Mémoires de Barry Lyndon (Thackeray, 1865)/13

Traduction par Léon de Wailly.
Librairie de L. Hachette et Cie (p. 167-182).


CHAPITRE XIII.

Je continue mon métier d’homme à la mode.


Je me trouve avoir déjà rempli bien des vingtaines de pages, et cependant il me reste encore à raconter une bonne partie de ce qu’il y a de plus intéressant dans mon histoire, à savoir mon séjour dans les royaumes d’Angleterre et d’Irlande, et le grand rôle que j’y jouai, frayant avec les plus illustres du pays, et moi-même n’étant pas le moins distingué de ce brillant cercle. Afin donc de rendre justice à cette portion de mes Mémoires, qui a plus d’importance que n’en sauraient avoir mes aventures à l’étranger (quoique celles-ci pussent me fournir des volumes de descriptions intéressantes), j’abrégerai la relation de mes voyages en Europe et de mes succès dans les cours du continent, et je parlerai de ce qui m’arriva dans mon pays. Qu’il suffise de dire qu’il n’est pas de capitale en Europe, excepté cette misérable ville de Berlin, où le jeune chevalier de Balibari n’ait été connu et admiré, et où il n’ait fait parler de lui parmi les braves, les grands seigneurs et les belles. À Pétersbourg, au palais d’hiver, j’ai gagné à Potemkin quatre-vingt mille roubles, que ce gredin de favori ne m’a jamais payés ; j’ai eu l’honneur de voir S. A. R. le chevalier Charles-Édouard, aussi ivre qu’aucun portefaix de Rome ; mon oncle a joué plusieurs parties de billard contre le célèbre lord C…, à Spa, et, je vous le promets, il n’en est pas sorti vaincu. Le fait est que, grâce à un joli stratagème de notre invention, nous mîmes les rires de notre côté, et dans notre poche quelque chose de beaucoup plus substantiel. Milord ne savait pas que le chevalier Barry était borgne ; et lorsque, un jour, mon oncle, en plaisantant, proposa de jouer contre lui au billard avec un morceau de taffetas sur un œil, s’il voulait lui rendre des points, le noble lord, croyant nous attraper (c’était un des plus effrénés joueurs du monde), accepta le pari, et nous lui gagnâmes une somme considérable.

Je n’ai pas besoin non plus de faire mention de mes succès auprès de la plus belle moitié de la création. Un des plus accomplis, des plus grands, des plus athlétiques et des plus beaux gentilshommes de l’Europe, tel que j’étais alors, un jeune garçon de ma tournure ne pouvait manquer d’occasions avantageuses dont une personne de mon caractère savait fort bien profiter. Charmante Schouvaloff, Sczotarska à l’œil noir, brune Valdez, tendre Hegenheim, brillante Langeac ! cœurs compatissants qui aviez appris jadis à battre pour le chaleureux jeune gentilhomme irlandais, où êtes-vous à présent ? Quoique mes cheveux aient blanchi, et que ma vue se soit obscurcie, et que mon cœur se soit refroidi avec les années, et l’ennui, et le désappointement, et les trahisons de l’amitié, je n’ai qu’à me renverser dans mon fauteuil et à rêver, et aussitôt ces charmantes figures se dressent devant moi avec leur sourire, et leur bienveillance, et leurs brillants et tendres yeux ! Il n’est plus de femmes comme elles maintenant, plus de manières comme les leurs ! Regardez ce troupeau de femmes chez le prince, cousues dans des gaînes de satin blanc, avec leur taille sous les bras, et comparez-les aux gracieuses tournures de l’ancien régime ! Quand je dansai avec Coralie de Langeac, aux fêtes données pour la naissance du premier Dauphin à Versailles, ses paniers avaient dix-huit pieds de circonférence, et les talons de ses adorables petites mules étaient hauts de trois pouces ; la dentelle de mon jabot valait deux mille écus, et les boutons de mon habit de velours amarante coûtaient seuls quatre-vingt mille livres. Voyez la différence aujourd’hui ! Les gentilshommes sont habillés comme des boxeurs, des quakers ou des cochers de fiacre, et les dames ne sont pas habillées du tout. Il n’y a ni élégance, ni raffinement, plus rien de cette chevalerie du vieux temps dont je fais partie. Dire que le roi de la mode à Londres est un Br-mm-ll[1] ! un homme de rien, un être vulgaire, qui ne sait pas plus danser un menuet que je ne sais parler cherokee ; qui ne sait pas même vider une bouteille en gentilhomme ; qui ne s’est jamais montré homme l’épée à la main, comme nous le faisions au bon vieux temps, avant que ce Corse de bas étage eût mis sens dessus dessous la noblesse du monde entier ! Oh ! revoir encore la Valdez comme au jour où je la rencontrai pour la première fois, se promenant en grande pompe avec ses huit mules et son cortège de gentilshommes, le long du jaune Mançanarès ! Oh ! courir une fois encore avec Hegenheim, dans ce traîneau doré, sur la neige saxonne ! Toute fausse qu’était Schouvaloff, mieux valait être trompé par elle qu’adoré par toute autre femme ! Je ne puis penser à aucune d’elles sans attendrissement. J’ai de leurs cheveux à toutes dans mon pauvre petit muséum de souvenirs. Conservez-vous les miens, chères âmes qui survivez aux agitations et aux tourments de près d’un demi-siècle ? Comme la couleur en est différente à présent de ce qu’elle était le jour où Sczotarska les portait autour de son cou, après mon duel avec le comte Bjernaski, à Varsovie !

Je ne tenais jamais de misérables livres de comptes en ce temps-là. Je n’avais pas de dettes. Je payais royalement tout ce que je prenais, et je prenais tout ce qui me plaisait. Mon revenu devait être fort considérable. Ma table et mes équipages étaient ceux d’un gentilhomme de la plus haute distinction ; et qu’aucun drôle ne se permette de ricaner parce que j’enlevai et épousai milady Lyndon (comme vous le saurez bientôt), et ne m’appelle un aventurier, ou ne dise que j’étais sans le sou, ou que l’union était disproportionnée. Sans le sou ! J’avais toutes les richesses de l’Europe à mes ordres. Aventurier ! oui, comme l’est un avocat de mérite ou un vaillant soldat, comme l’est tout homme qui fait fortune par lui-même. Ma profession était le jeu, et j’y étais alors sans rival. Personne, en Europe, ne pouvait jouer avec moi à but ; et mon revenu était aussi assuré (en santé et dans l’exercice de ma profession) que celui d’un homme qui touche son trois pour cent, ou d’un gros propriétaire qui perçoit le prix de ses fermages. La moisson n’est pas plus certaine que ne l’est le résultat de l’habileté ; une récolte est tout aussi chanceuse qu’un partie de cartes largement jouée par un grand joueur ; il peut survenir une sécheresse, ou une gelée, ou une grêle, et votre enjeu est perdu ; mais, aventurier pour aventurier, l’un vaut l’autre.

En évoquant le souvenir de ces aimables et belles créatures, je n’éprouve que du plaisir. Je voudrais pouvoir en dire autant d’une autre dame, qui va désormais jouer un rôle important dans le drame de ma vie. Je parle de la comtesse de Lyndon, dont je fis la fatale connaissance à Spa, fort peu de temps après que les événements décrits dans le dernier chapitre m’eurent forcé de quitter l’Allemagne.

Honoria, comtesse de Lyndon, vicomtesse Bullingdon en Angleterre, baronne Castle-Lyndon du royaume d’Irlande, était si bien connue dans le grand monde de son temps, que je n’ai guère besoin d’entamer l’histoire de sa famille, qui se trouve dans tout peerage (armorial) sur lequel le lecteur pourra mettre la main. Elle était, il est inutile de le dire, comtesse, vicomtesse et baronne de son chef. Ses terres du Devon et du Cornwall étaient des plus considérables de ces comtés ; ses propriétés irlandaises n’étaient pas moins magnifiques ; et il en a été dit un mot en passant, dans la toute première partie de ces Mémoires, comme étant situées près de mon patrimoine dans le royaume d’Irlande : le fait est que d’injustes confiscations du temps d’Élisabeth et de son père avaient diminué mes acres de terre, tandis qu’elles augmentaient au contraire les possessions, déjà si vastes de la famille Lyndon.

La comtesse, la première fois que je la vis à l’assemblée de Spa, était la femme de son cousin le Très-Honorable sir Charles Reginald Lyndon, chevalier du Bain, et ministre de Georges II et de Georges III auprès de plusieurs petites cours d’Europe. Sir Charles Lyndon était célèbre comme bel esprit et comme bon vivant : il faisait des vers amoureux comme Hanbury Williams, et des plaisanteries avec Georges Selwyn ; il était amateur de curiosités, comme Horace Walpole, avec lequel et M. Grey il avait fait une partie du grand tour, et était cité, en un mot, comme un des hommes les plus élégants et les plus accomplis de son temps.

Je fis connaissance avec ce gentilhomme, comme d’habitude, au jeu, où il était fort assidu. On ne pouvait même s’empêcher d’admirer le feu et la vaillantise avec lesquels il poursuivait son passe-temps favori ; car, bien que rongé par la goutte et mille maladies, pauvre estropié, roulé dans un fauteuil et souffrant le martyre, on le voyait matin et soir à son poste derrière l’adorable tapis vert ; et si, comme il arrivait souvent, ses mains étaient trop faibles ou trop enflammées pour tenir le cornet, il n’en appelait pas moins les dés, et avait un valet ou un ami pour les jeter à sa place. J’aime le courage dans un homme ; les plus grands succès dans la vie ont été obtenus par cette indomptable persévérance.

J’étais, à cette époque, un des personnages les mieux connus en Europe ; et la renommée de mes exploits, mes duels, mon courage au jeu, attiraient la foule autour de moi dans toutes les sociétés publiques où je paraissais. Je pourrais montrer des rames de papier parfumé pour prouver que cette ardeur à faire connaissance avec moi ne se bornait pas aux hommes, n’était que je déteste la vanterie, et que je ne parle de moi qu’autant qu’il est nécessaire pour relater les aventures de votre serviteur, qui sont plus singulières que celles d’aucun homme d’Europe. Or, ma connaissance avec sir Charles Lyndon se fit au piquet, où le Très-Honorable chevalier me gagna sept cents pièces (à ce jeu, il était presque de ma force) ; et je les perdis avec la plus belle humeur, et les payai ; et je les payai, vous pouvez en être sûr, ponctuellement. Vraiment, je puis dire ceci à mon éloge, que la perte au jeu ne m’a jamais le moins du monde mis de mauvaise humeur contre le gagnant, et que toutes les fois que je rencontrais un joueur plus fort que moi, j’étais toujours prêt à le reconnaître et à le proclamer tel.

Lyndon fut très-fier d’avoir gagné une personne si célèbre, et nous contractâmes une sorte d’intimité qui, toutefois, pour quelque temps, n’alla point au delà des attentions échangées au salon de conversation, et des causeries pendant le souper du jeu, mais qui augmenta par degrés, jusqu’à ce que je fusse admis dans son amitié plus particulière. C’était un homme qui avait son franc-parler (les gentilshommes d’alors étaient bien plus fiers qu’à présent), et il me disait avec son aisance hautaine : « Dieu me damne, monsieur Barry, vous n’avez pas plus de manières qu’un barbier, et je crois que mon nègre a été mieux élevé que vous ; mais vous avez de l’originalité et du nerf, et vous me plaisez, jeune homme, parce que vous paraissez déterminé à aller au diable par un chemin à vous. »

Je le remerciais en riant, et lui disais que, comme il partirait pour l’autre monde bien avant moi, je lui serais obligé de m’y faire préparer un logement confortable. Il s’amusait aussi prodigieusement de mes histoires sur la splendeur de ma famille et la magnificence de Castle-Brady ; il ne se lassait jamais d’écouter ces histoires ni d’en rire.

« Tenez-vous-en aux atouts, néanmoins, mon garçon, disait-il, quand je lui parlais de mes malheurs dans la carrière matrimoniale, et du peu qu’il s’en était fallu que je n’eusse la plus grande fortune de l’Allemagne. Faites tout plutôt que de vous marier, mon innocent campagnard irlandais (il me donnait une foule de singuliers noms). Cultivez vos grands talents au jeu ; mais souvenez-vous de ceci : à celui du mariage, vous serez battu. »

Ceci, je le niai, citant plusieurs cas dans lesquels j’étais venu à bout des caractères de femme les plus intraitables.

« Elles vous battront en fin de compte, mon Alcibiade de Tipperary. Sitôt que vous serez marié, croyez-en ma parole, vous serez maté. Voyez-moi, j’ai épousé ma cousine, la plus noble et la plus grande héritière de l’Angleterre, épousé presque malgré elle (ici un nuage sombre passa sur les traits de sir Charles Lyndon). C’est une femme faible. Vous la verrez, monsieur ; vous verrez à quel point elle est faible ; mais elle est la maîtresse. Elle a rempli d’amertume toute ma vie. C’est une bête, mais elle a été plus forte qu’une des meilleures têtes de la chrétienté. Elle est énormément riche, mais, je ne sais comment, je n’ai jamais été si pauvre que depuis que je suis marié. Je croyais m’en trouver mieux, et elle m’a rendu misérable et m’a tué. Et elle en fera autant à mon successeur, quand je serai parti.

— Est-ce que milady a une fortune très-considérable ? » dis-je.

À ces mots, sir Charles partit d’un violent éclat de rire et ne me fit pas rougir médiocrement de ma gaucherie ; le fait est que le voyant dans l’état où il était, je n’avais pu m’empêcher de spéculer sur la chance qu’aurait un homme entreprenant d’épouser sa veuve.

« Non, non ! dit-il en riant, monsieur Barry, si vous tenez à la paix de votre âme, ne songez pas à chausser mes souliers quand ils seront vacants. D’ailleurs, je ne pense pas que milady Lyndon voulût tout à fait condescendre à épouser un…

— Épouser un quoi, monsieur ? dis-je en fureur.

— Laissons cela ; mais l’homme qui l’aura s’en mordra les doigts, je vous en réponds. La peste soit d’elle ! Sans l’ambition de mon père et la mienne (il était son oncle et son tuteur, et ne voulait pas laisser sortir de la famille un tel butin), j’aurais pu mourir paisiblement, du moins porter en paix ma goutte au tombeau, vivre dans ma modeste habitation de May Fair ; toutes les maisons de l’Angleterre m’auraient été ouvertes, et maintenant, maintenant j’en ai six à moi, et chacune d’elles est un enfer. Méfiez-vous des grandeurs, monsieur Barry. Que mon exemple vous serve de leçon. Depuis que je suis marié et que je suis riche, je suis la plus misérable créature du monde. Regardez-moi : je suis mourant, estropié, usé jusqu’à la corde à cinquante ans. Le mariage m’a vieilli de quarante années. Quand j’enlevai lady Lyndon, il n’y avait pas d’homme de mon âge qui eût l’air aussi jeune. Imbécile que j’étais ! J’avais bien assez avec mes pensions, ma liberté complète, la meilleure société d’Europe ; et je renonçai à tout cela, et je me mariai, et je fus misérable. Prenez exemple sur moi, capitaine Barry, et tenez-vous-en aux atouts. »

Quoique je fusse très-intime avec le chevalier, je fus longtemps sans pénétrer dans aucun autre appartement de son hôtel que celui qu’il occupait. Sa femme vivait tout à fait à part, et l’étonnant, c’est qu’ils en vinssent jamais à voyager ensemble. Elle était filleule de la vieille Mary Wortley Montague, et, comme cette fameuse vieille du siècle dernier, avait des prétentions considérables à être un bas-bleu et un bel esprit. Lady Lyndon écrivait des poésies en anglais et en italien, que les curieux peuvent encore lire dans les magazines de l’époque. Elle entretenait une correspondance avec plusieurs des savants de l’Europe, sur l’histoire, la science, les langues anciennes, et surtout la théologie. Son plaisir était de discuter des points de controverse avec des abbés et des évêques, et ses flatteurs disaient qu’elle rivalisait d’érudition avec Mme Dacier. Tout aventurier qui avait une découverte en chimie, un nouveau buste antique, ou un plan pour découvrir la pierre philosophale, était sûr d’obtenir son patronage. Il lui était dédié d’innombrables ouvrages et adressé des sonnets sans fin par tous les rimailleurs d’Europe, sous le nom de Lindonira ou Calista. Ses chambres étaient encombrées de hideux magots de la Chine et de toutes sortes d’objets de curiosité.

Aucune femme n’était plus à cheval sur ses principes, aucune n’était plus disposée à se laisser faire la cour. Les beaux messieurs d’alors avaient une manière de courtiser qui est peu comprise à notre époque grossière et positive ; jeunes et vieux, dans des lettres et des madrigaux, inondaient les femmes d’un déluge de compliments qui feraient ouvrir de grands yeux à une femme raisonnable si on les lui adressait aujourd’hui, tant la galanterie du siècle dernier a complètement disparu de nos mœurs.

Lady Lyndon marchait entourée d’une petite cour à elle. Elle avait une demi-douzaine de voitures dans ses voyages. Elle était dans la sienne avec sa dame de compagnie (quelque dame de qualité près de ses pièces), ses oiseaux, ses bichons, et le savant favori du moment. Dans une autre était son secrétaire femelle et ses femmes de chambre, qui, en dépit de leur soin, ne pouvaient faire autre chose de leur maîtresse qu’une souillon. Sir Charles Lyndon avait son propre carrosse, et les domestiques suivaient dans d’autres voitures.

Il faut aussi mentionner celle où était le chapelain de milady, M. Runt, qui remplissait les fonctions de gouverneur de son fils, le petit vicomte Bullingdon, un petit garçon mélancolique et délaissé, qui était plus qu’indifférent à son père, et que sa mère ne voyait jamais, sauf deux minutes à son lever, où elle lui posait quelques questions d’histoire ou de grammaire latine, après quoi on le renvoyait à ses amusements ou aux soins du gouverneur pour le reste de la journée.

L’idée d’une telle Minerve que je voyais de temps à autre dans les lieux publics, entourée d’un essaim de maîtres d’école et d’abbés besoigneux qui la flattaient, m’effraya pour quelque temps, et je n’eus pas le moindre désir de faire sa connaissance. Je n’avais nulle envie de grossir le cortège de faméliques adorateurs qui suivaient cette grande dame, des drôles, moitié amis, moitié laquais, qui composaient des vers et écrivaient des lettres, et faisaient des commissions, satisfaits d’obtenir pour leur peine une place dans la loge de Sa Seigneurie à la comédie, ou un couvert à sa table au dîner de midi. « N’ayez pas peur, disait sir Charles Lyndon, qui faisait toujours de sa femme un sujet de conversation et de sarcasmes, ma Lindonira n’aura rien à faire avec vous. Elle aime le brogue (patois) toscan, et non celui de Kerry. Elle dit que vous sentez trop l’écurie pour être admis dans la société des dames ; et, il y a eu dimanche quinze jours, la dernière fois qu’elle m’a fait l’honneur de me parler, elle a dit : « Je m’étonne, sir Charles Lyndon, qu’un gentilhomme, qui a été ambassadeur du roi, s’abaisse jusqu’à jouer et boire avec de vils chevaliers d’industrie irlandais ! » Ne vous mettez pas en fureur, je suis estropié, et c’est Lindonira qui l’a dit, ce n’est pas moi. »

Ceci me piqua, et je résolus de faire connaissance avec lady Lyndon, ne fût-ce que pour lui montrer que le descendant de ces Barry, dont elle avait injustement entre les mains la propriété, n’était indigne de la compagnie d’aucune dame, si haut qu’elle fût placée. D’ailleurs, mon ami le chevalier se mourait, et sa veuve serait la plus riche proie des Trois-Royaumes. Pourquoi ne pas m’en emparer, et par elle me donner le moyen de faire dans le monde la figure que me conseillaient mon génie et mon inclination ? Je me sentais l’égal, comme sang et comme éducation, de tous les Lyndon de la chrétienté, et je résolus de faire plier cette dame hautaine. Quand j’ai pris une résolution, je regarde la chose comme faite.

Mon oncle et moi nous en parlâmes, et nous eûmes bientôt trouvé un moyen d’approcher cette imposante lady de Castle-Lyndon. M. Runt, le gouverneur du jeune lord Bullingdon, aimait le plaisir, un verre de vin du Rhin dans les jardins publics les soirs d’été, et une petite partie de dés à la dérobée quand l’occasion s’en présentait ; et je pris soin de me lier avec le personnage, qui, étant un professeur de collège et un Anglais, était tout prêt à se mettre à deux genoux devant quiconque ressemblait à un homme de qualité. Me voyant avec ma suite de domestiques, mon vis-à-vis et autres voitures, mes valets, mon hussard et mes chevaux, vêtu d’or, de velours et de zibeline, saluant les plus grands personnages de l’Europe quand nous nous rencontrions sur le cours ou à la source, Runt fut ébloui de mes avances, et je le menais du bout du doigt. Je n’oublierai jamais l’étonnement du pauvre diable quand je le priai à dîner, avec deux comtes, dans de la vaisselle d’or, au petit salon du Casino ; nous le rendîmes heureux en lui permettant de nous gagner quelques pièces ; il se grisa complètement, chanta des chansons de Cambridge, et récréa la compagnie en nous contant, dans son horrible français du Yorkshire, des histoires sur les gyps (domestiques) et sur tous les lords qui avaient jamais été à son collège. Je l’encourageai à me venir voir plus souvent et à m’amener son petit vicomte, pour qui, quoique l’enfant m’eût en aversion, je prenais soin d’avoir, lorsqu’il venait, une bonne provision de sucreries, de jouets et de livres d’images.

J’entamai alors une controverse avec M. Runt, et je lui confiai quelques doutes que j’avais et mon penchant très-prononcé pour l’Église de Rome. Je me fis écrire, par un certain abbé de ma connaissance, des lettres sur la transsubstantiation, etc., que le digne professeur eut de la peine à réfuter, et je savais qu’elles seraient communiquées à sa maîtresse ; et en effet, ayant demandé la permission d’assister au service anglais qui était célébré dans son appartement, et fréquenté par ce qu’il y avait de mieux en fait d’Anglais à Spa, le second dimanche, elle daigna jeter un regard sur moi ; le troisième, elle voulut bien répondre à mon profond salut par une révérence ; le lendemain, je cultivai la connaissance par un autre salut à la promenade, et, pour abréger, Sa Seigneurie et moi nous étions avant six semaines en pleine correspondance sur la transsubstantiation. Milady était venue au secours de son chapelain, et alors je commençai à sentir le poids prodigieux de ses arguments, comme on devait s’y attendre. Le progrès de cette innocente petite intrigue n’a pas besoin d’être raconté en détail. Je ne doute pas que chacun de mes lecteurs n’ait pratiqué de semblables stratagèmes lorsqu’il s’est agi d’une belle dame.

Je n’oublierai jamais l’étonnement de sir Charles Lyndon, lorsqu’un soir d’été, qu’il sortait pour aller au jeu en chaise à porteurs, selon son habitude, la calèche à quatre chevaux de milady, avec ses piqueurs à la livrée chamois des Lyndon, entra dans la maison qu’elle habitait, et dans cette voiture, à côté de Sa Seigneurie, qui vit-il assis ? Ce vulgaire aventurier irlandais, comme il lui plaisait de l’appeler, je veux dire Redmond Barry, esquire.

Il fit le plus courtois des saluts, et grimaça un sourire, et agita son chapeau d’une façon aussi gracieuse que le lui permettait la goutte, et milady et moi nous répondîmes à ce salut avec la politesse et l’élégance la plus parfaite.

Je fus quelque temps sans pouvoir me rendre au jeu, car j’eus avec lady Lyndon une discussion sur la transsubstantiation qui dura trois heures, dans laquelle elle fut, comme de coutume, victorieuse, et où sa dame de compagnie, l’honorable miss Flint Skinner, s’endormit ; mais lorsqu’enfin je pus rejoindre sir Charles au Casino, il me reçut avec un bruyant éclat de rire, comme à l’ordinaire, et me présenta à toute la compagnie comme l’intéressant jeune converti de lady Lyndon. C’était sa manière. Il riait et ricanait de tout. Il riait lorsqu’il était dans le paroxysme de la souffrance ; il riait lorsqu’il gagnait de l’argent ou lorsqu’il en perdait ; son rire n’était ni jovial ni agréable, mais plutôt pénible et sardonique.

« Messieurs, dit-il à Punter, au colonel Loder, au comte du Carreau, et à plusieurs autres joyeux compagnons avec lesquels il avait coutume de prendre une bouteille de vin de Champagne et une ou deux truites du Rhin après le jeu, voyez cet aimable jouvenceau ! Il a été troublé de scrupules religieux, et s’est réfugié dans les bras de mon chapelain, M. Runt, qui a demandé conseil à ma femme, lady Lyndon ; et, entre eux deux, ils sont occupés à confirmer dans sa foi mon ingénieux jeune ami. Avez-vous jamais ouï parler de semblables docteurs et d’un semblable disciple ?

— Ma foi monsieur, dis-je, si je veux me donner de bons principes, assurément je fais mieux de m’adresser à votre femme et à votre chapelain qu’à vous.

— Il veut chausser mes souliers, continua le chevalier.

— Heureux serait l’homme qui le ferait, répondis-je, pourvu qu’il n’y fût pas resté de morceaux de craie ! »

Réponse qui ne fit pas grand plaisir à sir Charles et qui ne fit qu’accroître sa rancune. Il ne se gênait pas pour parler quand il était dans les vignes du Seigneur, et, à vrai dire, il y était beaucoup plus de fois par semaine que ses médecins ne le permettaient.

« N’est-ce pas un plaisir pour moi, messieurs, dit-il, qui ai un pied dans la tombe, de me voir un intérieur si heureux, une femme si tendre pour moi, qu’elle songe déjà à me donner un successeur ? (Je ne parle pas de vous précisément,  monsieur Barry ; vous ne faites que courir votre chance avec une vingtaine d’autres que je pourrais citer). N’est-ce pas une consolation de la voir, en prudente ménagère, apprêter toute chose pour le départ de son mari ?

— J’espère que vous ne songez pas à nous quitter de sitôt, chevalier, dis-je en toute sincérité, car j’aimais sa très-amusante compagnie.

— Pas sitôt, mon cher, que vous vous le figurez peut-être, continua-t-il. Eh ! camarade, voilà quatre ans que je suis considéré à tout instant comme perdu, et il y a toujours un ou deux candidats qui attendent pour demander la place. Qui sait combien de temps encore je puis vous faire attendre ? »

Et il le fit en effet un peu plus longtemps qu’il n’y avait lieu de le supposer à cette époque.

M’étant expliqué assez ouvertement, selon mon habitude, et les auteurs ayant coutume de décrire la personne des dames dont leurs héros tombent amoureux, conformément à cette mode, je devrais peut-être dire un mot ou deux des charmes de milady Lyndon. Mais quoique je les aie célébrés dans maintes pièces de vers copiées par moi et par d’autres, et quoique j’aie rempli des rames de papier de compliments, dans le style passionné d’alors, sur chacun de ses attraits et de ses sourires, où je la comparais à chaque fleur, à chaque déesse, à chaque fameuse héroïne, la vérité me force à dire qu’il n’y avait rien du tout de divin en elle. Elle était fort bien, mais rien de plus. Elle était bien faite, avait les cheveux noirs, les yeux jolis, et était excessivement active ; elle aimait le chant, mais elle chantait elle-même comme devait le faire une si grande dame, extrêmement faux. Elle avait une teinture d’une demi-douzaine de langues modernes, et, comme je l’ai déjà dit, de beaucoup plus de sciences que je n’en connais même de nom. Elle se piquait de savoir le grec et le latin, mais la vérité est que M. Runt lui fournissait les citations qu’elle introduisait dans sa volumineuse correspondance. Elle avait autant d’envie d’être admirée, une vanité aussi forte, aussi inquiète, et aussi peu de cœur qu’aucune femme que j’aie jamais connue. Sans cela, quand son fils lord Bullingdon, par suite de ses querelles avec moi, s’enfuit… mais ceci sera rapporté en temps et lieu. Finalement, milady Lyndon avait environ un an de plus que moi, quoique, comme de raison, elle eût prêté serment sur sa Bible qu’elle était de trois ans plus jeune.

Il y a peu de gens aussi honnêtes que moi, car il y en a peu qui avouent leurs motifs réels, et il m’est bien égal de confesser les miens. Ce que disait sir Charles Lyndon était parfaitement vrai. J’avais fait connaissance avec lady Lyndon dans des vues ultérieures. « Monsieur, lui dis-je quand nous nous rencontrâmes seuls après la scène que j’ai décrite et les plaisanteries qu’il avait faites sur moi, c’est à ceux qui gagnent de rire. Vous avez été fort divertissant, il y a quelques jours, à propos de mes intentions sur votre femme. Eh bien ! si elles sont ce que vous les croyez, si j’ai envie de chausser vos souliers, eh bien, après ? Je n’ai pas d’autres intentions que celles que vous eûtes vous-même. Je puis bien promettre sous serment d’être capable d’autant d’égards pour milady Lyndon que vous lui en avez témoigné ; et, si je fais sa conquête quand vous serez mort et enterré, corbleu ! chevalier, croyez-vous que la peur de vous voir revenir de l’autre monde me détournera de mon projet ? »

Lyndon se prit à rire comme d’ordinaire, mais il était un peu déconcerté ; évidemment j’avais le dessus dans la discussion, et autant de droit que lui de chercher fortune.

Mais un jour il dit : « Si vous épousez une femme telle que milady Lyndon, faites-y bien attention, vous le regretterez. Vous pleurerez la liberté dont vous jouissiez jadis. Par Georges ! capitaine Barry, ajouta-t-il avec un soupir, ce que je regrette le plus dans ma vie, peut-être parce que je suis vieux, blasé et mourant, c’est de n’avoir jamais eu un attachement vertueux.

— Ah ! ah ! une fille de laitière ! dis-je en riant de l’absurdité.

— Eh bien ! pourquoi pas une fille de laitière ? Mon bon ami, j’ai été amoureux dans ma jeunesse, comme le sont la plupart des gentilshommes, de la fille de mon précepteur, Hélène, une grosse fille plus âgée que moi, comme de raison (ceci me fit souvenir de mes petites aventures amoureuses avec Nora Brady, aux jours de mon adolescence), et savez-vous, monsieur, que je regrette de tout mon cœur de ne l’avoir point épousée ? Il n’y a rien de tel, monsieur, que d’avoir à la maison une vertueuse bête de somme, soyez-en sûr. Cela donne du piquant à nos jouissances dans le monde, croyez-en ma parole. Aucun homme n’a besoin de se restreindre ni de se refuser un seul amusement à cause de sa femme ; au contraire, s’il choisit bien sa bête, il la choisira de façon à ce qu’elle ne soit point un obstacle à son plaisir, mais une consolation à ses heures d’ennui. Par exemple, j’ai la goutte : qui est-ce qui me soigne ? Un mercenaire, qui me vole toutes les fois qu’il le peut. Ma femme ne vient jamais auprès de moi. Quel ami ai-je ? pas un dans l’univers. Les hommes du monde, tels que vous et moi, ne font pas d’amis, et nous sommes bien sots. Ayez un ami, monsieur, et que cet ami soit une femme, un bon cheval de bât qui vous aime. C’est la plus précieuse sorte d’amitié, car tout ce qui s’en dépense est du côté de la femme. L’homme n’a besoin d’y contribuer en rien. Si c’est un vaurien, elle jurera qu’il est un ange ; si c’est un brutal, elle ne l’en aimera que mieux pour ses mauvais traitements. Elles aiment cela, monsieur, les femmes. Elles sont nées pour notre plus grande consolation, pour notre plus grande commodité ; elles sont… elles sont, moralement parlant, nos tire-bottes ; et pour des hommes de notre genre de vie, croyez-moi, une personne de cette espèce serait inappréciable. Je ne parle que pour votre bien-être physique et moral, remarquez. Pourquoi n’ai-je point épousé la pauvre Hélène Flower, la fille du curé ? »

Je ne voyais dans ces discours que les remarques d’un homme affaibli et désappointé, quoique depuis, peut-être, j’aie eu lieu de reconnaître la vérité des assertions de sir Charles Lyndon. Le fait est que, dans mon opinion, nous achetons souvent l’argent beaucoup trop cher. Quelques milliers de livres sterling par an, en dédommagement d’une odieuse femme, c’est un mauvais marché pour un jeune garçon, pour peu qu’il ait de talent et de courage ; et il y a eu des moments de ma vie où, au milieu de mon opulence et de ma splendeur, avec une demi-douzaine de lords à mon lever, avec les plus beaux chevaux dans mes écuries, la plus magnifique maison pour demeure, avec un crédit illimité chez mon banquier et… lady Lyndon en sus, j’aurais voulu redevenir simple soldat au régiment de Bulow, ou n’importe quoi pour être délivré d’elle. Mais revenons à mon histoire. Sir Charles, avec sa complication de maux, mourait devant nous peu à peu ; et je n’ai pas de doute qu’il n’aurait pas pu lui être agréable de voir un beau jeune homme faire la cour à sa veuve devant son nez, pour ainsi dire. Après que je fus entré dans la maison à la faveur de la discussion sur la transsubstantiation, je trouvai une douzaine d’occasions nouvelles d’accroître mon intimité, et c’est à peine si je sortais de chez milady. Le monde jasait, tempêtait ; mais que m’importait, à moi ? Le monde criait haro sur l’impudent aventurier irlandais, mais j’ai raconté quelle était ma façon de faire taire ces sortes d’envieux, et mon épée, à cette époque, avait acquis une telle réputation en Europe, que peu de gens se souciaient de l’affronter. Une fois que j’ai pu m’emparer d’une place, je la garde. J’ai été dans bien des maisons où je voyais les hommes m’éviter. « Fi ! le vil Irlandais ! disaient-ils. Pouah ! le grossier aventurier ! Au diable l’insupportable fat, le chevalier d’industrie ! » et autres propos semblables. Cette haine ne m’a pas rendu de médiocres services dans le monde ; car lorsque je mets la main sur quelqu’un, rien ne peut me décider à lâcher prise ; et on me laisse le champ libre, ce qui n’en vaut que mieux. « Caliste (je l’appelais Caliste dans ma correspondance), Caliste, je te jure par la candeur immaculée de ton âme, par l’inaltérable éclat de tes yeux, par tout ce qu’il y a de pur et de chaste dans le ciel et dans ton cœur, que je ne cesserai jamais de te suivre ! Le mépris, je puis le supporter, et l’ai supporté de toi. L’indifférence, je puis la surmonter ; c’est un rocher que mon énergie saura gravir, un aimant qui attire mon intrépide âme de fer ! » Et c’était vrai, je n’aurais pas renoncé à elle, non, quand on m’aurait jeté à coups de pieds à bas de l’escalier chaque jour que je me serais présenté à sa porte.

C’est ma manière de fasciner les femmes. Que l’homme qui a sa fortune à faire se rappelle cette maxime : Attaquer est l’unique secret. Osez, et le monde cède toujours ; ou s’il vous bat quelquefois, osez de nouveau, et il succombera. À cette époque, mon énergie était si grande, que si je me fusse mis en tête d’épouser une princesse du sang, je l’aurais eue !

Je racontai mon histoire à Caliste, et j’altérai peu, très-peu la vérité. Mon objet était de l’effrayer, de lui montrer que ce que je voulais, je l’osais ; que ce que j’osais, je l’obtenais ; et il y avait assez de passages frappants dans mon histoire pour la convaincre de ma volonté de fer et de mon indomptable courage. « N’espérez pas m’échapper, madame, disais-je ; faites mine d’épouser un autre homme, et il meurt sous cette épée, qui n’a jamais encore rencontré son maître. Fuyez-moi et je vous suivrai, fût-ce aux portes de l’enfer ! » Je vous promets que c’était là un langage fort différent de celui qu’elle avait été habituée à entendre de la bouche de ses fades adorateurs. J’aurais voulu que vous vissiez comme j’écartai d’elle ces muguets !

Quand je disais de cette façon énergique que je suivrais lady Lyndon par delà le Styx s’il était besoin, comme de juste je n’entendais le faire que dans le cas où il ne se présenterait rien de plus sortable dans l’intervalle. Si Lyndon ne mourait pas, à quoi bon poursuivre la comtesse ? Et je ne sais comment, vers la fin de la saison de Spa, à ma grande mortification, je l’avoue, le chevalier eut l’air de vouloir faire un nouveau bail ; il semblait que rien ne le tuerait. « J’en suis fâché pour vous, capitaine Barry, disait-il en riant comme de coutume. Je suis désolé de vous faire attendre, vous ou tout autre. Ne feriez-vous pas mieux de vous entendre avec mon docteur, ou de charger mon cuisinier d’assaisonner mon omelette avec de l’arsenic ? Qui de vous gage, messieurs, ajoutait-il, que je ne vivrai pas encore assez pour voir le capitaine Barry pendu ? »

Le fait est que les médecins l’avaient rafistolé pour un an. « C’est mon bonheur habituel, ne pus-je m’empêcher de dire à mon oncle, qui était mon confidentiel et mon très-excellent conseiller dans toutes mes affaires de cœur ; j’ai prodigué des trésors d’affection à une coquette de comtesse, et voici son mari rendu à la santé et capable de vivre je ne sais combien d’années ! »

Et comme pour ajouter à ma mortification, juste à cette époque, il arriva à Spa une héritière anglaise, la fille d’un fabricant de chandelles, deux ou trois fois millionnaire, et Mme Cornu, la veuve d’un fermier général et éleveur de bestiaux normands, avec une hydropisie et deux cent mille livres sterling de rente.

« À quoi bon suivre les Lyndon en Angleterre, dis-je, si le chevalier ne meurt pas ?

— Ne les suis pas, mon candide enfant, répliqua mon oncle. Reste ici à faire la cour aux nouvelles venues.

— Oui, et perdre Caliste pour toujours, et la plus grande fortune de l’Angleterre.

— Bah ! bah ! les jeunes gens comme vous prennent aisément feu et se découragent aisément. Entretenez une correspondance avec lady Lyndon, vous savez qu’elle n’aime rien tant. Vous avez l’abbé irlandais, qui vous écrira les plus charmantes lettres à un écu pièce. Laissez-la partir, écrivez-lui, et pendant ce temps-là ayez l’œil sur tout ce qui peut s’offrir. Qui sait ? Vous pourriez épouser la veuve normande, l’enterrer, prendre son argent, et être prêt pour la comtesse à la mort du chevalier. »

Et ainsi, avec des serments de l’attachement respectueux le plus profond, et après avoir donné vingt louis à sa femme de chambre pour une boucle de ses cheveux (ce dont, bien entendu, la soubrette informa la maîtresse), je pris congé de la comtesse lorsqu’elle dut retourner dans ses terres, lui jurant de la suivre aussitôt que j’aurais mis fin à une affaire d’honneur que j’avais sur les bras.

Je passerai sur les événements de l’année qui s’écoula avant que je la revisse. Elle m’écrivit conformément à sa promesse, avec beaucoup de régularité d’abord, un peu moins fréquemment ensuite. En attendant, je ne faisais pas trop mal mes affaires au jeu, et j’étais sur le point d’épouser la veuve Cornu (nous étions alors à Bruxelles, et la pauvre âme, était folle de moi), quand la Gazette de Londres me fut mise dans les mains, et je lus le paragraphe suivant :

« Est mort à Castle-Lyndon, dans le royaume d’Irlande, le Très-Honorable sir Charles Lyndon, chevalier du Bain, membre du parlement pour Lyndon dans le Devonshire, et pendant nombre d’années le représentant de Sa Majesté dans diverses cours d’Europe. Il laisse un nom cher à tous ses amis par ses vertus et ses talents multipliés, une réputation justement acquise au service de Sa Majesté, et une veuve inconsolable pour déplorer sa perte. Sa Seigneurie, la comtesse de Lyndon, était à Bath lorsque lui est parvenue l’horrible nouvelle de la mort de son mari, et elle est partie immédiatement pour l’Irlande afin de rendre les derniers et tristes devoirs à ses restes bien-aimés. »

Le soir même je partis en poste pour Ostende, d’où je frétai un bâtiment pour Douvres ; et, voyageant rapidement vers l’ouest, j’atteignis Bristol, d’où je m’embarquai pour Waterford, et me trouvai, après onze ans d’absence, dans mon pays natal.


  1. Ce manuscrit doit dater de l’époque où M. Brummel donnait le ton à Londres.