généraux, il mourut en 1803.
  9. Anne-Félicité-Simonne de Sérent, née en 1780, mariée en 1799 à Étienne-Charles, comte de Damas-Crux ; lieutenant général, grand-croix de Saint-Louis, pair de France, créé duc en 1816, chevalier des ordres. Elle mourut à Paris le 21 janvier 1848.

    Anne-Angélique-Marie-Émilie de Serent, mariée à Raimond-Jacques-Marie, comte de Narbonne-Pelet, pair de France en 1815, duc en 1817, ambassadeur, ministre d’État, chevalier des ordres. Elle mourut à Paris le 16 mars 1856.

  10. Louis-Philippe, le duc de Montpensier, le comte de Beaujolais et Madame Adélaïde.
  11. Félicité-Stéphanie Ducrest de Saint-Aubin, née au château de Champcéry, près Autun, le 25 janvier 1746, comtesse de Bourbon-Lancy comme chanoinesse du chapitre noble d’Alix, près Lyon ; dame d’honneur de la duchesse de Chartres, femme de Philippe-Égalité, puis gouvernante de leurs enfants ; morte à Paris le 31 décembre 1830. Elle avait épousé Charles-Alexis Brulart, comte de Genlis, marquis de Sillery, colonel des grenadiers de France, brigadier en 1780, député aux états généraux, puis à la Convention, condamné à mort le 30 octobre 1793.
  12. Edme-Nicole-Pulchérie Brulart de Genlis, mariée, le 3 juin 1784, à Jean-Baptiste-Cyrus-Marie-Adélaïde de Timbrune-Thiembronne, d’une famille de l’Artois, comte de Valence, colonel du régiment de Chartres-dragons en 1788.
  13. Caroline-Jeanne, née à Paris le 4 décembre 1765, mariée, le 18 avril 1780, à Charles-Ghislain-Antoine-François de Paule de Becelaer, marquis de Lawœstine, mestre de camp en second du régiment de Chartres-dragons en 1784. Elle mourut à Paris en 1788.
  14. Nancy Seymour serait née, d’après Mme de Genlis, à Fogo, dépendance de Terre-Neuve, et aurait été amenée d’Angleterre au Palais-Royal. Au mois de décembre 1792, elle épousa à Tournay, lord Edward Fitz-Gérald, et plus tard l’Américain Pitcairn, consul à Hambourg. Ayant divorcé, elle se retira à l’Abbaye-aux-Bois, à Paris, puis en sortit pour suivre le duc de la Force ; elle mourut le 8 novembre 1831.
  15. Armand-Marc, comte de Montmorin Saint-Hérem, né à Paris, le 13 octobre 1746, maréchal de camp, ambassadeur de France, chevalier du Saint-Esprit et de la Toison d’or, ministre des Affaires étrangères, massacré à l’Abbaye le 2 septembre 1792.
  16. Armand-Louis, comte de Sérent, marquis de Kerfily, né à Nantes le 30 décembre 1736, maréchal de camp en 1780, gouverneur des princes en 1788, grand d’Espagne ; duc de Sérent et pair de France en 1814, lieutenant général, chevalier des ordres, décédé le 30 octobre 1822.
  17. Louis-Marie de Salgues, comte, puis marquis de Lescure, né à Paris le 15 octobre 1766, capitaine à la suite du régiment Royal-Piémont cavalerie, fut général dans la grande armée vendéenne, et mourut de ses blessures le 4 novembre 1793.
  18. L’abbé Vareille-Duteil était réfugié en 1791 dans la maison Saint-François de Sales, à Issy, près Paris. Amené devant le Comité de la section du Luxembourg, il fut enfermé dans l’église des Carmes et massacré le 2 septembre.
  19. Ermenonville, près Senlis, appartenait à René-Louis, marquis de Girardin. Né à Paris en 1735, il fit la guerre de Sept ans et devint colonel de dragons, puis brigadier des gardes du corps du roi de Pologne, duc de Lorraine. Retiré à Ermenonville, il donna l’hospitalité à J. J. Rousseau, qui y mourut au bout de six semaines. En 1793, il se sauva de l’échafaud en protestant de son dévouement à la république, et mourut à Vernouillet, dans l’Oise, le 20 septembre 1808.
  20. Hector-François Sonnet d’Auzon, chevalier, seigneur du Beignon, près Pouzauges et de la Boulaye, paroisse de Treize-Vents, en bas Poitou, fusillé à Blain, près Savenay, en décembre 1793.
  21. Agathe-Geneviève Sauvestre, dame du comté des Mothes et de Clisson en Poitou, mariée, le 15 février 1746, à François-Alphonse de Salgues, marquis de Lescure, en Albigeois, baron de Sainte-Flaive en bas Poitou, mestre de camp du régiment Dauphin-dragons, tué sous les murs de Plaisance le 16 juin 1746.
  22. Anne-Marie-Thérèse de Sommièvre, fille de Gaspard, comte de Sommièvre, et de Louise de Choiseul.
  23. Marie-Françoise Jouslard d’Yversay, née le 17 mai 1752, dame de Busserolles et du Coudreau, mariée, le 17 juin 1776, à François-Xavier-Joseph Brochard de la Rochebrochard, baron d’Auzay, près Fontenay-le-Comte, capitaine aux chevau-légers, chevalier de Saint-Louis.
  24. Anne-Pierre-Élisabeth, comte de Montesquiou-Fezensac, né à Paris le 31 septembre 1764, premier écuyer de Monsieur, plus tard membre du Corps législatif, grand chambellan de Napoléon, sénateur, pair de France en 1819, mort au château de Courtanvaux, dans la Sarthe, le 4 août 1834.
  25. Marie-Madeleine d’Affry, née en 1739, fille de Louis-Auguste-Augustin comte d’Affry (né à Versailles le 28 août 1713, ambassadeur de France, lieutenant général, colonel des gardes suisses, chevalier des ordres en 1784, mort en son château de Saint-Barthélémy, dans le canton de Vaud, le 10 juin 1793), et de Marie-Élisabeth d’Alt. Elle épousa, le 21 septembre 1762, François-Frédéric, comte de Diesbach Torny, né à Fribourg en 1739 ; il servit peu de temps au régiment des gardes suisses, où se trouvaient plusieurs membres de sa famille ; rentré dans sa patrie, il occupa diverses places de magistrature, fut nommé, en 1780, chambellan de l’empereur d’Autriche, et mourut sans enfant le 15 septembre 1811. La comtesse de Diesbach, dame de la Croix étoilée d’Autriche, mourut à Fribourg le 22 mars 1822.
  26. Jean-Gaspard Lavater, né à Zurich en 1740, premier pasteur de l’église Saint-Pierre, a publié un grand nombre d’ouvrages. Il mourut en 1801 d’une blessure reçue à la prise de Zurich.
  27. Joseph Balsamo, né à Palerme en 1743, d’abord frère de la Miséricorde, médecin, puis aventurier, se fixa en France en 1780, fut enfermé en 1786, condamné, à Rome en 1791, à la prison perpétuelle, comme magicien et sorcier pratiquant la franc-maçonnerie ; il mourut en 1795 au fort Saint-Léon. Sa femme, Lorenza Feliciani, était fille d’un passementier de Rome ; elle fut arrêtée avec Cagliostro, en 1789, et condamnée à finir ses jours dans un couvent.
  28. Marguerite de La Porte de Puyferrat, mariée à Angoulême à Jean-Baptiste-Guillaume-Léonard de Brivazac, conseiller lai au Parlement de Bordeaux.
  29. Françoise-Gabrielle de Tanes, née en 1742 à Chadieu, en Auvergne, mariée, en 1764, à Armand-Marc, comte de Montmorin Saint-Hérem ; dame pour accompagner Madame Sophie de France. Elle fut guillotinée le 10 mai 1794, avec Madame Élisabeth, ainsi que son fils Hugues-Antoine-Calixte de Montmorin, né à Versailles en novembre 1771, sous-lieutenant au 5e chasseur en 1792.
  30. Charles-Geneviève-Louis-Auguste-Timothée de Beaumont, chevalier d’Éon, né à Tonnerre en 1728, officier et diplomate, chevalier de Saint-Louis en 1765, mort à Londres, le 21 mai 1810.
  31. Claude-Francois-Louis Régnier, marquis de Guerchy, né en 1713, d’une famille de Bourgogne, lieutenant général, chevalier des ordres du Roi, marié à Gabrielle-Lydie d’Harcourt, mourut à Paris le 17 septembre 1767.
  32. Anne-Louis Régnier, comte, puis marquis de Guerchy, né à Paris, le 3 février 1755, marié à Marie-Françoise du Roux de Sigy, mourut en 1806 à Montreuil-sur-Mer.
  33. Élisabeth Pétrowna, fille de Pierre le Grand, née le 5 septembre 1709, impératrice de Russie le 6 décembre 1741, morte le 29 décembre 1761.
  34. Selon la Biographie universelle, ce fut en 1777 qu’il se trouvait à Versailles ; alors je n’aurais eu que cinq ans, et pourtant je suis portée à croire que c’était plus tard. (Note de l’auteur.)
  35. Jean-Frédéric Phélippeaux, comte de Maurepas, né le 9 juillet 1701, reçut le titre de ministre d’État à la mort de son père, dès 1715, fut ministre de la Marine et de la Maison du Roi à 24 ans, puis exilé en 1749. Rappelé par Louis XVI, il présida le Conseil d’État, et mourut le 21 novembre 1781.