Mémoires de Louise Michel/Chapitre 2XVI

F. Roy, libraire-éditeur (p. 445-461).


XVI


Ma mère me restait et, forte comme elle était, elle eût vécu longtemps si les miettes de pain prises par quelques enfants affamés (et à qui on en avait donné d’abord) n’eussent été aussi chères.

Hélas ! le pain est cher sous la troisième république.

Voici comment fut raconté l’enterrement de la pauvre femme, qui eut lieu le 5 janvier 1885.

Comme elle ne souffrait plus, je n’ai pas demandé à aller jusque-là. Elle morte, je n’avais plus rien à demander.


À LA MAISON MORTUAIRE

Comme aux grands jours de réveil populaire, les faubourgs vidaient leurs ruelles sombres. De tous les côtés arrivait en masse le peuple, le vrai, celui des « repaires » et de l’atelier.

Devant le no 45 du boulevard Ornano, l’affluence était telle que toute circulation était devenue impossible.

À onze heures précises — trop précises, car des milliers de citoyens sont arrivés dans la demi-heure qui a suivi le départ, — le cercueil a été placé sur le corbillard.

Louise Michel, avant de retourner à Saint-Lazare, a voulu placer auprès du corps de sa mère quelques souvenirs : une photographie d’elle accoudée sur un rocher, encadrée de peluche rouge ; une mèche de ses cheveux attachée avec un ruban noir et mélangée au bouquet d’immortelles rouges qu’elle a rapporté de l’enterrement de son amie Marie Ferré ; le portrait de cette dernière ; enfin quelques-unes des fleurs apportées à la malade ces derniers jours.

Le citoyen Clémenceau était venu présenter ses condoléances à la famille et s’excuser de ne pouvoir suivre le cortège.

De nombreuses couronnes ont été déposées sur le cercueil et derrière le char : À la mère de Louise Michel, l’Intransigeant ; la Libre Pensée ; la Bataille ; etc. ; beaucoup de bouquets aussi, formée de fleurs naturelles, viennent se mêler aux couronnes. Celle de Louise Michel est en perles noires et ne porte que ces mots : À ma mère !

Le cortège s’est mis en marche dans l’ordre suivant :

Immédiatement après le char venait le plus proche parent de la défunte, M. Michel, vieillard à cheveux blancs, accompagné de ses deux filles, les cousines de la prisonnière.

Derrière, marchaient le citoyen Henri Rochefort, son fils aîné, Vaughan et toute la rédaction de l’Intransigeant.

Venaient ensuite les compagnons de lutte de la citoyenne, ceux qui la suivirent dans la proscription et qui continuent dans la presse ou à la tribune le combat révolutionnaire. Citons notamment : Alphonse Humbert, Joffrin, Eudes, Vaillant, Granger, Lissagaray, Champy, Henri Maret, Lucipia, Odysse Barot, S. Pichon, conseiller municipal de Paris ; Antonio de la Calle, ancien membre du gouvernement révolutionnaire de Carthagène ; Moïse, conseiller d’arrondissement ; Frédéric Cournet ; Victor Simond et Titard, du Radical, etc., beaucoup d’anciens déportés de la presqu’île Ducos et de forçats de l’île Nou.

Signalons encore la présence du citoyen Deneuvillers, ancien proscrit de 1871, correspondant de l’Intransigeant à Bruxelles ; du citoyen Théleni, représentant du Radical des Alpes : Bariol, délégué du cercle des Droits de l’homme (Vaucluse) ; P. Arnal, délégué de l’Association fraternelle des républicaine des Basses-Alpes, de Vaucluse et du Var ; beaucoup d’autres citoyens, délégués de groupes de province et de Paris, dont nous regrettons de ne pouvoir donner les noms.

Au milieu de ce cortège d’anciens combattants de 1871 et d’hommes éprouvés, se trouvait mêlée l’ardente jeunesse des groupes révolutionnaires récemment créés. Ceux-là, parmi lesquels une centaine d’anarchistes, ont déployé, sitôt que le cortège s’est mis en marche, trois drapeaux rouges dont l’un portait cette inscription : La sentinelle révolutionnaire du XVIIIe arrondissement.

Derrière, et tenant toute la largeur de la chaussée, venait une foule immense apportant à Louise Michel, dans cette circonstance douloureuse, le tribut de son respect et de sa reconnaissance.

SUR LE PARCOURS

Depuis l’enterrement de Blanqui, cet imposant spectacle d’une démonstration populaire ne s’était pas renouvelé, grandiose et majestueux comme il l’était hier.

Le cortège s’est dirigé vers le cimetière de Levallois-Perret par les boulevards Ornano, Ney, Bessières, Berthier et la porte de Courcelles.

Les talus des remparts étaient garnis de nombreux spectateurs qui s’étageaient sur les déclivités. Du côté opposé, les murailles, les toits, les fenêtres étaient également remplis de curieux.

De toutes les rues qui débouchent sur la route stratégique, une nouvelle foule d’ouvriers, de malheureux, se rangeaient respectueusement sur le passage du cortège ou venaient le grossir.

La police ne se montrait pas, aussi le calme n’avait-il pas cessé de régner et aucun tumulte ne s’était produit. Un simple service d’ordre était fait par deux gardiens sous la conduite d’un sous-brigadier.

Cependant, des mesures extraordinaires avaient été prises pour lancer, au besoin, sur les manifestants, la meute armée : la garde républicaine se trouvait rue Ordener, et sur tout le parcours on avait placé, dans l’intérieur des postes-casernes, des gardiens de la paix. Dans la cour de la caserne de la Pépinière, place Saint-Augustin, était rangé un bataillon d’infanterie, sac au dos, prêt à marcher.

À la porte Ornano, le cortège pouvait être évalué à plus de douze mille personnes.

De temps en temps un cri puissant de « Vive la Commune ! » ou de « Vive la Révolution sociale ! » sortait de cette immense foule.

Arrivé près du pont du chemin de fer de l’Ouest, deux cuirassiers porteurs de dépêches se sont montrés. Comme ce va-et-vient d’estafettes officielles n’est jamais de bon augure, les cris de Vive la Révolution ont redoublé. Les deux cavaliers se sont empressés de se retirer sitôt leur besogne accomplie.

Au boulevard Berthier, devant le bastion 49, se trouvaient rangés une vingtaine d’agents de police commandés par l’officier de paix du XVIIe arrondissement, Florentin, le même qui vient d’être médaillé pour avoir couvert de sa protection le mouchard provocateur Pottery.

Le sieur Florentin s’était sans doute promis de faire merveille et de gagner de nouveaux galons et de nouvelles médailles.

Au moment, en effet, où le char passe devant le poste, le Florentin, suivi de ses hommes, intercepte le boulevard et intime l’ordre de faire disparaître les drapeaux rouges.

D’immenses cris de « Vive la Révolution ! Vive la Commune ! » lui répondent, et les manifestants, faisant bonne garde autour des drapeaux, semblent défier le sauveur de mouchards.

Le citoyen Rochefort s’avance alors vers l’officier de paix, en lui disant :

— Votre attitude constitue une véritable provocation ; tout s’est passé jusqu’ici dans l’ordre le plus parfait ; votre intervention est absolument déplacée.

— J’ai reçu de M. Caubet l’ordre formel d’empêcher la circulation du drapeau rouge, répond Florentin, visiblement intimidé.

— Ces drapeaux rouges dont vous parlez, répond Rochefort, sont des bannières de sociétés qui ont parfaitement le droit de choisir la couleur qui leur convient. Il y en avait aussi, des bannières rouges, derrière le cercueil de Gambetta, et personne n’osa s’opposer à ce qu’elles fussent déployées.

Ces paroles et l’attitude énergique des citoyens présents firent réfléchir le nommé Florentin, qui se radoucit instantanément et prit lui-même, avec ses vingt-cinq hommes, la tête du cortège en avant du corbillard.

Mais quand la police n’est pas féroce, elle essaye d’être perfide ; c’est ce qui est arrivé hier encore.

À la porte d’Asnières, sitôt que le char eut franchi la grille de l’octroi, les agents qui avaient prémédité leur coup, voulurent refermer vivement les portes pour couper le cortège et empêcher cette exhibition des drapeaux rouges qu’ils avaient tant à cœur.

Ils comptaient sans la résolution des révolutionnaires ; les portes cédèrent sous la pression du peuple. Quelques voitures même, rentrant à Paris, durent à cette circonstance de n’être pas visitées.

Un dernier incident : pendant que le cortège longeait la ligne du chemin de fer de ceinture, un train passa ; tous les voyageurs étaient aux portières, et reconnaissant le convoi de la mère de Louise Michel, un grand nombre d’entre eux se mirent à agiter leurs chapeaux et leurs mouchoirs.

C’est ainsi qu’on arriva à Levallois-Perret.

AU CIMETIÈRE

La petite ville de Levallois-Perret était toute révolutionnée. Depuis longtemps on n’y avait vu autant de monde. Beaucoup de voitures stationnaient aux abords du cimetière. Tous les habitants étaient sur pied et formaient la haie sur le chemin où devait passer le cortège.

Le petit cimetière avait fait sa toilette. Les portes étaient grandes ouvertes, et déjà beaucoup de citoyens, plus pressés que les autres, prenaient leur place autour de l’endroit choisi pour l’inhumation.

C’est la tombe de Ferré assassiné à Satory par les Versaillais. Il y est enterré avec sa sœur, Marie Ferré, qui fut l’amie intime, la compagne dévouée de Louise Michel.

Le monument est modeste, entouré d’une grille et couvert d’une large dalle. Une pierre debout porte les noms du martyr et de sa sœur.

La cloche sonne, annonçant l’arrivée du cortège funèbre. En un clin d’œil, la foule a envahi ce champ des morts… C’est avec une peine extrême que les porteurs parviennent avec le corps jusqu’à la tombe, et ce n’est qu’en faisant passer de main en main les couronnes qu’on peut les transporter du char au cercueil. Les drapeaux rouges sont déployés, les tombes disparaissent sous le flot vivant qui s’étage du sol jusqu’au sommet des monuments funèbres. Le spectacle est saisissant de grandeur et de majesté.

LES DISCOURS

Après un moment d’attente plein de silence et de recueillement, notre collaborateur, Ernest Roche, prend le premier la parole.

Voici le résumé de son discours, fréquemment interrompu par les approbations de la foule :

« Qui sommes-nous, ici, autour de ce cercueil d’une femme simple et bonne, qui ne songea jamais à la célébrité ?

« Pourquoi, en cette circonstance, cette confusion des nuances républicaines et socialistes les plus diverses ?

« Quel sentiment nous anime tous ? quelle attraction nous amène ? quelle communion des cœurs nous donne à chacun devant cette morte le même respect et la même indignation ?

« Laissez-moi vous le dire.

« Il est un drapeau sacré entre tous, celui que les peuples n’arborent qu’à certaines époques solennelles, drapeau qui électrise plus que les étoffes éclatantes : c’est le drapeau de nos martyrs, de nos héros.

« Le cadavre de Lucrèce renversa les Tarquins et fonda la République romaine ; les cadavres des hommes obscurs, foudroyés le 23 février par les soldats de Louis-Philippe, provoquèrent l’écroulement de son trône ; le cadavre de Victor Noir causa l’ébranlement de l’Empire et précipita sa chute.

« Le cadavre de la pauvre mère de Louise Michel est notre trait d’union, car il fait naître en la conscience de chacun de nous le même sentiment d’horreur pour les criminels qui l’ont assassinée.

« Ah ! ne vous retranchez pas derrière l’âge de votre victime, Basiles ! Ce ne peut être un argument pour atténuer l’odieux de votre forfait.

« Certes, ce n’est pas elle, nous le savons bien, que vous préméditiez d’attendre. Pas plus que l’Empire n’avait de haine particulière contre Victor Noir. Que nous importe que votre férocité fauche dans nos rangs un modeste, un inconnu ou un illustre ? Ce martyre dont vous le couronnez suffit à notre colère, comme il suffit à son illustration.

« Pauvres femmes ! Ceux qui les ont connues savent combien elles étaient indispensables l’une à l’autre. La mère vivait de cette atmosphère d’amour filial dont l’entourait sa fille. En la lui enlevant, vous l’avez tuée, et cette mort entraînera peut-être une seconde victime.

« Après elle, ce sera le tour de Kropotkine, qui agonise dans les cachots ; puis viendront les autres, plus obscurs mais non moins malheureux.

« Et vous ne voulez pas que nous nous emparions de ces cadavres, que nous nous rallions autour d’eux dans une même pensée de défense légitime contre ces voleurs de milliards qui ruinent notre malheureux pays en attendant qu’ils le vendent à l’enchère !

« C’est là le pacte de danger, de vengeance et de justice que nous sommes venus signer devant la tombe de Ferré, assassiné par les balles versaillaises, devant le cercueil de cette femme empoisonnée par la douleur.

« Il me reste à dire, de la part de nos amis et collaborateurs de l’Intransigeant, au nom desquels je prends la parole, de la part de ceux qui combattirent à côté de la vaillante citoyenne, qui partagèrent ces supplices de la proscription et ses joies du retour, combien nous sommes touchés de la douleur qui afflige notre amie Louise Michel, et combien nous voudrions en alléger le poids, si l’amitié et l’estime pouvaient être des compensations à une telle perte. »


Le citoyen Chabert s’exprime en ces termes :


« Ici, dit-il, il y a unanimité entre les socialistes comme au jour de la bataille où tous, les armes à la main, on descendra sur le terrain.

« Tous, nous sommes d’accord sur le but, nous ne différons que sur le choix des moyens.

« Déjà, on peut voir poindre le jour des revendications sociales, car les opportunistes bourgeois ne se contentent plus de tuer les hommes : ils tuent maintenant les femmes.

« Soyons unis et à l’avance déclarons bien que, si nous devenons les maîtres, nous ne voulons plus aucune forme de gouvernement.

« Il faut que le peuple soit enfin le maître.

« Ceux de nos élus qui chercheraient à nous tromper et à s’ériger en gouvernants, nous n’avons à les châtier que par la mort.

« La bataille qui s’engagera présage notre victoire, parce que la situation est telle que tous devront participer à l’action.

« Les opportunistes se laissent aller à la quiétude, ils comptent sur le parlementarisme ; mais ce parlementarisme, nous le battons en brèche et nous sommes sur le point d’en enfoncer la porte. »


Le citoyen Digeon prend alors la parole :


« Au nom des groupes anarchistes, dit-il, nous venons glorifier l’héroïne de la manifestation des Invalides.

« Devant cette tombe, réalisons l’alliance de tous les révolutionnaires, je le veux bien, mais sur le terrain de la liberté absolue et sans arrière-pensée.

« Je ne veux pas finir sans exprimer tout ce que j’ai amassé de haine contre les jouisseurs qui nous oppriment. Nous sommes les déshérités de l’ordre social ; c’est pourquoi nous avons hâte de voir l’avènement de la justice. »


Puis, le citoyen Champy vient rendre hommage à Louise Michel, il s’associe à sa douleur : « Il faut, dit-il, que la Révolution dont elle était l’apôtre donne au peuple l’égalité, le bien-être et la satisfaction de ses droits imprescriptibles, qu’il conquiert par son travail. »


Les citoyens Tortelier, Oudin, prennent ensuite la parole.


La foule s’est alors écoulée dans le plus grand calme : cela s’explique aisément d’ailleurs. Il n’y avait pas d’agents.


Merci, amis, vous tous qui étiez là.

Ainsi je vous revois, amis, je vous reverrai toujours autour de ma pauvre morte, réunis, sans distinction de groupes, dans une même douleur, dans une même espérance. C’est qu’après nous plus personne ne souffrira ainsi les mères séparées des filles pendant deux ans d’agonie.

Dans la dernière lettre qu’elle ait dictée pour moi, ma mère me disait le 27 novembre 1884 :


Ma chère fille,

Ne te tourmente pas, je ne vais pas plus mal ; ce qui me fait de la peine est que tu t’inquiètes toujours.

Je t’envoie des soies, fais tes tapisseries ; tu feras de ma part les vues de la mer dont je t’ai parlé.

Ta dernière tapisserie n’est pas aussi bien que les autres, je vois que tu t’attristes et tu as tort.

Ne fais pas de tricots pour moi, j’en ai assez ; il ne me faut plus rien ; on dépense déjà trop pour moi.

Surtout ne te tourmente pas ; je t’embrasse de tout cœur.


La pauvre femme mentait en disant qu’elle n’allait pas plus mal, elle était déjà au lit et ne se releva plus.

Quant aux tapisseries dont elle me parle, les vues de la mer ne sont pas encore faites ; la dernière — « qui n’était pas si bien que les autres », c’est que je la sentais mourir — représentait le grand chêne frappé au cœur, où attendait la cognée restée dans la blessure d’où coulait la sève, triste souvenir que n’en gardera que mieux celui pour qui elle fut faite, un Talleyrand-Périgord, qui tôt ou tard suivra le chemin pris par Kropotkine et les autres fils de féodaux qui se sentent dans les veines du sang de braves, car bandits c’est vrai, mais lâches non, étaient les grands fauves féodaux.

J’ai gardé les aiguilles qu’elle m’avait envoyées. Elles ne serviront plus, pourtant je lui obéirai, un jour. Je ferai de sa part les vues de la mer qu’elle a promises.

Voici la copie de plusieurs lettres ; les unes au moment où, le choléra sévissant à Paris, j’avais doublement le droit d’être rapprochée de ma mère et de la ville que je n’ai jamais quittée aux jours d’épreuves ; les autres, au moment où, ma mère étant à ses derniers jours, je demandais à être conduite près d’elle.

Ces copies de lettres doivent être au livre des morts ; elles contenaient une double agonie, celle de ma mère et la mienne.

Ceux qui s’imaginaient que je m’occupais de questions de nourriture me croyaient bien heureuse.

J’étais bien traitée, mais quand il en aurait été autrement, est-ce que je sentais autre chose que le chagrin de ma pauvre mère ?


Centrale de Clermont (Oise), no 1327.
21 novembre 1884.


Monsieur le ministre,

Je n’ai que ma mère au monde. Si je pouvais élever la voix, mes plus cruels ennemis demanderaient pour moi, vu les circonstances présentes, un transfèrement immédiat à Paris, puisque d’un instant à l’autre elle peut doublement m’être enlevée.

Je ne demande ni visites, ni lettres dans la prison où on me mettra. Je n’aurai pas d’extraction si l’on veut, mais je serai à Paris respirant le même air, et ma mère me saura là ; c’est vivante et non morte qu’elle peut éprouver ce bonheur.

Recevez l’assurance de mon respect,

Louise Michel.


Centrale de Clermont (Oise), no 1327.
Dimanche, 15 novembre 84
(personnelle)
Monsieur le président de la République,

Voici la vérité ; s’il n’est pas un cœur d’homme pour le comprendre, qu’elle soit mon témoin.

Depuis dix-huit mois je n’ai pas lu une ligne de journal ; mais, à travers le mur de ronde qui nous sépare de la promenade, il m’est parvenu un lambeau de phrase : le choléra est à Paris ; il y a déjà longtemps de cela, toutes les dénégations n’y feront rien pour moi.

Puisque pas un ne se souvient que j’y ai ma place en cette circonstance, fût-ce dans un cachot sous terre, c’est à vous que je dis : Si on me traite en criminelle d’État, qu’on se souvienne que je viens loyalement me remettre moi-même aux mains des juges, et qu’on agisse de même à mon égard.

Louise Michel.


Autres fragments de lettres dans lesquelles je demandais à être conduite près de ma mère.


Je serai aussi loyale en offrant en échange d’une extraction ou d’un séjour dans une autre prison, que ce soit à Paris près de ma mère, de partir pour la Nouvelle-Calédonie quand elle n’y sera plus ; j’y ai déjà été utile et je puis l’être encore en fondant des écoles au milieu des tribus.


Le commencement me manque ; cela était sans doute adressé au ministre de l’intérieur.

Autre fragment encore :


Je n’ai point eu de réponse et n’en aurai probablement jamais. Qui sait pourtant si dans le temps où nous vivons un de vos petits-fils, dans la même situation, ne regrettera pas que vous ne m’ayez pas répondu.

Du reste, ce n’est pas une question politique, mais la question de toutes les mères, car je ne serai malheureusement pas la dernière prisonnière.

Louise Michel.


Que ces épaves disent un peu de ce que j’ai souffert.

Pendant longtemps je n’eus pas de réponse ; enfin je fus transférée à Saint-Lazare. Si on m’y avait amenée plus tôt, ma mère, avec sa puissante nature qui tout de suite reprenait vie à chaque visite, ne serait pas morte.

Pourtant on a bien agi avec moi, car j’ai pu rester près d’elle jusqu’à la fin, et l’ayant moi-même couchée comme elle aimait à l’être, j’ai quitté pour toujours la maison.

Elle ne souffrait plus. Que justice soit rendue tout le monde, surtout aux petits.

Les agents, au lieu de me tourmenter, nous ont aidés à transporter ma mère sans secousse d’un lit à l’autre chaque fois qu’elle le désirait.

Elle les a remerciés et je m’en souviens.

Ils ne sont pas de ceux qui s’occupent des politiques et je crois qu’ils n’ont pas été non plus de ceux qui assommèrent le peuple le 24 mai de cette année au Père-Lachaise. Et puis, qui donc, si ce n’est l’horrible engrenage des vieilles lois, répond des états offerts aux enfants du peuple ? Ils ne viennent pas au monde avec du pain sur leur berceau.

Que le gouvernement qui a bien agi envers moi, en me laissant près de ma mère mourante, ne salisse pas cette générosité d’une grâce après sa mort.

Qu’ai-je fait plus que les autres, pour qu’on remue toujours cette question ?

Une grâce ! À l’anniversaire de ce 14 Juillet où, il y a deux ans, on m’emmena de Paris où elle me crut pendant un an !

Qu’ai-je fait à ceux qui me croient capable de la recevoir ?

C’est si peu de chose qu’une femme qu’ennemis comme amis sont toujours heureux de lui faire un sort avilissant, même quand ils savent aussi bien les uns que les autres qu’elle ne faiblira pas.

En Russie, en Allemagne où on lutte avec les vieux grands fauves, la lutte est plus terrible et partant plus propre ; on dédaigne de salir les révolutionnaires. La corde et le billot sont là, je préfère cela.

Une courte notice sur la vie de ma mère. Ceux qui l’ont connue savent combien elle était simple et bonne, sans manquer pour cela d’intelligence et même d’une certaine gaieté de conversation.

Ma grand’mère me parlait souvent de toutes les peines subies courageusement par ma mère. Je n’ai vu, moi, que son inépuisable dévouement et les horribles douleurs qu’elle a supportées de 1870 à 1885.

Je savais bien que je l’aimais, mais j’ignorais l’immense étendue de cette affection ; c’est en brisant son existence que la mort me l’a fait sentir.

Ma grand’mère, Marguerite Michel, étant restée veuve avec six enfants, ma mère fut élevée au château de Vroncourt ; elle m’a souvent raconté sa vie craintive de petite fille, transportée du nid : mais combien elle aimait ceux qui l’élevèrent avec leurs fils et leur fille !

Peut-être raconterai-je plus tard sa vie laborieuse et modeste.

Elle contribua à leur dissimuler que l’aisance n’était plus à la maison et à leur adoucir la tristesse de la mort qui frappait largement autour d’eux.

Je suis ce qu’on appelle bâtarde ; mais ceux qui m’ont fait le mauvais présent de la vie étaient libres, ils s’aimaient et aucun des misérables contes faits sur ma naissance n’est vrai et ne peut atteindre ma mère. Jamais je n’ai vu de femme plus honnête.

Jamais je n’ai vu plus de réserve et de délicatesse ; jamais plus grand courage ; car elle ne se plaignait jamais et pourtant sa vie fut une vie de douleur.

Deux jours avant sa mort, elle me dit : « J’ai été bien malheureuse de ne plus te voir et de tant coûter aux amis. » C’est la seule fois qu’elle m’a parlé d’un accent aussi triste, sa voix qui n’était plus qu’un souffle avait retrouvé un gémissement.

Nos amis ont reconnu souvent combien ma mère était spirituelle et causait bien, dans sa simplicité. Moi seule, je sais combien elle était bonne, malgré la peine qu’elle se donnait pour le cacher ; elle aimait souvent à paraître brusque et en riait comme un enfant.

Des ennemis anonymes m’avaient menacée, pour troubler ses derniers instants, de faire passer sa paralysie pour une maladie contagieuse. Ils n’ont pas réussi, quoique tout soit possible sur la crédulité publique après des époques de choléra ; ces vipères n’ont pu y parvenir cependant.

Ils s’en consolent en ce moment en écrivant de fausses lettres, en mon nom, à ceux qui sont assez crédules pour y croire.

J’envie le bonheur des gens qu’on pourrait ennuyer avec ces choses-là, je ne les sens plus.

Tout le venin du monde peut tomber sur moi, sans que je m’en aperçoive.

Ce sont quelques gouttes d’eau où tout l’océan a passé.

Ô mes mortes bien-aimées ! Par vous j’ai commencé ce livre, quand l’une de vous vivait encore ; par vous je le termine, courbée sur la terre où vous dormez.

Ceux qui m’aiment et vous aimaient y ont conservé ma place.

Mortes toutes deux !

Oui, la pierre du foyer est renversée.

Seul, dans la chambre où les amis m’ont rangé le lit et les meubles de ma pauvre mère comme de son vivant, un petit oiseau s’est glissé entre les lames des jalousies : il a fait son nid sur la fenêtre.

Tant mieux ! la place en est moins délaissée. Ses pauvres vieux meubles, qui faisaient comme partie de son vêtement, ont sur eux les battements d’ailes de ces innocentes bêtes.

Ce sont eux qui entendent sonner la vieille pendule qui a marqué sa mort.

À bientôt, ma bien-aimée !

Myriam ! Que votre nom à toutes deux termine ce livre avec le tien, Révolution !