Jules Lévy (p. 333-337).


XXXIX

MES RELATIONS AVEC LE PRINCE DE HERSANT.


Il y a des gens qu’on se repent d’avoir connus trop tard. Le prince de Hersant est du nombre. Ses relations avec moi ne remontent pas à une époque très éloignée. Je l’avais vu passer plus d’une fois sous ma fenêtre, sans connaître sa haute qualité et ses qualités aimables, et je l’avais pris pour un ancien militaire. Je ne me trompais pas, en somme. Le prince avait servi dans l’armée serbe, avec un beau grade. En butte à la calomnie d’une famille jalouse de la sienne, et dont la haine était un de ces héritages que les pères, dans certains pays, lèguent religieusement à leurs enfants, il avait préféré la vie tranquille à la grande situation qu’il eût occupée dans sa patrie, et s’était retiré à Paris, le refuge des égarés.

Dès le premier jour que je le reçus chez moi, il me conta son histoire. Il avait de l’esprit et des manières charmantes, — avantages qu’on est heureux de rencontrer en toute occasion, mais, plus particulièrement, dans un gentilhomme. Par exemple, il détestait parler intérêts : le mot « argent » ne sortait jamais de sa bouche.

Nous faisions d’assez fréquentes promenades, mais dans l’appareil le plus simple. Je ne vis qu’une fois sa voiture, qu’on eût prise pour une remise, tant étaient simples les goûts du Serbe ! Nous sommes allés une fois à Saint-Cloud, deux fois à Meudon. À Ville-d’Avray, nous nous sommes payé une partie à cheval. Cela m’a rappelé les excursions faites, il y avait plus de vingt ans, en compagnie de Williams, le propriétaire d’Albrect-Room. Il n’eût plus manqué, pour compléter l’analogie, qu’une partie de pêche à Charenton.

— Il me semble, disait le prince, que j’ai encore dix-huit ans, et que je suis dans mon pays !

Ce cri du cœur est excusable chez un prince dépaysé, qui se fait, à Saint-Cloud, servir une matelote.

Il professait une grande admiration pour le théâtre de Dumas fils.

Il me dit, après la représentation de la Dame aux Camélias, à laquelle nous avions assisté ensemble :

— Cette histoire est la mienne, en faisant toutefois un homme de Marguerite Gautier, et du père Duval, une belle-mère.

Je n’ai jamais pu m’imaginer quelle pouvait être son histoire. Par moments il m’arrivait de croire que le digne homme avait un coup de marteau. D’autres fois, il me venait des soupçons sur sa qualité princière. Je me demandais — après je me suis repentie, mais on passe sa vie à se repentir, pour retomber dans son éternelle erreur, — je me demandais si je n’avais pas affaire à un escroc ?

Un soir que, dans mon appartement, le prince s’était retiré quelques instants, j’aperçus son portefeuille, resté par hasard sur une table.

L’idée me prit de l’ouvrir… Quelques billets de cent francs, des cartes de visite armoriées au nom du prince de Hersant, une adresse au bas de chaque carte.

C’était plus qu’il ne fallait pour me rassurer.

— Vous avez laissé votre portefeuille, prince, lui dis-je, dès qu’il entra dans la chambre. Je vous conseille d’être prudent. À Paris tout se trouve.

— À qui le dites-vous ? me répondit-il. J’ai perdu quinze mille francs il n’y a pas un mois.

— Quinze mille francs ! Et vous n’avez rien fait pour les retrouver ?

— Mon Dieu non ! si c’est un homme aisé qui les a recueillis, il fera mieux que moi les démarches nécessaires : si c’est un pauvre diable, il gardera pour lui l’aubaine, et m’obligera, même en m’épargnant la peine de stipuler avec lui une récompense.

Le prince, on le voit, était magnifique.

Je lui offris de faire les démarches à sa place.

— Ne parlons plus de cette bagatelle, me dit-il. La chose ne vaut pas le dérangement.

Il passa quinze jours avec moi, sans me faire aucune libéralité. Enfin le seizième, il s’exécuta… il m’exécuta plutôt, car il ne revint plus. Sa disparition coïncidait avec celle d’une broche de grande valeur, que je tenais du duc Jean.

Je ne suis pas allée faire à la préfecture une demande en restitution : j’aurais eu peur qu’on ne me jugeât trop amie de M. de Hersant.

Il était prince d’occasion, et chevalier… d’industrie !