Traduction par Ernest Charrière.
Hachette (p. 394-404).

— Jivo, jivo, jivo, jivo, jivo ! » répéta Nédopeouskine avec toute la rapidité de l’évolution que décrivait son ami, dont la fougue déteignait jusque sur son talent de danseur steppien.

Ce ne fut qu’à une heure fort avancée de la nuit que je partis de Bezçonovo.

Je regrette, et vous aussi peut-être, cher lecteur, de quitter ainsi Marie la Bohémienne. Pour motif de consolation, je déclare qu’on la retrouvera, si jamais j’ai la fantaisie de faire comme tout le monde en ce temps-ci, c’est-à-dire d’écrire un roman. Mais, auparavant, j’aurai soin de m’assurer si réellement on écrit encore, et si on lit des romans dans le monde.




XXII.


La forêt et la steppe.


Épilogue.


Il est bien possible que le lecteur soit fatigué de mon journal de chasses. Occupé de cette idée, je me hâte de le tranquilliser, en lui promettant de m’en tenir sagement là de la publication de ces feuilles légères. Mais qu’il me soit permis seulement de lui laisser pour adieux quelques mots sur la chasse.

La chasse au fusil et au chien d’arrêt est un exercice bon par lui-même, für sich, comme on disait autrefois ; mais à supposer même que le ciel ne vous ait pas créé chasseur, vous n’en êtes pas moins ami de la nature ; d’où je tire la conclusion que vous nous portez envie, à nous autres chasseurs. Mais entendons-nous.

Connaissez-vous le bonheur de sortir au printemps avant l’aurore, si ce n’est à pied, eh bien à cheval, ou encore en voiture ?…


I.


Vous voici déjà sur votre perron. Sur un ciel gris sombre, çà et là cillent les étoiles ; un moite courant d’air passe onduleux, et pour ainsi dire en légère houle ; on entend les vagues et discrets murmures de la nuit ; les arbres silencieux paraissent enveloppés et chargés de ténèbres. On dispose le tapis pelucheux sur la télègue ; on met à ses pieds la boîte à thé et le samovar. Les deux chevaux de volée se courbent, secouent la tête, agitent la queue et la crinière, piétinent avec élégance ; une couple d’oies blanches, à peine éveillées, traversent silencieusement la route. Dans le jardin, au pied même de la palissade qui le sépare de la cour, dort bien paisiblement le garde de nuit ; il n’est pas un son qui, dans l’air refroidi, ne reste comme suspendu et prolongé.

Vous prenez place ; les chevaux sont partis avec un ensemble parfait ; vous roulez, roulez à grand bruit, vous avez dépassé l’église, vous descendez la montée, vous prenez à droite… Vous voici sur la digue ; à peine s’élèvent quelques vapeurs blanchâtres de la surface de l’étang. Vous éprouvez un petit saisissement de froid, vous remontez sur votre figure le collet de votre manteau ; vous passez à un état de légère somnolence. Les chevaux piaffent bruyamment dans les flaches ; le cocher siffle. Mais voilà que vous avez franchi quatre kilomètres… L’extrémité de l’horizon rougit ; les corneilles s’éveillent sur les bouleaux et vont lourdement, voletant d’une branche sur l’autre ; les moineaux babillent autour des meules fortement ombrées. L’air s’éclaircit, la route est plus distincte, le ciel s’imprègne de clarté, les nuées blanchissent, les champs verdoient. Dans les cabanes, les loutchines brûlent d’une lueur rougeâtre ; dans les cours charretières se font entendre des voix somnolentes.

Cependant l’aurore s’avance ; déjà des zones dorées s’étendent comme pour indiquer les rives de l’orient ; dans tous les ravins s’enroulent des vapeurs ; les alouettes chantent à plein gosier ; le vent qui suit l’aube, accompagne l’aurore et précède le jour, a soufflé, et le disque enflammé du soleil s’élève sensiblement. La lumière dore tous les sommets, puis les versants, puis pénètre dans les vallées ; c’est un déluge de clartés ; le cœur bondit en vous comme l’oiseau dans la feuillée : vous sentez fraîcheur, joie, bien-être !… Tout est devenu visible à l’entour ; le village au delà du bois ; là-bas, bien plus loin, un autre, que domine une église blanche ; là-haut une boulaie sur les monts, et à côté de vous un marais vers lequel vous vous dirigez.

En avant ! chevaux, en avant ! au grand galop, en avant ! Il reste à franchir trois kilomètres à peine.

Le soleil s’élève rapidement ; le ciel est pur, la matinée sera magnifique. Le troupeau d’un village, dans son long et lent défilé, vous a fait perdre quelques minutes. Vous gravissiez une montée, vous voici tout au haut… Quelle vue ! la rivière vous découvre dix verstes de ses gracieux méandres et bleuit à travers le brouillard ; au delà s’étendent de vertes prairies où la rosée a versé tout son écrin ; au delà des prés est un rideau de monticules à pentes douces ; au loin, une volée de vanneaux babillards tournoient en l’air au-dessus du marécage. À travers le fluide éclat répandu dans le ciel, le lointain ressort nettement, ce n’est pas comme en été. Que la poitrine respire librement ! que les membres ont de souplesse ! que l’homme sent en lui se déployer de force, lorsqu’il est ainsi enveloppé de la fraîche haleine du printemps !…


II.


Et une matinée d’été, en juillet ! Il n’y a que les amateurs de chasse qui sachent apprécier le plaisir d’errer à l’aurore dans les taillis. La trace de vos pieds laisse une empreinte verte sur l’herbe blanche de rosée. Vous écartez l’humide feuillée, vous êtes à l’instant saisi par la chaude senteur qui s’y est concentrée immobile dans le cours de la nuit ; l’air est tout imprégné de la fraîche amertume de l’absinthe, des douces exhalaisons du blé noir et du trèfle. Au loin, semblable à de hauts remparts, s’élève une chênaie qui brille de teintes rosées au soleil ; il fait encore frais, et déjà vous sentez l’approche de la chaleur ; la tête est presque saisie de vertige par suite de l’exubérance des senteurs.

Le taillis est interminable. À travers les éclaircies, çà et là, au loin, on voit, il est vrai, comme un lac de seigles jaunissants, comme un canal de sarrasin rougeâtre. Un chariot roule et se fait entendre ; c’est un paysan qui vient, se hâtant lentement, mettre son cheval en station à l’ombre… Vous avez échangé un salut et vous vous êtes croisés ; vous entendez à vingt pas de vous le son sifilant de la faux. Le soleil monte, il est déjà haut. Le foin sèche sous la fourche des faneuses. Il fait chaud, trop chaud. Une heure se passe, une autre heure… Le ciel se rembrunit à ses extrémités ; l’air immobile concentre des ardeurs embrasantes.

« Frère, où peut-on se désaltérer ? demandez-vous à un faucheur.

— Dans le ravin, là-bas à gauche, vous trouverez une source, » répond le villageois.

Vous gagnez les premiers massifs d’une fraîche coudraie, et, à travers des herbes longues et enlaçantes, vous descendez jusqu’au fond du ravin. En effet, sous un escarpement pittoresque est à demi-cachée une source au-dessus de laquelle quelques jeunes chênes contrefaits, mais très-verts, penchent avidement l’extrémité de leurs branches inférieures. De grosses bulles argentines s’élèvent du fond de la source à la surface de la fontaine, s’y livrent un combat où toutes périssent dans une lutte qui n’a point de cesse, sans que ce trouble empêche d’apercevoir un fond tapissé d’une mousse veloutée, que n’atteignent pas les rigueurs de l’hiver. Vous vous jetez contre terre ; vous vous êtes désaltéré, mais un sentiment de douce langueur s’empare de vos sens. Vous êtes plongé dans l’ombre, vous respirez une fraîcheur aromatique ; vous êtes bien sous cet abri, tout près duquel vous voyez les arbustes griller et jaunir.

Mais qu’est-ce ? que se passe-t-il ? Le vent accourt et bondit soudain, l’air a frémi : ne se prépare-t-il pas un orage ? Vous sortez du ravin… Quelles sont donc ces zones qui se sont formées à l’horizon ? Est-ce la chaleur qui s’épaissit ? Est-ce un nuage qui s’avance ! Une grande lueur phosphorescente m’a répondu : c’est un ouragan qui se forme. Le soleil brille encore de toute sa clarté ; on peut continuer à chasser.

Cependant le nuage s’agrandit toujours… il est multiple, c’est une armée, une horde qui a des ailes, une avant-garde ; la partie la plus avancée se suspend en voûte. Gazons, buissons, plaines, monticules, tout s’est couvert en un moment d’un voile d’obscurité. Vite, vite, il me semble apercevoir un hangar à foin… leste, gagnons cet abri… Ouf ! m’y voici… Quelle averse aussitôt ! c’est le ciel qui se fond en eau ; et quels éclairs vifs et précipités ! en quelques parties du chaume l’eau s’est fait jour, tombant sur le foin parfumé. L’orage est dissipé, vous sortez de votre agreste asile d’un moment… Grand Dieu ! comme tout brille joyeusement autour de vous ! que l’air est frais et onctueux ! comme son haleine respire en les confondant les salubres senteurs du genièvre, du champignon, de l’aubépine et du fraisier.

Le soir approche. Le couchant figure un incendie, l’incendie de tout un quart du firmament. Voilà le soleil posé sur l’horizon. L’air dont vous êtes environné est d’une transparence cristalline ; dans le lointain rampe une moelleuse vapeur d’un ton chaud ; avec la rosée tombe un reflet vermeil sur ces plaines qui tout récemment étaient inondées d’or liquide ; des arbres, des bocages, de hautes meules de foin s’élancent des ombres prolongées… Le soleil va rentrer ses derniers rayons ; l’étoile du soir s’est allumée, elle scintille vivement dans l’océan igné du couchant… Le couchant pâlit ; au-dessus tout est bleu ; les ombres des objets saillants s’effacent ; l’air se voile de ténèbres naissantes. Il est temps de se remettre en route pour regagner la maison, ou pour atteindre soit un village, soit une chaumière isolée où vous puissiez passer la nuit. Le fusil sur l’épaule, vous marchez d’un bon pas, fussiez-vous fatigué… La nuit s’avance si rapidement que déjà, à vingt pas devant vous, vous ne distinguez plus rien avec certitude ; votre propre chien, à cette distance, vous fait l’effet d’un cheval trottinant quarante pas plus loin.

Au-dessus d’un taillis dessiné en noir, une petite partie du ciel blanchit en s’éclaircissant peu à peu… Que serait-ce ? de la fumée, un commencement d’incendie ? Non, c’est la lune qui va s’élever sur l’horizon. Et là-bas, à droite, déjà un village est signalé par quelques faibles lumières… Vous voyez enfin devant vous votre chaumière. À travers la vitre, vous apercevez la table couverte d’une nappe blanche ; sur cette table brille une chandelle allumée, et le souper…


III.


Vous faites atteler la bégovaïa drochka[1], et vous allez au bois chasser la gélinotte.

Il est agréable de rouler dans un sentier étroit, entre deux murailles de hauts seigles. Les épis vous battent sans violence les aisselles et le visage, les bleuets s’accrochent à vos pieds, les cailles font entendre à chaque instant leur étrange cri parlé, et votre cheval chemine au petit trot. Voici le bois ; le bois, c’est l’ombre et le calme. Les hauts trembles grelottent à leurs cimes, tandis que les longues branches pendantes des bouleaux bougent à peine ; le chêne vigoureux se dresse fier et sévère à côté de l’élégant tilleul. Vous roulez dans les circuits d’un sentier gazonneux, tout tigré d’ombre et de lumière. De grosses mouches jaunes pendent immobiles dans l’air doré, et tout à coup disparaissent d’un coup d’aile ; les moucherons tourbillonnent avec ordre et en colonne, lumineux dans l’ombre, bruns au soleil ; les oiseaux gazouillent en paix.

Prêtez l’oreille : la voix métallique de la fauvette interprète mélodieusement la jovialité insouciante et babillarde qui est son naturel, et sa légèreté s’accorde bien avec le parfum du muguet. Loin, très-loin dans la forêt, là où le fourré est épais et sourd, un calme indéfinissable descend dans l'âme, et tout ce qui vous environne est doux et paisible. Le vent pourtant s’est élevé, et les cimes se sont toutes penchées les unes sur les autres comme les vagues sur l’abîme des mers ; sous la couche de feuilles mortes de l’automne dernier, saillissent çà et là des herbes d’autant plus hautes qu’il leur a été plus difficile de se faire jour ; à part sont les groupes de champignons, qui ont l’air de délibérer en famille sous l’abri de leurs grands chapeaux. Un écureuil s’élance, et mon chien court après lui… mais pendant qu’il aboie et tâche de l’atteindre, le rongeur, en cinq secondes, est à la cime d’un pin, et debout se gratte le museau.

Et que cette même forêt est belle encore, à la fin de l’automne, lors du passage des bécasses ! La bécassine ne s’arrête jamais dans l’épaisseur du fourré, c’est à la lisière du bois qu’il faut l’aller chercher. Il n’y a pas de vent, mais il n’y a pas non plus de soleil, de clarté, d’ombre, de mouvement ni de bruit ; dans l’atmosphère moelleuse est répandu le parfum particulier de l’automne, qui rappelle la senteur du vin ; une vapeur déliée s’élève au-dessus des champs qu’on aperçoit dans le lointain. À travers le grillage fantastique des branches dépouillées, apparaît le blanc mat d’un ciel immobile ; çà et là sur les tilleuls pendent sans consistance les dernières feuilles dorées par les gelées blanches du matin. Le sol humecté est devenu élastique sous le pied ; les hautes herbes desséchées ne font pas un mouvement, et de longs fils d’une finesse extrême couvrent les pâles gazons d’un filet brillant.

La poitrine respire tranquillement, mais l’âme n’est pas sans trouble. Vous longez la lisière du bois en paraissant regarder attentivement votre chien, mais vos images favorites, les personnes aimées, les unes déjà mortes, les autres encore vivantes vous reviennent en mémoire ; des impressions depuis longtemps endormies se réveillent à l’improviste, votre imagination voltige ou se berce comme l’oiseau, et mille objets en un quart d’heure ont surgi devant vous. Votre cœur tantôt bat plein d’émoi et s’élance avec passion dans l’avenir rêvé, tantôt recule et se laisse tomber dans l’abîme de souvenirs plus ou moins riants, plus ou moins importuns. Et cette rêverie, cet état mélancolique de l’âme a de la douceur, même quand il vient s’y mêler de l’amertume.


IV.


Et un jour d’automne clair, un peu froid, ouvert par une piquante gelée blanche, quand le bouleau, arbre vraiment féerique, se dessine élégamment avec ses teintes d’or sur un ciel d’un bleu tendre, quand le soleil est trop bas, trop oblique désormais pour réchauffer, et brille cependant plus vivement qu’en été, qu’un petit bois de tremble resplendit d’outre en outre et semble se réjouir de se trouver tout nu, que la gelée blanchit encore au fond des vallées et qu’un vent frais agite doucement et chasse devant lui les feuilles enroulées tombées des arbres, quand sur la rivière ondulent gaiement des vagues bleues, portant à la surface les oies et les canards dispersés, que, dans le lointain, le moulin bat à coups mesurés entre les marceaux aux feuilles rondes, et qu’au-dessus, à peine distincts sur le fond de l’air imprégné de lumière, tourbillonnent rapidement les pigeons de toutes couleurs, dites, n’est-ce pas aussi une belle journée ?

Ils ont bien aussi leurs beautés les jours d’été brumeux, quoique les chasseurs les goûtent fort peu. En de pareils jours, nul moyen de chasser ; l’oiseau part de dessous vos pieds et disparaît à l’instant dans les blanches ténèbres du brouillard immobile. Mais comme tout est paisible et ineffablement calme à l’entour ! Tout est réveillé dans le ciel et tout se tait. Vous passez près d’un arbre, il n’a pas un grêle rameau qui remue ; il est au repos dans sa force. À travers une subtile vapeur répandue avec égalité dans l’air, une longue zone noire se présente à vos yeux ; vous la prenez pour une forêt peu distante du lieu où vous êtes, vous approchez… la forêt se change en une haute ligne d’absinthe qui en croissant d’elle-même a formé la haie d’une limite. Brouillard au-dessus, brouillard autour de vous, brouillard partout.

Voilà que le vent s’élève insensiblement ; un coin du ciel, d’un bleu pâle, ressort peu à peu à travers la brume qui, en cet endroit se raréfie et prend l’apparence d’une légère vapeur ; là un rayon de soleil, jaune comme l’or, pénètre tout à coup, et, s’abattant en torrent prolongé, vient frapper la campagne, puis va se perdre dans le bois ; et de nouveau tout s’est couvert pour se découvrir encore et de la même manière sur un autre point ; lutte du clair et du sombre, du sec et de l’humide, qui dure parfois des heures… Mais que le jour devient indiciblement beau, brillant et magnifique lorsque la lumière a enfin triomphé, lorsque les derniers flots du brouillard échauffé se confondent, s’enroulent, s’étendent et s’aplatissent vers la terre pressée de les absorber, ou se raréfient pour s’élever au-dessus de l’atmosphère, attirés par le soleil vainqueur !


V.


Vous vous êtes réunis plusieurs pour aller visiter un champ éloigné dans la steppe. Vous avez déjà franchi dix kilomètres par des chemins de traverse, et vous voici enfin sur une route. Vous roulez, vous roulez, laissant tour à tour derrière vous des convois interminables de charrettes, des maisons de poste, où le samovar bout sur le large perron couvert, où la porte cochère toute grande ouverte, vous montre le puits en permanence de service.

Vous roulez d’un village à l’autre, à travers des champs immenses, des prairies, des chènevières. Une nombreuse volée de corneilles quitte un aubier et va, avec de grands croassements, se poser sur un autre qui plie et gémit sous la masse. Puis, se succèdent les rencontres qui animent le voyage et varient l’uniformité de la route : les femmes, armées de longs râteaux, se dirigent languissamment vers les champs où on les envoie ; un passant, un havre-sac sur les épaules, chemine d’un pas alourdi par la fatigue ; une pesante et vaste voiture de seigneur, attelée de six grands chevaux maigres, accourt au-devant de vous ; un coin de coussin brodé ressort par la portière ; et derrière cette maison roulante, sur un sac de nattes enveloppant de la literie, est assis tout de travers un laquais qui s’accroche comme il peut à une corde, et dont le manteau et tout le visage sont couverts d’une épaisse couche d’éclaboussures.

Vous traversez une petite ville de district formée de petites maisons de bois incapables de se tenir droites, de palissades interminables, de quelques maisons en pierre toujours à louer et appartenant à des marchands ; d’un vieux pont jeté à une époque éloignée sur un ravin profond… En avant, en avant !… Vous voici dans la steppe, ou du moins bien près. Arrivés sur une hauteur, vous regardez… Quelle perspective s’offre à vous !

Une série de petits mamelons, labourés et ensemencés du haut en bas, accidentent la plaine de leurs vagues éternelles ; des ravins tapissés de buissons verdissent dans les intervalles ; des bocages épars qui s’élèvent comme des îles, d’étroits sentiers qui courent de hameau en hameau, puis quelques églises blanchies à la craie, une petite rivière tortueuse qui miroite dans un lit bordé de verdure, et dont le cours paraît quatre fois entravé par de rustiques écluses. Au loin dans la plaine cheminent une à une des outardes et des canepetières ; une vieille maison seigneuriale avec toutes ses dépendances, son verger, son jardin potager, sa grange, etc., s’est élevée dans le voisinage d’un petit étang… Mais vous allez plus loin, plus loin, les mamelons, les monticules, les tertres ont disparu, et avec eux ont disparu aussi les bocages, les arbres isolés ; vous y êtes, la voici, la steppe, la vraie steppe, sans autres limites que l’horizon qui souvent se confond avec elle à vos regards !

Et, par le froid de l’hiver, il n’est pas sans douceur d’aller, à travers les montagnes que le tourbillon a formées et fixées pour la saison, chasser le fièvre inquiet et oublieux, respirer l’air pur et vif qui aiguise l’appétit, et, tout en fermant les yeux malgré soi au scintillement aveuglant du givre, les rouvrir pour admirer les teintes vertes du ciel sur la forêt rougeâtre !…


VI.


Et les premiers jours de printemps ! quelles ne sont pas alors les vives sensations du chasseur ? Comme à ses yeux toute la campagne reparaît dans sa variété, à mesure que décroît et s’affaisse la couche uniforme des frimas dont elle se dégage ! À travers la lourde vapeur de la neige fondante, comme il jouit déjà des senteurs de la terre réchauffée, en approchant des vides que les rayons obliques du soleil y ont creusés, quand déjà les alouettes chantent en toute confiance ; qu’avec de joyeux rugissements les torrents bondissent et tourbillonnent de ravin en ravin, et que ces fougueux enfants du vieux hiver qui n’est plus, à peine nés, semblent, en se précipitant, courir au bruit, à l’éclat et à la mort !…

Mais il est temps de finir. Je viens de parler du printemps ; au printemps on a moins de peine à se séparer ; au printemps les heureux se sentent eux-mêmes attirés vers les climats lointains où la nature sourit à l’imagination, et appelle les longues excursions du voyageur… Adieu, lecteurs ; je vous souhaite une félicité constante.



FIN.
  1. Bancelle sur quatre roues déjà décrite plusieurs fois.