Jules Lévy (p. 259-263).



XXXI

COLIBRI. — SON GÉNIE ADMINISTRATIF. — BATAILLES. — SUSCEPTIBILITÉS — UN DRAME DANS UNE CUISINE.


J’ai eu un « colibri ». Quelle femme n’en a pas laissé quelqu’un en suspens dans son antichambre ?

Ce colibri aux ailes argentées avait été cependant plus loin. Drôle d’oiseau, qui tenait assez du perroquet, non par la beauté du plumage mais par une déplorable tendance à répéter les termes bas et mal sonnants. Et s’il n’y avait eu en lui de grivois que les termes ? Mais les manières étaient à l’avenant ! Ces aimables avantages ne l’empêchèrent pas de dépenser avec moi deux cent mille francs bien comptés. Il conduisait la maison, y réglait tout, apportant dans ses fonctions ce charme d’urbanité qui fait adorer un maître de ses domestiques.

Un jour il se battit avec un valet de chambre : le pugilat avait lieu sur un palier. Ces messieurs se faisaient un devoir de rouler l’un sur l’autre, lui, superbe de torse et d’ébouriffement, le valet blême, avec un œil au beurre noir. Attirée par le vacarme, je fus seule, heureusement, à contempler ce spectacle.

Je dois constater à l’honneur musculaire du dit Colibri qu’il finit par remporter une victoire vigoureusement disputée. Il y eut comme une réminiscence des fameux coups de poing de la fin, seulement Mathias ne témoigna pas à son patron vainqueur une admiration des plus enthousiastes.

Colibri avait la passion de la prise de corps : et aussi une orthographe bien à lui, celle des autres n’étant pas de son goût. Il écrivait mon n’oncle, et me trouvait de la majestée.

Très susceptible comme les sots, il se croyait insulté pour la moindre chose. Malheur à qui écrivait Collibri, Colibry, ou tout autre équivalent erroné dans l’orthographe du nom, qui de pères en fils, avait toujours sautillé dans sa famille. Il ressemblait un peu au Chabannais de la comédie ; bien qu’il ne fût pas bossu, il avait toujours une claque en réserve pour quiconque lui adressait un mot, une qualification de lui inconnue, et, dès lors, invariablement jugée offensante. Mais jamais de duel, au moins que je sache : des piles, rien que des piles. Ce qu’il en a donné ! Ce qu’il en a reçu !… C’était sa distraction, sa quiétude. Ses amis le comparaient à ces crabes, qu’on nomme dans le Midi « des enragés » et qu’on ne peut saisir qu’en plaçant ses doigts à une juste distance des crocs de devant et des crocs de derrière.

On servait à déjeuner un beefsteak. Le morceau n’était pas à la convenance de monsieur. Il prend le beefsteak et bondit du côté de la cuisine.

Là, il apostrophe Salé, l’illustre Salé :

— Dites-donc, vous ! Qu’est ce que c’est que ça ?

Et il tend l’assiette d’un ton farouche.

Salé très calme :

— Ça, c’est un beefsteak.

— Eh bien, dit Colibri, mangez-le !

Il jette en même temps sur le fourneau le beefsteak et l’assiette qui se brise.

Salé furieux de cette insulte qu’il reçut en présence de son aide et de la fille de cuisine, s’empare du beefsteak et le lance sur Colibri. En pleine figure, vlan !

On croit peut-être que Colibri entonna son chant de guerre ? On se trompe. Cette application de viande tiède sur la joue produisit l’effet du verre d’eau qu’on jette à la face d’un enfant rageur.

Colibri s’est tu, comme par enchantement.

En le voyant revenir de son expédition à la cuisine, je lui demandai ce qu’il était allé faire.

Il me répondit, tout en passant en main sur sa joue qui me paraissait un peu plus rosée que de coutume :

— Rien, mais il fait chaud chez Salé.

— Mais pourquoi donc êtes-vous descendu avec ce beefsteak ?

— Pour m’en faire servir un autre.