Mémoires d’une ex-palladiste parfaite, initiée, indépendante/08/Un Vénérable qui aboie


UN VÉNÉRABLE QUI ABOIE




Tous nos lecteurs savent combien a été discuté le fait de l’apparition du démon dans une Loge française, apparition constatée par le R. P. Jeandel, supérieur général des Dominicains, et qui prit subite fin, lorsque le saint religieux, qu’un subterfuge d’un franc-maçon douteur avait amené là, fit tout-à-coup un grand signe de croix sur l’assistance. Pendant longtemps, plusieurs soutinrent que c’était là un racontar, sans solide base, trop légèrement publié par divers journaux. Mais, dans des circonstances assez récentes, le Dr  Imbert-Goubeyre de Clermont-Ferrand, a produit de valables preuves, établissant que le R. P. avait lui-même narré son aventure à plusieurs personnes, et l’Univers, si j’ai bonne mémoire, ouvrit à ce sujet comme une enquête, à laquelle M. l’abbé de Bazelaire, chanoine d’un diocèse de l’Est, apporta un témoignage décisif.

En vérité, le fait lui-même n’avait rien de surprenant. Le démon se manifeste assez fréquemment dans les Ateliers maçonniques de France, aussi bien que dans ceux d’autres pays. Lorsqu’il n’apparaît pas visible, il fait entendre sa voix. Dans les Conseils du 30e, à n’importe quel rite, et même si l’Atelier appartient à l’obédience du Grande Orient de France, qui se dit athée, le démon se démontre d’une grande familiarité avec ses adeptes, sous une forme ou sous une autre. La plus fréquente est celle d’un Fr∴ haut-gradé de nationalisé étrangère, venant en visiteur. On lui rend les honneurs de la voûte d’acier, croyant avoir affaire à un homme ; car il en a toutes les apparences. Il prend place à l’orient, auprès du président de l’Atelier ; il demande la parole ; il harangue l’assemblée ; il excite à la guerre contre Adonaï et son Église ; il donne des conseils ; il indique la tactique à suivre ; il explique quelles sont les lois qu’il est le plus urgent de faire voter par les représentants députés et sénateurs. Après cela, brusquement, une éclatante lumière l’enveloppe ; un éclat de foudre se fait entendre au loin ; l’assistance constate que l’éminent orateur qu’elle vient d’applaudir n’est plus là. Tous savent alors que c’est le véritable chef suprême de l’Ordre, ou l’un de ses esprits, qu’ils ont vu et entendu.

Ce qui était extraordinaire dans le cas du R. P. Jeandel, ce n’était donc pas la présence du démon au sein d’une réunion maçonnique ; c’était la présence même du saint religieux. Je l’avoue, je suis au nombre de ceux qui doutèrent : il me paraissait étonnant, tout-à-fait étonnant vraiment, qu’un Frère de la parfaite initiation se fût risqué à introduire en une telle assemblée un prêtre déterminé à prouver la puissance du signe de la Croix. Aujourd’hui, ayant la foi au seul vrai Dieu, je comprends pourquoi le R. P. Jeancel se montra si avare de confidences, après ce fait si grave, dont tous les témoins maçons ont dû être bouleversés les uns, irrités les autres ; il est de toute évidence que le secret s’imposait au saint religieux, sous peine de compromettre l’existence du Fr∴ qui lui avait servi d’introducteur : si celui-ci avait été découvert, il est certain qu’il aurait été assassiné.

Or, voici un fait qui est, à peu près, du même ordre, et qui m’est certifié par un R. P. Franciscain, mon correspondant.

Ceci s’est passé, il y a neuf ans, dans une grande ville du sud-ouest de France, en une Loge où l’on ne manque pas de sincérité, s’il faut en juger par de certaines apparences. Le Vénérable, qui était Chevalier Kadosch, avait parfois des allures de forcené, en dirigeant les travaux de l’Atelier ; au dehors, il était, au contraire, homme doux, placide, d’une douceur et d’une placidité bien en harmonie avec les paisibles fonctions qu’il tenait de l’administration municipale.

Un Fr∴, n’ayant pas encore effacé entièrement de son cœur les pieux souvenirs de son enfance, était effrayé de ces sortes d’accès de rage qui prenaient son Vénérable, lorsqu’il présidait la tenue. Les discours qu’il entendait l’épouvantaient quelque peu, par leur impiété qu’il jugeait trop violente. Cependant, il n’osait pas se retirer de la secte ; mais il était tourmenté en lui-même, sa conscience lui faisait entendre qu’il s’était fourvoyé dans une société diabolique.

Sans en rien dire à personne, il forma, un jour, un projet dont il avait eu l’inspiration spontanée, au retour d’une séance où le Vénérable avait été plus violent que jamais. Il se glissa d’abord dans une église de la ville, le soir, et puisa dans le bénitier un peu d’eau bénite, qu’il garda précieusement en un petit flacon ; puis, rentré chez lui, il en aspergea son cordon et son tablier de Maître, en disant : « Mon Dieu, protégez-moi, et épargnez-moi, si votre colère doit foudroyer quelque jour la Loge dont je fais partie. »

Il retourna à la Loge, encore deux fois.

La première fois, il réalisa son secret projet. Au moment où le Vénérable pérorait avec sa rage accoutumée, en exhortant un F∴ qu’on venait d’initier au 3e degré, le franc-maçon, pénitent, sans être vu de ses voisins, fit avec sa main, sous l’habit, un signe de croix sur son cœur.

Il y eut un véritable coup de théâtre. Au lieu de paroles humaines, le Vénérable se mit à pousser des aboiements furieux ; on aurait dit un chien, hurlant de douleur. L’assemble était stupéfaite. La séance se termina dans une très grande confusion. Quelques-uns, en sortant, se demandaient si leur président n’était pas devenu fou.

À la réunion suivante, le F∴, avec une émotion facile à comprendre, renouvela l’expérience, et le Vénérable aboya de nouveau ; il lui était impossible de dire un mot. Son cou se gonflait ; il tendait les bras en avant ; ses yeux, injectés de sang, semblaient sortir de leur orbite ; sa gorge n’émettait plus que des hurlements sinistres. Le 1er  Surveillant fit promettre à tous les assistants que le secret serait gardé sur cet incident, dont tous étaient remués jusqu’au fond des entrailles. On emmena le Vénérable, qui, à la fin, semblait anéanti, et on voulut le faire soigner ; mais le médecin le déclara bien portant.

Quant au F∴ pénitent, il donna sa démission sous le premier prétexte venu. Peu de temps après, ayant rencontré chez un des parents un Père franciscain qui venait d’Espagne et se rendait à Paris, il lui raconta l’aventure ; le bon Père acheva sa conversion. Aujourd’hui, cet ex-franc-maçon est redevenu excellent chrétien.

Le digne religieux qui m’a envoyé ce récit pense que le Vénérable dont il s’agit était possédé. Je partage tout à fait son avis.