Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans/T1-05

Auguste Brancart (I et IIp. 59-69).

Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, bandeau de début de chapitre
Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, bandeau de début de chapitre

CHAPITRE V.

JE DÉBUTE.





O ui, Alexandre d’Oransai, Élise de Clagni me donnèrent le jour ; et comme je suis le héros de mes Folies, je vous en préviens d’avance. Peut-être avez-vous cru que j’allais prolonger les aventures de mes parents ; non, j’ai seulement voulu vous les faire connaître, vous apprendre comment s’était fait leur mariage, et maintenant que tout est dit, à mon tour je vais paraître sur la scène. Je naquis dans les premiers jours du printemps, aux environs de minuit. Ma naissance fut marquée par plusieurs prodiges qui présagèrent ce que je devais être un jour. D’abord, un oiseau, que nombre de maris ne peuvent point entendre sans frémir, éleva constamment la voix pendant les instants de souffrance de ma mère ; on dit qu’en naissant j’étais formé, mais formé comme on ne l’est point à cet âge ; aussi le docteur, qui se mêlait de tirer des horoscopes ne put s’empêcher de s’écrier : „Ah ! l’heureux fripon ! Quel bel avenir il se prépare !” Cette exclamation fut entendue d’une des femmes de maman, qui eut grand soin de me la redire plusieurs années après, dans un temps…

N’anticipons point Dis-moi, lecteur, fais-tu comme moi qui jamais ne demande, au sujet des individus que je rencontre, que leur nom, sans m’informer du reste ? Peut-être es-tu curieux ? Eh bien, je vais te contenter, et je prétends te faire faire connaissance avec mon caractère ; auparavant, nous allons parcourir une galerie de portraits qu’il est nécessaire de te montrer.

As-tu rencontré dans le monde un jeune homme aux yeux noirs, grands, et peignant, comme dans toute sa figure, une douce sensibilité ; ayant un cœur porté à l’amour platonique, étant bon, honnête dans ses sentiments, plein de candeur et de délicatesse, franc à l’excès, ennemi des modes nouvelles, des caprices du jour, et croyant encore que la vertu peut exister sur la terre ?

As-tu vu près de lui un étourdi, emporté, pétulant, prodigue, ne sachant point rester en repos une minute, toujours en l’air, malin, moqueur, insolent, capricieux, fantasque, mauvaise tête, fou par intervalle, fier, et quelquefois minutieux ; leste dans ses propos, irréfléchi dans sa conduite, critiquant à tort et à travers, se passionnant pour ou contre, aimant à l’excès, haïssant de même, toujours sans motif, mais point rancuneux, et oubliant avec facilité la vengeance qu’il avait appelée avec transport ?

À côté de ce personnage, il en est un que les hommes doivent peu aimer à la première vue, examine-le lorsqu’il entre dans un salon : il arrive le dernier, sa tête est haute, son œil fier, sa démarche balancée ; il jette un regard, soudain tout son étalage de dignité se détruit, le sourire le plus gracieux erre sur ses lèvres ; il vole auprès des jeunes beautés qui l’appellent, il porte à chacune un hommage différent : un soupir est adressé à la femme sensible, un rire fripon à la jeune étourdie ; un air pénétré se répand dans sa personne lorsqu’il demande à la douairière des nouvelles de son roquet ou de son directeur ; il salue, en passant, d’un ton protecteur, les jeunes gens dont il se moque : cependant il est partout, il est à tout ; tendresse, folie, morale, il cause de tout ; on l’entoure, on se presse autour de lui : alors se voyant l’objet de l’attention générale, il s’esquive sur-le-champ, et court dans une autre maison recommencer un semblable manège.

Non loin de celui-ci est un être penseur, qui réfléchit même dans les instants du délire, qui de sa vie ne sut faire une sottise, cité pour sa conduite et ses principes religieux : par caractère détestant les erreurs de la philosophie, ayant le bonheur d’arracher plusieurs de ses amis à leurs passions, voyant les parents solliciter son amitié pour leurs enfants, et se croire trop heureux de pouvoir lui remettre le soin de leur conduite ; avec le vieillard respectable, le savant profond, l’artiste sublime, le littérateur consommé, il devenait pareil à eux, son âge disparaissait, et l’étonnement était porté à son comble quand on entendait sa jeune bouche raisonner dogmes, politique, dépeindre les sensations que lui firent éprouver les chefs-d’œuvre de la sculpture antique, et ceux de la peinture moderne ; parler en poète de la poésie, et rapporter les traits de l’histoire, les réflexions qu’ils lui faisaient naître.

À ce sage de vingt ans succédait l’amant de toutes les femmes, un papillon dont rien ne fixait la folâtre inconstance, adorant trente belles à la fois, les trompant toutes, leur prodiguant des serments qu’il ne savait point tenir, affichant sa conduite, et cependant trouvant toujours de nouvelles victimes de sa perfide adresse ; voluptueux à l’excès, bravant tous les dangers lorsqu’il était question de se satisfaire ; tenace dans ses projets, et poursuivant sa proie jusqu’à ce qu’il l’eût enveloppée dans ses filets. Eh bien, ami lecteur, que t’en semble de tous ces divers portraits ? Voilà plusieurs hommes, me diras-tu, dont les caractères sont bien disparates. Quel sera ton étonnement, lorsque je t’apprendrai que ces divers personnages n’en font qu’un, et que cet homme extraordinaire est Philippe d’Oransai ? Auteur de ces mémoires, ma franchise, en me peignant, me gagnera peut-être ton estime ; tu me verras toujours le même, toujours agissant d’après les impressions de ma tête, quand je commettrai des fautes ; et d’après mon cœur, quand il s’agira de les réparer. Peut-être m’accuseras-tu de vanité ? Ah ! de grâce, ne me juge point sans me connaître, je ne fais ici que te redire ce qu’on a écrit vingt fois sur mon sujet ; et si dans tout ceci j’ai quelque faute, c’est celle de tenir la plume en parlant de moi-même. Tu penses qu’avec un caractère pareil à celui que je viens de te décrire, ma vie fut bien agitée : tu le sauras parfaitement si tu veux aller jusqu’à la fin de l’ouvrage que je soumets à ta critique.

Nourri jusqu’à quatre mois par ma mère, je fus confié alors à une nourrice, jeune et jolie, qui me prodigua les plus tendres soins dont j’ai toujours conservé une vive reconnaissance. À quinze mois je fus sevré, culotté, et traité presque comme un grand garçon : on m’assure aujourd’hui que j’étais un prodige à cette époque ; mais comme les prodiges de cet âge m’ont toujours effrayé, j’avoue que je ne puis tirer vanité de mes talents précoces : je savais franchir des chaises qu’on mettait en travers pour m’empêcher de sortir. Un mouchoir à la main, et la larme à l’œil, je chantais la romance sentimentale de la folle Nina, je faisais des réponses qui remplissaient d’admiration ma nourrice et mes grands parents. Les amis de la maison avaient la tête remplie de mes faits et gestes, on ne parlait que de moi, et plus d’un homme raisonnable fuyait un hôtel où il fallait perpétuellement admirer le petit Philippe.

Dès l’âge de quatre ans je lisais couramment, et toujours un livre à la main, quel qu’il fût, il m’importait peu ; je m’occupais avec intérêt, soit aux malheurs des Troyens, soit aux succès des Romains, soit aux divines folies du Roland de l’Arioste. Cependant ces lectures germaient dans ma tête, mes idées se débrouillaient, et, le croirait-on ? à sept ans j’avais déjà des principes de rouerie. Dès l’instant où j’eus quelque connaissance, j’avais déjà deux amis, Urbain d’Ayrval et Charles de Mercourt. Pour compagne de nos jeux enfantins, nous avions la jeune Paulette : Paulette n’était point jolie, mais elle était bonne ; j’aimais Paulette, j’en étais aimé. Pour elle j’éprouvai de la jalousie, et déjà je concevais des ruses, des prétextes pour dérober Paulette aux regards et aux soins de mes deux amis. Ce fut dans cette douce occupation que me surprit ma huitième année ; alors, le croirait-on encore ? je devins volage !… À huit ans ! ô nature ! oui, je fus inconstant. Et qui m’inspira ce changement ? ce fut toi, Joséphine : toi, fière de ta naissance et de ta fortune, plus âgée que moi d’une année ; tu ne pouvais me pardonner la préférence que j’accordais à Paulette : cette préférence était un affront que ton orgueil voulut punir. Je te vois encore revêtue de ta blanche robe, couvrant ta jolie petite figure d’un grand chapeau de paille, ceignant ta taille élancée d’un ruban bleu de ciel, couleur de tes beaux yeux ; m’agaçant avec une sorte d’adresse, sachant m’inspirer de la vanité, m’assurant qu’un garçon de mon âge avait de la mauvaise grâce à suivre perpétuellement une petite fille telle que Paulette ; que de grandes demoiselles ne demanderaient pas mieux que de recevoir mes soins, et je me vois, à ces discours capiteux, me rengorgeant, serrant une main qui m’était abandonnée, et recueillant un baiser qui me rendit parjure.

Pauvre Paulette, je t’abandonnai, tu pleuras ; tu fus dire à ma mère, que tu appelais ta petite maman, que Philippe était un méchant, qu’il te préférait Joséphine, et qu’assurément Joséphine n’aimait point Philippe autant que l’aimait Paulette ; et je vois maman employer ses soins pour terminer cette grande affaire, et moi, promettant tout, tromper à la fois mes deux maîtresses pour une troisième qui, depuis quelques mois, parlait plus impétueusement à mon imagination. Ne croyez pas que Jenni Dastin fût une grande dame : c’était une simple couturière, bien fraîche, bien jolie, faite à peindre, et des sens… Ah !… dans un âge plus avancé, j’ai rendu à ses charmes le vrai culte qu’ils méritaient, ce que, trop jeune, je n’avais pu que désirer. Eh ! dois-je aussi t’oublier, infortunée Julie ? petite et grasse, les joues rosées, le teint, les yeux et les cheveux noirs, voilà ton portrait physique : tu étais née pour être aimable, pour briller dans le monde, pour y paraître avec éclat, et maintenant tu es… une fille de joie. Oui, c’est à cet état odieux et vil que le barbare père de Julie a réduit sa fille, par les mauvais traitements dont il ne cessait de l’accabler, et dont elle ne put se décider à rester toujours la victime.

Auprès de l’hôtel que j’occupais, il existait une maison d’éducation consacrée aux jeunes demoiselles ; mon âge et l’amitié qu’avait conçue pour moi le saint directeur de cet établissement, tout m’en ouvrit l’entrée. On ne se défiait point du petit Philippe : il est vrai qu’il ne pouvait pas grand chose encore, mais dès lors il jetait les bases de plusieurs intrigues qu’il dénoua lorsqu’il eut grandi.

Parmi les jeunes et jolies pensionnaires je te distinguai, ô Petré de Grenville ! à dix ans tu étais déjà coquette : j’aime à me rappeler tes beaux yeux, ta polissonnerie enfantine, et même le grand soufflet que tu me donnas pour m’avoir surpris embrassant une de tes compagnes. Dans cette sainte maison je te connus aussi, Euphrosine ; mais tu ne dois point paraître sur la scène, le jour viendra où je saurai te faire rejouer le rôle que tu y as rempli. Et toi, t’oublierai-je aussi, toi, séduisante Polli, qui comptais dix-neuf ans lorsque j’entrais à peine dans ma treizième année ? tu me déclaras ton petit chevalier. Hélas ! je l’étais pour la forme, tandis que des plus grands… Devais-je me plaindre ? Ah ! comme je t’aimais avec passion ! comme j’étais jaloux avec fureur ! Tu ne te gênais pas devant moi ; je voyais tout, et mon cœur impétueux se gonflait de désir et de colère.

La première aventure un peu remarquable que j’ai eue dans ce bienheureux temps, fut celle que je vais rapporter. Madame de Mercourt, mère de mon bon ami Charles, m’avait invité à un grand goûter, auquel je me rendis avec exactitude ; le printemps venait de renaître : le léger zéphyr, par la douce chaleur de son souffle, avait ranimé la nature ; le chèvrefeuille odoriférant, la rose embaumée, s’élevant en immenses buissons, couvraient un cabinet de treillage sous lequel une table amplement servie nous offrait les prémices de la saison, des laitages, des pièces froides ; dans de riches carafes brillaient des vins aux diverses couleurs ; la vue, l’odorat, le goût, tous les sens étaient excités ; mais j’aperçus Sophie, et je ne m’occupai plus que d’elle.

Sophie avait les yeux brillants, quoique petits ; une mine chiffonnée, un joli petit pied, un tempérament de feu, quelque babil, mais point d’âme, telle enfin qu’il le faut pour faire parler le désir et faire taire l’amour. Comme à treize ans on ne raisonne point aussi profondément, Sophie me charma : me voilà tout occupé à lui offrir cérémonieusement des fruits par-dessus la table, et à lui toucher le pied par-dessous : sans trop se défendre, Sophie finit par me répondre. Le repas terminé, je me hâte de lui offrir mon bras, et de passer dans une allée voisine. Là, je fais ma déclaration dans les formes, elle réplique comme je l’entendais, mais par ces mots elle termina son discours : — Contraignons-nous devant papa, car il serait assez ridicule pour s’en fâcher. Et Sophie avait quatorze ans lorsqu’elle me tint un pareil propos. Après quelques baisers, et mille promesses, nous nous séparâmes. J’employai, pour la voir, des ruses que me suggérait ma tête montée à l’intrigue ; pendant deux ou trois mois le succès couronna mes travaux. Tantôt, sous le spécieux prétexte d’une expérience de fantasmagorie, je paraissais chez elle ; tantôt ses frères, devenus mes amis, m’attiraient avec eux. Tout allait fort bien ; mais un jour le papa nous ayant surpris ensemble, il me fallut partir. Comme ce père assez maussade et ridicule personnage, voulut user des droits de la guerre, en retenant quelques livres que j’avais prêtés à sa fille, je lui écrivis une lettre qui était un chef-d’œuvre d’impertinences et de persiflage. Voilà mon homme qui prend feu, il me répond, et méchamment adresse son épître à madame ma mère, comme s’il ne l’avait fait que par inadvertance. La comtesse, en femme d’esprit, lui répondit qu’elle ne se mêlait que de mes plaisirs et jamais de mes querelles ; et le vilain, d’être furieux.

Six ou sept ans après, un des frères de Sophie voulant me persifler, me dit : — Je connais une personne qui prétend que lorsque tu n’étais qu’un morveux, tu avais voulu lui faire la cour. — Personne mieux que cette belle n’a le droit de me traiter de morveux, car je me suis souvent mouché dans ses doigts. La réponse, digne d’un écolier, me fut pardonnée par le bon Exupère.


Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, vignette fin de chapitre
Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, vignette fin de chapitre