XVII

LA BLANDIN, MON INTENDANTE, GRANDE CONFIDENTE DU DUC. — LE DUC JEAN ET DE ROUVRAY. — JALOUSIE DU DUC. — SES IDÉES SUR LE PROGRÈS À L’ÉTRANGER ET EN FRANCE.


En ces temps-là, la Blandin était mon intendante, mon altera ego, comme exigeait que l’on dît, dans l’espèce, un ex-normalien latiniste dévoyé quelque temps chez moi. Bref, elle remplissait les fonctions de femme de confiance, de demoiselle de compagnie, — je dis demoiselle par respect pour la locution : le mot dame n’allait pas du tout.

On a parlé de cumulards, sous l’Empire et l’expression était familière à Napoléon III. À ce compte, la Blandin était une fière cumularde. Mais elle me donnait les preuves de la plus réelle complaisance. Je la chargeais de mes commissions : c’était elle qui veillait aux approvisionnements. Enfin elle était aux trois quarts honnête : c’est encore une estimable proportion.

Le duc en avait fait sa plus grande confidente. C’étaient des « ma bonne madame Blandin » par-ci ; des « cette excellente Blandin » par-là ; des « et votre sciatique, ma chère Blandin ? » Ces marques d’intérêt se donnaient dans l’antichambre, avec d’autres, non moins bien sonnantes et qui allaient au cœur de ma « demoiselle de compagnie » qui, soit oubli des convenances, j’aime mieux le croire, soit élan de tendresse, se permit plus d’une fois, de dire : « Il est vraiment bon prince, ce Jean-jean ! » Ce laisser-aller familier à l’excès me fit bondir, et bien que le mot fût de « l’excellente Blandin », je doute que ce redoublement par trop populaire eût beaucoup flatté le duc.

Le Blandin avait pour auxiliaire dans sa charge auprès de moi une autre femme de mes grandes amies, pour laquelle je n’avais pas non plus de secrets : « la marchande de vin » — je ne lui ai jamais connu d’autre nom.

La première fois que je me rendis au palais du duc, « la marchande de vin » m’accompagna. De Rouvray était alors mon « ami ». Il tenait à moi par tendresse de cœur plus peut-être que par ostentation de vanité. En plusieurs circonstances, il se rencontra chez moi avec le duc, et je me trompe fort, ou la bienveillance n’était pas, à vrai dire, le sentiment qu’ils nourrissaient l’un pour l’autre. Godefroy, ainsi que le nommait Barberousse par euphémisme, était aussi de mes familiers. Dans ce trio d’exécutants ou de dilettante, c’était le duo qui, prédestiné par sa haute situation à payer la note la plus haute, faisait naturellement entendre la plus aiguë. Godefroy n’avait pas lieu d’appréhender le ressentiment du Roi Lion, qui réservait à de Rouvray ses meilleurs coups de griffes.

Je recevais du duc les lettres suivantes : la première écrite sur des rapports exacts, peut-être, mais dépourvus de bienveillance ; la seconde, relative à certain malentendu, dans lequel, je puis le dire aujourd’hui, il n’y avait pas eu faute de ma part :

« Il est vraiment des choses si désagréables qu’elles ne peuvent être passées sous silence. J’ai appris tout ce qui a eu lieu au dernier dîner que tu as donné, samedi dernier, je crois, à tes amis et amies, le monsieur qui est venu, la scène qui a éclaté, etc., tout, tout…

» Autre chose : ce soir, je sais que tu attends un de tes amis qui a demandé un congé sans doute pour venir te voir. Tu te passeras bien facilement de moi. »


Vendredi, 3 heures.

« Je t’adore, tu le sais, tu ne peux en douter et c’est bien vrai ; mais ta conduite, ma Pearl chérie, est fatale. Tu ne sauras jamais par où j’ai passé dans ces dernières heures. Te voir pour te perdre encore est au-dessus de mes forces, et nous mènera à quelque extrémité. Tu veux venir pour me quitter une heure après et nous retrouver dans une situation impossible ! Hier je suis rentré derrière toi. C’est une bêtise de mes valets de chambre qui n’ont pas trouvé la clef. Eh bien, pense un peu à moi aussi. Viens, si tu es décidée, quand tu voudras. Mais jusque-là, je t’en prie, ne continuons pas une situation humiliante, presque ridicule pour tous. Je t’aime et t’attends ; quand tu le voudras bien. »

À ma seconde visite au palais, le nom de de Rouvray fut mis en effet sur le tapis. — Je recevais chez moi beaucoup trop de monde. Passe pour autrefois : il n’est pas mauvais de se créer des relations ; mais quand les relations sont nouées, quand surtout elles sont connues ; quand on voit certains personnages, quand… quand… Enfin, il fallait opter entre la petite porte et l’escalier dérobé de « la grande demeure » — (plus tard j’entrai sans inconvénient dans le salon) — et l’hôtel plus modeste, mais très aristocratiquement coté, l’hôtel privé où je n’allais pas, mais que son propriétaire quittait volontiers et très souvent, pour venir me voir.

Je promis tout ce qu’on exigea, — il faut bien être polie avec les honnêtes gens, — cependant je donnai à entendre que j’avais besoin qu’on m’accordât un peu de temps, pour me permettre de satisfaire aux exigences d’un nouveau et unique protecteur. Cette assurance, bien que mitigée par ma prudente réserve, rendit au duc toute sa sérénité. Je dînai avec lui en tête à tête. La duchesse était absente.

Il me demanda ce que je faisais de mon temps ; quels étaient mes goûts ; si j’avais été à Bade ? Il me promit que « si j’étais sage » il me ferait faire des petites promenades. — Il entendait par là quelques voyages à l’étranger. Enfin il fut très gentil, je dirai : très bon camarade.

Il m’avouait que les voyages étaient pour lui une passion. Il faut être paralytique pour rester en place. Une détention, même très courte, serait sa mort.

Parlez-lui de l’Amérique ! C’est là qu’on pratique avec intelligence l’art de voyager ! Nos chemins de fer, à nous, sont des coches. D’ailleurs, en France, la routine règne en souveraine : c’est la seule autorité à laquelle il n’y a pas de danger qu’on attente. Et voilà comment la nation la plus intelligente reste en arrière, faute d’initiative, dans tout essai d’amélioration, et d’empressement à profiter des progrès réalisés ailleurs depuis longtemps.

Je me disais en moi-même :

— S’il continue comme ça, nous manquons les Bouffes !

Car nous devions passer la soirée aux Bouffes. Nous y allâmes pourtant avec Noirot et Brunier.

Nous rentrâmes au palais, où je passai la nuit.