Mémoires d’une ex-palladiste parfaite, initiée, indépendante/13/Chapitre IV

chapitre iv

La Bisaïeule de l’Anti-Christ

(Suite)




À proprement parler, la secte, dans ce document secret, n’ose pas encore rêver un Pape qui soit le complice conscient de ses criminels projets ; ce que les hauts-maçons de 1822 espéraient, c’était pouvoir un jour compromettre un Pape par une adhésion plus ou moins apparente aux hypocrites doctrines du libéralisme. Cet espoir, la Maçonnerie l’a nourri longtemps ; les flatteries mazziniennes à l’adresse de Pie IX, au début de son pontificat, attestent que les conjurés eurent l’audace de prendre pour de la faiblesse l’immense bonté du successeur de Grégoire XVI : ils avaient escompté le nouveau règne ! Amère fut leur déception, et c’est à leur dépit qu’il faut attribuer la ridicule fable, imaginée et colportée par eux, de l’affiliation maçonnique du jeune comte Mastaï-Ferretti ; n’ayant pu le circonvenir, ils se vengèrent en cherchant à le faire passer pour un ancien maçon reniant ses Frères en Hiram.

Du document secret de la Haute-Vente Suprême de Turin, Albert Pike tira des conséquences nouvelles ; Satan s’était ravisé. Il pensa qu’il fallait payer d’audace, convaincre ses adeptes qu’un jour ils auraient un Pape se convertissant au Palladisme, déposant sa tiare et prenant part au Convent des Triangles qui, selon les traditions apadniques, doit abolir à Malte la souveraineté spirituelle du Saint-Siège, c’est-à-dire la Papauté elle-même.

De là : la Solennelle Voûte du 5 août 1871, adressée par Pike à Mazzini, que le docteur Bataille a publiée (le Diable au XIXe siècle, tome II, pages 564-606) et que la Maçonnerie italienne n’a pu nier, lorsqu’elle fut reproduite par la Rivista Antimassonica, à la suite de la première circulaire officielle du F ▽ Ernesto Nathan.

Après Mazzini, Lemmi eut à veiller à l’exécution du plan infernal exposé dans cette fameuse voûte, et par un document assez récent nous allons voir, tout à la fois, les idées de Pike, de Lemmi et de Sophia. Cet instructif document n’est autre que la première lettre écrite par Mlle Walder à l’antipape de Charleston, après son arrivée en Europe, trois jours après la tenue de grand-rite qui eut lieu au Lotus des Victoires, à Rome, et où Bitru se manifestant proclama Sophia vraiment bisaïeule de l’Anti-Christ. L’original de cette lettre, du 21 octobre 1583, est aux archives du Sanctum Regnum ; mais j’en possède une copie certifiée conforme et contresignée par Sophia elle-même. Ce qui va suivre est la traduction fidèle.

Mlle Walder débute en espérant que le Grand Albert a reçu ses précédentes lettres de Shang-Haï, de Calcutta et de Naples ; elle raconte, ensuite, la séance du 18 octobre, et elle en vient enfin à ses appréciations sur le compte de Lemmi, qui lui fut toujours sympathique, même avant qu’elle le connût. On remarquera qu’elle a bien soin de ne point employer le terme « Satan », ne voulant pas se faire réprimander par Pike.

« En vérité, notre Dieu a inspiré le choix qui a été fait ; il ne pouvait être meilleur. O-U-461 m’a longuement entretenue de la Solennelle Voûte du 29 Ab 000871 et m’a expliqué comment il s’en inspirait, afin que mon action fût réglée sur la sienne. Je serai très heureuse de le seconder en France, Suisse et Belgique, puisque ce Lotus m’est promis.

« Il me tarde d’être à Paris. O-U-461 m’a dit qu’il me sera très difficile de gagner secrètement des ministres adonaïtes ; il constate, avec grand mécontentement, un réveil de la foi adonaïte, non seulement en Italie, mais aussi en France ; on ne recueille guère plus dans les Triangles que les ministres qui ont publiquement rompu avec la superstition. Je désire ardemment voir par moi-même ce qu’il en est en France.

« Par contre, m’a-t-il été assuré, le recrutement des SS ▽ s’opère avec une facilité merveilleuse ; tout Atelier androgyne ordinaire devient rapidement Triangle. J’ai retenu votre conseil à ce sujet ; c’est, en effet, en poussant à ceci que le secret est le mieux assuré.

« S’il le faut, je moissonnerai moi-même les figuiers maudits ; mais ma préférence est de les voir produits par un ministre adonaïte. La vengeance se savoure mieux ainsi. C’est aussi l’opinion de O-U-461. J’ai eu grande joie à le connaître ; quel admirable ouvrier de l’œuvre sainte !… Vous savez quelle énergie il déploie dans l’exécution de vos ordres ; mon admiration pour lui ne vous étonnera donc pas.

« Depuis que je foule le sol d’Europe, je me sens une force qui m’était inconnue. Oh ! combien j’avais raison de vouloir partir ! ma mission est vraiment ici. Vous verrez bientôt de quoi je suis capable. Cette France, surtout, je la transformerai ; j’y ferai naître les Triangles en frappant du pied ; mais je supplie notre Dieu de me rendre assez persuasive pour arracher au Traître ses ministres.

« J’ai exposé à 0-U-461 comment je compte m’y prendre ; il m’a approuvée et félicitée. Réussirai-je beaucoup ? Tout est là. Il faudrait que chaque Triangle eût son Decmaker.

« Comptez sur moi, je grouperai partout les femmes sûres, qui nous sont nécessaires ; par elles nous minerons le Temple du Traître. Vous voyez que je suis en complète communion d’idée avec vous, Très-Saint Vénéré Père. Ah ! vous me lisez peut-être avant que cette lettre vous parvienne. Une voix me murmure a l’oreille : Oui. Que ne puis-je, moi, vous voir à distance ! Votre vue chérie me fortifierait encore. N’importe, comptez sur moi.

« J’arracherai au Traître ses ministres. Oh ! tous mes efforts à cela ! Comptez sur moi, oui, je ne saurais trop vous le redire. Je voudrais pouvoir me multiplier, être en cent endroits à la fois, avoir auprès de moi cent ministres du Traître arrachés à leur superstition et me livrant sans cesse, matin et soir, nuit et jour, des figuiers maudits !… Quelle royale hécatombe !… O-U-461 m’a embrassée de tout son cœur, quand je lui disais cela. L’ennemi peut le haïr ; la haine de l’ennemi n’est pas égale à sa haine contre l’ennemi, et ma haine, à moi, est plus vaste et plus forte que toutes les haines des deux hémisphères.

« Salut, Très-Saint Vénéré Père ! salut en notre Dieu ! salut en notre haine sainte ! salut en l’espoir de délivrer le monde du joug adonaïte ! sept fois salut ! Comptez sur moi. »

0-U-461 signifie Occabys-Ultor, Adriano Lemmi. Decmaker signifie Luigi Revello, couvre-nom d’un prêtre apostat.

Ce style de Sophia était loin de me plaire, au temps de mon erreur ; aujourd’hui, il me fait frémir. Sa haine est sauvage ; ce ne peut être elle qui écrit ainsi, c’est un démon.

Je ne sais pas si Mlle Walder a réussi à « arracher » de nombreux prêtres « à leur superstition », j’en doute.

Son procédé est déloyal et surtout profanateur ; mais, maintenant que je connais la puissance de la foi, j’ai peine à croire que le piège ait pris beaucoup de ceux contre qui elle l’a pu dresser. Sans doute, la plupart n’auront pas soupçonné le piège, n’auront pas deviné à qui ils avaient affaire.

Sophia profane le tribunal de la pénitence ; du moins, en ce temps-là, c’était un jeu pour elle. Elle va donc s’agenouiller au confessionnal ; elle se dit en voyage, loin de son directeur habituel. Elle se confesse, comme une bonne catholique ; mais, parmi les péchés qu’elle accuse, elle se dit tourmentée par le doute. Depuis quelque temps, fait-elle hypocritement, des idées, qu’elle s’efforce de rejeter, se présentent d’elles-mêmes à son esprit ; n’y aurait-il pas deux Dieux au lieu d’un ? etc. Elle a grand soin de dire qu’elle n’a lu cela dans aucun livre ; à plus forte raison, elle se garde bien de parler de sociétés où l’on professe ces croyances-là. Elle joue l’innocente, la chrétienne désespérée d’être en proie à une telle obsession : elle glisse ainsi ses arguments, peu à peu implorant la pitié du prêtre, mais en se montrant fort troublée et cherchant à communiquer son prétendu trouble, si le ministre de Jésus-Christ ne l’arrête pas dans sa comédie.

C’est là le plan qu’elle avait exposé à Lemmi et pour lequel il l’avait approuvée et félicitée. Elle se vantait, en 1889, de l’avoir mis à exécution ; mais elle ne dit pas à la Sœur, de qui je tiens le renseignement, si elle était parvenue à jeter le doute, en s’y prenant ainsi. Sophia garde le silence sur ses échecs. J’imagine qu’elle a dû perdre son temps. Je sais aussi qu’elle envoie des Sœurs aux prêtres catholiques, sous toutes sortes de prétextes, et ces femmes se donnent pour bonnes chrétiennes, mais simulent attaques de nerfs et le reste. Ce sont des intrigantes et des dissolues. Quant à ce procède de tentation, Mlle Walder ne l’emploie pas elle-même.

Enfin, voilà où la malheureuse est tombée, par l’effet de son infernale éducation.

Ce fut donc en 1885 que je la vis à Paris. Le Triangle Saint-Jacques venait d’être fondé, l’année précédente ; elle en était la grande-maîtresse.

Mon voyage en France était motivé par des affaires de famille ; je ne puis en dire davantage, ce serait imprudent aujourd’hui ; mon oncle seul sait exactement de quoi il s’agit, et, malgré sa désapprobation de ma conversion, il m’aime trop pour trahir ce secret de famille, qui ne me ferait peut-être pas découvrir, mais qui certainement paralyserait un de mes meilleurs moyens de communication hors de ma retraite.

Je n’avais aucune raison de cacher mon passage à Paris à l’une de mes Sœurs palladistes, qui était d’origine américaine. Justement, elle appartenait au Triangle Saint-Jacques. Elle vint me voir et me fit un grand éloge de Sophia. Je fus sollicitée. « Pourquoi ne recevrais-tu pas chez nous l’initiation de Maîtresse Templière ? » me dit mon amie. On connaissait la poésie si violemment antiadonaïte que j’avais composée le lendemain de ma réception au grade d’Élue Palladique ; l’avis général était que je n’avais rien à apprendre.

J’aurais préféré, sans doute, être initiée Maîtresse Templière chez les Onze-Sept ; mais on insista tant et tant, on flatta si bien ma vanité, en invoquant le grand honneur pour le Triangle parisien etc., que j’acceptai sans me faire trop prier. Il est bon de dire que, dans la Haute-Maçonnerie, les initiations peuvent se donner n’importe où, quand il s’agit de monter en grade ; dans la Maçonnerie ordinaire, au contraire, le même cas serait tout à fait exceptionnel : là, on reste inscrit à l’Atelier où l’on a reçu tel grade, sauf à permuter ensuite. En prévision de l’éventualité, j’avais toujours, parmi mes papiers emportés en voyage, un document sous une enveloppe fermée, qui m’avait été remise sans explications par le successeur de mon père à la présidence du Triangle de Louisville : j’ignorais quel sujet ce document traitait ; je savais seulement que je devais le remettre à la grande-maîtresse ou au grand-maître du Triangle qui aurait à m’initier Maîtresse Templière et que c’était un décret se rapportant à moi personnellement. J’ai su plus tard que ce décret me dispensa de l’épreuve du Pastos.

Je confiai à mon amie l’enveloppe et son contenu, en la chargeant de les remettre à Mlle Walder. Le lendemain, j’eus la visite de Sophia. Elle me dit que le décret lui avait donné la preuve de ma haute importance dans le Rite, sans ajouter rien autre sur ce point. Nous nous traitâmes l’une l’autre en bonnes amies.

Sophia tenait à ce que l’assemblée d’initiation, dont elle se faisait grande fête, eut lieu le 25 mars. Cette date si mémorable dans la vie de Philalèthe, n’était point pour me déplaire. Nous étions alors dans les premiers jours du mois. Ayant à me rendre hors de Paris, je promis d’y être de retour le 24 au plus tard, et je fus exacte.

Le Triangle Saint-Jacques, qui avait été constitué dès la venue de Mlle Walder en France, était le second Atelier palladique parisien. Il avait son siège au n° 63 de la rue du Champ d’Asile, dans le même local où la Mère-Loge le Lotus s’était transportée depuis qu’elle avait quitté la rue de Varennes. Je m’attendais donc à être convoquée à la rue du Champ d’Asile, y ayant assisté déjà à une tenue triangulaire au grade d’Élue.

Mon amie, venant me chercher, me dit :

— Nous allons du côté de Grenelle ?

— Tiens ! pourquoi ?

Elle me donna l’explication. Le local de la rue du Champ d’Asile abrite trois Loges du Rite Français et une Loge du Rite Écossais. Or, en 1885, le 25 mars tombait le quatrième mercredi du mois, jour où le local avait été retenu par la Loge Les Cœurs Unis Indivisibles.

La salle qui fut prêtée à Sophia pour cette séance, dans laquelle je devais recevoir l’initiation de Maîtresse Templière, existe encore et sert plus que jamais aux réunions secrètes d’occultistes. Elle est située à Vaugirard (XVe arrondissement), rue Croix-Nivert, n° 154 ; le diable y apparaît fréquemment. Là est le siège de l’occultisme jacobin, vieux legs de la Révolution ; cette mystérieuse école de sorcellerie, née de Catherine Théot et de Robespierre, se nomme l’association des Théophilanthropes, et, pour les imparfaits initiés, elle se masque derrière une Loge du Rite Français, dite les Zélés Philanthropes. C’est là que je vis pour la première fois le Baphomet ; car les Théophilanthropes ont un Baphomet semblable à celui des Palladistes, et, en se qualifiant « jacobins », ils sous-entendent, comme Robespierre : « fils de Jacques Molay ».

Dans le cabinet des réflexions, on ose donna à méditer une poésie intitulée l’Œuvre Maçonnique, composée quelques semaines auparavant par un F▽ de l’orient de Saint-Quentin, journaliste, qui est aujourd’hui l’un des principaux rédacteurs du Voltaire.

Voici cette pièce de vers :


L’Œuvre Maçonnique.


I


Hiram, le grand aïeul, un jour bâtit le « Temple ».
Symbole glorieux ! — Sur les hautains piliers
La voûte formidable pèse, et l’œil contemple
Avec respect cette œuvre. — Ô puissants Ateliers,

Où l’airain rutilant coule, effrayante lave,
Où le marbre vaincu se tord sous le ciseau,
Où la science fait de la force une esclave
Et la courbe ainsi que l’autan courbe un roseau ?

Ô berceau que nos yeux voient en pleine lumière
Se détacher superbe au fond du noir passé !
Monument merveilleux, ô poème de pierre
Écrit par des géants sur le sol convulsé !

Nous saluons en vous le travail du Grand-Maître,
De l’Apôtre qu’on voit, debout au seuil des temps,
Majestueux et fort, aux Maçons donner l’être :
Hiram, Hiram, plus fier que les plus fiers Titans.

Hiram qui nous créa ; Hiram qui, de sa règle
Dans l’avenir traça pour nous des chemins sûrs
Et nous montra le but ; Hiram qui, d’un œil d’aigle,
Aperçut les splendeurs calmes des temps futurs.


II


Nous continuons l’Œuvre avec l’outil Idée.
Si le Temple n’est plus, nos frondes en ont pris
Les pierres : l’Ignorance est par nous lapidée ;
Hiram dressait des murs, nous dressons des esprits.

Éclaireurs du progrès, nous combattons sans trêve
Pour le droit, et c’est grâce à notre apostolat
Que sur la vieille Terre une aurore se lève,
Dont les hommes noirs fuient le fulgurant éclat.

Nous avons élevé, nous aussi, notre Temple.
Et ses colonnes sont : Justice, Vérité.
Travail, Devoir et Paix. Nous prêchons par l’exemple,
En conviant le monde à la Fraternité.

Sur la brèche, debout, les Enfants de la Veuve
Font flotter, haut et droit, dans l’azur radieux,
Leur antique bannière ; et sans craindre l’épreuve,
Cuirassés de dédain, ils frappent les faux Dieux !

Ils disent aux humains : Multitude insensée,
Cesse de te courber sous le joug ! Lève-toi !
Reprends ton libre arbitre et ta libre pensée ;
Qu’Amour et Liberté soient ton culte et ta foi !

Sur la copie manuscrite qui m’avait été remise, on avait souligné d’un trait assez épais : « Et, sans craindre l’épreuve, cuirassés de dédain, ils frappent les Faux Dieux. »

Un papier à part, déposé sur la table du cabinet des réflexions, portait cette question « Quels sont les Faux Dieux ?  » avec invitation à répondre.

J’écrivis au-dessous de la question :

« Cette poésie, destinée par son auteur à des lectures devant des imparfaits initiés, emploie des termes qui ne sont pas rigoureusement exacts. Le caractère impropre de certaines expressions est voulu, sans doute. Par Faux Dieux les Maçons inférieurs entendent, certainement, qu’il s’agit des trois Dieux de la Trinité catholique, et frapper signifie qu’il faut les détruire dans l’esprit du peuple. Ces termes sont donc impropres, la poésie étant lue par des Maçons du Rite Suprême. Il n’y a pas, à vrai dire, de Faux Dieux, mais un vrai Dieu-Bon, qui est Lucifer que j’adore, et un Dieu-Mauvais, Adonaï, le Dieu-le-Père des catholiques, ayant associé le Christ à sa divinité malfaisante. Quant à un troisième Dieu-Mauvais, ou Saint-Esprit des catholiques, je ne crois pas à son existence. »