Mémoires de Louise Michel/Chapitre 2XV

F. Roy, libraire-éditeur (p. 427-444).
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XV


J’en arrive à la fin.

Maintenant qu’a chanté pour moi l’oiseau noir du champ fauve, il ne sera peut-être pas mauvais d’en jeter quelques lignes comme étude, pour ceux qui ignorent les effets qui se produisent quand on n’a plus rien à craindre, qu’on ne peut souffrir davantage, et que de l’autre côté de la douleur on regarde froidement se tordre les haines qui dardent leur venin, et trottiner les imbécilités gonflées d’envie.

On n’a plus, devant le tas de ces idiots, que l’indifférence du chiffonnier remuant de temps à autre les guenilles avec son crochet ; il n’y a pas de noms, mais chaque chose porte son cachet.

Je n’y ai pas encore trouvé de morceau de bure ou de toile grossière, j’en ai trouvé de soie et de velours traînés dans les ordures.

Avez-vous remarqué combien certaines choses puent ? Ces saletés sans nom sentent l’odeur fade des détritus !

Si l’activité énorme déployée par certaines gens pour tâcher de me salir eût été mise en mouvement pour une cause raisonnable, ils auraient été utiles. Que de qualités précieuses déviées à travers les bêtises de la société égoïste !

J’ai vu en Calédonie, sur un mamelon émergé dans les cyclones, un grand fucus encore tout visqueux des flots dont il s’était nourri ; deux rameaux qui tombent du haut sur la pente exposée au soleil deviennent déjà une liane nouvelle ; — ils s’accrochent maladroitement encore à la terre qui leur donnera des sucs plus chauds, et les feuilles, d’un vert moins noir, déjà s’imprègnent de la lumière.

Combien d’êtres, eux aussi, s’imprégneraient de lumière dans un autre milieu !

En attendant, que de haines déchaînées contre les murailles d’une prison s’usent inutilement les dents ! Vous cherchez le bonheur pour le ronger, pauvres fous ; passez votre chemin, le bonheur n’est nulle part ; je l’aurais eu si j’avais passé ces deux ans près de ma mère en la sentant heureuse ; mais vous voyez bien qu’il n’y a plus de crainte à avoir, puisqu’elle est morte. Rassurez-vous, je ne serai plus jamais heureuse ; mais ne vous agitez pas tant, vos insultes me sont indifférentes.

On comprendra pourquoi, sur ces terribles douleurs, la mort de mon amie et celle de ma mère, je cite plutôt les amis qui ont raconté ces tristes jours que je ne les raconte moi-même.

Le courage a des bornes, on ne les passe que si le devoir l’exige.

Je trouve, dans le Dossier de la magistrature d’Odysse Barot, la relation exacte de l’arrestation de Marie Ferré et je cite ces pages écrites sous l’émotion encore vive de l’horrible scène ; elles serviront de préface à sa mort.


On se rappelle le procès de Théophile Ferré, membre de la Commune, son impassibilité dédaigneuse au poteau de Satory en face des douze chassepots qui allaient lui donner la mort. Cette mort, il l’attendit en souriant, le cigare à la bouche, les yeux non bandés ; chacun sait cela.

Seulement, il y a un détail qu’on ignore et qui n’a été écrit nulle part jusqu’à ce jour : c’est la façon dont fut opérée l’arrestation de Ferré, le moyen auquel on eut recours pour découvrir sa retraite.

Toutes les recherches avaient été infructueuses ; on avait peut-être arrêté cinq ou six pseudo-Ferré comme on a fusillé cinq ou six faux Billioray, cinq ou six Vallès.

Que fait-on ? On se dirige vers la petite maison de Levallois-Perret, rue Fazilleau, que l’ancien membre de la Commune habitait avec ses parents.

— Évidemment il n’y était pas.

— Parbleu ! on savait fort bien qu’on n’avait aucune chance de le trouver là.

— Eh bien alors, à quoi bon ?

— Que vous êtes naïf ! Ne vous ai-je pas dit qu’il demeurait avec sa famille ? Or, à quoi sert une famille si elle ne sert pas à dénoncer et à livrer les siens ?

On pénètre un peu brutalement, cela va sans dire, dans le petit cottage entouré d’un jardin de la rue Fazilleau. Ah ! tenez, je ne sais si ma plume aura le courage d’achever. L’autre jour, une affaire m’appelait à Levallois ; j’ai passé dans cette rue ; arrivé devant cette maison dont le numéro me revint soudain à la mémoire, je fus forcé de m’arrêter quelques minutes. Le sang me montait au cerveau, la sueur coulait de mon front, un simple souvenir faisait gronder en moi des flots de colère et de rage.

Pardonnez-moi cette émotion involontaire ; car cette indignation, cette colère, cette rage, vous allez les partager. Je continue :

On entre. Le père était parti pour son travail quotidien, il ne restait là que deux femmes, la vieille mère et la jeune sœur de l’homme que l’on recherchait.

Cette dernière, Mlle Ferré, était au lit, malade, dangereusement malade, en proie à une fièvre ardente.

On se rabat sur Mme Ferré ; on la presse de questions, on la somme de révéler la cachette de son fils. Elle affirme qu’elle l’ignore et que, d’ailleurs, la connût-elle, on ne pouvait pas exiger d’une mère qu’elle se fît la dénonciatrice de son propre fils.

On redouble d’instances ; on emploie, tour à tour, la douceur, la menace.

— Arrêtez-moi, si vous voulez, mais je ne puis vous dire ce que j’ignore, et vous n’aurez pas la cruauté de m’arracher d’auprès du lit de ma fille.

La pauvre femme, à cette seule pensée, tremble de tous ses membres. L’un de ces hommes laissa échapper un sourire. Une idée diabolique venait de surgir dans son esprit.

— Puisque vous ne voulez pas nous dire où est votre fils, eh bien, nous allons emmener votre fille.

Un cri de désespoir et d’angoisse s’échappe de la poitrine de Mme Ferré. Ses prières, ses larmes sont impuissantes, on se met en devoir de faire lever et habiller la malade au risque de la tuer.

— Courage, mère, dit Mlle Ferré ; ne t’afflige pas je serai forte ; ce ne sera rien. Il faudra bien qu’on me relâche.

On va l’emmener.

Placée dans cette épouvantable alternative, ou d’envoyer son fils à la mort ou de tuer sa fille en la laissant emmener, affolée de douleur, en dépit des signes suppliants que lui adresse l’héroïque Marie, la malheureuse mère perd la tête, hésite !…

— Tais-toi, mère ! tais-toi ! murmura la malade.

On l’emmène…

Mais c’en était trop pour le pauvre cerveau maternel.

Mme Ferré s’affaisse sur elle-même ; une fièvre chaude se déclare, sa raison s’obscurcit ; des phrases incohérentes s’échappent de sa bouche. Les bourreaux prêtent l’oreille et guettent la moindre parole pouvant servir d’indice.

Dans son délire, la malheureuse mère laisse échapper à plusieurs reprises, ces mots : Rue Saint-Sauveur.

Hélas ! il n’en fallait pas davantage. Tandis que deux de ces hommes gardent à vue la maison Ferré, les autres courent en hâte achever leur œuvre. La rue Saint-Sauveur est cernée, fouillée. Théophile Ferré est arrêté… Quelques mois plus tard, il est fusillé.

Huit jours après l’horrible scène de la rue Fazilleau, on rendait à la courageuse enfant sa liberté. Mais on ne lui rendait pas sa mère, devenue folle et qui mourut bientôt dans un hospice d’aliénés, à l’asile Sainte-Anne.


Marie était encore debout dix ans après ces horribles choses. Ceux qui avaient leur père ou leur frère en Calédonie ou en exil savent quels étaient son dévouement et son courage infatigable.

À Londres, les proscrits me parlaient des quelques jours qu’elle y avait passés, comme si, en la voyant, ils eussent revu avec elle les amis disparus dans l’hécatombe ; je crois qu’ils l’aimaient plus encore que moi. Nous ne l’avons plus.

Ceux qui dans Paris, où l’on change si souvent de logement, habitent le no 27 de la rue Condorcet, ancien appartement de Mme Camille Bias, y verront peut-être encore une chambre tendue de rouge ayant la forme d’une lanterne.

Marie Ferré, au moment où Mme Bias arrêta ce logement, me parla beaucoup de la chambre rouge : « C’est un véritable nid, me disait-elle, vous verrez comme on est tranquille. »

C’était un nid, en effet, — le nid de la mort.

Dans la nuit du jeudi au vendredi du 24 février 1882, après une courte maladie à laquelle nous étions loin de supposer une fin aussi terrible, c’est là que nous l’avons perdue.

J’avais été un peu jalouse que ce ne fût pas avec moi qu’elle vînt, mais elle me dit :

— J’y serai si bien ! Au bout de quelques jours ce sera fini.

C’était fini en effet ! S’il y avait un Dieu, ce serait vraiment un monstre de frapper de tels coups.

Le lit était placé en face de la porte, la tête contre le mur.

Pendant les deux jours qu’elle y fut morte ; quelqu’un, qui ignorait ce qui se passait là, ne cessa de jouer du violon en face ; cela entrait dans le cœur.

C’est ainsi dans les villes où chaque maison est elle-même une ville.

C’est devant ce lit que nous l’avons couchée au cercueil, bien enveloppée dans mon grand châle rouge qu’elle aimait.

À la mort de Théophile Ferré, c’est Mme Bias qui, avec la pauvre Marie, ensevelit le fusillé comme l’eût fait sa mère.

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En face des magasins du Louvre, il y a une petite boutique de lainages ; là, pendant la déportation, ma mère habita longtemps avec une parente pour laquelle elle eut toujours une profonde affection, avant d’aller chez ses parents de Lagny.

Au no 24 de la rue Polonceau, après mon retour, bien fugitifs furent les instants de joie ; ma mère et Marie près de moi, j’avais presque peur ; le bonheur n’est-il pas un rameau si fragile qu’on le brise toujours en s’y reposant ?

Deux vieilles amies venaient chaque jour voir ma mère, elles avaient pour elle de ces petites attentions qu’aiment tant les vieillards et ma chère Marie restait près d’elle pendant chaque réunion ; tout cela est passé.

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Au 45 du boulevard Ornano, au quatrième étage, c’est là qu’elle subit la longue torture de deux années passées sans moi avant sa mort.

Son lit était placé parallèlement au corridor d’entrée, dans la chambre du milieu.

Au-dessus de la commode était un grand portrait de moi peint par Mme Jacqueline. Combien de fois la pauvre femme y eut les yeux pendant ces deux ans.

Il m’a semblé, pendant les derniers instants où il lui était difficile de parler, qu’elle me faisait comprendre de le donner à Rochefort qui me l’avait conservée pendant ces deux ans.

Par les jours de soleil, tant qu’on put lui faire croire seulement à un an de prison, elle restait longtemps à sa fenêtre : c’était là qu’elle m’avait si souvent attendue quand je revenais des dernières tournées de conférences, où Mme Bias était restée avec elle.

À partir du 14 juillet 1884 il fallut tout lui dire ; elle ne se mit plus à la fenêtre.

Je ne crois pas que cette douleur infligée à la pauvre vieille mère ait été bien profitable au bonheur de qui que ce soit.

Personne au monde n’y peut plus rien, on ne réveille pas les morts.

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Elle est morte le 3 janvier 1885, à cinq heures moins trois minutes du matin.

Lorsque j’en descendis l’escalier, le matin du jour de l’enterrement, la laissant couchée dans le cercueil non encore cloué, je songeais à sa douleur depuis deux ans, je me sentais au cœur tout ce qu’elle avait souffert, pauvre mère ! Comme elle eût été heureuse de passer quelques jours avec moi !

On a bien agi en me laissant près d’elle à sa mort ; c’est pourquoi il faudrait peu de pudeur pour me faire grâce sur son cadavre.

Quand tout le monde sortira ou que mon temps sera fini. Jusque-là qu’on me laisse.

. . . . . . . . . . . . . . .

Et les cimetières, là-bas ! Vroncourt dans l’angle en haut, sous les sapins, Andeloncourt, Clefmont !

Et les petites maisons basses et sombres des vieux oncles, la maisonnette enfoncée en terre de la tante Apolline, celle de l’oncle Georges tout en haut de la côte !

Et la maison d’école. Qui donc maintenant y entend le bruit du ruisseau ?

Oh ! maintenant plus que jamais, par la fenêtre ouverte m’arrivent les senteurs des roses, du chaume, des foins coupés au soleil d’été ; l’odeur âcre des niaoulis mêlée à la fraîcheur âcre des flots.

Et tout reparaît, tout revit, les morts et les choses disparues.

Et plus que jamais je voudrais les revoir. Ils m’appellent et pourtant rien ne reste d’eux, plus que du vent qui passe.

Lors même que la pensée serait une sorte d’atmosphère qui enveloppe le corps, ne se dissiperait-elle pas avec elle ?

Qu’importe ! Il faut aller jusqu’au bout ; le travail étourdit, la douleur fait marcher comme un éperon. C’est nécessaire peut-être pour fournir sa carrière.


Des fragments retrouvés dans mes papiers diront mieux que moi le terrible groupement des choses depuis 71 : toutes se tiennent, dérivent les unes des autres et m’apparaissent à la fois.

Le premier qui me tombe sous la main date du 28 novembre 1871.

C’est au camp de Satory, tout ensoleillé dans le matin sur la neige de novembre, qu’avait lieu l’assassinat de Ferré, mon compagnon d’armes ; j’aurais bien aimé y avoir ma place.

Ma mère était forte encore, relativement presque jeune. C’eût été moins cruel que la séparation d’il y a deux ans.

Voici en quels termes un journal réactionnaire raconte la mort héroïque de Ferré :


… Les condamnés sont vraiment très fermes, Ferré, adossé à son poteau, jette son chapeau sur le sol. Un sergent s’avance pour lui bander les yeux ; il prend le bandeau et le jette sur son chapeau… Les trois condamnés restent seuls. Les trois pelotons d’exécution qui viennent de s’avancer font feu.

Rossel et Bourgeois sont tombés sur le coup ; quant à Ferré, il est resté un moment debout et est tombé sur le côté droit. Le chirurgien-major du camp, M. Déjardin, se précipite vers les cadavres. Il fait signe que Rossel est bien mort et appelle les soldats qui doivent donner le coup de grâce à Ferré et à Bourgeois.

Enfin, le défilé commence…

Devant le troisième conseil de guerre, où il fut traduit en août, Ferré avait prononcé pour toute défense les paroles suivantes :

« Membre de la Commune, je suis entre les mains de ses vainqueurs :

« Ils veulent ma tête, qu’ils la prennent.

« Jamais je ne sauverai ma vie par la lâcheté. Libre J’ai vécu, j’entends mourir de même.

« Je n’ajoute qu’un mot : La fortune est capricieuse. Je confie à l’avenir le soin de ma mémoire et de ma vengeance. »

(La Liberté du 28 novembre 1871.)


Le second, est le fac-similé de la dernière lettre de Ferré à ma chère Marie.

Celui-là m’arrive le 24 mai de cette année ; je n’ai pas besoin qu’il y ait de lettre pour deviner que cela vient de vous, mon cher Avronsart.

Je revois avec ce triste et fier adieu notre comité de vigilance du 41, chaussée Clignancourt.

— Tous des poètes et des sauvages ! me disait Mme Meurice.

C’était vrai ! Comme nous nous aimions là-dedans, et comme on y était bien ensemble !

Si bien, qu’on avait les yeux avec une sorte d’anxiété sur la pendule, qui marquait l’heure d’aller dans nos clubs ou dans ceux des partisans des redditions et du plan Trochu, afin d’y jeter des idées subversives, qui tombaient en étincelles sur la foule toujours généreuse qui, elle, ne voulait pas se rendre.

C’était vite fait de désorganiser ces réunions de lâcheurs de luttes et de lécheurs de sang.

Ils flairaient d’avance le sang des vaincus, et revinrent à leur heure (l’heure des chacals) ; il leur faut la proie morte ou liée.

Je crois avoir toujours, avec la lettre de Marie, la dernière qui me fut envoyée de sa cellule de Versailles, avant qu’on ne m’ait fait partir pour Arras, d’où je fus ramenée comme je l’ai raconté. Le 29 novembre au matin, au même instant où Marie venait chercher le corps du fusillé, nous eûmes la consolation de nous rencontrer.

Je ne crois pas qu’aucune perquisition m’ait enlevé ces papiers, mais les amis n’aiment pas les remuer, nous tous étant morts ou prisonniers, et je leur laisse ce sentiment de tristesse sans le heurter.

Je dirai seulement que, dans cette lettre, Ferré, au lieu de s’attendrir sur lui-même, regardait, par-dessus le fleuve de sang de 71, la Liberté se lever à l’horizon lointain.

Où donc êtes-vous tous, ô mes amis ?

Si ce livre trouve Burlot dans ses forêts du Morvan, et le vieux brave Louis Moreau, je ne sais dans quel coin du monde, eux aussi se souviendront.

Je m’aperçois que j’écris des noms et ceux qui les portent vivent encore ! Je m’arrête, mais la page restera.

Voici la dernière lettre de Théophile Ferré.


Maison d’arrêt cellulaire de Versailles, no 6.
Mardi 28 novembre 1871, 5 h. 1/2 matin.
Ma bien chère sœur,

Dans quelques instants je vais mourir ; au dernier moment, ton souvenir me sera présent ; je te prie de demander mon corps et de le réunir à celui de notre malheureuse mère ; si tu le peux, fais insérer dans les journaux l’heure de mon inhumation, afin que des amis puissent m’accompagner, bien entendu, aucune cérémonie religieuse ; je meurs matérialiste comme j’ai vécu.

Porte une couronne d’immortelles sur la tombe de notre mère.

Tâche de guérir mon frère et de consoler notre père ; dis-leur bien à tous deux combien je les aimais.

Je t’embrasse mille fois et te remercie des bons soins que tu n’as cessé de me prodiguer ; surmonte ta douleur et, comme tu me l’as souvent promis, sois à la hauteur des événements ; quant à moi, je suis heureux, j’en vais finir avec mes souffrances, et il n’y a pas lieu de me plaindre.

Tout à toi,
Ton frère dévoué,
Th. Ferré.

Tous mes papiers, mes vêtements et autres objets, doivent être rendus, sauf l’argent du greffe que j’abandonne aux détenus plus malheureux.

Th. Ferré


Je crois devoir donner quelques fragments des journaux de 28 juin 1882, sur les obsèques de Marie.


Hier matin, à 9 heures, ont eu lieu les obsèques de la courageuse citoyenne Marie Ferré, sœur de Théophile Ferré, fusillé par la réaction bourgeoise, pour sa participation à la Commune.

La vie de Marie Ferré ne fut qu’abnégation et dévouement à la cause pour laquelle son frère mourut.

Aussi est-ce avec une respectueuse admiration qu’un grand nombre d’amis suivaient hier, à sa dernière demeure, cette martyre de la foi révolutionnaire.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le cortège se composait d’un millier de personnes, parmi lesquelles on remarquait les citoyens Henri Rochefort, Clovis Hugues ; les citoyennes Hubertine Auclert, Camille Bias, Cadolle, Louise Michel.

Avant la levée du corps à la maison mortuaire, des bouquets d’immortelles ont été distribués aux assistants.

Huit couronnes de roses blanches et trois couronnes d’immortelles rouges ont été déposées sur le cercueil.

Les trois couronnes d’immortelles portaient les inscriptions suivantes : À Marie Ferré, le Cercle d’études sociales du XVIIIe arrondissement. À Marie Ferré, la Libre-Pensée de Levallois-Perret.

À neuf heures un quart, le cortège s’est mis en marche pour Levallois-Perret, où se trouve le caveau de la famille Ferré et où le frère de la défunte a été inhumé après avoir été fusillé à Satory.

Le deuil était conduit par le père et le frère de Marie Ferré, Mme Bias et Louise Michel.

En traversant le boulevard des Batignolles, la rue de Levie et la rue de Tocqueville pour gagner la porte d’Asnières, le cortège s’est grossi de quelques centaines de personnes.

Plusieurs discours ont été prononcés par des délégués des groupes révolutionnaires, des cercles d’études sociales, de la libre-pensée et du comité de vigilance du XVIIIe arrondissement.

Le citoyen Edmond Chamolet cite les paroles du poète :

« Elle était :

De verre pour gémir, d’acier pour résister.

« Aussi, malgré les douleurs, malgré les tortures morales et physiques qu’elle subissait, demeurait-elle calme en apparence, sinon résignée, au milieu des combats de l’existence.

« Elle vivait d’une vie trop active, d’une vie de fièvre, et sa nature réelle et délicate fut brisée par les chagrins qui la minaient lentement ; ses forces la trahirent, la mort vient de nous l’enlever à la fleur de l’âge.

« Adieu, Marie, dors auprès de ta pauvre mère, auprès de ton frère mort pour la liberté. »

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« L’histoire, dit Jules Allix, associera au souvenir de Théophile Ferré le grand et sublime dévouement de sa sœur Marie, dont nous saluons ici la vie simple et grande.

« Frêle et douce comme les femmes, elle était forte comme les plus courageux d’entre les hommes.

« Salut à toi, Marie Ferré ! Ton souvenir vivra malgré le soin que tu prenais à te cacher toi-même ; et nous, les suppliciés, nous, les bannis et les proscrits, nous te faisons ici cortège, pour jusqu’au jour où nous glorifierons nos martyrs, morts pour féconder la liberté.

« La foule qui se presse autour de ta tombe, chère citoyenne au grand cœur, fait plus que tous les discours le panégyrique de ta vie,

« Honneur à toi, Marie Ferré ! Puisse-t-on imiter ton exemple, afin qu’au lieu du martyre on ait le triomphe. Vive la République ! Vive la Révolution ! »

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« En 71, dit le citoyen Dereure, Marie Ferré qui s’était levée de son lit pour marcher à la prison, avait sa mère morte, son frère fusillé, son père et son second frère prisonniers.

« Rendus à la liberté, seule entre ces tombes sanglantes et ces prisons, elle veillait avec un courage surhumain sur ces morts et sur ceux qui lui restaient. »


Quelques mots de Louise Michel et d’Émile Gautier terminent la douloureuse séance.

« Citoyens, c’est sur le cœur même de la Révolution que nous remettons la pierre de cette tombe : Souvenons-nous, souvenons-nous !

« Vous avez bien dit, Louise, termine Émile Gautier ; souvenons-nous ! Que les souvenirs revivent, nous faisant entrevoir l’aurore des jours où régneront la liberté, l’égalité et la justice. »

À la mort de Marie Ferré, les femmes révolutionnaires de Lyon du groupe Louise Michel prirent le nom de « groupe Marie Ferré ».

Merci aux justes et aux vaillantes.

J’ai, parmi les fragments du 28 février 1882, bien des pages touchantes écrites sur l’héroïque et touchante amie que nous avons perdue.


Quand je la revis dernièrement à mon retour d’exil, dit Rochefort, j’avais gardé de la jeune fille d’alors un souvenir ineffaçable, que sa mort inattendue vient de raviver.

Je la vois encore, glissant comme une ombre dans ses vêtement noirs, le long du corridor qui menait au parloir ; nous nous rencontrions ordinairement trois dans ces sortes de boites qui faisaient de la pièce entière comme une variété d’omnibus cellulaires : Rossel, Ferré et moi. Étant tous les trois marqués pour la mort, nous avions été logés l’un à côté de l’autre au rez-de-chaussée de la prison avec deux surveillants qui, à travers nos guichets ouverts, braquaient curieusement sur nous leurs yeux inquiets.

Au parloir, Mlle Rossel, Mlle Ferré et mes enfants se retrouvaient dans une inquiétude commune.

Je n’oublierai jamais, quand elles surent que je n’étais condamné qu’à la déportation perpétuelle dans une enceinte fortifiée, le regard de convoitise sympathique que les deux jeunes filles adressèrent aux miens et qui semblait dire :

— Votre père est simplement destiné à finir ses jours à six mille cinq cents lieues, chez les anthropophages. Êtes-vous heureux !

Comme la sœur de Delescluze, la sœur de Ferré a lutté bravement contre l’amertume de ses regrets, puis elle est tombée vaincue.

Le jour où le calendrier clérical, que le facteur nous apporte tous les ans, aura été remplacé par le calendrier républicain, le nom de cette martyre y brillera parmi les plus mémorables et si jamais le baptême civil succède au baptême religieux, c’est sous l’égide de sa mémoire et de sa vertu que les honnêtes femmes placeront leurs enfants.