Mémoires de Louise Michel/Chapitre VII

F. Roy, libraire-éditeur (p. 68-81).
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VII


À ces matins de la vie, la destinée, les ailes pliées comme une chrysalide, attend l’heure de les livrer au vent qui les déchire ; telles furent mes années de la Haute-Marne.

Certaines destinées se suivent d’abord et prennent ensuite des routes opposées. J’ai connu, à ma pension de Chaumont, mon amie Julie L… Avec elle, je fus institutrice dans la Haute-Marne et, avec elle encore, sous-maîtresse à Paris, chez Mme Vollier ; puis vinrent les événements, elle y demeura étrangère.

Mais jadis, aux vacances, dans nos grands bois, nous nous étions juré (sous le chêne au serment) une amitié éternelle ; et ni l’une ni l’autre n’y avons manqué.

Même à Paris, Julie s’occupa surtout d’étude et la haine que j’éprouvais pour l’Empire la laissa longtemps froide ; la musique et la poésie l’entraînaient davantage. Nous avons longtemps, à Millières, où un piano servait d’orgue, chanté ensemble les soirs de printemps ; j’y fus un peu organiste, jusqu’à mon départ pour Paris, en 1855 ou 1856 ; Julie, à cette époque avait la voix du rossignol de nos forêts. — Deux institutions, ne tirant que d’elles-mêmes leurs ressources, ne pouvaient guère subsister l’une près de l’autre dans ce pays, sans se réunir ; c’est ce que nous fîmes, Julie et moi. Mais toujours je songeais à Paris, j’y partis la première ; elle vint me retrouver chez Mme Vollier, 14, rue du Château-d’Eau.

Ma mère, à partir de cet instant jusqu’à la mort de sa mère, habita, à Vroncourt, cette maison sur la montée auprès du cimetière dont je dois avoir parlé.

De là, on entendait le vent dans les sapins qu’ombrageaient nos chères tombes ; on en voyait les cimes, lourdes de neige, pendant l’hiver.

Nulle part, je ne vis si longue que dans la Haute-Marne la saison des frimas ; jamais je n’ai senti, à part dans les mers Polaires, un froid plus âpre.

Je souffris beaucoup en laissant seules ma mère et ma grand-mère, mais l’espérance de leur faire un avenir heureux ne m’avait pas encore abandonnée ; j’en devais conserver longtemps l’illusion.

À partir de cette époque, jusqu’à la mort de Mme Vollier, quatre ans avant le siège, dans mon école de Montmartre, nous ne nous sommes plus quittées.

Son portrait est avec les chers souvenirs que la perquisition de la police a retrouvés, car ma mère me les conservait soigneusement : portraits à demi effacés, livres rongés des vers, fleurs fanées, œillets rouges et lilas blancs, branches d’if et de sapin ; il y aurait maintenant, en plus, les roses blanches aux gouttes de sang que je lui ai envoyées de Clermont.

C’est parmi ces débris cachés dans les vieux meubles, souvenirs aussi, qu’elle m’attendait, la pauvre femme, mais, sur les six ans de ma condamnation, elle n’en put attendre que deux.

Aujourd’hui, la chambre de Montmartre est habitée par des inconnus ; mais, comme dans la maison près du cimetière de Vroncourt, j’aime à la revoir un instant. La dernière fois que j’ai vu Vroncourt, c’était aux vacances de 1865 : j’avais avec moi Mme Eudes (alors Victorine Louvet), toute jeune ; elle avait alors seize ou dix sept ans, et travaillait pour ses examens.

La joie de ma mère et de ma grand’mère en me revoyant fut aussi grande que la mienne, il nous semblait que les vacances dussent toujours durer… Elles furent bientôt finies !

En quittant ces deux pauvres femmes je n’osais pas tourner la tête, le cœur me crevait ; mais c’était le moment où s’accentuait la lutte contre l’Empire et, si petite qu’elle fût, chacun, gardait sa place.

Il nous semblait que la République dût guérir tous les maux de l’humanité ; il est vrai que nous la rêvions sociale et égalitaire.

Je ne revis jamais ma grand’mère Marguerite.

Victorine me parlait encore de cet automne-là pendant la maladie dont elle mourut jeune, au retour de l’exil.

Nous allions ensemble dans les bois, je lui avais montré le chêne aux serments, le vieux château encore debout ; elle allait avec ma mère dans la vigne alors pleine de jeunes arbres de toutes sortes qu’elle y avait plantés.

Un soir que nous suivions la forêt de Thol à Clefmont, allant chez l’oncle Marchal, le vieux forestier qui mariait sa fille, le trot régulier et les yeux lumineux d’un loup nous suivirent pendant toute la route.

Cela nous fit une mise en scène pour la Légende du chêne.


LE CHÊNE

............

Elle est debout sous le grand chêne,
Sous le grand chêne de trente ans.
Des rameaux de rouge verveine
Enlacent ses cheveux flottants.

Dans la forêt aux noirs ombrages,
Règne le silence sans fin.
Les bardes chantent ; les eubages
Vont tendre leur nappe de lin.

Longtemps l’écho des chants suprêmes
Vibre après que le chant s’est tu,
Et les luths résonnent d’eux-mêmes,
Le rameau spectral abattu.

De larges coupes sur le chêne
Versent le sang du taureau blanc ;
Mais la victime, dans sa peine,
Pousse un triste gémissement.

Devant le sinistre présage,
La prêtresse parle au destin.
À l’horizon gronde l’orage ;
Il faut un sacrifice humain,

Un sacrifice volontaire.
Celui qui vient est jeune encor.
Il veut que son sang sur la terre
Soit versé par la serpe d’or.


Debout sous la nuit effrayante,
Comme il était beau pour la mort !
Qui donc te fit, ô mort sanglante,
Mort des martyrs, le plus beau sort ?

La druidesse frémissante
Se frappe de la serpe d’or,
Et près de lui tombe expirante,
Au cœur s’étant frappé encor.

En talisman sur les poitrines,
Dans la Gaule des anciens jours,
Avec le genêt des ravines
Leur cendre se portait toujours.

C’était le temps où tout esclave
Se levait contre les Césars,
Le temps où la Gaule était brave
Et rassemblait ses fils épars.

O nos pères, fiers et sauvages,
Bien lourd est votre sommeil !
Pères, n’est-il plus de présages ?
N’avons-nous plus de sang vermeil !

Vous qui vous armez, pourquoi vivre ?
L’amour est plus fort que la mort.
Ne faut-il pas qu’on se délivre ?
Heureux ceux que marque le sort !

L’hymen centuple les entraves.
À ce Tibère aux yeux sanglants
Il donne de nouveaux esclaves,
Ne soyons pas des combattants.


Amis, il fait bon sous les chênes ;
Les chênes gardent le serment
Ou des amours ou bien des haines,
Sous les guis aux gouttes de sang.


Telle était ma pensée, telle elle est encore dans les calamités telles que les tyrannies qui écrasent les peuples comme le grain sous la meule. On a bien assez des tortures des pauvres mères, sans multiplier par le mariage les liens de famille ; oui, il faut alors n’être que des combattants !

Il est vrai qu’il m’était possible de penser ainsi, puisque ceux qui m’avaient demandée en mariage m’auraient été aussi chers comme frères que je les trouvais impossibles comme maris ; dire pourquoi, je n’en sais vraiment rien ; comme toutes les femmes je plaçais mon rêve très haut et, outre la nécessité de rester libre pour l’époque de la lutte suprême, j’ai toujours regardé comme une prostitution une union sans amour.

Pendant cinq ans encore, on la crut venue cette lutte suprême. Il fallut que Sedan s’ajoutât aux autres crimes pour faire déborder la coupe. On attend toujours que la coupe déborde comme un océan, par la même raison que l’on ne s’émeut jamais des malheurs tant qu’on pourrait les empêcher.

Le souvenir de deux êtres ridicules qui, se suivent comme des oies ou des spectres (il y avait de l’un et de l’autre) m’avaient, l’un après l’autre, demandée à mes grands-parents dès l’âge de douze à treize ans, m’eût éloignée du mariage si je ne l’eusse été déjà.

Le premier, véritable personnage de comédie, voulait faire partager sa fortune (qu’il faisait sonner à chaque parole comme un grelot) à une femme élevée suivant ses principes (c’est-à-dire dans le genre d’Agnès) ; il était un peu tard pour prendre cette méthode après tout ce que j’avais lu.

L’animal ! On eût dit qu’il avait dormi pendant une ou deux centaines d’années et venait nous réciter cela à son réveil.

On me laissa répondre moi-même : j’avais justement ce jour-là lu avec mon grand-père dans sa vieille édition de Molière. Le prétendant me faisait si bien l’effet du tuteur d’Agnès que je trouvai moyen de lui glisser à propos une grande partie de la scène où il est dit :

Le petit chat est mort !

Je lui avais même répondu cela, mot à mot. — il ne comprenait pas !

Alors, en désespoir de cause, je le regardai bien en face, et avec la naïveté d’Agnès, je lui dis effrontément : Monsieur, est-ce que l’autre est en verre aussi ? (Il avait un œil de verre).

Mes parents me semblèrent un peu gênés ; lui, de l’œil qui n’était pas en verre, me lança un regard venimeux : il n’avait plus envie de faire de moi sa fiancée.

À cette époque je grandissais beaucoup, ma robe était très courte, j’avais un tablier plein de déchirures et mon filet à crapauds passait dans la poche ; je regrettais de n’en avoir pas quelques-uns à faire passer adroitement dans la sienne, mais il n’y eut pas besoin de cela ; il ne revint pas.

Molière m’inspira également pour le second de ces cocasses individus.

Ils ne se connaissaient pas, je crois, et pourtant les deux faisaient la paire.

Même idée de se choisir une fiancée toute jeune et de la faire repétrir comme une cire molle pendant quelques années avant de se l’offrir en holocauste.

Avez-vous remarqué combien d’êtres vont deux à deux, trois à trois, pareils à des astres qui gravitent les uns autour des autres ? Ces deux étoiles doubles avaient quelque chose de fantastique, mais le rire en détruisait l’impression.

Celui-là, je lui tins à peu près ce discours : Vous voyez bien ce qui est là au mur (c’était une paire de cornes de cerf) ? Eh bien ! je ne vous aime pas, je ne vous aimerai jamais, et si je vous épousais je ne me gênerais pas plus que Mme Georges Dandin ! Vous en porteriez cent mille pieds plus haut que cela sur votre tête !

Il ne revint jamais, persuadé que je lui disais la vérité, mais on me recommanda d’être une autre fois plus réservée en citant les vieux auteurs.

À quelque temps de là mon grand-père, revenant dans la voiture du messager de Bourmont, rencontra un troisième maniaque qui lui dit en montrant Vroncourt : Vous voyez bien ce vieux nid à rats ?
— Oui ! Et bien ?
— Il y a là un vieux bonhomme qui élève ses petits-enfants pour le bagne et l’échafaud.
— Ah ! vraiment !
— Oui, monsieur. Dernièrement mon ami X… a proposé d’épouser la petite drôlesse, dans quelques années, si on dirigeait son éducation comme il l’entend.
— Eh bien ?
— Eh bien ! on l’a laissée répondre ce qu’elle a voulu ; elle a dit des choses si horribles que mon ami ne veut pas les répéter. Si j’avais une fille comme ça je la ferais mettre en maison de correction. Une petite drôlesse qui n’aura pas un sou vaillant ! Eh bien, où allez-vous ?
— Je prends le chemin de Vroncourt, c’est moi qui suis le vieux bonhomme !

Et dire qu’il y a de pauvres enfants qu’on eût forcé d’épouser un de ces vieux crocodiles ! — Si on eût fait ainsi pour moi, je sentais que, lui ou moi, il aurait fallu passer par la fenêtre.

Je ne sais si j’avais raconté cela à Victorine. Toute ma vie me revenait au cœur, mais je lui parlais surtout de mes élèves du pays : Rose et Claire, devenues institutrices ; la grande Estelle, pareille aux fraîches bergères de Florian ; la pauvre petite Aricie — maigre, boiteuse, étiolée, qui absorbait en quelques jours un livre d’étude et toutes les choses passées de la veille ou de longtemps : celles qui faisaient rire et celles qui faisaient pleurer.

De celles qui faisaient rire, voici quelques-uns. J’ai parlé des deux Laumont : M. Laumont le petit, instituteur à Ozières ; M. Laumont le grand, médecin à Bourmont.

Tous deux venaient souvent à la maison. Le petit toujours vêtu d’un carrik gris aussi court qu’une pèlerine, et portant une canne d’une hauteur énorme, semblait ne pas peser sur terre ; il était aussi grand d’intelligence qu’étranges de manières.

Le grand, enveloppé d’un ample manteau noir (avec lequel, disions-nous, mon cousin et moi, il avait l’air d’un scarabée), venait sur un lourd cheval passer chez nous le mardi de chaque semaine. Les deux Laumont étaient parents, le petit passait les hivers avec nous ; il avait autrefois donné des leçons à ma tante Agathe et à ma mère ; je crois qu’il avait appris à lire à tout le pays.

Le grand avait quelquefois sa flûte dans sa poche, il en jouait parfaitement.

C’étaient les bons jours ; ma grand’mère ou moi étions au piano, mon grand-père prenait sa basse et on faisait de la musique, tant qu’on n’en avait point assez.

Cet enthousiasme ne m’empêchait pas de trouver du temps pour donner à la fameuse jument de l’avoine plein mon tablier, ce qui changeait singulièrement son allure.

Alors le docteur s’en allant, rapide dans la brune du soir, avec son ample manteau flottant autour de lui, avait l’air du noir cavalier des légendes.

— Petit monstre ! me dit-il un jour, après avoir été deux semaines sans venir, vous avez manqué me faire tuer ; j’ai passé toute cette quinzaine au lit.

J’en fus si frappée que je me retirai, pour pleurer sur mon imprudence, dans le fond d’une cave, où je descendais quand j’avais quelque chagrin : ne rien voir que l’ombre calmait mes remords. Alors, prise de pitié, ma grand-mère m’avoua que M. Laumont le grand avait voulu me donner une leçon, mais qu’il n’avait point eu de mal ; j’étais assez punie comme cela. Les deux Laumont sont des figures remarquables dont je parlerai plus longuement.

Je croyais pour aujourd’hui avoir cessé de parler de Vroncourt et voilà que les pages se noircissent sans fin, et que j’ai toujours à dire. Nous y reviendrons encore, j’esquisse d’abord l’ensemble de ma vie.

Combien, à la fin de l’Empire, les strophes terribles de Victor Hugo me revenaient au cœur ! Elles y entraient froides comme l’acier et chaque syllabe me sonnait à l’oreille comme une horloge.


Harmodius, c’est l’heure !
Tu peux frapper cet homme avec tranquillité.


Ainsi je l’eusse fait, car cet homme de moins, il y avait des millions d’hommes d’épargnés. Quelqu’un m’avait promis une entrée (car même à lui, je n’eusse point demandé audience pour le tuer).

L’entrée qu’on m’avait promise, on me la donna quand Bonaparte n’était plus là, quand il partit pour sa guerre.

Oui, à cette époque, on eût évité Sedan si Bonaparte fût mort, mais on a la coutume d’attendre l’anéantissement d’une multitude, on attendrait volontiers celle d’un peuple pour arrêter les grands escarpes.

Peut-être que cela fera plus vite comprendre, et que cet anéantissement de légions empêchera la race humaine de s’abandonner plus longtemps à ces bûcherons d’hommes qui la taillent comme une forêt pour leur bon plaisir.