Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans/T1-04

Auguste Brancart (I et IIp. 43-57).

Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, bandeau de début de chapitre
Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, bandeau de début de chapitre

CHAPITRE IV.

LE MARIAGE.





A lexandre, stupéfait, laissant tomber à ses pieds la lettre fatale, demeura immobile pendant quelques minutes mais bientôt son amour désespéré laissa échapper une foule de paroles de fureur et de menaces ; des pleurs vinrent soulager son cœur gonflé : cependant, que faire ? à quoi pouvaient servir les larmes, les plaintes, lorsqu’il fallait agir ? Que dire à Élise ? Son juste orgueil ne s’offensera-t-il pas d’une réponse pareille ? Quoi ! sans lui dire un mot de l’objet qui le touche si vivement, on veut contraindre Alexandre de partir ! Depuis quand croit-on que le lieutenant-colonel doive avoir une soumission sans bornes, dans une affaire qui doit décider de son bonheur ? Telles étaient les diverses réflexions qui passaient rapidement dans les idées d’Alexandre : il fallait pourtant prendre un parti ; après une longue indécision, il ramasse le funeste écrit et va le porter à son amie.

Élise était seule quand d’Oransai entra ; elle vit leur malheur peint sur sa figure : il ne put proférer une seule parole, et dans un silence douloureux il lui présenta le papier, cause de son désespoir. Élise l’ayant lu d’un coup d’œil :

— Il faut obéir, dit-elle.

ALEXANDRE.

Obéir ! Vous voulez que je vous quitte, que j’aille loin de vous faire le serment de renoncer à ce que j’ai de plus cher au monde !

ÉLISE.

Votre père ne vous dit pas un mot qui doive faire naître vos craintes à ce sujet.

ALEXANDRE.

Ne devait-il pas me témoigner combien il ressentait de satisfaction de l’hymen honorable que je voulais contracter ?

ÉLISE.

Peut-être qu’il désire éprouver votre cœur.

ALEXANDRE.

On ne l’éprouve pas ainsi. Qu’espère-t-il ? a-t-il calculé la position dans laquelle il met son fils ? Je dois, ou renoncer à vous, ou désobéir à mon père : je suis placé entre la tendresse et le respect filial, mais je le sens, ce dernier sentiment ne peut l’emporter dans mon âme sur celui que vous m’inspirez.

ÉLISE.

N’importe, Alexandre : quel que soit votre amour, il ne peut vous dispenser de témoigner à votre père votre obéissance. Partez, je vous en conjure, je l’exige ; allez plaider notre cause auprès de votre père, s’il veut s’opposer à notre union ; ou recevoir sa bénédiction paternelle, s’il ne veut que vous éprouver.

ALEXANDRE.

Eh bien ! je pars ; vous serez obéie ; mais si le succès ne répond point à votre attente…

ÉLISE.

Je ne serai point à vous.

ALEXANDRE.

Grand Dieu !

ÉLISE.

Mais jamais je ne contracterai d’autre hymen.

ALEXANDRE.

Cruelle amie, combien vous abusez de l’empire que vous avez sur moi !

À ces mots ils se quittèrent, non sans s’être mille fois répété les assurances d’un amour qui saurait tout braver, et sans s’être donné les mots les plus doux et les plus tendres.

La vitesse de la poste ne servait point l’impatience d’Alexandre ; il doublait, triplait les récompenses des guides ; aussi il était servi avec une telle rapidité, que ce fut dans un temps moins considérable que le courrier met à parcourir cet espace, qu’il arriva du lieu dont il était parti à Nantes où il se rendait.

En arrivant, malgré le courage que lui donnait son amour, il ne put s’empêcher de ressentir une émotion secrète. Sa mère fut la première qui l’aperçut : ivre de joie elle se jette dans ses bras, et leur cœur tressaillit du plaisir le plus pur ; ses frères, ses sœurs l’environnèrent, leurs caresses dissipèrent son trouble ; néanmoins il demanda s’il n’aurait pas le bonheur de voir son père. Alors la comtesse, laissant échapper quelques marques de tristesse, lui dit que le comte était dans son cabinet, et qu’il avait fait dire qu’Alexandre fût introduit chez lui sans témoin. D’Oransai, sans plus attendre, témoigna le désir de se rendre auprès de son père ; il entra. À son aspect le comte, par un premier mouvement, s’avança vers lui les bras ouverts et l’embrassa tendrement ; Alexandre répondait à cette marque d’amour paternel lorsque son père se dégageant lui dit :

— Venez-vous, fils docile, pour m’obéir ?

ALEXANDRE.

Je viens, mon père, pour vous demander un consentement que vous ne pouvez me refuser.

LE COMTE, avant de répondre.

Monsieur, veuillez, je vous prie, lire la lettre que je vous écrivais lorsque je reçus la vôtre.

ALEXANDRE, lisant à haute voix.

La fortune, mon cher fils, se plaît à couronner les succès et la bonne conduite : dans le temps que vous vous signalez aux champs de l’honneur, on m’offre pour vous un mariage qui comble mes espérances. Dans la carrière militaire, comme dans toute autre, il est nécessaire d’avoir quelque protection pour avancer avec plus de vitesse ; le grade de colonel doit être l’objet de votre ambition. Eh bien, il ne dépend que de vous de l’obtenir, si vous le voulez, en acceptant, avec le brevet qui vous le donnera, la main de la nièce d’un ministre, parent de notre famille. Je ne doute pas de votre consentement ; tout me dit que mon enfant se reposera sur moi du soin de sa félicité à venir. Hâtez-vous donc de revenir auprès de moi, et croyez-moi votre tendre père.

Philippe,
Comte d’Oransai.

Alexandre termine.

LE COMTE.

Quelle sera votre réponse ?

ALEXANDRE.

Ô mon père ! ne déchirez pas mon cœur, n’exigez point de moi une obéissance qui ferait mon malheur éternel.

LE COMTE.

Ainsi mes espérances seront déçues ; ainsi vous sacrifiez à un fol amour votre avancement, l’obéissance que vous me devez : je ne trouve plus en vous qu’un fils ingrat et rebelle.

ALEXANDRE.

Non, je ne suis ni ingrat ni rebelle. Quoi ! vous pouvez appeler ingratitude et rébellion la résistance que j’apporte à vos projets ? Mon père, j’aimais ; je vous avais appris mes sentiments avant que vous eussiez pu me communiquer vos intentions ; le soin de ma fortune m’occupe sans doute, mais je ne veux pas devoir à la faveur une récompense que je mérite. D’ailleurs, la femme que je veux épouser n’est point choisie dans une classe à laquelle nos justes préjugés refusent de s’allier ; la richesse sourit à M. de Clagni, et je sacrifierais un amour qu’approuvent les convenances sociales, à un intérêt qui ne peut me toucher. Pardon, mon père, si j’ajoute quelques paroles encore : l’avancement rapide qui a été le prix de mon courage, ne permet plus que mes volontés soient comptées pour rien ; j’ai un état, un rang honorable dans la société, je me dois à moi-même ; et une obéissance trop servile, surtout dans un point où notre honneur ne peut être compromis, me rendrait coupable à mes propres yeux.

LE COMTE, hors de lui.

C’en est assez, monsieur : joignez l’insolence à l’oubli de vos devoirs ; mais vous n’êtes pas encore au point où vous croyez être ; je vais trouver ce M. de Clagni que j’ai connu dans ma jeunesse, nous verrons s’il n’aura pas un plus grand pouvoir sur sa fille que moi je n’en ai sur un fils que je me repens d’avoir trop aimé.

ALEXANDRE.

Mon père ! ô ciel ! que dites-vous ! combien je serais malheureux si vous me ravissiez votre tendresse !

LE COMTE.

D’un mot vous pouvez la reconquérir.

ALEXANDRE.

Non, je ne prononcerai point moi-même l’arrêt de mon malheur.

LE COMTE.

Sortez de ma présence.

ALEXANDRE.

Mon père !

LE COMTE.

Sortez, vous dis-je, ou je vous cède la place.

ALEXANDRE.

Quelle rigueur ! Ah ! ce n’est point ainsi que je traiterais mes enfants si j’étais père !

LE COMTE.

En auriez-vous le droit, vous, révolté contre l’auteur de votre naissance ; vous, que votre conduite passée rend encore plus coupable !

En achevant, le comte s’éloigna brusquement ; et Alexandre, en se retournant, aperçut sa mère qui venait d’entrer. Il fut à elle.

Il lui fallut de nouveau essuyer une autre attaque, faite avec plus d’adresse, et partant plus dangereuse. Qu’elles ont de pouvoir sur le cœur d’un fils sensible, les larmes d’une mère adorée ! mais l’amour, plus fort que tout, remporta une seconde victoire. Alexandre sut même si bien faire que la comtesse, gagnée par son adresse, lui promit de s’intéresser au succès de son entreprise, et ne lui cacha pas que ce serait avec plaisir qu’elle donnerait le nom de fille à cette Élise que son Alexandre aimait avec tant d’ardeur.

La menace faite par le comte, à d’Oransai, d’aller trouver M. de Clagni, inquiéta ce jeune homme : il craignit que son père ne fût prévenir celui de son Élise, et qu’ainsi on n’établît entre eux une barrière insurmontable. Cette pensée revenant se placer à tout moment dans le cœur d’Alexandre, il prit sur-le-champ une nouvelle résolution qu’il exécuta avec impétuosité : il se hâta d’écrire un mot à sa mère pour la rassurer ; et sans plus réfléchir sur la démarche qu’il allait faire, il repartit à l’instant même. Son voyage se fit avec une extrême promptitude ; et Élise qui ne pensait point le revoir de sitôt, fut surprise étrangement lorsqu’Alexandre se présenta devant elle. Dans le premier moment, elle crut qu’il apportait la permission si ardemment désirée ; mais les paroles entrecoupées de son amant qui s’était jeté à ses genoux, lui apprirent bientôt la pénible vérité.

— Ciel ! monsieur le lieutenant-colonel d’Oransai aux genoux de ma fille !” s’écria M. de Clagni, en paraissant dans le salon. — Mon père ! dit Élise en couvrant avec ses mains ses beaux yeux remplis de larmes. Pour Alexandre, il s’était relevé avec précipitation, et debout, immobile, la rougeur du coupable sur le front, il avait perdu son assurance ; il ne savait plus que craindre et se taire.

— Jeune homme, lui dit le vieillard, devais-je m’attendre à cette trahison de votre part ? Accueilli dans ma maison, vous y avez paru pour séduire mon Élise ! vous lui déclarez vos sentiments, et je les ignore ! vous avez donc de criminelles intentions, puisque vous n’osez point me les avouer ? Que faisiez-vous ici ? quel était votre projet ? Parlez, j’ai le droit de vous interroger, et votre honneur, à qui j’en appelle, vous ordonne de me répondre. —

Monsieur, monsieur, disait Alexandre en balbutiant, j’adore votre fille ; vous connaissez mon rang, ma famille, vous savez…

M. DE CLAGNI.

Je sais que vous venez de faire un rapide voyage ; sans doute que vous n’avez couru à Nantes que pour demander le consentement du comte, votre père, quoique vous eussiez dû vous assurer du mien auparavant !

ALEXANDRE, faisant un effort sur lui-même.

Non, monsieur, je ne le rapporte point le consentement de mon père ; il me l’a refusé.

M. DE CLAGNI.

Que venez-vous donc faire chez moi après une telle offense ? Quel dessein vous ramène dans une maison où vous n’auriez jamais dû paraître ?

ALEXANDRE.

Eh ! le sais-je moi-même, monsieur ? réfléchit-on quand on aime ? nos démarches sont-elles calculées ? l’impétuosité de la passion qui nous anime nous permet-elle de penser et d’agir selon les froids conseils de la raison ? J’adore votre fille, je brûle d’être son époux, elle m’est refusée, je ne suis plus à moi, ma tête s’égare. Ah ! monsieur, loin de me condamner, plaignez-moi plutôt ; ne pensez point que mon père eût refusé ma prière si déjà il n’eût point fait un choix. Mais, quel bonheur ! j’ai conservé la lettre qu’il m’écrivait à ce sujet : lisez-la, de grâce ; elle m’excuse, elle doit aussi l’excuser à vos yeux.

M. DE CLAGNI, après avoir parcouru la lettre
que d’abord il paraissait vouloir repousser.

M. d’Oransai, vous sacrifiez à ma fille de belles espérances.

ALEXANDRE.

Le trône de l’univers serait dédaigné par moi si je ne pouvais point y placer votre adorable Élise. Ô ! monsieur, imitez ma mère : elle brûle de voir mon union avec celle que j’aime ; ses soins, son amitié, la raison, tout se réunira pour faire changer mon père ; et alors serez-vous le seul inflexible ?

M. DE CLAGNI.

La conduite du comte réglera la mienne ; jusqu’alors il est je crois inutile de vous dire que ma maison doit être fermée pour vous.

En parlant ainsi, M. de Clagni sortit, sa fille le suivit, et le désolé Alexandre se retira de son côté, non sans conserver quelques espérances qui naissaient des propres paroles de M. de Clagni.

Élise, loin d’être grondée par son père, en fut tendrement consolée ; il lui demanda la promesse de ne point chercher à voir Alexandre sans sa permission, et la franche Élise jura d’obéir à son père.

D’Oransai sentit bientôt ses craintes se renouveler : il attendait le comte en tremblant ; il retourne chez lui, et le premier objet qui le frappe en entrant dans le salon, est son père. À cette vue, d’Oransai court vers le comte. — Vous n’êtes plus mon fils, lui dit celui-ci, vous êtes un rebelle ; et si je viens, ce n’est point pour écouter votre justification, mais pour éclairer mademoiselle de Clagni sur les dangers qu’elle court en vous conservant sa tendresse. Il dit, et sans vouloir entendre Alexandre, il se retire dans la chambre qu’on lui a préparée. La nuit que passa d’Oransai fut affreuse ; le lendemain il ne put parler à son père ; et vers les onze heures du matin, il l’aperçut qui se dirigeait vers la demeure de M. de Clagni. En ce moment ses forces défaillirent, et les facultés de son âme furent un instant suspendues. Lorsqu’on annonça M. le comte d’Oransai, Élise et ses sœurs pâlirent toutes au même instant ; leur père n’y était point, elles furent contraintes de recevoir l’étranger. M. d’Oransai se présenta avec beaucoup de grâce ; il causa très galamment avec ces jeunes personnes, et son œil scrutateur n’eut point de peine à reconnaître Élise à son trouble, comme à l’agitation de son sein. Prenant tout à coup sa résolution : — Mademoiselle, dit le comte à Élise, voudriez-vous m’accorder un entretien particulier ? — Oui, monsieur, répliqua Élise, en ouvrant la salle voisine vers laquelle elle conduisit M. d’Oransai ; la porte demeurant ouverte, mesdemoiselles de Clagni pouvaient tout voir, mais la grandeur de la pièce les empêchait d’entendre.

— Mademoiselle, dit M. d’Oransai, après une minute de silence qu’il avait employée à contempler la belle Élise, vous doutez-vous du sujet qui m’amène ?

— Je sais, monsieur, que voulant user des droits d’un père, vous vous opposez aux projets de votre fils. Je ne l’encouragerai point dans sa désobéissance, et je renonce à lui dès le moment que vous m’aurez assuré combien cet hymen vous déplairait.

— Il ne me déplaît point, mais d’autres arrangements…

— Oui, monsieur, je ne serai point un obstacle à vos volontés. Alexandre renoncera à moi, je l’exigerai de son amour ; je le demanderai à cette amitié pure qu’il m’a vouée ; mais avant ce moment souffrez, monsieur, que je vous interroge. Vous n’avez jamais aimé ?

— Pouvez-vous le croire, mademoiselle ? Pensez-vous que mon cœur n’a pas été sensible ?

— Si vous l’avez été, pourquoi cherchez-vous à désunir deux êtres qui ne vivent que par leur tendresse ? Si vous avez connu ce sublime sentiment, vous ne devez point vous montrer injuste et sévère. J’aime Alexandre ; oui, monsieur, je l’aime, et je ne rougis point en en faisant l’aveu. Il a pour moi un amour réciproque : nos âges, nos goûts, nos fortunes, le rang de nos pères, tout se rapproche, et vous voulez nous désunir ! Une vaine ambition pourra-t-elle l’emporter sur la pensée qu’on va faire deux heureux en resserrant les nœuds qui les lient ? Oh ! monsieur le comte ! vous ne pouvez être aussi cruel, votre âme est trop sensible pour résister à mes prières : oui, je ne rougis point de vous prier ; votre volonté va décider de mon sort. Si vous me repoussez, Alexandre ne sera point mon époux, j’en mourrai, mais je ne veux pas vous déplaire. Dans ce moment, qui va décider du sort de ma vie, j’ose prendre ma défense, et au nom de votre cœur, de ce fils que vous chérissez, de cette épouse qui parsema de fleurs votre vie, je vous demande votre consentement, et à vos pieds.

— Vous l’emportez, fille charmante, s’écria le comte vivement ému : non, il ne sera pas dit que la beauté suppliante a perdu ses droits sur le cœur d’un noble Français : oui, je vous le jure, je vais moi-même presser l’hymen que je voulais rompre.

Vous devinez le reste, lecteur : on s’explique, on s’embrasse ; le comte reparaît dans le boudoir, et dit aux sœurs d’Élise étonnées : Voilà ma bru.

M. de Clagni arrive, on lui demande cérémonieusement la main de sa fille. Alexandre est appelé, la joie est à son comble, tout le monde est heureux, on presse le mariage ; il a bientôt lieu, on repart pour Nantes. La comtesse adora d’abord sa belle-fille ; Élise, son époux, ne s’endormirent point ; la jeune vicomtesse d’Oransai donna le jour à un garçon qui, sur les fonds baptismaux, reçut le nom de Maximilien-Alexandre-Philippe d’Oransai ; et ce garçon-là, lecteur, c’était moi.


Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, vignette fin de chapitre
Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, vignette fin de chapitre