Mémoires de Grégoire, ancien évêque de Blois/3

Texte établi par H. Carnot, Ambroise Dupont (Tome premier Voir et modifier les données sur Wikidatap. 339-376).


CHAPITRE III.



MA VIE LITTÉRAIRE.


La vie d’un homme de lettres, qui est simultanément fonctionnaire public, n’est pas exclusivement dans ses écrits : elle se compose encore des actes par lesquels il a secondé les développemens de l’esprit humain, la marche progressive des arts et la diffusion des lumières, dans la sphère où l’a placé la Providence.

Lorsque la Convention livrée au brigandage ne permit plus à la raison l’accès de la tribune, lorsque le blasphème, les déclamations furibondes et les paroxismes de la frénésie y remplacèrent le langage de l’humanité et de la sagesse, le Comité d’instruction publique me parut le seul où quelque bon sens s’était réfugié, et celui dont les travaux étaient plus analogues à mon goût ; mais là aussi était l’ombre au tableau.

J’ai entendu tels membres de ce comité nous dire crûment que l’instruction publique était inutile ; qu’il fallait seulement enseigner aux enfans à lire dans le grand livre de la nature ; et quand je les pressais de développer cette sentence et d’en donner une traduction commentée, j’étais sûr d’entendre débiter des inepties, à moins qu’ils ne se fâchassent pour se dispenser de déraisonner.

Tel autre assurait qu’il était dangereux, à cette époque, de préconiser la vertu, parce qu’elle inclinait au modérantisme. Rappelez-vous qu’alors des assassinats judiciaires traînaient journellement une foule de victimes innocentes à l’échafaud ; lorsqu’enfin on consentit à entendre parler de morale, on y joignit l’épithète républicaine, comme s’il pouvait exister une morale monarchique.

Léonard Bourdon, trop connu dans l’affaire d’Orléans, auteur d’une espèce de drame, inspiré par le blasphème et rédigé par la bêtise, Léonard Bourdon, alors en crédit par ses liaisons avec les bourreaux politiques, avait à cœur de faire exclure les prêtres de l’enseignement, et d’affecter la pension et la maison curiale à un instituteur dans chaque commune ; car paroisse était devenu un terme contre-révolutionnaire. La Convention décréta ce projet ; en conséquence, des presbytères furent expulsés les pasteurs, dénoncés aux Comités révolutionnaires, souvent par des maîtres d’école. On y installa ces magisters, presque tous ignorans et crapuleux, qui dévastaient les maisons et percevaient un traitement sans fonction ; car toutes les ames honnêtes répugnaient à leur envoyer des enfans. Surtout, ils avaient grand soin de ne leur parler de religion que pour la ridiculiser, de ne pas prononcer le nom de Dieu, d’empêcher qu’ils n’apprissent à le prier. Dans quelques écoles, on faisait faire le signe de la croix au nom de Marat, Lazowski, etc.

J’ai mentionné ailleurs la création du calendrier nouveau, inventé par Romme pour détruire le dimanche : c’était son but, il me l’a avoué ; le dimanche, lui disais-je, existait avant toi, il existera après toi. Quand il connut mes écrits contre la translation du dimanche au décadi, il vint me déclarer que de moi dépendait l’existence du décadi.

Mais ici s’intercale à merveille une anecdote plaisante concernant ce calendrier. Romme, d’après ses calculs et ceux des astronomes qu’il avait consultés, découvrit que dans trois mille six cents ans l’année ne devait pas être bissextile ; en conséquence, il vint au Comité, dont il n’était plus membre, nous faire un rapport sur cet objet et présenter un projet de loi. « Tu veux donc, lui dit quelqu’un, nous faire décréter l’éternité ? » Je demandai l’ajournement à trois mille six cents ans, et l’ajournement passa. Romme demanda qu’au moins, pour l’honneur de l’astronomie, on imprimât le rapport ; ce qui fut accordé.

Au comité, j’étais réduit sans cesse à lutter contre des projets dictés par la haine anti-religieuse. Empêcher le mal, c’était déjà faire quelque bien ; ainsi, je fis mettre au néant une demande de Pontard, renvoyée par le Comité de salut public à notre Comité, qui, à son tour, renvoya l’affaire à une commission dont je me fis nommer membre, puis rapporteur. Pontard offrait de rédiger un journal contre la confession. Je fis sentir que c’était un outrage à la liberté des cultes, et quoiqu’alors dans toute la France on les foulât aux pieds, mon avis fut adopté. Mais plusieurs fois il arriva que pour s’épargner la peine de lutter contre moi, lorsque j’avais manifesté ma résistance sur des propositions hideuses ou absurdes, on les ramenait à une discussion simulée, pour les faire admettre lorsque j’étais forcément absent par maladie, ou pour aller au Comité de sûreté générale intercéder en faveur de malheureux persécutés, la plupart gens de lettres et prêtres dissidens. Par ce stratagème furtif, un jour le Comité invita Ginguéné à insérer dans sa Feuille villageoise un article sur la cruauté religieuse ; on y ressassait l’histoire répétée cent fois, et cent fois réfutée, de tous les massacres dont ces messieurs font honneur à la religion catholique, et que la religion catholique abhorre. Un tirage très nombreux avait été ordonné pour inonder la France de cette stupide calomnie.

Les Parisiens, en général, ne voyent que leur cité ; on dirait qu’à peine se doutent-ils que la France ait d’autres villes, ou du moins qu’à leurs yeux ce sont des points imperceptibles : ils ont l’ineptie de prétendre, et la généralité des Français a l’ineptie de croire, qu’à Paris seul on trouve de grands talens. Une conséquence de ce préjugé est de vouloir accaparer tous les monumens, et comme cet esprit domine dans les académies et comités littéraires de la capitale, composés de membres, la plupart habitans de Paris, des relations habituelles avec le ministère leur facilitent les moyens d’extraire de tous les dépôts qui sont en France, ce qui tente leur convoitise.

J’avais sans relâche combattu cette manie, aussi injuste qu’impolitique, de dépouiller tous les départemens. Les productions du génie et les moyens d’instruction sont la propriété commune ; ils doivent être répartis sur la surface de la France comme les réverbères dans une cité ; mais on veut tout accumuler ici. Arras possédait une Bible des premières éditions de Mayence ; j’avais empêché qu’Arras ne fût volé ; pendant mon absence, le comité décida en faveur du vol. J’avais demandé à certaine époque qu’on recherchât à Metz un manuscrit inédit de Drouin, abbé de Saint-Pierremont, sur l’histoire du Pays au dix-septième siècle ; à l’instant on le fait venir pour l’envoyer à l’Arsenal, où personne ne le consulte.

N’a-t-on pas vu le Comité de salut public enjoindre à tous les dépôts nationaux d’expédier pour Paris toutes leurs cartes géographiques ? On a peine à concevoir un tel délire ; n’ai-je pas vu de Lyon envoyer à Paris des exemplaires de Boileau et de Buffon ? N’ai-je pas ouï des sculpteurs, des peintres, émettre en principe que tout ce qui est unique en son genre doit être à Paris ? d’où il résulte qu’ici doivent s’accumuler tous les tableaux et toutes les statues, à moins qu’on ne trouve le secret de les multiplier comme les livres et d’en donner des éditions. De là cet entassement de chefs-d’œuvre, dont la multitude est telle qu’on leur accorde à peine un léger coup d’œil. On faisait le voyage d’Anvers pour voir les Rubens ; ici ils sont presque oubliés dans la foule. À la tribune des Cinq-Cents je me souviens d’avoir mécontenté les Parisiens, en disant que s’il était en leur pouvoir, ils feraient venir ici le Pont du Gard, la Maison carrée et les Arènes de Nîmes.

Le besoin d’instruction publique commençait à se faire sentir, quand Robespierre vint emphatiquement proposer à la tribune le projet de défunt Le Pelletier, concernant l’éducation communale. Par là on faisait de la France une nouvelle Sparte, et appliquant à trente millions d’hommes le régime d’une petite ville de la Grèce, tous les enfans devaient être enlevés à leurs parens et parqués dans des écoles. Le premier j’attaquai ce projet, dont l’ineptie fut également combattue par Defermont, Fourcroy, Thibaudeau, etc. ; cette levée de boucliers contre un homme alors tout puissant n’était pas un moyen de sûreté pour moi.

On proposa d’ouvrir un concours pour la composition de livres élémentaires. Chargé de ce rapport et de plusieurs autres, je profitai des occasions pour transmettre par cette voie à l’opinion publique quelques idées propres à contrebalancer les effets désastreux de tant d’autres discours émanés de la même assemblée.

On se rappelle que des furieux avaient proposé d’incendier les bibliothèques publiques. De toutes parts on faisait main basse sur les livres, les tableaux, les monumens qui portaient l’empreinte de la religion, de la féodalité, de la royauté ; elle est incalculable la perte d’objets religieux, scientifiques et littéraires. Quand la première fois je proposai d’arrêter ces dévastations, on me gratifia de nouveau de l’épithète de fanatique ; on assura que, sous prétexte d’amour pour les arts, je voulais sauver les trophées de la superstition. Cependant tels furent les excès auxquels on se porta, qu’enfin il fut possible de faire utilement entendre ma voix, et l’on consentit au comité à ce que je présentasse à la Convention un rapport contre le vandalisme. Je créai le mot pour tuer la chose.

L’accueil qu’obtint cette tentative m’encouragea, et ce premier rapport fut suivi de plusieurs autres sur le même sujet, à la suite desquels je fis décréter des mesures répressives contre les coupables. Mais encore fallait-il ménager l’amour-propre irrité de députés qui eux-mêmes avaient été les provocateurs ou les exécuteurs de dévastations. On m’aurait jeté à bas de la tribune si j’avais révélé toutes leurs turpitudes, ou celles de leurs complices, membres de diverses autorités épurées, c’est-à-dire composées, par les députés en mission, d’hommes stupidement barbares. En voulez-vous des preuves ? Du sein du Comité j’expédiais journellement une multitude de lettres relatives aux livres et aux monumens. L’administration du district du Blanc, département de l’Indre, me marquait que, pour assurer la conservation d’une bibliothèque, elle avait fait mettre les livres dans des tonneaux. Une autre administration avait fait apposer le scellé sur une serre-chaude, et comme on peut le croire les plantes avaient péri. Une autre à qui je demandais des détails sur les monumens des arts de son arrondissement, me répondait qu’elle n’avait qu’une tuilerie.

Le marteau des barbares dégradait les superbes basiliques élevées par la religion. On sait que des statues colossales des pères de l’Église, disposées circulairement au pourtour extérieur du dôme des Invalides, appelaient de loin l’œil du voyageur ; quinze cent mille francs avaient été dépensés pour dégrader ce monument et abattre ces statues. Je dénonçai le fait à la Convention ; je me fis enjoindre l’ordre de vérifier les faits afin de punir les auteurs de ce massacre monumentaire. Eh bien 5 tous mes efforts ne purent arracher qu’un arrêté d’après lequel les coquins étaient innocens.

Mon zèle me valut beaucoup d’outrages et de menaces. J’étais un fanatique aristocrate ; comment en douter, puisque chez le stathouder les premiers ouvrages trouvés sur sa table par Portier (de l’Oise) étaient mes rapports sur le vandalisme ?

Une chose assez plaisante, c’est que ce terme nouveau a causé en Allemagne une dispute littéraire. Meyer, de Hambourg, s’en était servi après moi dans ses curieux fragmens sur Paris, traduits en français par Dumourier. Des savans estimables, nés dans cette partie de l’Allemagne, d’où sortirent jadis les Vandales, prétendirent que l’acception donnée par moi au terme vandalisme injuriait leurs ancêtres, qui étaient guerriers, mais non destructeurs. Un littérateur profond, Boettiger, intervint dans la dispute, et par un écrit sur l’état de la littérature et des sciences en France[1], accompagna de notes érudites mes rapports sur le vandalisme. Adhuc sub judice lis est. À mes yeux la chose n’est pas problématique ; d’ailleurs l’expression nouvelle créée par moi a été sur le champ naturalisée dans toutes les langues cultivées de l’Europe, et fussé-je tombé dans une erreur, il ne serait plus en mon pouvoir de la rectifier.

La conservation des immenses dépôts de livres recueillis dans les communautés religieuses de Paris, avait fait créer un bureau de bibliographie ; sous l’Assemblée constituante il était dirigé par Dormesson, bibliothécaire du roi, avec lequel j’étais lié ; nous avions ensemble comparé son projet d’organisation des bibliothèques de Paris avec celui de Mercier Saint-Léger, qui voulait en former pour chaque grande démarcation des connaissances humaines ; ainsi nous aurions une bibliothèque de beaux-arts, une de jurisprudence, etc. Ce comité avait lentement continué, ou plutôt traîné ses efforts, et, d’après le plan établi, je calculais que sa besogne pourrait se prolonger pendant quarante-cinq ans. Je proposai un plan nouveau, qui devait amener la fin du travail dans neuf mois. Ce fut l’objet d’un rapport curieux qu’on a traduit en anglais à Philadelphie ; mais l’organisation du Directoire ayant placé ce comité dans les attributions du ministère de l’intérieur, on ne voulut pas même s’y mettre au fait de la besogne, qui, à la vérité, n’était pas toujours amusante. Elle aurait été suivie avec ardeur et annoncée avec emphase, si elle avait offert de quoi faire briller l’amour-propre ; malheureusement, elle n’était qu’utile, et telle est la cause qui fait échouer tant de vues saines.

J’appliquai ensuite aux jardins botaniques de divers départemens les mêmes principes de conservation, et j’obtins des fonds pour leur entretien ; mais aucun établissement de ce genre n’inspirait un intérêt aussi vif que le muséum d’histoire naturelle de Paris. Dans un instant de démence, quelques barbares y avaient détruit le buste de Linnée, placé sous le beau cèdre du Liban, parce que de ces mots Carolus a Linneo, ils avaient conclu que c’était Charles IX. Daubenton n’avait obtenu au Comité de surveillance de son arrondissement un certificat de civisme que comme auteur d’un ouvrage sur les bergers et comme étant berger lui-même ; mais en général ce muséum, par la réputation de ses célèbres professeurs, par des services multipliés, commandait le respect, et à travers les orages non seulement il fut intact, mais il obtint même par les soins du comité de vastes moyens d’agrandissement. J’aurais désiré qu’il fût secondé par des établissemens auxiliaires et qu’on lui donnât pour annexes d’autres jardins nationaux, celui de Montplaisir à l’Isle de France, ceux de Charlestown, de la Gabrielle en Guyane, du cap Français, etc. ; qu’on formât un dépôt à Bordeaux, la seule des cités maritimes placée sous le 45me degré de latitude, à une distance égale des climats glacés et des climats brûlans, et qui, par le canal de Languedoc et l’Océan, pourrait recevoir toutes les productions du globe.

Jusqu’à l’époque de la Convention il était inouï dans les fastes du crime le projet de détruire tous les monumens du génie. Doit-on être surpris, que, dans la même proscription, elle ait voulu comprendre les savans ? Le titre d’académicien devint une injure, à tel point que ceux qui en avaient été revêtus n’osaient plus se dire qu’artistes. Lagrange, Guyton-Morveau, Borda, et ce savant Vicq-d’Azir que tant de fois j’ai consolé et qui n’est mort que de la crainte d’être traîné à l’échafaud, étaient artistes.

Beaucoup de gens de lettres, pensionnaires de la cour, ou liés avec des courtisans, s’étaient montrés peu favorables à une révolution que plusieurs avaient provoquée par leurs ouvrages ; de là, une espèce d’anarchie dans les sociétés savantes. À l’Académie des inscriptions, très peu avaient suivi Bitaubé et Dupuy dans les rangs des patriotes. Champfort, l’un des quarante, dans un écrit très piquant, montrait au public sa compagnie comme toujours prête à ramper devant la puissance, et demandait la suppression des académies[2]. Monge tenait le même langage : une défaveur assez générale planait sur toutes les corporations, à plus forte raison sur celles qui paraissaient rénitentes au nouvel ordre politique. Le Comité entrevit qu’au premier jour, sur la demande de quelques députés, la Convention ferait main basse indistinctement sur toutes les académies, dont les membres seraient, par là même, désignés à la persécution.

Déjà languissaient, ou dans les cachots, ou cachés, ou en fuite, une foule d’hommes distingués : Anisson, Bitaubé, Broussonnet, Boncerf, Belanger, Brunok, Barthélémy, Cassini, Champfort, Dessaux, Delandine, Fleurieu, François de Neufchâteau, Lafosse, Florian, Lefèvre-Laroche, Girey-Dupré, Ginguéné, La Harpe, Hennebert, Marron, Noël, Marmontel, Mauduit, Nivernois, Oberlin, Palissot, Piccini, Rœderer, Robert (le peintre), Rouget de Lille, Sicard, Sage, Sainte-Croix, Suvée, sir John Crevecœur, Secondat, Volney, miss Williams ; tout ce qu’il y avait de gens sensés au Comité furent d’avis que, pour conserver les hommes et les choses, il fallait avoir l’air de céder aux circonstances, et proposer nous-mêmes la suppression des Académies, en exceptant celle des Sciences, celle de Chirurgie, et les Sociétés de Médecine et d’Agriculture. (Récemment j’avais obtenu 24,000 francs pour celle-ci.) On ordonnait aux autres de présenter des projets de réglemens plus conformes aux principes de la liberté, et qui, partant, ne fussent pas souillés des titres de protecteurs, tandis que la loi seule doit protéger ; ni des titres d’honoraires, car c’est l’homme et non la place qui doit figurer dans ces sociétés. Lavoisier était venu conférer avec moi sur ce plan et l’approuvait. Malgré moi j’étais chargé du rapport ; mais la Convention, fabriquant des décrets avec autant de facilité que des assignats, ne voulut admettre aucune exception, et prononça la destruction de toutes les sociétés scientifiques et littéraires.

Quelques années après, cette suppression servit de texte à un Mémoire sur les Académies, dans lequel l’auteur calomnie le Comité d’instruction publique, et surtout le rapporteur. Ce qu’il y a de plaisant, c’est qu’il accuse de vandalisme ce Comité d’où émanèrent les mesures pour réprimer le vandalisme. Autrefois il adressait à ce Comité et au rapporteur des épîtres respectueuses pour les remercier de lui avoir fait accorder mille écus de gratification ; à la vérité, on n’avait pas accédé à sa demande de prendre trois cents exemplaires de son Monde primitif pour les bibliothèques de districts.

Dans un mémoire en faveur de Dieu, qu’il appelle son respectable client, cet homme dit que la révolution française, comme les harpies du lac Stymphale, infecta tout ce qu’elle put toucher, le trône et l’autel, la morale et la religion[3] ; et cependant il est auteur d’un ouvrage dont il aura, sans doute, autant que possible, retiré les exemplaires, et qui est intitulé : Défense de l’auteur de la philosophie de la nature (in-8°, Paris, an II de la république). Il y déclare que le code de la Montagne est son Évangile, qu’il est un soldat de la Montagne, dont la sublime doctrine lui a appris que hors de son sein pas de salut ; il est l’apôtre de la Montagne dont l’ouvrage survivra à tous les trônes, à tous les livres des hommes, etc. Le plus fougueux révolutionnaire n’écrivit jamais comme cet homme qui se croit au moins l’égal de Newton, et qui, dans son appartement, a sur son buste ce vers :


« Dieu, l’homme, la nature, il a tout expliqué, »


D’où il suit qu’il n’y a plus de livres à faire, les siens suffisent, et l’on ne voit pas pourquoi il en fait encore ; car précédemment il a tout expliqué. Un plaisant a cru que pour compléter le distique il fallait à ce premier vers associer le suivant :


« Et personne avant lui ne l’avait remarqué.


Après cette digression sur M. Delisle de Sales, revenons aux sciences et aux savans.

N’ayant pu obtenir de la Convention qu’elle conservât diverses sociétés, et surtout l’Académie des sciences, nous entrevîmes dans un avenir douloureux la persécution dirigée contre les savans. Eh que n’ayons-nous pu lui arracher des hommes comme Bailly, Lavoisier, etc. !

Un moyen se présenta pour contribuer à sauver les lettres et ceux qui les cultivent : ce fut de créer, subordonnément au Comité d’instruction publique, une commission des arts qui s’occuperait à rassembler tous les monumens de Paris et des environs, et qui aurait des relations actives dans les départemens ; elle se composait des savans les plus distingués, et les services qu’elle rendit sont incalculables. Pour seconder ses opérations, nous mettions où faisions mettre en réquisition les gens de lettres cachés et endoloris dans les divers coins de la France. J’en avais dressé des listes ; je leur faisais expédier des lettres pour les charger de missions littéraires, qui étaient pour eux des brevets de sécurité, et qui établissaient avec le comité, ou plutôt avec moi, des correspondances utiles. Je sus qu’Olivier et Bruguières s’étaient trouvés aux prises avec le besoin dans le cours de leur voyage en Perse : je fis retentir ce scandale à la tribune, et le Moniteur leur apprit en Orient, ainsi qu’à Fauvel, occupé à parcourir la Grèce, qu’ils avaient des amis dans l’Assemblée nationale ; je consolais autant qu’il m’était possible les hommes éclairés, surtout par la perspective d’un avenir moins orageux.

Bientôt après le moment parut opportun pour proposer à la Convention d’encourager et de récompenser des hommes qui s’estimaient trop heureux d’être à l’abri de la persécution : au nom du comité je présentai le rapport, et d’emblée j’obtins que cent mille écus, affectés à cet objet, leur seraient distribués. Cette répartition aurait pu être mieux faite, mais ce n’est pas ma faute. Sur ma demande intervint un autre décret qui autorisait les gens de lettres, savans et artistes, à cumuler des traitemens, jusqu’à la concurrence de douze mille francs ; le vénérable Pingré fut des premiers à jouir de cet acte de justice.

Insensiblement l’opinion publique, rectifiée plutôt par le malheur que par la réflexion, comme cela arrive toujours, réagissait sur la Convention, et la honte des excès autorisés ou tolérés par elle, ouvrit l’espérance de lui faire admettre quelques institutions relatives à l’instruction publique ; de là des décrets en faveur des bibliothèques nationales ; de là l’établissement de l’Institut, des écoles normales et centrales, des écoles pour les langues orientales, des écoles de santé, des mines, de l’École polytechnique, des écoles pour les sourds et muets, de celle des aveugles, du Conservatoire de musique, de celui des art s et métiers, du Bureau des longitudes, etc. Je dois dire que Fourcroy, Prieur (de la Côte-d’Or), Vilfars, Mathieu, Guyton, Lakanal, Thibaudeau, etc., ont déployé constamment du zèle et des lumières pour ces institutions.

Un bureau des longitudes, dont l’Angleterre avait donné l’exemple, manquait à la France ; le comité me chargea à ce sujet d’un rapport, que je soumis préalablement à Lagrange, Laplace, Delambre et Lalande, qui l’approuvèrent. Eh bien, ce dernier, dans l’Histoire de l’astronomie pour l’an III, imprima que Lakanal avait établi le Bureau des longitudes. J’en ai ri et le nom de Lalande dispense de toute réflexion.

Le Conservatoire des arts et métiers a rassemblé dans un vaste et magnifique local ouvert au public, les machines et les instrumens perfectionnés de tous les arts et métiers, avec des échantillons de produits des manufactures tant nationales qu’étrangères. Il est dirigé par cet excellent et modeste Molard, auquel ont été adjoints Montgolfier, Leroi et Conté. La France regrette la perte des deux derniers. Ce conservatoire est unique en Europe, et je me félicite d’avoir lié mon nom à ces deux établissemens.

Tandis qu’en France nous travaillions à essuyer les pleurs du génie, à ranimer les connaissances utiles, je sentis l’importance d’établir dans les pays étrangers, par l’entremise des agens diplomatiques et commerciaux de la république, une correspondance littéraire qui avait un double objet : 1° De pomper chez les autres nations toutes les inventions utiles pour les disséminer rapidement chez nous ; 2° de faire venir tous les bons ouvrages qui avaient paru, et dont nous étions sevrés depuis le commencement de la guerre avec la plupart des puissances de l’Europe ; 3° de détruire les impressions fâcheuses conçues chez celles-ci d’après les dévastations qui avaient désolé la France et dont les émigrés avaient encore exagéré le tableau. En conséquence je me fis autoriser par le comité à diriger ce travail avec le commissaire ou ministre des relations extérieures. Je désirais même qu’on fît entrevoir aux agens un moyen de considération littéraire, d’amélioration de leur sort et d’ascension aux places, dans le zèle qu’ils déploieraient à seconder nos vues. Plusieurs s’y prêtèrent avec empressement, Adet, d’Hermand, Miot, Belleville, mais surtout Cacault, Reinhardt, Noël, Descorches et Félix Beaujour, consul à Salonique.

Leur entremise procura des livres, des manuscrits, des mémoires et d’autres objets intéressans sur plusieurs branches de connaissances utiles, telles que sur la manière d’extraire l’huile des olives, par Presta ; sur l’histoire des polypes, par Gavolini ; sur la savonnerie, la rubanerie, la fabrique des lainages, la manière de perfectionner la presse des draps, l’art de filer les soies à froid, la préparation des fers dits rondins, l’art du terrassier, la botanique, la culture du gramen, cultivé à Signo près Florence pour faire des ouvrages en paille ; la filasse et la toile de genêt, les briques flottantes dont Fabbroni a retrouvé la composition, la natation, les sunday schools en Angleterre, la pépinière diplomatique de Berlin, les écoles normales de Leipzig et des pays autrichiens, l’institut oriental du collège Thérésien à Vienne, les écoles pour le Drogmanat, etc., etc., etc. Que de choses utiles on pourrait obtenir à peu de frais par ce genre de correspondance, qui, dans tout pays, devrait être une partie intégrante du ministère des relations extérieures !

Volney, menacé de la persécution, voulut s’y soustraire en visitant les États-Unis : nous lui en facilitâmes le voyage ; Dombey, après un séjour de dix ans au Pérou, voulut aller botaniser dans l’Amérique septentrionale : nous le chargeâmes de porter à Jefferson des étalons du nouveau système des poids et mesures.

Une adresse de la Convention nationale, du 18 vendémiaire an III, rédigée par Cambacérès, aujourd’hui archichancelier, fut traduite en arabe. J’en fis expédier des exemplaires, ainsi que de tous les rapports concernant les sciences et les arts, aux sociétés savantes et aux orientalistes les plus distingués des différentes parties du globe ; les États-Unis, Batavia, Calcutta, etc., ne furent pas oubliés.

Plusieurs objets nouveaux avaient attiré l’attention du comité, qui m’avait chargé de les traiter : tels que les inscriptions des monumens publics, les dénominations topographiques, l’établissement de fermes expérimentales, et un ouvrage sur les arbres de la liberté où, dans quelques phrases, j’ai franchi les bornes de la modération démocratique ; mais la haine de la royauté les dictait. La Chélardie, en pareil cas se serait justifié, en disant : « Quelque sagesse qu’on ait, elle ne suffit pas pour vivre tranquillement avec des fous. »

La plupart des grands états de l’Europe, outre la langue nationale, familière à tous les hommes dont l’éducation a été soignée, ont une foule de patois ou idiomes locaux. L’Italie en abonde ; on en a donné des échantillons dans un volume de pièces en vers, sur la mort d’un chat. L’Espagne a les patois de Valence, de Catalogne, etc. Les Allemands en ont une multitude. En Angleterre des érudits ont publié des glossaires provinciaux ; Grosse est de ce nombre. Je doute que ces idiomes soient aussi multipliés qu’en France, où, d’après la circonscription actuelle, on compte plus de trente millions d’individus, dont six millions à peu près parlent la langue nationale, quoiqu’un plus grand nombre la comprenne. Ces jargons sont une barrière contre la diffusion des lumières ; ils maintiennent chez le même peuple des formes hétérogènes et des disparates sur lesquelles les gouvernemens ne doivent pas être indifférens. Je proposai à la Convention, comme mesure politique, des moyens pour faire disparaître graduellement ces idiomes et universaliser la langue française. L’ouvrage reçut un tel accueil, qu’on en décréta l’envoi à toutes les communes de la république.

Par les opérations qu’on vient d’indiquer se sont établies successivement et à des époques plus ou moins distantes, des relations entre moi et des savans de diverses contrées, tels que MM. Sneedorf, Engelstorf, Muller, Thorlacius, Bugge, Fabricius, Lehmann, Wadstrom, Kovatz-Martyny, Dereser, Oberthur, Zirkel, Postel, Eichhorn, Planck, Stæudlin, Heyne, Reuss, Beckmann, Martens, Henke, Rehberg, Bendavid, Schlichtegroll, Ersch, Bertuch, Erhard, Campe, Justi, Harlman, Friedlænder, Schottlænder, Frænkel, Mathiæ, Trallez, Meyer, Olivier, Usteri, Weiss, Stapfer, Ith, Fellenberg, Fabbroni, Vassali, Buniva, Regis, Nicolaï, Onde de Fortis, Aldini, Georgi, Farges-Davanzati, Solari, Ricci, Filippo Re, de Lugo Cornidez, Cabrera, madame de Montijo, mademoiselle d’Éon, miss Hannah Adams, Joël Barlow, Fulton, lord Lansdown, Marsden, Thomas Muyr, David Williams, Gregori, Hamilton, Henley, Vaughan, etc., etc.

Une anecdote singulière se rattache à ce dernier nom. Vaughan, né à la Jamaïque, membre du parlement d’Angleterre et dévoué à la France, y vint dans les temps les plus orageux de la terreur, prit les noms de Jean Martin, et résida plusieurs années à Paris, connu seulement de cinq à six personnes : religion et liberté, tels étaient les objets constans de ses méditations et de ses travaux ; sur le premier article il fit, en anglais, un ouvrage assez mal rendu en français, par Blachon, ministre protestant, sous ce titre : « De l’état politique et économique de la France sous la Constitution de l’an III, traduit de l’Allemand, in-12. » Ceci était une pure supposition : Vaughan avait tout à craindre pour ses biens et sa famille en Angleterre, si le gouvernement britannique, qui le croyait dans les États-Unis, avait su qu’il était en France. Pour mieux dérouter les conjectures, un autre stratagème fut employé : dans une fête de la fondation de la république à Strasbourg, on supposa que le citoyen *** était l’auteur de l’ouvrage dont il s’agit, et on lui décerna des remercîmens, ainsi qu’il est dit dans un almanach du Bas-Rhin. Un jour quelque bibliographe qui l’aura lu, s’applaudira d’avoir découvert le véritable père de l’État politique et économique, etc., et néanmoins il sera dans l’erreur.

Vaughan avait composé un livre anglais intitulé : of twelve scriptural prophecies, etc. : c’était un commentaire sur Daniel et l’Apocalypse, dont il appliquait les prédictions à la révolution française, d’après ses idées protestantes. Quand l’impression fut terminée, il trouva que l’ouvrage était trop imparfait pour être publié, et fit détruire toute l’édition sans se réserver même un exemplaire. L’imprimeur assure que l’unique existant est celui qu’il m’avait donné. Vaughan est actuellement à Kennebtk, étal du Maine, en Amérique.

Outre mes liaisons avec les savans et les gens de lettres de Paris, dont la plupart sont membres de l’Institut, pendant deux ou trois ans je fus en relation habituelle avec ceux des départemens : Delandine, Liotard, Villars, Gonan, Gérard, Desèze, Bernadeau, Latapie, Puymaurin, Castillon, Picot de Lapeirouse, Lefrançais, Laire, Beauchamps, Peignot, Bérenger, Chalumeau, Durival, Willemet, Mathon de Lacour, Brunck, Erman, Hermans, Oberlin, Petersen, Pfeffel, Grunwald, Achard, Rozier, Lestiboudois, Boucher, Gourdin, Le Grand-Laleu, Bertholon, Poiret, etc. ; de là des renseignemens curieux et des mémoires manuscrits, dont le dépouillement, si j’avais le loisir de m’en occuper, fournirait plusieurs volumes de variétés extrêmement piquantes, surtout en compulsant également ma vaste correspondance avec les savans occupés de connaissances religieuses, tels que Solari, Degola, Carrega, Palmieri, Veiluva, Gautier, Ricci, Devecchis, Lissoir, Guenée, Poirier, d’Allègre, Ith, Cestari, Mouton, Rau, Munter, Geregui, Cabrera, Blessig, Spanzotti, Bergancini, Lugo, Butler, Berington, et avec ceux qui se sont occupés comme moi de l’abolition de l’esclavage, tels que Clarkson, Grandville-Sharp, Wadstrom, Marsillac, Milner, Pemberton, les sociétés américaines, etc.

À une époque où j’envisageais comme probable de voir les scellés apposés sur mes papiers, je livrai au feu une multitude de lettres politiques qui, sous des tyrans, pouvaient compromettre ceux qui les avaient écrites et avec lesquels j’avais été lié ; les généraux Custines, Biron, Brunet, Beauharnais, les ministres Lebrun, Clavière, Rolland, etc.

Depuis l’organisation de l’Institut national, indépendamment des écrits mentionnés précédemment, j’ai lu à cette société : 1° La Réfutation de la theorie de Godwin sur la reconnaissance ; dans mon voyage d’Angleterre, j’ai refusé de faire visite à l’auteur qui le désirait : d’après la réputation de Godwin, ses écrits et son mariage avec la fameuse Marie Wolstonecraft, que j’ai vue à Paris, je crus que cette démarche de la part d’un évêque pouvait être inconvenante ; 2° un Voyage dans les Vosges ; 3° des Recherches sur la domesticité (ces ouvrages sont en portefeuille) ; 4° un Traité sur les facultés intellectuelles et la littérature des nègres, dont les traductions anglaise, par Warden, allemande, par Usteri, seront incessamment publiées ; 5° l’Apologie de Barthélemi de Las Casas ; 6° un Mémoire sur Sierra-Leone ; 7° un Essai sur le progrès des sciences politiques. Ces derniers ouvrages sont imprimés, ainsi que mon Histoire de l’agriculture en Europe au seizième siècle. Ce travail, demandé par la société d’agriculture pour être inséré dans l’édition nouvelle d’Olivier de Serres, a été très accueilli ; mais comme le républicanisme y est à pleines mains, on conçoit qu’au moment où j’écris ce n’est point un titre à la faveur, et déjà je pourrais citer à ce sujet des anecdotes bien étranges. M. Ersch, dans sa France littéraire, m’attribue d’autres ouvrages qui ne sont pas de moi, mais de M. Gregori, l’écossais ; l’identité de nom l’a induit en erreur. Desessarts, moins inexact, énumère dans ses Siècles littéraires et dans le supplément, ce que j’avais publié au moment où il écrivait.

Je terminerai ce chapitre par une digression concernant les gens de lettres. Et d’abord, fixons nos idées sur l’acception de ce titre, intraduisible dans certaines langues, comme l’allemand, parce qu’aucun terme ne lui correspond ; serait-ce Gelehrtermann (homme savant) ? Il y aurait peu de modestie à se donner soi-même ce titre. Il n’en est pas de même de celui d’hommes de lettres, dont, en France, à défaut d’autres, s’emparent une foule de gens qui, dit-on, savent lire, comme en Angleterre on prend celui d’écuyer (squire). Il faudra donc ou livrer la qualité d’homme de lettres à l’usurpation, ou la restreindre à ceux qui ont mis le public en possession du fruit de leurs veilles et de leurs découvertes. Voué aux lettres depuis mon enfance, j’ai vécu avec ceux qui les cultivent, et peu d’hommes en Europe ont eu avec eux des correspondances aussi étendues que les miennes. J’ai toujours encouragé les jeunes talens. À l’instar de ce qu’a fait à Londres David Williams, et sur ses instances, je voulais, de concert avec quelques amis, établir ici une société de fonds littéraires, qui pût subvenir aux besoins de savans nécessiteux, et affranchir leur pensée en leur assurant cette indépendance de fortune qui les rend odieux aux riches et aux grands, parce qu’alors il y a une chance de moins pour les asservir. C’est là précisément ce qui a fait échouer notre entreprise. En Angleterre, l’autorité civile ne peut contrarier des sociétés de ce genre ; il n’en est pas de même en France, où l’on veut tout réglementer, où la malveillance qui coudoie tous les hommes de bien, comprime à son gré les élans de la vertu et du talent, en les présentant comme contraires à l’intérêt de l’état. Tel fut en peu de mots le sort de la société morte-née que nous avions formée.

Dans le cours de la Convention, j’avais rendu d’éclatans services aux savans, dont quelques uns ne l’ont pas oublié. Mes efforts avaient arraché au tison des nouveaux Omars, et nos bibliothèques et nos monumens. Je partage cependant l’opinion que les beaux-arts ont usurpé dans nos temps modernes, une considération supérieure à celle que leur assigne leur valeur réelle, et que cet excès d’estime est un préjugé que Rome a répandu sur l’Europe moderne ; ils sont enfans du luxe, et cette ignoble origine se remarque dans les mœurs souvent dépravées des artistes. Le colonel Weiss a dit très sagement : Une seule idée vraiment utile vaut mieux que des milliers d’épigrammes, de sonnets, d’ariettes, de ballets, et que tous tes chefs-d’œuvre des Phidias et des Titiens[4]. Parmi les inventions modernes, il faut compter les dédicaces, les historiographes en titre d’office, les poètes de cour, tels que Apostolo Zeno chez l’empereur d’Allemagne ; à Londres, Pratt, etc.

L’art social est encore au berceau. Frappée de cette considération, l’Académie de Wilna ouvre un concours pour faire examiner les causes qui ont si fort arriéré les sciences morales et politiques. Assurément la solution est facile ; le despotisme les a mises partout sous la clef, tandis qu’on tolère tout ce qui est destructeur ou corrupteur. Que Parny, dans un poëme, réunisse toutes les infamies que peuvent vomir l’impiété et la lubricité, il devient membre de l’Institut ; mais qu’il dise ou publie une phrase mal sonnante à l’oreille de la police, peut-être on l’enverra loger au Temple.

La métallurgie, la chimie, la géométrie, la poésie, la peinture, la sculpture, n’ont pas de leur nature un caractère corrupteur : toutes sont ou peuvent être très avantageuses ; mais le despotisme les encourage par des motifs analogues à ses vues. La première fond des canons, la seconde fait de la poudre, la troisième dirige le tiret et calcule la parabole que décrit une bombe, les trois dernières se prostituent à l’adulation et au mensonge. Il l’avait bien compris ce Louis XIV qui, suivant l’expression de La Vallée, pour échapper aux malédictions de l’Europe, cacha sa tyrannie dans la majesté des arts. Toutes les trompettes de la renommée étaient à ses ordres ; il couvrait son pays de gloire et de malheurs ; il envoyait des pensions à des savans étrangers et laissait languir l’agriculture de la France, où l’on manquait de pain et même de bras ; car ses guerres avaient dévoré la population. Avec la moitié de l’argent employé à récompenser les arts du dessin, il eût donné l’impulsion la plus décidée à l’industrie et à l’agriculture. Les architectes surtout sont la classe la plus vorace, bien plus vorace que celle des fournisseurs.

Que de millions dévorés récemment par les architectes pour construire des salles dont on admire les colonnes, mais où l’on voit peu, où l’on respire difficilement, et où l’on n’entend qu’avec peine ! car ils sont très inférieurs aux architectes anciens dans l’application des principes de l’acoustique, qu’ils ignorent, et qui devrait être une partie intégrante de leurs études. Certes, si la charrue Guillaume réalise les espérances qu’elle a fait concevoir, cet instrument est plus précieux que tous les chefs-d’œuvre de la galerie du Louvre. Je ne prétends pas proscrire les beaux-arts, mais les mettre à leur place.

Les artistes et les poètes partagent le blâme qui flétrit par la mémoire de Louis XIV. Morellet prétend que jamais l’Académie française ne dérogea à sa dignité. Citera-t-il en preuve la fameuse question mise par elle au concours : « Laquelle des vertus du roi est la plus digne d’admiration ? » Champfort remarque à cette occasion que ce programme « fit baisser les yeux au monarque le plus aguerri à soutenir les excès de la louange ; au moins une fois il s’avoua vaincu, et ce triomphe était réservé à l’Académie. »[5]

À cette époque surtout, les poètes prodiguaient aux grands le titre de demi-dieux ; ceux-ci croyaient honorer les savans en conversant avec eux, et les savans avaient la sottise de partager ce préjugé ; ils se refusaient à voir que chez ce qu’on est convenu d’appeler grands, ils ne sont guère que des meubles de décoration, de vanité, dont par là même on fait quand on veut des meubles de garde-robe.

Un jour que Racine ou Boileau (je ne sais plus lequel), lisait une pièce de sa composition dans la chambre du roi, la chaleur excessive ayant incommodé le poète, Louis XIV ouvrit lui-même la fenêtre ; et d’imbécilles historiens ont recueilli ce fait comme une chose importante. Boileau lui écrivit :


Grand roi, cesse de vaincre, ou je cesse d’écrire.


Racine et Sarrasin eurent l’ineptie de mourir de chagrin ; le premier parce que le monarque avait parlé de lui avec humeur, le second parce qu’il avait encouru la disgrâce du prince de Conti.

Dira-t-on pour les excuser que ce vice est héréditaire chez les gens de lettres et les philosophes ? Anaxarque voulut justifier Alexandre du meurtre de Clitus ; Callisthènes offrit d’accréditer, par ses écrits, l’opinion qu’Alexandre était fils de Jupiter Aramon. À ces faits malheureusement trop vrais, on peut opposer la réponse de Diogène au conquérant : Range-toi de mon soleil ; et cette autre de Philoxène à Denys-le-Tyran : Qu’on me remène aux Carrières. Dans nos temps modernes, je ne vois de comparable à ces réponses que celle de J.-J. Rousseau qui, refusant une pension offerte par le roi de Prusse, lui écrivit : « En accordez-vous à tant de braves qui pour vous se sont fait casser bras et jambes ? » Voyez cette tourbe immonde d’écrivains et de prélats avilis aux pieds de la Pompadour et de la Dubarry. Combien de lettres écrites à la première par Bernis et Voltaire ! Celui-ci courtisa toujours le vice en crédit. On sait que Choiseul l’avait fait représenter à Chanteloup sous la figure d’une girouette, qui est aujourd’hui l’emblème de la nation française. Un sophiste fut, dit-on, pilé dans un mortier pour avoir flatté un roi de Chypre ; si l’on pilait tous les savans adulateurs, si l’on jetait dans le mortier tous ceux qui ont menti à leur conscience, trahi la vérité et leur mission d’instruire le genre humain, de discréditer les talens dont l’emploi n’est pas dirigé vers le bonheur du peuple, de s’exposer à la persécution pour atteindre ce but, nos académies seraient presque désertes.

En rédigeant cette philippique, autrefois j’eusse excepté du blâme les savans ; mais sous ma plume accourt le souvenir des adulateurs Herschel, Mess…, Redwig, Ven…, Robin, Palless…, Pellet…, etc., etc. Placez-les tous à côté de l’architecte S…

Les écrivains en général ont plus perfectionné le goût que l’intelligence ; plus perfectionné l’intelligence qu’ils n’ont fait aimer la vertu. Beaucoup d’entre eux, par leur exemple, ont prouvé que les talens peuvent s’associer à tous les vices.

La probité politique est très rare ; il en est de même de la probité littéraire. J’ignore s’il est vrai que Voltaire ail trompé ses libraires, mais on sait qu’il volait à Berlin des bougies. Ce fait m’a été attesté de nouveau par l’excellente princesse douairière Amélie de Weimar ; mais tel qui ne volerait ni bougies, ni argent, fera sans scrupule l’équivalent, ou pis, en multipliant ses créanciers, en gardant des livres et des manuscrits, en s’emparant des découvertes et des idées d’autrui ; les plagiats sont-ils donc étrangers à la conscience ? Le grand vice de l’éducation moderne, surtout en France, est de donner presque tout à l’esprit, rien au cœur. De là beaucoup de talens et très peu de vertus ; et ces talens, qui devraient n’être que les instrumens de la vertu, deviennent des armes contre elle. Doit-on s’étonner alors que l’on étudie plus pour briller que pour s’améliorer ? que même chez bien des gens la science et la sagesse ne soient que l’art de faire croire qu’on possède l’une et l’autre ? qu’en général nos savans soient des hommes sans moralité, sans caractère, sans dignité, changeant d’opinion et de ton, épiant l’occasion de se vautrer dans l’ornière de la flatterie, comme Waller, comme Monti ? car les poètes surtout ont une propension décidée à ramper ; j’en excepte Pope, Akenside, Churchill, et mon ami Joël Barlow ; citez m’en d’autres. Un nommé Kœcher imprima, en 1738, une mesquine brochure sur l’idolâtrie littéraire[6]. Un ouvrage complet, sur cette matière, serait aussi vaste que l’Encyclopédie.

J’ai toujours aimé les voyages à l’étranger ; ce sont des sciences qui s’intercalent agréablement dans le drame de la vie ; peut-être en publierai-je des fragmens qui retracent des faits et présentent des observations oubliées par d’autres voyageurs ; je dirai incidemment qu’ayant visité diverses contrées de l’Europe, la Suisse, l’Angleterre, la Hollande, l’Allemagne, nos chants de liberté, actuellement oubliés en France, ont du moins encore quelquefois frappé mes oreilles ; et, qui le croirait ? c’est à la garde montante à Berlin, et à Londres, au parc Saint-James ! mais revenons à mon objet.

Les diverses nations sont des sections de la grande famille ; c’est un faisceau dont la tige est dans la main du créateur ; elles sont obligées solidairement à tout ce qui peut, en resserrant leurs liens, perfectionner la morale, l’intelligence, les arts, prévenir ou adoucir les calamités qui affligent l’espèce humaine, et accroître ses moyens de bonheur. Néanmoins, peu de résultats pratiques sont la conséquence de cette vérité que personne ne conteste, mais qu’une politique atroce froisse à chaque instant en trompant les peuples par le prestige de la gloire. Entre les moyens qui peuvent conduire à ce but, et que j’ai développés dans mon ouvrage sur les progrès de l’art social, je place en première ligne les efforts concertés de tous les hommes qui, épars sur le globe, cultivant leur raison, communiquent au public les fruits de leurs recherches. Si la république des lettres était vraiment organisée, on pourrait, suivant l’expression de Leclerc, (l’auteur d’une Histoire de Russie), donner une nouvelle édition de l’esprit humain. Confédérez les savans, obtenez d’eux des efforts simultanés et dirigés vers le même but, vous êtes sûr qu’ils l’atteindront. Muratori, dans un ouvrage pseudonyme, a jeté quelques vues superficielles sur cet objet[7] : mais il se borne au plan d’une république littéraire d’Italie ; il nomme les archontes au nombre d’une centaine, comme s’il appartenait à un individu d’assigner les rangs. La république des lettres frappe d’anathème quiconque voudrait l’asservir ; mais repousser le sceptre n’est pas sanctionner l’anarchie.

Il y a deux siècles que les savans, pour la plupart, avaient entre eux une correspondance étendue et suivie. De nos jours, cet usage n’existe plus guère que chez les chimistes et les astronomes. Dira-t-on que la multiplicité des journaux et la fréquence des voyages y suppléent ? Ces moyens sont puissans ; par eux les nations civilisées ont acquis un caractère plus homogène ; on est moins Italien, moins Français, moins Allemand ; on est plus Européen.

Malgré les titres fastueux de certains journaux, je n’en connais aucun qui soit vraiment encyclopédique, aucun qui, même en se bornant à une branche des connaissances humaines, embrasse le cercle entier des faits et des travaux contemporains ; et, quant aux voyages, il est beaucoup de gens de lettres qui n’ont pas le goût, le loisir, l’argent, la connaissance des langues nécessaires pour les faire utilement.

Les Français sont la nation qui cultive le moins les langues : semblables au gentilhomme qui, à défaut de mérite, se targue de celui de ses ancêtres, il vivent sur l’antique réputation de leur littérature, et sont d’une ignorance grossière sur la littérature étrangère, quoiqu’ils se placent modestement au premier rang, tandis qu’on pourrait leur contester même le troisième.

Mes correspondances dans diverses contrées des deux mondes, mes réunions hebdomadaires de savans étrangers et nationaux, sont pour moi une source intarissable de jouissances pour l’esprit et pour le cœur. Que de secours littéraires on se procure par ce moyen ! combien il est puissant pour faciliter la circulation rapide des découvertes, révéler les plagiats et saisir les forbans ! Au lieu de l’orgueil, toujours compagnon de la bassesse, que les écrivains aient le sentiment de leur dignité, que, rougissant enfin du rôle d’adulateurs, ils aient le courage de se placer en avant de leur siècle pour en fronder les abus et les crimes ; alors ils seront vraiment les précepteurs du genre humain. Alors, créateurs et régulateurs de l’opinion, ils verront peut-être les arbitres de la destinée des peuples sentir le besoin d’associer cette puissance morale à la puissance physique ; soumettre l’autorité elle-même à l’empire de la raison, abjurer le métier de gladiateurs, de conquérans, pour cultiver les arts et la paix, et conduire les sociétés vers tout ce qui est grand, bon, utile, et partant capable d’assurer leur liberté, c’est-à-dire leur bonheur.



  1. Voir Neue Bibliothek der schœnen Wissenchaften, Leipzig, 1795, p. 5, et le Mercure allemand de 1795.
  2. Voir son Mémoire sur les académies.
  3. Mémoire en faveur de Dieu, in-8o, Paris, 1803, page 61.
  4. Essais philosophiques, t. II., page 235 et suivantes et p. 247.
  5. Des Académies, par Champfort.
  6. Joan. Chris. Kœcheri, de Idolatria Litteraria, etc., in-8., 1738. Hanovre.
  7. Reflessioni sopra il buon gusto interno le scienzi e le arti, etc., di Lamindo prilanio (Muratori), in-12. Venezia, 1708, cap. 10.