Mémoires d’une ex-palladiste parfaite, initiée, indépendante/12/Chapitre IV

chapitre iv

La Bisaïeule de l’Anti-Christ

(Suite)




Faisant suite à l’Épitre, vient le Cherem des ennemis vivants.

Le Sous-Mage Herbivore apporte une limace sur un plateau ; la Sous-Maîtresse Lacrymante est auprès de lui, tenant une longue épingle d’or.

Le Mage officiant. — Frères et sœurs en Satan, vous avez la parole pour dénoncer les ennemis les plus dangereux que nous devons vouer aujourd’hui aux châtiments de la justice céleste.

À cette partie de la messe, chaque membre de l’assemblée a le droit de prononcer le nom d’un adonaïte sur lequel il désire attirer tout particulièrement le courroux des daimons. On nomme ainsi les catholiques qui, dans quelque récente circonstance, viennent de se signaler, ecclésiastiques ou laïques, à la haine des parfaits initiés. En général, chacun se borne à crier le nom.

La scène se passe de cette façon :

Le Mage officiant. — Qui mérite le châtiment ?

Un assistant. — L’évêque adonaïte Un-Tel.

Le Mage officiant, étendant les mains sur le plateau. — Limace impure, je dis que tu es l’évêque adonaïte Un-Tel… Cherem ! cherem ! cherem !

L’assemblée. — Maranatha !

Ceci se répète pour autant de noms qui sont dénoncés.

Alors, le Mage officiant prend de la main gauche la limace et de la droite l’épingle d’or ; le Sous-Mage Herbivore et la Sous-Maîtresse Lacrymante retournent à leur place.

L’officiant pose et maintient la limace sur l’hostie consacrée qui a été déjà souillée par l’écrasement de l’araignée. Il répète, l’un après l’autre, les noms qui ont été dénoncés, et chaque fois il enfonce l’épingle d’or dans le corps de la limace, en disant :

— Un-Tel, ennemi de notre Dieu, nous te vouons aux châtiments de la justice céleste… Que les bons daimons, nos protecteurs, t’accablent de leur saint courroux… Cherem ! cherem ! cherem !

L’assemblée. — Maranatha !

Après quoi, il écrase la limace sur l’hostie.

Le Mage officiant. — Qu’ils soient réduits à l’impuissance, tous les ennemis adonaïtes qui s’élèvent contre nous !

Le Juif enfant de chœur. — Cherem ! cherem ! cherem !

L’assemblée. — Maranatha ! maranatha ! maranatha !

Le Mage officiant. — Au nom de Sophia, ayez confiance, Frères et Soeurs. Ses prières sont agréables à notre Dieu… Saint, saint, saint, Lucifer-Satan qui exauce les prières de Sophia !

À cet endroit, la messe s’interrompt. Tout le monde s’assied et le Mage officiant fait une sorte de prône. Il commente les passages de l’Apadno, relatifs à la généalogie de l’Anti-Christ ; il démontre qu’ils s’appliquent à Mlle Sophie Walder, et il prononce l’éloge de la grande-maîtresse du Lotus de France, Suisse et Belgique.

Ce prône satanique est suivi des dernières profanations et du sacrifice du mouton, lequel termine la messe.

On apporte, d’abord, un grand brasier ; on le place au milieu du temple, à quelque distance de l’Asie (orient). L’hostie consacrée qui a été souillée est alors jetée au feu, avec accompagnement d’horribles exécrations ; les injures de cette formule imprécatoire dépassent en violence et en obscénité tout ce qu’on pourrait imaginer ; il m’est impossible les reproduire.

Une seconde hostie, reçue quelques jours auparavant en communion, est livrée au Mage officiant. Celui-ci la met sur l’autel de la Sagesse ; tous et toutes défilent, donnant un coup de poignard à la Divine Eucharistie s’écriant chacun à son tour :

— Maudits soient Adonaï et son Christ, le Traître!

Le défilé est ouvert par le Juif enfant de chœur, et c’est le Mage officiant qui frappe le dernier. Cette seconde hostie est, à son tour, jetée au feu.

Enfin, on apporte un mouton. Si la veille on a procédé à quelque initiation de Kadosch selon le rituel du F ∴ Laffon de Ladébat, c’est ce mouton, déjà tué, qui sert au sacrifice final ; sinon, l’animal est égorgé à la tenue triangulaire, aux cris de Nékam, Jaldabaoth !

Le corps de la bête est attaché à une croix en bois, dans la disposition du crucifiement du Divin Rédempteur. Le Juif enfant de chœur, aidé du Sous-Mage Herbivore, posent l’infâme parodie sur l’autel du Baphomet.

Ici encore, je ne puis reproduire le texte des paroles débitées par le Mage officiant. Pour en avoir une idée, on se rappellera que la secte prétend que le mouton stérile représente Jésus, prêtre par excellence, dans le symbolisme de l’Église, et que le pape Silvestre Ier substitua l’agneau au bélier castrat, afin de voiler aux simples fidèles le vrai sens. Ces abominations s’inspirent du catéchisme des Maîtresses Templières (réponse à la question : Quel est le symbole de l’Église ?).

Le sacrifice se fait par l’ablation de la tête et des pattes du mouton, lesquelles sont jetées dans le brasier ardent. Le reste est remis, le lendemain, à un boucher franc-maçon, sans nécessité qu’il soit parfait initié.

La messe se clôt par la chaine d’union, formée une dernière fois, et le Mage officiant s’écrie, en terminant :

— Gloire à Lucifer-Satan au plus haut des cieux ! Gloire sur la terre à Sophia, sa fille ! Que la paix règne à jamais par le Très-Saint Anti-Christ !

Tous. — Ainsi soit-il.

Cette Messe de Sophia, dite neuf fois en cette année-ci dans chacune des trente-trois Mères-Loges du Lotus, permet de juger d’une façon exacte l’état d’esprit des palladistes de l’école carduccio-walderiste, dont les principes antisociaux à outrance dominent aujourd’hui dans la Haute-Maçonnerie. Elle donne aussi la mesure des flatteries prodiguées par la secte à la fille d’Ida Jacobsen.

Maintenant que j’ai fait connaître quelle fut l’éducation de cette malheureuse femme et que l’on en sait déjà quelques résultats, rien n’étonnera plus de sa part.

À l’instar de Carducci, de Hobbs et de tant d’autres, elle admet parfaitement la divinité de Satan. On comprend aussi combien moi, qui étais luciférienne, et non sataniste, je me refusais absolument à admettre ce que je considérais comme des innovations dangereuses, directement contraires à l’orthodoxie palladique ; à mes yeux, cela était hérésie.

Sur l’orthodoxie luciférienne j’étais rigide, tandis que Sophia, se conformant d’ailleurs en cela aux habitudes de Philéas Walder, traite tous les sujets de doctrine au gré de sa fantaisie, dans les conférences triangulaires, au point de se mettre en flagrante contradiction avec ce qui est le plus admis comme intangible.

Je citerai un exemple : une interprétation qui me fit bondir, lorsque j’en eus connaissance.

Sophia, amenée un jour à parler de la légende d’Hiram, dont les interprétations sont nombreuses et variées pour tous les besoins de la sélection ou de l’élimination, déclara, le plus simplement du monde, qu’Hiram pouvait fort bien signifier Satan succombant momentanément sous les coups des trois personnes de la Trinité adonaïte : à son dire, le compagnon Jubelas figurait Jéhovah le Père ; le compagnon Jubelos, Christ, le fils par adoption ; et le compagnon Jubelum, le Saint-Esprit des catholiques. On sait que, d’après la légende du grade de Maître, Hiram ressuscite en la personne du récipiendaire, au moment de son initiation ; selon Sophia, Satan renaît donc, c’est-à-dire reprend sa force, sa puissance en et par la Franc-Maçonnerie, figurée par le récipiendaire.

Eh bien, c’est là le bouleversement le plus complet du dogme palladique. En effet, la tradition du Sanctum Regnum de Charleston n’admet pas la Trinité du dogme catholique.

Je ne sais rien qui soit aussi formel dans la croyance des hauts-maçons.

Cette croyance est: — 1° Adonaï, dieu-mauvais, est le Jéhovah noir et, par contre, Lucifer, dieu-bon, est le Jéhovah blanc ; — 2° Jésus, descendant direct de Baal-Zéboub, a trahi sa céleste origine luciférienne par un pacte, conclu sur le Thabor, avec Adonaï, qui l’a fait Christ, l’a adopté et l’a associé à sa divinité malfaisante ; — 3° la troisième personne de la Trinité adonaïte, dénommée le Paraclet ou le Saint-Esprit, n’existe pas, n’a jamais existé, et la révélation de Béhémoth en témoigne expressément.

Le Calendrier du Palladium, qui a été divulgué avant mes révélations, porte, parmi ses fêtes mobiles, une fête de cinquième classe, laquelle suit de sept jours la grande fête (deuxième classe) du daimon Hermès, mobile aussi. Or, celle-ci correspond au dimanche de la Pentecôte, c’est-à-dire à l’illumination adonaïte des apôtres du Christ, le Palladisme oppose la grande fête d’Hermès, daimon de la haute science occultiste, dont le titre TEAD-SP, ou Telluris Exercitus Archi Dux, Summus Princeps, indique qu’il est le souverain chef des quatorze cent millions de petit daimons ou lutins immobilisés sur la Terre. Et, sept jours après, c’est-à-dire le dimanche de la Trinité, le calendrier, en opposition au dogme du trinitarisme catholique romain, donne, par institution d’Albert Pike, la fête intitulée Commémoration de la Révélation de Béhémoth.

Qu’est-ce donc que Béhémoth ? en quoi consiste sa révélation ?

Il est connu, déjà, que les armées du Ciel de Feu, commandées en chef par Baal-Zéboub, généralissime, se divisent en armée qui combat en bataille rangée et armée qui combat en se dispersant à la manière des tirailleurs : la première comporte 2.244 légions de daimons, réparties également en aile gauche (Astaroth) et aile droite (Moloch), et 1.122 légions de daimones, formant le centre (Astarté) ; la seconde comporte 2.200 légions de daimons dits plongeurs, sous le commandement de Léviathan, et 1.100 légions d’esprits insexuels dits frétillants, sous le commandement de Béhémoth.

Plusieurs des daimons, déclaré bons esprits par le Palladisme, ont été vénérés dans l’antiquité païenne. Ainsi, il est admis que Lucifer était Jupiter ; Baal-Zéboub, Phœbus-Apollon ; Astaroth, Mars ; Astarté, Vénus ; Moloch, Saturne ; Hermès, Mercure ; Ariel, Pluton ; Léviathan, Neptune, etc. La nomenclature des 33 principaux daimons et daimones, après Lucifer, se trouve dans la Prière du Soir de Sophia ou Appel des Songes ; l’énormité des blasphèmes contre Notre Seigneur Jésus-Christ crucifié m’empêche de la reproduire ici ; je l’ai mise à la fin de la Restauration du Paganisme, ouvrage réservé exclusivement à MM. les ecclésiastiques. Quant à Béhémoth, il a une légende particulière, qui peut-être dévoilée en ces pages, sans inconvénient.

Selon la doctrine de la Haute-Maçonnerie luciférienne, tandis que Mikaël, Gabriel et Raphaël, esprits du feu, passèrent à Adonaï, il y a croyance, dans les Parfaits Triangles, que 1.100 légions de maléakhs, entraînés par Béhémoth, séraphin adonaïte, se convertirent à Lucifer et vinrent grossir ses armées. Ce sont les frétillants, pourvus d’une queue prodigieusement longue ; et ils ont gardé cette queue et leur nature insexuelle, en leur qualité d’anciens maléakhs. Ils sont en état d’épreuve jusqu’au triomphe final de Lucifer ; alors, ils deviendront daimones et auront pour époux les daimons plongeurs de Léviathan.

L’ex-séraphin Béhémoth a conquis ses titres définitifs à la gloire du Ciel de Feu, par une existence terrestre, saintement remplie ; c’est lui qui fut Hercule.

Or, Béhémoth a révélé tout cela à Albert Pike, en lui confirmant certains passages du Livre Apadno, quoique cette confirmation peut paraître superflue, et il a ajouté son propre témoignage, que le souverain pontife luciférien a consigné dans le Livre des Révélations. Là est la révélation qui est commémorée en opposition à la fête catholique en l’honneur de la Très-Sainte Trinité.

Esprit de mensonge, se donnant pour ancien séraphin et connaissant bien, par conséquent, le Royaume Humide ou ciel d’Adonaï, le daimon Hercule-Béhémoth déclara à Pike que « l’existence du Paraclet dit Saint-Esprit est une imposture » ; il lui donna sa parole de génie du feu « qu’il n’avait jamais vu cette troisième personne de la prétendue Trinité ». Un de ses arguments fut celui-ci : « Le ciel d’Adonaï est le Royaume Humide, le ciel d’eau ; la place d’une colombe céleste ne saurait être là. »

Les palladistes de la dernière initiation n’admettent pas, donc, la Trinité, mais seulement l’association du Christ à la divinité du Jéhovah noir. Pour eux, les manifestations visibles du Saint-Esprit, sous la forme d’une colombe, sont des subterfuges d’Adonaï, et voici comment ils expliquent ce miracle :

Soutenant la supériorité de Lucifer sur Adonaï, ils disent que le Dieu-Bon a répondu à la trahison du Thabor par la défense au Dieu-Mauvais d’apparaître jamais devant les humains sous une forme quelconque de la gloire divine. L’Apadno place le baptême du Christ dans les eaux du Jourdain après l’événement du Thabor. Alors, Adonaï, ne pouvant plus tromper les humains comme il l’avait fait précédemment en se montrant en divin Jéhovah, emprunta la forme de la colombe, oiseau luciférien ; par orgueil, il inventa le dogme de la divinité triple et, en même temps, seule divinité. Mais, continuent les théologiens palladistes, l’infériorité d’Adonaï est visiblement démontrée par les faits ; nul esprit du ciel inférieur, pas même Adonaï, n’a le pouvoir d’emprunter les apparences de Lucifer Dieu-Bon et de se faire passer pour lui, et, en effet, il en est ainsi ; Adonaï ne se manifeste plus aux humains comme autrefois, cela parce qu’il a perdu cette partie de sa puissance ; les apparitions du Christ et des saints et saintes du catholicisme sont tolérées par Lucifer ; nul n’a plus vu, nul ne voit, nul ne verra jamais Adonaï, car le Dieu-Bon s’y oppose pour l’humilier. Adonaï en est donc réduit à se dédoubler en Paraclet et à se montrer, encore très rarement, en colombe céleste ; c’est tout ce que Lucifer lui permet.

Voilà la croyance des Parfaits Triangles ; voilà le mensonge du suprême imposteur, dans toute son audace de blasphémateur des vérités divines. Mais c’est là la doctrine luciférienne orthodoxe. Or, lorsque j’avais la foi en ces folies, je qualifiais d’hérésies les interprétations de Mlle Walder en dehors de ce domaine, pour moi sacré. J’écrivis une lettre de protestation contre sa manière d’expliquer la légende d’Hiram ; Jubelas, Jubelos et Jubelum ne pouvaient être, à mon sens, le Père, le Fils et le Saint-Esprit des catholiques, ou alors il fallait dire que l’Apadno, écrit par Lucifer lui-même, contenait des erreurs, et que Béhémoth avait cyniquement menti à Albert Pike.

En ce qui concerne Mlle Walder, il me reste à la montrer à l’œuvre, instrument inconscient du Maudit, et à dire comment Pike expliquait qu’elle est bien la Bisaïeule de l’Anti-Christ, en vertu des versets 53 du fameux chapitre de l’Apadno. Le lecteur est fixé maintenant sur le caractère essentiellement satanique de son éducation. Toutefois, si j’ai fait connaître les principales théories de Philéas Walder en matière d’occultisme, il est nécessaire, pour éclairer d’une pleine lumière le rôle de Sophia dans la Haute-Maçonnerie, de ne pas passer sous silence certaines idées dont l’infortunée a été imbue, relativement à ce que j’appellerais « la politique des Triangles ».

On nous a souvent citées, toutes deux, comme étant les deux extrêmes ; ce qui m’a valu, de la part d’écrivains catholiques, des éloges dont je suis bien confuse, les méritant si peu, certaine aujourd’hui de mon indignité. Mlle Walder aurait été moins accablée, par contre, si l’on avait bien recherché les origines de sa conduite, si blâmable qu’elle soit.

Ainsi dans l’apostolat luciférien, est considéré comme recrutement de premier ordre l’acquisition d’un prêtre adonaïte. Je m’occupai peu de ce prosélytisme, et quand, par exception, il m’arriva de désirer une conversion de ce genre, je priai pour l’obtenir, ce fut ma seule arme ; car je ne compte pas quelques raisonnements dans le sens dogmatique, pour démonter ce que je croyais être la vérité. Mlle Walder usa, au contraire, d’autres armes, et certes je les désapprouvai toujours ; je jugerai qu’en sa manière d’opérer il y avait piège, c’est-à-dire déloyauté. Je cherchais à convaincre ; elle voulait et provoquait la chute, car je dénomme chute profonde la catastrophe qui jette le ministre de Jésus-Christ dans les bas-fonds du satanisme : tel, l’abbé Charles B***, de Genève, qui apostasia et fut l’un des membres les plus actifs de la Loge genevoise la Fraternité et du Triangle Gladio Dei.

Il me semblait que la conquête d’un prêtre catholique à Lucifer Dieu-Bon était précieuse, mais uniquement en raison de son importance intellectuelle. Pour Sophia, la grande joie était, est encore de changer la couleur d’un Parfait Triangle, de transformer un Triangle blanc en Triangle blanc-et-noir.

Dans le jargon sectaire, on désigne sous le nom de Triangles blancs les ateliers palladiques où les profanations des Saintes Espèces s’accomplissent sur des hosties que les adeptes, principalement les Sœurs, ont reçues à l’église, en communion ; point n’est besoin de prêtre catholique dans ces ateliers. Le Parfait Triangle qui compte au nombre de ses membres un ministre du Christ, est dit blanc-et-noir, et le mauvais prêtre y consacre les hosties destinées aux profanations. Les Triangles blancs-et-noirs sont rares, et c’est pourquoi Sophia est au comble du bonheur, quand elle réussit (je dirai comment) à obtenir une de ces chutes épouvantables auxquelles je viens de faire allusion. Quant à moi, pour le Palladisme Indépendant, je ne voulus ni Triangles blancs ni Triangles blancs-et-noirs ; mon opinion invariable fut que les Triangles ne devaient avoir aucune couleur.

Eh bien, l’idée de recruter la Franc-Maçonnerie dans le clergé catholique, d’amener le prêtre catholique à trahir sa religion et son Dieu, tout en demeurant extérieurement ministre de Jésus-Christ, cette idée dont tout bon chrétien frémira, n’est pas de Sophia, ne date pas de Sophia. Ce plan infernal est antérieur à l’organisation du Palladisme ; il appartient à la conspiration des Ventes, qui précéda la première époque mazzinienne. Et voici un document des plus authentiques, qui n’apprendra rien aux Éminentissimes Cardinaux qui me font le grand honneur de me lire ; ce document est connu, bien connu au Vatican. Il date du Carbonarisme ; ce ne sont pas seulement des prêtres, des évêques, que l’infâme secte rêve de corrompre et d’avoir à elle ; elle ose porter son espoir jusqu’à la conquête d’un Pape !

Ce document historique, j’avais destiné sa publication à mon volume Le 33e ∴ Crispi ; il est de ceux que j’ai dû retrancher de mon manuscrit primitif, sous peine de faire un ouvrage trop considérable, interminable : il devait me servir à montrer la préparation de l’assaut au pouvoir temporel de la Papauté, œuvre souterraine marchant de pair avec la préparation de la ruine progressive du pouvoir spirituel. Le document sera donc bien à sa place ici. Nous verrons, plus loin, comment Albert Pike, sous l’inspiration directe de Satan, en tira les plus implacables déductions, par une transformation encore aggravante.

Ceci est l’instruction secrète et permanente de la Haute Vente Suprême de Turin, en 1822 :


« Depuis que nous sommes établis en corps d’action et que l’ordre commence à régner au fond de la Vente la plus reculée comme au sein de celle la plus rapprochée du Centre, il est une pensée qui a toujours profondément préoccupé les hommes qui aspirent à la régénération universelle : c’est la pensée de l’affranchissement de l’Italie, d’où doit sortir, à un jour déterminé, l’affranchissement du monde entier, la République fraternelle des peuples et l’harmonie de l’humanité. Cette pensée n’a pas encore été saisie par nos Frères d’au-delà des Alpes. Ils croient que l’Italie révolutionnaire ne peut que conspirer dans l’ombre, distribuer quelques coups de poignard à des sbires ou à des traîtres, et subir tranquillement le joug des événements qui s’accomplissent au-delà des monts pour l’Italie, mais sans l’Italie. Cette erreur nous a été déjà fatale à plusieurs reprises. Il ne faut pas la combattre avec des phrases, ce serait la propager ; il faut la tuer avec des faits. Ainsi, au milieu des soins qui ont le privilège d’agiter les esprits les plus puissants de nos Ventes, il en est un que nous ne devons jamais oublier.

« La Papauté a exercé de tout temps une action toujours décisive sur les affaires d’Italie. Par le bras, par la voix, par la plume, par le cœur de ses innombrables évêques, prêtres, moines, religieuses et fidèles de toutes les latitudes, la Papauté trouve des dévouements sans cesse prêts au martyre et à l’enthousiasme. Partout où il lui plaît d’en évoquer, elle a des amis qui meurent, d’autres qui se dépouillent pour elle. C’est un levier immense, dont quelques Papes seuls ont apprécié toute la puissance ; encore n’en ont-ils usé que dans une certaine mesure. Aujourd’hui, il ne s’agit pas de reconstituer pour nous ce pouvoir, dont le prestige est momentanément affaibli ; notre but final est celui de Voltaire et de la Révolution française, l’anéantissement à tout jamais du catholicisme et même de l’idée chrétienne, qui, restée debout sur les ruines de Rome, en serait la perpétuation plus tard. Mais, pour atteindre plus sûrement ce but et ne pas nous préparer à la légère des revers qui ajournent indéfiniment ou compromettent dans les siècles le succès d’une bonne cause, il ne faut pas prêter l’oreille à ces vantards de Français, à ces nébuleux Allemands, à ces tristes Anglais, qui s’imaginent tous tuer le catholicisme tantôt avec une chanson impure, tantôt avec une déduction illogique, tantôt avec un grossier sarcasme passé en contrebande comme les cotons de la Grande-Bretagne. Le catholicisme a la vie plus dure que cela. Il a vu de plus terribles adversaires, et il s’est souvent donné le malin plaisir de jeter de l’eau bénite sur la tombe des plus enragés. Laissons donc nos Frères de ces contrées se livrer aux intempérances stériles de leur zèle anticatholique ; permettons-leur même de se moquer de nos madones et de notre dévotion apparente. Avec ce passeport, nous pouvons conspirer tout à notre aise et arriver peu à peu au terme proposé.

« Donc, la Papauté est, depuis seize cents ans, inhérente à l’histoire de l’Italie. L’Italie ne peut ni respirer ni se mouvoir sans la permission du Pasteur suprême. Avec lui, elle a les cent bras de Briarée ; sans lui, elle est condamnée à une impuissance qui fait pitié. Elle n’a plus que des divisions à fomenter, que des haines à voir éclore, que des hostilités à entendre surgir de la première chaine des Alpes au dernier chaînon des Apennins. Nous ne pouvons pas vouloir un pareil état de choses : il importe donc de chercher un remède à cette situation. Le remède est tout trouvé. Le Pape, quel qu’il soit, ne viendra jamais aux sociétés secrètes : c’est aux sociétés secrètes à faire le premier pas vers l’Église, dans le but de les vaincre tous deux.

« Le travail que nous allons entreprendre n’est l’œuvre ni d’un jour, ni d’un mois, ni d’un an ; il peut durer plusieurs années, un siècle peut-être ; mais, dans nos rangs, le soldat meurt, et le combat continue.

« Nous n’entendons pas gagner les Papes à notre cause, en faire des néophytes de nos principes, des propagateurs de nos idées. Ce serait un rêve ridicule, et de quelque manière que tournent les événements, que des cardinaux ou des prélats, par exemple, soient entrés de plein gré ou par surprise dans une partie de nos secrets, ce n’est pas du tout un motif pour désirer leur élévation au siège de Pierre. Cette élévation nous perdrait. L’ambition seule les aurait conduits à l’apostasie, le besoin du pouvoir les forcerait à nous immoler. Ce que nous devons demander, ce que nous devons chercher et attendre, comme les Juifs attendent le Messie, c’est un Pape selon nos besoins. Alexandre VI, avec tous ses crimes privés, ne nous conviendrait pas ; car il n’a jamais erré dans les matières religieuses. Un Clément XIV, au contraire, serait notre fait des pieds à la tête. Borgia était un libertin, un vrai sensualiste du xviiie siècle égaré dans le xve. Il a été anathématisé, malgré ses vices, par tous les vicieux de la philosophie et de l’incrédulité, et il doit cet anathème à la vigueur avec laquelle il défendit l’Église. Ganganelli se livra pieds et poings liés aux ministres des Bourbons qui lui faisaient peur, aux incrédules qui célébraient sa tolérance, et Ganganelli est devenu un très grand Pape. C’est à peu près dans ces conditions qu’il nous en faudrait un, si c’est encore possible. Avec cela, nous marcherons plus sûrement à l’assaut de l’Église, qu’avec les pamphlets de nos Frères de France et l’or même de l’Angleterre. Voulez-vous en savoir la raison ? C’est qu’avec cela, pour briser le rocher sur lequel Dieu a bâti son Église, nous n’avons plus besoin de vinaigre annibalien, plus besoin la poudre à canon, plus besoin même de nos bras. Nous avons, avec cela, le petit doigt du successeur de Pierre engagé dans le complot, et ce petit doigt vaut pour cette croisade tous les Urbain II et tous les saint Bernard de la chrétienté.

« Nous ne doutons pas d’arriver à ce terme suprême de nos efforts ; mais quand ? mais comment ? L’inconnue ne se dégage pas encore. Néanmoins, comme rien ne doit nous écarter du plan tracé, qu’au contraire tout y doit tendre, comme si le succès devait couronner dès demain l’œuvre à peine ébauchée, nous voulons, dans cette instruction qui restera secrète pour les simples initiés, donner aux préposés de la Vente Suprême des conseils qu’ils devront inculquer à l’universalité des Frères, sous forme d’enseignement ou de memorandum. Il importe surtout, et par une discrétion dont les motifs sont transparents, de ne jamais laisser pressentir que ces conseils sont des ordres émanés de la Vente Suprême. Le clergé y est trop directement mis en jeu, pour qu’on puisse, à l’heure qu’il est, se permettre de jouer avec lui comme avec un de ces roitelets ou de ces principicules, sur lesquels nous n’aurons qu’à souffler pour les faire disparaître.

« Il y a peu de chose à faire avec les vieux cardinaux ou avec les prélats dont le caractère est bien décidé. Il faut les laisser incorrigibles à l’école de Consalvi, ou puiser dans nos entrepôts de popularité ou d’impopularité les armes qui rendront inutile ou ridicule le pouvoir entre leurs mains. Un mot qu’on invente habilement et qu’on a l’art de répandre dans certaines honnêtes familles choisies, pour que de là il descende dans les cafés et des cafés dans la rue, un mot peut quelquefois tuer un homme. Si un prélat arrive de Rome pour exercer quelque fonction publique au fond des provinces, connaissez aussitôt son caractère, ses antécédents, ses qualités, ses défauts surtout. Est-il d’avance un ennemi déclaré ? un Albani, un Pallota, un Berneth, un della Genga, un Rivalora ? Enveloppez-le de tous les pièges que vous pourrez tendre sous ses pas ; créez-lui une de ces réputations qui effraient les petits enfants et les vieilles femmes ; peignez-le cruel et sanguinaire ; racontez quelque trait de cruauté qui puisse facilement se graver dans la mémoire du peuple. Quand les journaux étrangers recueilleront par nous ces récits, qu’ils embelliront à leur tour inévitablement par respect pour la vérité, montrez ou plutôt faites montrer par quelque respectable imbécile ces feuilles où sont relatés les noms et les excès arrangés des personnages. Comme la France et l’Angleterre, l’Italie ne manquera jamais de ces plumes qui savent se tailler dans des mensonges utiles à la bonne cause. Avec un journal dont il ne comprend pas la langue, mais où il verra le nom de son délégat ou de son juge, le peuple n’a pas besoin d’autres preuves. Il est dans l’enfance du Libéralisme, il croit aux Libéraux, comme plus tard il croira en nous ne savons trop quoi.

« Écrasez l’ennemi quel qu’il soit, écrasez le puissant à force de médisances ou de calomnies ; mais surtout écrasez-le dans l’œuf. C’est à la jeunesse qu’il faut aller ; c’est elle qu’il faut séduire, elle que nous devons entraîner, sans qu’elle s’en doute, sous le drapeau des Sociétés secrètes. Pour avancer à pas comptés, mais sûrs, dans cette vote périlleuse, deux choses sont nécessaires de toute nécessité ; vous devez avoir l’air d’être simples comme des colombes, mais vous serez prudents comme le serpent. Vos pères, vos enfants, vos femmes elles-mêmes, doivent toujours ignorer le secret que vous portez dans votre sein, et s’il vous plaisait, pour mieux tromper l’œil inquisitorial, d’aller souvent à confesse, vous êtes comme de droit autorisés à garder le plus absolu silence sur ces choses. Vous savez que la moindre révélation, que le plus petit indice, échappé au Tribunal de la pénitence ou ailleurs, peut entraîner de grandes calamités, et que c’est son arrêt de mort que signe ainsi le révélateur volontaire ou involontaire.

Or donc, pour nous assurer un Pape dans les proportions exigées, il s’agit d’abord de lui façonner, à ce Pape, une génération digne du règne que nous rêvons. Laissez de côté la vieillesse et l’âge mûr ; allez à la jeunesse, et, si c’est possible, jusqu’à l’enfance. N’ayez jamais pour elle un mot empiété ou d’impureté ; maxima debetur puero reverentia. N’oubliez jamais ces paroles du poète : car elles vous serviront de sauvegarde contre les licences dont il importe essentiellement de s’abstenir hors de nos assemblées, dans l’intérêt de la cause. Pour la faire fructifier au sein de chaque famille, pour vous donner droit d’asile au foyer domestique, vous devez vous présenter avec toutes les apparences de l’homme grave et moral. Une fois votre réputation établie dans les collèges, dans les gymnases, dans les universités et dans les séminaires, une fois que vous aurez conquis la confiance des professeurs et des étudiants, faites que ceux qui principalement s’engagent dans la milice cléricale aiment à rechercher vos entretiens. Nourrissez leurs esprits de l’ancienne splendeur de la Rome papale. Il y a toujours au fond du cœur de l’Italien un regret pour la Rome républicaine d’autrefois. Confondez habilement ces deux souvenirs l’un dans l’autre. Excitez, échauffez ces natures si pleines d’incandescence et de patriotique orgueil. Offrez-leur d’abord, mais toujours en secret, des livres inoffensifs, des poésies resplendissantes d’emphase nationale ; puis, peu à peu, vous amenez vos dupes au degré de cuisson voulu. Quand, sur tous les points à la fois de l’État ecclésiastique, ce travail de chaque jour aura répandu nos idées comme la lumière, alors vous pourrez apprécier la sagesse du conseil dont nous prenons l’initiative.

« Les événements, qui, selon nous, se précipitent trop vite, vont nécessairement appeler, d’ici à peu de temps, une intervention armée de l’Autriche. Il y a des fous qui, de gaieté de cœur, se plaisent à jeter les autres au milieu des périls, et cependant ce sont ces fous qui, à une heure donnée, entraînent jusqu’aux sages. La révolution que l’on fait méditer à l’Italie n’aboutira qu’à des malheurs et à des proscriptions. Rien n’est mûr, ni les hommes, ni les choses, et rien ne le sera encore de bien longtemps ; mais de ces malheurs vous pourrez facilement tirer un bien, c’est-à-dire une nouvelle corde à faire vibrer au cœur du jeune clergé : ce sera la haine de l’étranger. Faites que le Tudesque soit ridicule et odieux avant même son entrée prévue. À l’idée de suprématie pontificale, mêlez toujours le vieux souvenir des guerres du Sacerdoce et de l’Empire ; ressuscitez les passions mal éteintes des Guelfes et des Gibelins, et ainsi vous vous créerez à peu de frais une réputation de bon catholique et de patriote pur.

« Cette réputation donnera accès à nos doctrines au sein du jeune clergé comme au fond des couvents. Dans quelques années, ce jeune clergé aura, par la force des choses, envahi toutes les fonctions ; il gouvernera, il administrera, il jugera, il formera le Conseil du Souverain Pontife ; son élite sera appelée à choisir le Pontife qui devra régner, et ce Pontife, comme la plupart de ses contemporains, sera nécessairement plus ou moins imbu des principes italiens et humanitaires que nous allons commencer à mettre en circulation. C’est un petit grain de sénevé que nous confions à la terre ; mais le soleil des justices le développera jusqu’à la plus haute puissance, et vous verrez un jour quelle riche moisson ce petit grain produira.

« Dans la voie que nous traçons à nos Frères, il se trouve de grands obstacles à vaincre, des difficultés de plus d’une sorte à surmonter. On en triomphera par l’expérience et par la perspicacité mais le but est si beau, qu’il importe de mettre toutes les voiles au vent pour l’atteindre. Vous voulez révolutionner l’Italie : préparez l’avènement du Pape dont nous venons de faire le portrait. Vous voulez établir le règne des Élus sur le trône de la prostituée de Babylone : que le clergé marche sous votre étendard, en croyant toujours marcher sous la bannière des chefs apostoliques. Vous voulez faire disparaître le dernier vestige des tyrans et des oppresseurs : tendez vos filets comme Simon Bar-Jonas ; tendez-les au fond des sacristies, des séminaires et des couvents plutôt qu’au fond de la mer ; et, si vous ne précipitez rien, nous vous promettons une pêche plus miraculeuse que la sienne. Le pêcheur de poissons devint pêcheur d’hommes ; vous, vous amènerez des amis autour de la Chaire apostolique. Vous aurez pêché une révolution en tiare et en chape, marchant avec la croix et la bannière, une révolution qui n’aura besoin que d’être un tout petit peu aiguillonnée pour mettre le feu aux quatre coins du monde.

« Que chaque acte de votre vie tende donc à la découverte de cette pierre philosophale. Les alchimistes du moyen-âge ont perdu leur temps et l’or de leurs dupes à la recherche de ce rêve. Celui de nos sociétés secrètes s’accomplira par la plus simple des raisons : c’est qu’il est basé sur les passions de l’homme. Ne nous décourageons donc ni pour un échec, ni pour un revers, ni pour une défaite ; préparons nos armes dans le silence des Ventes ; dressons toutes nos batteries, battons toutes les passions, les plus mauvaises comme les plus généreuses, et tout nous porte à croire que ce plan réussira un jour au-delà même de nos calculs les plus improbables. »