Mémoires d’une danseuse russe/T1-00

Sous les galeries du Palais Royal (1 à 3p. v-xii).

Bandeau typographique
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AVANT-PROPOS.



Je liai connaissance à Paris pendant l’Exposition de 78 avec une danseuse Russe, qui faisait partie d’un corps de ballet en représentation dans un théâtre du Trocadéro. Mariska, c’est le nom que nous donnerons à la danseuse qui l’a pris pour signer ces mémoires — avait trente huit ans sonnés, et n’en paraissait pas plus de trente, malgré les nombreuses tribulations par lesquelles elle était passée dans le cours de son existence.

L’ampleur de ses formes postérieures m’intriguait au dernier point, par le développement qui bombait d’une façon exagérée les jupes repoussées. J’avais, chaque fois que je la rencontrais, une question sur le bout de la langue. Mais je n’étais pas encore assez familier avec la ballerine, pour m’informer de la cause d’une pareille envergure, que j’attribuais aux exercices physiques, auxquels devaient se livrer dès leur enfance les élèves de Terpsichore.

Je tournais autour de la belle Slave, lorgnant d’un œil d’envie le superbe ballonnement, tenté de palper l’étoffe comme par hasard, mais j’osais à peine l’effleurer, craignant des rebuffades, bien que Mariska parut m’encourager de l’œil.

Un soir j’eus l’occasion de tâter l’étoffe soyeuse, qui couvrait la somptueuse mappemonde. Nous allions souper au cabaret, deux de mes amis et moi avec la danseuse en cabinet particulier. Je montai derrière elle les degrés qui conduisaient au salon du premier, j’en profitai pour prendre dans mes mains la mesure de la circonférence, qui me parut d’un volume remarquable, sans qu’elle s’en montra le moins du monde offusquée.

Pendant le souper, arrosé de champagne frappé, nous la plaisantions sur ce que nous appelions sa difformité. Elle avait, un sourire goguenard, comme si elle méditait quelque farce épicée, dont on la disait coutumière dans les soupers où on l’invitait.

Quand la table fut desservie, elle avait une pointe d’ivresse. Elle avait vidé coup sur coup quatre ou cinq coupes de champagne, comme pour se donner du cœur. Elle sauta sur la table s’agenouilla, nous tournant le dos, et sans crier gare, elle se troussa lestement, lançant ses dessous sur ses reins, s’exhibant des genoux à la ceinture.

Nous crûmes à ce geste qu’elle avait gardé son maillot. Nous fûmes bien vite détrompés le plus agréablement du monde. Elle était nue des genoux aux hanches. Jamais plus volumineux appendice ne surplomba deux plus puissants piliers du secret paradis. Tout était de la plus riche carnation, couvert d’une peau veloutée de pêche mure, dont le satin luisait aux clartés brillantes du lustre. On eut pu se mirer dans cette peau étincelante.

Nous étions un peu surpris du sans gêne et du sans façon, avec lequel la danseuse nous exhibait ainsi toutes ses nudités dans la plus riche indécence, mais nous étions ravis de la superbe montre, dont nous ne pouvions détacher nos regards émerveillés, pendant qu’elle nous criait.

— Eh ! bien, mon cul est-il difforme, mes seigneurs ;

Ah ! non, il n’était pas difforme, ce gros cul-là. C’était bien le plus gros, le plus beau, le plus engageant, le plus richement fessé, et le plus soyeux des postérieurs satinés que j’eusse vus. Certain aimable chroniqueur qui les aime amples, larges, opulents, serait tombé en extase devant cette merveille de croupe rebondie.

Les jupes étaient retombées, la danseuse avait repris sa place sur sa chaise qu’elle garnissait de telle débordante façon, qu’ici encore elle eu fait tomber à genoux le chroniqueur fasciné. Elle était calme, souriante, comme si elle ne nous avait rien montré que ce qu’on montre à tout le monde.

Elle nous demanda si nous désirions connaître la cause du développement anormal de ses fesses.

Je crois bien que nous voulions l’entendre de sa bouche, le récit ne pouvait manquer d’être piquant, et nous tendîmes une oreille attentive.

Elle nous raconta, avec le bagout d’une véritable Parisienne, entretenant sa verve par des coupes de champagne qu’elle vidait de temps en temps, buvant çà comme du petit lait, qu’elle était née, qu’elle avait passé son enfance, son adolescence, et une partie de sa jeunesse dans le servage.

Elle avait souffert moralement et physiquement dans les diverses conditions, où elle avait passé son existence, fouettée à tout propos chez le boyard, par la gouvernante, les maîtres et les enfants, chez la modiste où on l’avait mise en apprentissage par la maîtresse et par les clientes qui venaient se plaindre ; à l’Académie Impériale de Danse, où la chorégraphie s’enseigne le fouet en main, comme si l’art de la danse devait entrer par les fesses. Et rien n’aide au développement de ces parties là, comme la flagellation continue. On ne lui avait pas ménagé les corrections depuis son enfance.

Les détails piquants dont elle émailla son alerte récit, qui dura deux heures, me firent augurer que si elle consentait à écrire ses mémoires, mille détails lui reviendraient, qui ne pouvaient trouver place dans son récit.

Après cette présentation démonstrative, il me fut assez facile d’obtenir les bonnes grâces de la danseuse. Je profitai de notre intimité pour lui persuader de mettre au jour ses souvenirs, persuadé que tous les détails qu’elle pourrait fournir sur le servage russe, offriraient une lecture des plus piquantes, si on les publiait.

L’idée lui sourit. Elle me promit de se mettre à l’autre dès son retour en Russie.

J’attendais depuis plus de deux ans, ne comptant plus sur sa promesse, nos relations écrites avaient cessé, lorsque je trouvai un soir sur mon bureau un paquet ficelé et cacheté, qu’on avait remis à l’office dans la matinée. Je l’ouvris, et je trouvai dedans un manuscrit portant pour titre « Mémoires d’une Danseuse Russe », avec une lettre qui me renseignait sur ce qu’elle attendait de moi.

Elle me demandait de ne publier ses mémoires que dans quelques années, lorsqu’elle jugerait le moment opportun.

Après les avoir parcourus, je regrettai vivement d’être obligé de laisser dormir dans mes tiroirs d’aussi charmants récits, d’un piquant achevé, écrit d’une plume alerte et dans une jolie langue française.

Ces Russes, quand ils se mettent à parler français, le parlent mieux que certains indigènes qui le savent mal, c’est vrai, et avec un accent pur de tout mélange. Celle-ci l’écrit comme elle le parle. Aussi je laisse la parole à la charmante conteuse.

On trouvera en guise de préface la lettre qui accompagnait l’envoi.




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Moscou, le … 188


Voici, monsieur mes Mémoires que je viens d’achever à votre intention. Vous voyez que j’y ai mis le temps. J’ai dû classer mes souvenirs, les coordonnant au fur et à mesure qu’ils revenaient dans mon esprit. Puis je les ai mis à jour par petites étapes, pour omettre le moins de détails possible.

Vous trouverez intercalées dans mes mémoires les impressions de la boïarine ma maîtresse, et celles d’une orpheline, qui raconte toutes les turpitudes par lesquelles elle est passée dans cette maison, qui est comme tous les orphelinats une vraie maison de prostitution.

J’ai revu ses souvenirs écrits en langue française, car elle n’avait pas mérité par son style les compliments que vous me prodiguiez, grand flatteur quand j’étais votre correspondante à Paris. Vous pourrez les intercaler à votre guise dans mes Mémoires dont ils corroboreront les récits, qui sont la peinture fidèle des scènes piquantes qui se sont déroulées sous mes yeux.

Je termine ma lettre par une recommandation, qui va peut-être vous désappointer un peu vous qui comptiez divulguer ces Mémoires au public sans retard. Eh ! bien, je vous prie de ne les publier, si du moins vous êtes encore dans les mêmes dispositions, que plus tard, pour des raisons de convenance, qui auront disparu alors. Je vous aviserai quand le moment sera venu.

Votre toujours dévouée servante
MARISKA,
Ex-danseuse des Théâtres Impériaux.