Mémoires de Barry Lyndon (Thackeray, 1865)/14

Traduction par Léon de Wailly.
Librairie de L. Hachette et Cie (p. 182-193).


CHAPITRE XIV.

Je retourne en Irlande, et étale ma splendeur et ma générosité dans ce royaume.


Combien les temps étaient changés pour moi ! J’avais quitté mon pays, pauvre enfant sans le sou, simple soldat dans un misérable régiment en marche. Je revenais homme accompli, ayant à moi cinq mille guinées, une magnifique garde-robe, et un écrin qui en valait deux mille autres, ayant joué un rôle dans toutes les scènes de la vie, et un rôle qui ne laissait pas que d’être assez distingué, ayant fait la guerre et l’amour, étant, par mon propre génie et par mon énergie, parvenu de la pauvreté et de l’obscurité à l’aisance et à la splendeur. Quand je mettais la tête à la portière de ma voiture, roulant sur ces routes si nues et si tristes, le long des misérables cabanes des paysans qui sortaient en haillons pour admirer le brillant équipage, et poussaient des vivat en l’honneur de Sa Seigneurie, à la vue du magnifique étranger dans le superbe carrosse doré, et de mon énorme domestique Fritz s’étalant derrière avec sa moustache frisée, sa longue queue et sa livrée verte à brandebourgs d’argent, je ne pouvais m’empêcher de me considérer avec beaucoup de complaisance, et de remercier mon étoile de m’avoir doué de tant de bonnes qualités. Sans mon mérite, j’aurais été un petit hobereau sans culture, tel que j’en voyais faire les crânes dans les misérables villes par lesquelles ma voiture passait pour aller à Dublin. J’aurais épousé Nora Brady (et quoique, Dieu merci, je ne l’aie pas fait, je n’ai jamais pensé à cette fille qu’avec bienveillance, et en ce moment je me rappelle plus clairement l’amertume de sa perte que tout autre incident de ma vie) ; je serais à l’heure qu’il est père de dix enfants, ou fermier à mon compte, ou agent d’un propriétaire, ou employé de l’accise, ou procureur, et voilà que j’étais un des plus fameux gentilshommes d’Europe ! J’ordonnai à mon valet de se procurer un sac de gros sous et de les jeter à la foule pendant que nous changions de chevaux, et je vous garantis qu’il y eut autant d’acclamations en mon honneur que si milord Townsend, le lord-lieutenant lui-même, avait passé.

Ma seconde journée de voyage, car les routes irlandaises étaient rudes à cette époque, et un carrosse de gentilhomme n’y avançait qu’avec une lenteur terrible, m’amena à Carlow, et je descendis à cette même auberge où je m’étais arrêté onze ans auparavant, quand je m’enfuyais de chez nous après la prétendue mort de Quin en duel. Comme chaque moment de cette scène est gravé dans ma mémoire ! L’ancien aubergiste qui m’avait servi n’était plus ; la maison que je trouvais alors si confortable était misérable et délabrée ; mais le claret était aussi bon qu’autrefois, et je fis venir l’hôte pour en prendre un pot avec moi, et me conter les nouvelles du pays.

Il était aussi communicatif que ses confrères le sont ordinairement ; les récoltes et les marchés, le prix des bestiaux à la dernière foire de Castle-Dermot, la dernière histoire sur le vicaire protestant, et la dernière plaisanterie du P. Hogan, le prêtre catholique ; comme quoi les White Boys avaient brûlé les meules du squire Scanlan, et les voleurs de grand chemin avaient été déjoués dans leur attaque contre la maison de sir Thomas ; qui devait chasser avec la meute de Kilkenny à la saison prochaine, et la merveilleuse partie qu’ils avaient faite en mars dernier ; quelles troupes étaient dans la ville, et comme quoi miss Biddy Toole s’était enfuie avec l’enseigne Mullins ; toutes les nouvelles du sport, des assises et des sessions trimestrielles, étaient détaillées par ce digne chroniqueur de petite bière, qui s’étonnait que Mon Honneur ne les eût pas entendu dire en Angleterre ou à l’étranger, où il semblait croire que le monde était aussi intéressé que lui aux faits et gestes de Kilkenny et de Carlow. J’écoutai ces récits avec infiniment de plaisir, je l’avoue, car de temps en temps il prononçait un nom que je me rappelais de l’ancien temps, et réveillait en moi une foule d’associations d’idées.

J’avais reçu beaucoup de lettres de ma mère qui m’informait de ce qui se passait dans la famille de Brady’s Town. Mon oncle était mort, et Mick, son fils aîné, l’avait également suivi au tombeau. Les filles avaient quitté le toit paternel aussitôt que leur frère aîné était venu y commander. Les unes étaient mariées, les autres étaient allées s’établir avec leur odieuse vieille mère dans quelque ville d’eaux perdue. Ulick, en héritant de la propriété, n’avait hérité que de dettes, et Castle-Brady n’était plus habité que par des chauves-souris et des hiboux, et par le vieux garde-chasse. Ma mère, mistress Harry Barry, était allée vivre à Bray, pour être de la congrégation de M. Jowls, son prédicateur favori, qui y avait une chapelle ; et enfin, l’aubergiste me dit que le fils de mistress Barry avait passé à l’étranger, s’était engagé au service de la Prusse, et y avait été fusillé comme déserteur.

Peu m’importe d’avouer que je louai de l’aubergiste un fort bidet après dîner, et qu’au tomber de la nuit je fis vingt milles en arrière pour revoir mon ancienne demeure. Le cœur me battit en la voyant. Barryville avait un mortier et un pilon au-dessus de la porte, et était appelé « Dépôt d’Esculape » par le docteur Macshane ; un garçon à cheveux roux préparait un emplâtre dans l’ancien parloir ; la petite fenêtre de ma chambre, jadis si proprette et si brillante, avait plusieurs vitres cassées et remplacées par des chiffons ; les fleurs avaient disparu des plates-bandes si bien tenues par ma soigneuse bonne mère. Dans le cimetière, il y avait deux noms ajoutés à la pierre placée au-dessus du caveau de la famille des Brady : c’étaient ceux de mon cousin, dont je ne me souciais guère, et de mon oncle, que j’avais toujours aimé. Je demandai à mon ancien camarade le forgeron, qui m’avait si souvent battu au temps jadis, de donner à mon cheval un picotin et une litière : c’était maintenant un homme à l’air usé et fatigué, avec une douzaine de sales enfants déguenillés tripotant dans la boue autour de sa forge, et il n’eut aucune mémoire du beau gentilhomme qui se tenait devant lui. Je ne cherchai à me rappeler à son souvenir que le lendemain, où je lui mis dix guinées dans la main, et lui dis de boire à la santé de l’Anglais Redmond.

Quant à Castle-Brady, les portes du parc y étaient toujours, mais les vieux arbres avaient été coupés dans l’avenue, une souche noire se dressant çà et là, et prolongeant son ombre, comme je passais au clair de la lune, sur la vieille route défoncée et envahie par l’herbe. Quelques vaches y paissaient. La porte du jardin avait disparu, et l’endroit tournait à la forêt vierge. Je m’assis sur l’ancien banc où je m’étais assis le jour que Nora se joua de moi ; et je crois vraiment que mon émotion fut aussi forte qu’elle l’avait été onze ans auparavant ; et je me surpris tout près de pleurer à l’idée que Nora Brady m’avait abandonné. Je crois qu’on n’oublie rien. J’ai vu une fleur, ou un mot sans importance, éveiller des souvenirs qui, je ne sais comment, dormaient depuis des vingtaines d’années ; et, quand j’entrai dans la maison de Clarges-street, où je suis né (elle était devenue une maison de jeu la première fois que je visitai Londres), tout d’un coup la mémoire de mon enfance me revint, oui, de ma première enfance ; je me rappelai mon père en habit vert et or, me soulevant pour me faire voir un carrosse doré qui stationnait devant la porte, et ma mère, en robe à fleurs, avec des mouches sur sa figure. Est-ce qu’un jour tout ce que nous avons vu, et pensé, et fait, nous passera comme un éclair dans l’esprit de cette manière ? J’aimerais mieux que non. J’éprouvai cela en m’asseyant sur le banc de Castle-Brady et en songeant au temps passé.

La porte du vestibule était ouverte, il en était toujours ainsi dans cette maison ; la lune entrait par les longues vieilles fenêtres, et dessinait de pâles damiers sur les planchers ; et les étoiles vous regardaient de l’autre côté, dans le bleu de la fenêtre béante, au-dessus du grand escalier ; de là vous pouviez voir la grande horloge de l’écurie, avec ses chiffres encore brillants. Il y avait eu autrefois de jolis chevaux dans cette écurie, et je me représentais encore l’honnête face de mon oncle, et je l’entendais parler à ses chiens qui venaient sauter, et geindre, et aboyer autour de lui par une gaie matinée d’hiver. C’est là que nous montions à cheval ; et les jeunes filles nous regardaient de la fenêtre du vestibule, où je me tenais et regardais moi-même ce lieu devenu triste, verdâtre, solitaire. Il y avait une lueur rouge qui brillait à travers les fentes d’une porte à un des coins du bâtiment, et bientôt vint un chien qui aboya fortement, et un homme qui boitait le suivit avec un fusil.

« Qui va là ? dit le vieil homme.

— Phil Purcell, ne me reconnaissez-vous pas ? criai-je ; c’est Redmond Barry. »

Je crus d’abord que le vieillard allait me tirer dessus, car il dirigea son arme sur la fenêtre ; mais je lui criai d’arrêter, et descendis et l’embrassai… Bast ! je ne me soucie pas de dire le reste : Phil et moi veillâmes tard, et parlâmes de mille puérilités d’autrefois, qui n’ont d’intérêt pour personne au monde à présent ; car qui est-ce qui s’inquiète de Barry Lyndon ?

Je plaçai cent guinées sur la tête du vieillard quand j’allai à Dublin, et je lui fis une rente viagère qui lui permit de passer à l’aise ses vieux jours.

Le pauvre Phil Purcell s’amusait à jouer aux cartes (des cartes excessivement sales) avec une ancienne connaissance à moi, qui n’était autre que Tim, celui qu’on appelait mon valet au temps jadis, et que le lecteur peut se rappeler vêtu de la vieille livrée de mon père. Elle flottait sur lui en ce temps-là, et lui tombait sur les poignets et sur les talons ; mais Tim, tout en protestant qu’il avait failli mourir de chagrin quand j’étais parti, avait trouvé moyen de devenir énormément gras en mon absence, et aurait presque rempli l’habit de Daniel Lambert, ou celui du vicaire de Castle-Brady, qu’il servait en qualité de clerc. Je l’aurais pris à mon service sans sa monstrueuse taille, qui le rendait tout à fait impropre à être auprès d’un homme de condition ; je lui fis donc un beau cadeau, et promis d’être parrain de son prochain enfant, le onzième depuis mon absence. Il n’est pas de pays au monde où l’œuvre de multiplication prospère autant que dans mon île natale. M. Tim avait épousé la femme de chambre des filles de la maison, qui avait été très-bonne pour moi au temps jadis ; et je dus aller le lendemain embrasser la pauvre Molly, et je trouvai une souillon dans une hutte de boue, entourée d’une nichée d’enfants presque aussi déguenillés que ceux de mon ami le forgeron.

De Tim et de Phil Purcell, que le hasard me faisait ainsi rencontrer ensemble, j’eus les nouvelles les plus fraîches de ma famille. Ma mère se portait bien.

« Ma foi, monsieur, dit Tim, vous êtes venu à temps peut-être bien pour empêcher une addition à votre famille.

— Monsieur ! me récriai-je, pris d’indignation.

— Sous forme de beau-père, s’entend, dit Tim ; la maîtresse est sur le point de se conjoindre avec M. Jowls le prédicateur. »

La pauvre Nora, ajouta-t-il, avait fait de nombreuses additions à l’illustre race des Quin ; et mon cousin Ulick était à Dublin, n’arrivant pas à grand’chose de bon, et ayant trouvé moyen de voir la fin du peu qu’il restait de valable dans la propriété que mon bon vieil oncle avait laissée.

Je vis que je n’aurais pas une médiocre famille à pourvoir ; et donc, pour terminer la soirée, Phil, Tim et moi, nous bûmes une bouteille d’usquebaugh, dont le goût m’était resté en mémoire depuis onze années, et nous ne nous séparâmes qu’avec les plus chauds témoignages d’amitié, et lorsque le soleil avait déjà fait depuis quelque temps son apparition. Je suis excessivement affable. C’est là un de mes signes caractéristiques. Je n’ai pas de faux orgueil, comme en ont tant de gens de ma naissance, et, à défaut de meilleure compagnie, je trinquerai avec un valet de charrue ou un simple soldat aussi volontiers qu’avec le premier noble du pays.

Je retournai au village dans la matinée, et visitai Barryville, sous le prétexte d’acheter des drogues. Les clous auxquels je suspendais mon épée à poignée d’argent étaient encore à la muraille ; un vésicatoire était sur le rebord de la fenêtre, où le Whole duty of man (Devoir complet de l’homme) de ma mère avait jadis sa place ; et l’odieux Macshane avait découvert qui j’étais (mes compatriotes découvrent tout, et bien d’autres choses encore), et, riant sous cape, me demanda comment j’avais laissé le roi de Prusse, et si mon ami l’empereur Joseph était aussi aimé que l’avait été l’impératrice Marie-Thérèse. Les sonneurs de cloches m’auraient salué d’un carillon ; mais il n’y en avait qu’un, Tim, lequel était trop gras pour le faire, et je partis à cheval avant que le vicaire, le docteur Bolter (successeur du vieux M. Texter, qui avait le bénéfice de mon temps) n’eût pu sortir pour me complimenter ; mais les galopins de ce misérable village s’étaient formés en sale armée pour me faire accueil, et saluèrent mon départ de leurs hourras pour masther Redmond !

Mes gens n’étaient pas médiocrement inquiets de moi lorsque je revins à Carlow, et l’aubergiste avait grand’peur, dit-il, que les voleurs ne m’eussent pris. Là aussi mon nom et ma condition avaient été trahis par mon domestique Fritz, qui n’avait pas épargné les louanges de son maître, et avait inventé sur moi de magnifiques histoires. Il me représenta comme intime avec la moitié des souverains de l’Europe, et comme le favori de la plupart d’entre eux. Le fait est que j’avais rendu l’ordre de l’Éperon de mon oncle héréditaire, et voyageais sous le nom du chevalier Barry, chambellan du duc de Hohenzollern Sigmaringen.

Ils me donnèrent les meilleurs chevaux de leur écurie pour me transporter dans la direction de Dublin, et les plus fortes cordes pour harnais ; et nous marchâmes assez bien, et il n’y eut pas de rencontre entre les voleurs et les pistolets dont Fritz et moi étions pourvus. Nous couchâmes cette nuit-là à Kilcullen, et le lendemain, avec quatre chevaux à mon carrosse, cinq mille guinées dans ma bourse, et une des plus brillantes réputations d’Europe, je fis mon entrée dans la ville de Dublin, dans cette ville que j’avais quittée petit mendiant à l’âge de onze ans.

Les habitants de Dublin ont un tout aussi louable désir de connaître les affaires de leurs voisins que les habitants de la campagne ; et il est impossible à un gentilhomme, quelque modestes que soient ses désirs (et il est notoire que les miens l’ont été toute ma vie), d’entrer dans cette capitale sans avoir son nom imprimé dans chaque endroit où il y a un journal, et mentionné dans une foule de sociétés. Mon nom et mes titres coururent toute la ville le lendemain de mon arrivée. Un grand nombre de gens civils me firent l’honneur de se présenter à mon logement quand j’en eus fait choix ; et c’était un soin d’une immédiate nécessité, car les hôtels de la ville n’étaient que des trous vulgaires, qui ne pouvaient convenir à un gentilhomme aussi fort à la mode et aussi élégant que je l’étais. J’en avais été prévenu par des voyageurs sur le continent ; et ayant résolu d’arrêter tout de suite un logement, j’ordonnai aux postillons de parcourir lentement les rues, jusqu’à ce que j’eusse choisi un endroit convenable à mon rang. Cette combinaison, et les questions maladroites de mon Allemand Fritz, qui était chargé de prendre des renseignements aux différentes maisons, jusqu’à ce que nous fussions tombés sur un appartement convenable, attirèrent une foule immense autour de ma voiture, et quand notre choix fut arrêté, vous auriez supposé que j’étais le nouveau général des troupes, tant était grande la multitude qui nous suivait.

Je louai enfin un bel appartement dans Capel-street, payai aux postillons en guenilles qui m’avaient conduit un bon pourboire, et m’installant dans mon logis avec mes bagages et Fritz, priai mon hôte de me trouver un second homme pour porter ma livrée, une couple, de vigoureux porteurs de chaises bien famés avec leur machine, et un cocher qui eût à me louer de beaux chevaux pour mon carrosse, ainsi que des chevaux de selle de bon service à vendre. Je lui donnai une forte somme d’avance ; et je vous promets que l’effet de ma demande fut tel, que le lendemain j’eus un véritable lever dans mon antichambre ; c’était une procession de grooms, de valets et de maîtres d’hôtel ; j’eus des offres de chevaux à vendre de quoi monter un régiment, tant de la part des marchands que des gentilshommes du plus haut ton. Sir Lawler Gawler vint me proposer la jument baie la plus élégante qu’on eût jamais vue ; milord Dundoodle avait un attelage de quatre chevaux qui ne ferait pas honte à mon ami l’impereur ; et le marquis de Ballyragget m’envoya son valet de chambre et ses compliments pour me dire que si je voulais aller à ses écuries, ou lui faire l’honneur de déjeuner avec lui au préalable, il me montrerait les deux plus beaux chevaux gris de l’Europe. Je me déterminai à accepter les invitations de Dundoodle et de Ballyragget, mais à acheter mes chevaux des marchands. C’est toujours la meilleure manière. D’ailleurs, à cette époque, en Irlande, si un gentilhomme garantissait son cheval, et que le cheval ne fût pas sain, ou qu’une dispute s’élevât, le remède que vous aviez était l’offre d’une balle dans votre veste. J’avais joué à ce jeu-là trop sérieusement pour le faire à la légère ; et je puis dire à ma gloire que jamais je ne me suis engagé dans un duel à moins d’avoir une véritable, avantageuse et prudente raison de le faire.

Cette gentilhommerie irlandaise était d’une simplicité qui m’amusait et me surprenait. S’ils vous débitent plus de contes que leurs francs voisins de l’autre côté de l’eau, en revanche ils en croient davantage ; et je me fis en une seule semaine une réputation à Dublin qu’il aurait fallu dix ans et une mine d’or pour acquérir à Londres. J’avais gagné au jeu cinq cent mille livres sterling ; j’étais le favori de l’impératrice Catherine de Russie, l’agent confidentiel de Frédéric de Prusse ; c’était moi qui avais gagné la bataille de Hochkirchen ; j’étais cousin de Mme du Barry, la favorite du roi de France, et mille autres choses encore. Dans le fait, s’il faut dire la vérité, je touchais un mot d’une foule de ces histoires à mes amis Ballyragget et Gawler, et ils n’étaient pas lents à broder le thème que je leur avais fourni.

Après avoir été témoin des splendeurs de la vie civilisée à l’étranger, la vue de Dublin, en 1771, quand j’y revins, m’inspira toute autre chose que du respect. Elle était aussi sauvage que Varsovie elle-même, sans avoir la grandeur royale de cette dernière ville. Le peuple y avait l’air plus déguenillé qu’aucune autre race que j’aie jamais vue, excepté les hordes des bohémiens le long des bords du Danube. Il n’y avait pas, comme j’ai dit, une auberge dans la ville où pût habiter un homme de condition. Les infortunés qui n’avaient pas de voiture, et qui allaient à pied la nuit dans les rues, couraient grand risque de recevoir des coups de couteau des femmes et des ruffians qui y étaient en embuscade, d’un tas de bandits en haillons, qui ne savaient ce que c’était qu’un soulier et un rasoir ; et lorsqu’un gentilhomme entrait dans sa chaise ou son carrosse, pour aller à une soirée ou au théâtre, les flambeaux des laquais éclairaient une foule d’étranges faces milésiennes, au baragouin sauvage, capables d’effrayer une personne distinguée dont les nerfs ne seraient que de force moyenne. J’étais heureusement doué de nerfs robustes ; et puis j’avais déjà vu mes aimables compatriotes.

Je sais que cette description irritera plusieurs patriotes irlandais, qui n’aiment pas qu’on médise de la nudité de notre pays, et sont fâchés si l’on dit toute la vérité sur son compte. Mais, bah ! c’était une pauvre ville de province que Dublin, à l’époque dont je parle, et bien des résidences allemandes du dixième ordre étaient plus distinguées. Il y avait alors, il est vrai, plus de trois cents pairs qui y résidaient ; et une chambre des Communes ; et milord-maire et sa corporation ; et une tapageuse université, dont les étudiants ne faisaient pas peu de désordre la nuit, faisaient la fortune du violon, baignaient de force les boutiquiers et imprimeurs qui leur déplaisaient, et faisaient la loi au théâtre de Crow-street. Mais j’avais trop vu la première société de l’Europe pour être bien tenté de celle de ces bruyants messieurs, et j’avais trop en moi du gentilhomme pour me mêler aux disputes et à la politique de milord-maire et de ses aldermen. À la chambre des Communes, il y a quelques douzaines de gens fort agréables. Je n’ai jamais entendu dans le parlement anglais de meilleurs discours que ceux de Flood et de Daly, de Galway. Dick Sheridan, quoiqu’il ne fût pas bien élevé, était un compagnon de table aussi amusant et aussi spirituel que j’en aie jamais rencontré ; et bien que, pendant les interminables discours de M. Edmond Burke, dans la chambre anglaise, je m’endormisse toujours, cependant je tiens de personnes bien informées que M. Burke était un homme de grands moyens, et même considéré comme éloquent dans ses moments d’inspiration.

Je commençai bientôt à jouir dans toute leur étendue des plaisirs qu’offre ce misérable endroit, et qui étaient à la portée d’un gentilhomme : le Ranelagh et le Ridotto ; M. Mossop, dans Crow-street ; les fêtes de milord-lieutenant, où l’on buvait trop, et où l’on jouait trop peu pour une personne de mes habitudes élégantes et raffinées ; le café de Daly et les maisons de la noblesse me furent bientôt ouverts, et je remarquai avec étonnement dans la plus haute société ce que j’avais observé dans la plus basse, lors de ma malheureuse première visite à Dublin, un manque extraordinaire d’argent, et une quantité déraisonnable de billets sous seing privé, contre lesquels je n’étais nullement disposé à risquer mes guinées. Les dames aussi avaient la rage du jeu, mais une répugnance excessive à payer quand elles perdaient. Ainsi, quand la vieille comtesse de Trumpington perdit contre moi dix pièces au quadrille, elle me donna, au lieu d’argent, une traite sur son agent du Galway, que je mis, avec beaucoup de politesse, à la chandelle. Mais quand la comtesse me proposa une seconde partie, je répondis que, dès que les fonds de Sa Seigneurie seraient arrivés, je serais le plus disposé du monde à jouer contre elle ; mais que jusque-là j’étais son très-humble serviteur. Et je maintins cette résolution et ce singulier caractère dans toute la société de Dublin, déclarant chez Daly que j’étais prêt à jouer contre n’importe qui, n’importe quoi, à n’importe quel jeu ; ou à lutter à l’escrime, ou à courir contre tout homme (étant tenu compte du poids), ou à tirer au vol ou au but ; et dans ce dernier genre de talent, surtout si l’objet qui sert de but est en vie, les gentilshommes d’alors avaient une adresse peu commune.

Comme de raison, je dépêchai à Castle-Lyndon un courrier à ma livrée avec une lettre particulière pour Runt, lui demandant les plus grands détails sur la santé et l’état moral de la comtesse Lyndon ; et une touchante et éloquente lettre à Sa Seigneurie, dans laquelle je l’invitais à se rappeler les anciens jours, et que je liai avec un seul cheveu de la mèche que j’avais achetée à sa femme de chambre, et où je lui disais que Sylvandre se souvenait de son serment et ne pourrait jamais oublier sa Caliste. La réponse que je reçus d’elle était excessivement peu satisfaisante et peu explicite ; celle de M. Runt assez explicite, mais aucunement agréable dans son contenu : Milord Georges Poynings, le fils cadet du marquis de Tiptoff, faisait une cour très-marquée à la veuve ; étant de ses parents, et ayant été appelé en Irlande relativement au testament du défunt sir Charles Lyndon.

Or il y avait à cette époque, en Irlande, une sorte de loi grosso modo, qui était fort à la convenance des personnes désireuses d’une justice expéditive, et dont les journaux du temps contiennent une centaine de preuves. Des gens prenant les surnoms de capitaine Fireball (grenade), lieutenant Buffcoat (habit de buffle) et enseigne Steele (acier), envoyaient fréquemment des lettres d’avertissement aux propriétaires, et les assassinaient s’il n’en était pas tenu compte. Le célèbre capitaine Thunder (tonnerre) était la terreur des comtés du sud, et son affaire était de marier les hommes qui n’avaient pas suffisamment le moyen de plaire aux parents des jeunes personnes, ou qui, peut-être, n’avaient pas le temps de faire une cour longue et compliquée.

J’avais trouvé mon cousin Ulick à Dublin, devenu très-gras et très-pauvre ; pourchassé par les juifs et les créanciers ; habitant toutes sortes de coins étranges, d’où il sortait au tomber de la nuit pour se rendre au château, ou aller faire sa partie de cartes à la taverne : mais c’était toujours un courageux garçon, et je lui touchai un mot de l’état de mon cœur au sujet de lady Lyndon.

« La comtesse de Lyndon ! dit le pauvre Ulick ; eh bien ! voilà qui est merveilleux. J’ai moi-même été très-tendre pour une jeune personne, une Kiljoy de Ballyhack, qui a dix mille livres sterling de fortune, et dont Sa Seigneurie est tutrice ; mais comment un pauvre diable tel que moi, sans un habit sur le dos, peut-il réussir auprès d’une héritière en pareille compagnie ? Je pourrais tout aussi bien aspirer à la comtesse elle-même.

— Vous ferez mieux de vous abstenir, dis-je en riant ; l’homme qui l’essayera court la chance de sortir du monde auparavant. »

Et je lui expliquai mes propres intentions sur lady Lyndon ; et l’honnête Ulick, dont la considération pour moi était prodigieuse depuis qu’il me voyait cette magnifique apparence et apprenait combien merveilleuses avaient été mes aventures et grande mon expérience de la vie fashionable, fut confondu d’admiration pour mon audace et mon énergie, quand je lui confiai mon projet d’épouser la plus grande héritière d’Angleterre.

Je dis à Ulick de sortir de la ville sous le prétexte qu’il voudrait, et de mettre à la poste qui est près de Castle-Lyndon une lettre dont l’écriture fut par moi contrefaite, et dans laquelle j’avertissais solennellement lord Georges Poynings de quitter le pays, disant que ce grand butin n’avait jamais été destiné à ses pareils, et qu’il y avait assez d’héritières en Angleterre, sans venir les prendre sur les domaines du capitaine Fireball. La lettre était écrite sur un sale morceau de papier et de la plus mauvaise orthographe. Milord la reçut par la poste, et, étant un jeune homme plein de cœur, il ne fit qu’en rire, comme de raison.

Son malheur voulut qu’il se montrât à Dublin fort peu de temps après, qu’il fût présenté au chevalier Redmond Barry, à la table du lord-lieutenant, qu’il allât avec lui et plusieurs autres gentilshommes au club de Daly, et que là, dans une discussion au sujet de la généalogie d’un cheval, où tout le monde dit que j’avais raison, on en vint aux gros mots, et le résultat fut une rencontre. Je n’avais pas eu d’affaire à Dublin depuis mon arrivée, et l’on était curieux de voir si je valais ma réputation. Je ne fais pas le fanfaron sur ces matières, mais je fais ce qu’il y a à faire quand le temps est venu ; et le pauvre lord George, qui avait un joli poignet et l’œil prompt, mais avait appris à cette maladroite école anglaise, ne tint devant ma pointe que jusqu’à ce que j’eusse choisi où je le toucherais.

Mon épée lui entra sous sa garde et lui sortit par le dos. Lorsqu’il tomba, il me tendit la main, comme un bon garçon, et me dit : Monsieur Barry, j’avais tort ! Je ne me sentis pas très à l’aise, quand le pauvre diable fit cet aveu, car la dispute était de mon fait, et, pour dire la vérité, je n’avais jamais eu l’intention qu’elle finît autrement que par une rencontre.

Il garda le lit quatre mois des suites de sa blessure ; et la même poste qui porta à lady Lyndon la nouvelle du duel, lui remit aussi un message du capitaine Firebrace, où il était dit : « C’est le numéro un ! »

« C’est vous, Ulick, dis-je, qui serez le numéro deux.

— Ma foi ! dit mon cousin, c’est assez d’un ! » Mais j’avais mes projets sur lui, et j’étais déterminé tout à la fois à rendre service à cet honnête garçon, et à mener à bien mes desseins sur la veuve.