XXXII

LE DUC DE NABAUD PREND MON PARTI. — UNE MISSIVE DE MA CONCIERGE — OFFRES GÉNÉREUSES ET DÉSINTÉRESSES DU DUC À MON RETOUR.


Je dus à mon expulsion la connaissance du duc de Nabaud : il était alors avec Alméda. La mesure rigoureuse qu’on venait de prendre à mon égard l’avait outré. Il était de ceux qui n’ont pas peur de protester contre la violence, et se rangent instinctivement du côté des victimes. Sa grande fortune, la considération dont il était entouré, lui permettaient l’indépendance. On ne lui donnait pas de soufflets — très certainement, et pour cause — mais il disait aux gens leur fait, se constituant au besoin vengeur des soufflets arbitrairement reçus par les autres. Les caractères de cette trempe ne pullulent pas en ce monde comme les lapins.

Furieux de ce qui s’était passé, il accourt à mon hôtel. Il ne me connaissait pas, et tenait à me donner une preuve éclatante de son indignation. J’étais partie. Il revient encore, pensant qu’une intervention influente avait obtenu pour moi quelque accommodement avec le beau ciel de la préfecture.

En cela le comte se trompait du tout au tout sur mon caractère. Si méprisable que m’eût rendue aux yeux de l’ordre public un acte, regrettable sans doute, mais nullement imputable à ma conduite, je me serais estimée vile, si je m’étais abaissée aux supplications. J’avais été l’objet d’une mesure d’exception, dans la rigueur : il me répugnait de demander à l’être dans la clémence. Un ami me dit à mon départ : « Vous avez pour vous les honnêtes gens. » Je lui fis observer que la plaisanterie était d’un goût douteux. Ceux qu’on est convenu d’appeler les honnêtes gens ne pouvaient qu’applaudir à l’expulsion « d’une personne de mon espèce. » Pour eux le procès était jugé d’avance. La plupart de ceux qui approuvaient le châtiment qu’on m’infligeait, étaient eux-mêmes « les honnêtes gens » : ils tenaient fort à cette qualification, qu’il n’auraient pas craint pourtant de perdre en daignant me rendre quelquefois visite. Mais ils auraient eu peur de faire paraître un peu de sympathie pour une femme qui avait cessé d’être heureuse. Je baissais dans leur estime en raison même de ma disgrâce. Autre temps, autre toise !

Le comte revint donc inutilement : je n’étais pas de retour. Il ne désespérait pas pour cela de me trouver, il revint encore, puis encore, et si souvent que les concierges m’informèrent de ces visites par la plume de l’excellente madame Bourdille, dont voici le récit fidèle :

« Un monsieur dans les trente ans est venu lundi, il est revenu mercredi et puis jeudi. Il a dit : « Elle est raide tout de même ! — Nous lui avons dit : Pour sûr ! » Ce monsieur qui est très bien avait un fiacre le lundi et le jeudi : à pied le mercredi. Il a dit qu’il avait affaire à midi. Nous lui avons observé que madame ne reviendrait pas de sitôt, alors il a dit : « C’est épatant ! » Il est revenu hier samedi ; cette fois-là dans son coupé. Cette marque réitérée de considération pour madame a fait une impression d’obligeance à mon mari et à moi-même. Et c’est d’autant, que le monsieur a dit ne pas connaître madame, sinon qu’il sait son nom. Nous espérons que madame se porte toujours bien. Elle peut jouir de la tranquillité. Mon mari et moi-même ouvrons l’œil sur la maison.

» P. S. Le monsieur s’appelle le duc de Nabaud : il est assez grand, son groom a dans les vingt ans, son cocher peut avoir dans les cinquante, cinquante-deux ans. »


On le voit : j’étais renseignée. Je sus infiniment gré à ce galant homme d’avoir pris aussi chaleureusement le parti d’une personne qui lui était inconnue ; sa bonté me consola de la désertion des prétendus amis. Les vides sont comblés si vite dans le tourbillon qui nous entraîne !

J’écrivis dès mon retour au duc de Nabaud. Je tenais à lui témoigner ma reconnaissance. Le lendemain il vint me voir.

— Enfin ! me dit-il, vous n’êtes plus en pénitence !

Je lui répondis qu’en somme la pénitence avait été assez douce, mais que je n’avais pas pour cela envie de recommencer.

— On ne fait pas fortune en exil, me dit aimablement. Mon intérêt est jusqu’ici bien platonique. Veuillez me traiter en ami, et disposez de me bourse.

Et il me força d’accepter quinze mille francs. En un mois, il m’en donna trente mille.

Nous passions des heures à causer, car le duc est un causeur charmant ; c’était bien comme ami, et rien que comme ami, qu’il désirait être reçu, — ami généreux et désintéressé. Il ne songeait pas, en agissant de la sorte, à user d’une tactique habile, et prenait pourtant, bien à son insu, le meilleur chemin pour ménager dans une femme la transition toujours facile de la confiance à l’abandon. L’intérêt qu’il m’avait témoigné sans me connaître, le charme de bonne compagnie qu’il apportait avec lui, le plaisir qu’il semblait prendre à rendre moins pénible la position dans laquelle je me trouvais alors, tout me faisait concevoir pour lui une estime voisine de l’affection la plus sincère.

Les relations qui s’établirent plus tard entre nous n’en furent que plus douces : je ne pouvais refuser un témoignage de tendresse à qui avait pour moi fait preuve de tant de cœur.

J’ai reçu du duc plusieurs cadeaux, entre autres, un sac de 4,500 francs, de chez Ancre, rue de la Paix. J’ai dû vendre tout ce que je possédais : il fallait payer mes créanciers. Ce sac est un des objets donc la perte fut pour moi la plus sensible. « Peut-être, me dis-je parfois, en me berçant d’un faux espoir, peut-être ce cher souvenir n’est-il pas perdu ? La reconnaissance est dans les mains d’un tiers ! Mais bien du temps a passé déjà sur cet engagement volontaire, comme mon sac a posé peut-être à une autre « recrue » de l’éternelle territoriale !

Je n’ai pas revu le duc depuis quatre ans.