Jules Lévy (p. 317-323).


XXXVII

MA MAISON CONVERTIE EN AMBULANCE. — CES MESSIEURS DE LA COMMISSION. — TRISTESSES ET GAÎTÉS.


À Paris, pendant la guerre, le jour même où l’on a fermé les portes, j’ai déménagé huit chevaux, sous prétexte de les faire promener. On les a conduits à Cabourg.

Plus tard, ma maison de la Rue de Chaillot était convertie en ambulance.

Le pavillon anglais n’a jamais flotté sur ma porte : rien que le drapeau de Genève.

Chaque jour fournissait son contingent de mourants ou de blessés. Ce n’était pas l’époque des fêtes, et l’on prenait non plus son plaisir mais son devoir où l’on pouvait. C’était bien le meilleur moment d’utiliser le fond de pitié que chacun possède à plus ou moins grande dose : et franchement la matière ne manquait pas à la dépense. Je ne regardai pas à celle-ci, de quelque nature qu’elle fût. Tout se faisait à mes frais. Le médecin du Comité n’avait que des ordres et son temps à donner. Je payais jusqu’aux enterrements. On ensevelissait dans mes draps de toile fine. Huit lits constamment occupés.

Bien vêtus, plus que convenablement nourris, je ne crois pas que mes hôtes aient eu à se plaindre de moi.

Cela m’a coûté vingt-cinq mille francs.

Je n’ai pas même eu un diplôme ! Ce n’est pas une plainte que j’exhale, mais une simple constatation que je fais.

Pourtant mon argent valait celui d’un autre ! et j’avais le droit de l’employer à telle fantaisie qui me passait par la tête !

Certes, je souscris de grand cœur aux éloges publiquement décernés aux bonnes sœurs, aux nobles dames, aux dévouées zélatrices, mais les vertus officielles, si je puis ainsi parler, n’ont pas, à mon sens, le monopole du dévouement. Même parmi les bêtes, il y a des sensibilités, cela se voit assez souvent encore, et ceux qui tiennent en main les récompenses, s’honoreraient eux-mêmes, dans l’exercice de leur charge, en ne faisant pas, comme on dit, acception de personnes. Mais la morale ? mais l’exemple ? mais la dignité ? Et les usages ? et le monde ? et les convenances… Enfin, si c’est la loi morale qui parle ici, je m’incline devant cette noble abstraction. Mais, par exemple, si c’est Pierre ou Jacques, dont il m’a bien semblé reconnaître la voix, qui prétendent représenter cette loi morale !… Non ! Pas de sottises ! si bonne fille soit-on, il y a des bornes… Bornons-nous là.

Ce que j’ai vu dans mon antichambre de moralités… disponibles !…

Enfin, messieurs de la Commission, j’ai cru devoir faire comme vous vous êtes crus forcés de faire : à l’occasion vous feriez encore de même, et moi aussi.

Sur le moment néanmoins j’étais furieuse. Dans mon indignation je demandai une indemnité de quinze cents francs ! — J’ai dit que j’en avais dépensé vingt-cinq mille. — On refusa. J’en appelai aux tribunaux, qui me donnèrent gain de cause.

Si c’était à recommencer, je ne m’adresserais pas à la justice. C’était vraiment la déranger pour bien peu. Très polie, d’ailleurs, la justice. J’aimerais mieux prendre gaîment la chose. Il y a des matières au sujet desquelles on regrette le mauvais sang qu’on s’est fait : celle-là est du nombre. Un certificat, la belle affaire ! Le meilleur diplôme, c’est la reconnaissance des gens.

Je les aimais bien, mes petits moblots. Mon ambulance semblait avoir la spécialité des mobiles bretons. Longtemps après, bon nombre de ceux-ci, de passage à Paris, vinrent me voir. Jamais reconnaissance ne me fut plus douce. C’était bien gratuit, bien franc : le cœur parlait tout seul ! On s’embrassait comme du pain, comme du bon, s’entend, rien de celui qu’on avait dû goûter pendant la guerre.

Quelques épisodes de cette malheureuse époque me reviennent en mémoire.

Un pauvre garçon se mourait. Un dragon, celui-là : il faisait, avec quelques autres, exception à ma clientèle. Il avait un délire intermittent. Je m’approchai de son lit. Entr’ouvrant les yeux, et m’apercevant, sans doute :

— Ah ! ma pauvre Marie ! ma pauvre Marie ! murmura-t-il, nous nous aimons bien toujours, va !

Il se tut quelques instants, puis :

— Je vais aller bientôt au pays, remercier Cora… Marie est jalouse : et elle a tort. Je ne lui ai pas dit un mot, à elle.

— À qui ? demandai-je distraitement.

— À Cora.

Il mourait quelques heures après. Plus tard, un de ses camarades guéri a dit, en parlant au médecin de service :

— Ce pauvre Lucien ! Ce n’est pas la première fois qu’il voyait madame Pearl. Elle l’a vu sous un autre costume, et ne l’a pas reconnu. Ce qu’il aurait donné pour lui parler, la voir, l’entendre, l’an dernier ! mais c’était un timide. Il s’est tout de même rudement battu ! Pauvre Marie !… (Ici un nom qui a complètement échappé au médecin).

Le propos ne m’a été rapporté que beaucoup plus tard, alors que l’armistice avait depuis longtemps été signé.

À côté de la note triste la note plaisante.

Un petit Breton, presque rétabli, recevait de ma main je ne sais quelle tisane.

— C’est bon ça dans le fusil ! me dit-il avec un bon gros rire qui découvrait des dents blanches à faire plaisir.

— Vous parlez de fusil, lui dis-je. Connaissez-vous bien le maniement d’un fusil ?

Il n’osait pas donner de réponse trop affirmative. Il disait :

— Comme ça…

Je lui montrai le coin de la cour sur laquelle donnaient les fenêtres de la salle, où nous nous trouvions.

— Voyons, lui dis-je, vous ne manqueriez pas un Prussien qui serait là ?

— Dam ! fit-il en hochant légèrement la tête, pour ça, faudrait pas qu’il bouge !

Je ris de sa réponse : et, d’un air gentiment nigaud, il me fit une seconde exhibition de ses dents blanches.