Traduction par Ernest Charrière.
Hachette (p. 367-394).


XXI.


Originaux indigènes.— Les gentilshommes stepniaks[1].


Un jour je revenais de la chasse en télègue, sous une chaude température d’été. Ermolaï, assis à côté de moi, faisait sonner les cloches d’une manière vraiment comique, et les chiens blottis sous nos pieds rebondissaient comme eussent fait des corps morts, tant la fatigue leur avait fait du sommeil une nécessité impérieuse. Le cocher avait fort à faire à émoucher de son fouet les chevaux assaillis par un intrépide essaim de taons. Un nuage de poussière blanche, probablement calcaire, s’élevait sur tout le sillage du chariot. Nous entrâmes dans des taillis. Le chemin y était raboteux, les roues commencèrent à s’accrocher fréquemment aux branches inclinées qu’elles tordaient et déchiraient. Ermolaï, que secouaient les cahots produits par les aspérités du lieu, s’éveilla, regarda à l’entour et s’écria aussitôt : « Hé, hé ! il doit y avoir ici de la caille ! »

Sur ce signalement donné nous descendîmes lestement et nous nous engageâmes dans le taillis. Mon chien tomba sur une piste ; je tirai. Je rechargeais mon fusil, quand tout à coup, derrière moi, se fit entendre un craquement répété, et un cavalier, écartant les arbrisseaux pour se faire jour directement vers moi, parut en me disant d’un ton très-hautain : « Hé ! pè è ermettez-moi de vou ou ous demander, mo o o sieur, de qué e el droit vou ou ous cha a assez i i i ci ? »

L’inconnu qui m’apostrophait de la sorte, tout en bégayant, parlait rapidement, impatiemment et du nez. Je le regardai en face ; de ma vie je n’avais vu pareille figure. Qu’on se représente un petit blond, avec un petit nez de travers et de très-longues moustaches rousses ; sur la tête, et enfoncé jusque sur les sourcils, un bonnet persan, pointu, terminé par une tonsure en drap violet framboise ; un vieux arkhalouk jaune, dont la batterie à cartouches en drap noir était plissée sur la poitrine, et qui était orné de galons d’argent déprimés et éraillés sur toutes les coutures ; un cor de chasse en sautoir et un poignard à la ceinture. Sous lui un pauvre cheval roux très-fourbu ; à ses côtés deux chiens d’arrêt maigres, malingres et boiteux, tournant piteusement autour des pieds de la haridelle. Aspect, regards, voix, gestes, mouvements, tout l’ensemble de l’inconnu respirait la folle audace, l’orgueil indomptable, quelque chose qui côtoie la démence. Ses yeux de verre bleu terne brillaient, se voilaient et louchaient tour à tour, comme il arrive aux gens pris de vin ; il déjetait sa tête en arrière, enflait ses joues, soufflait et frissonnait de tout son corps par exubérance de dignité personnelle, comme un coq d’Inde fâché qu’on le regarde. Ce personnage, pour hâter ma réponse, répéta sa question presque dans le mêmes termes.

« J’ignorais qu’il fût défendu de chasser ici, répondis-je.

— Vous êtes ici, monsieur, sur mes terres.

— Bon ! je vais m’en aller.

— Monsieur, permettez-moi de vous demander si c’est à un gentilhomme que j’ai l’honneur de parler. (Je lui dis mon nom.) Eh bien alors, veuillez chasser tout à loisir ; je suis moi-même gentilhomme et je mets volontiers mon plaisir à être agréable aux personnes de ma classe. On me nomme Pantéléï Tchertapkhanof. »

Là-dessus il s’inclina, poussa un cri et tira de bas la bride ; le cheval agita sa tête en redressant les oreilles, fit sur ses pieds de derrière un quart de conversion, et, en jetant de biais ses pieds de devant pour reprendre terre, broya à demi la patte saine de l’un des chiens. La pauvre bête jeta les hauts cris. Tchertapkhanof devint rouge et hennit de colère ; il appliqua à sa monture un grand coup de poing sur le crâne, mit pied à terre avec la vitesse de l’éclair, inspecta la patte du chien, cracha de dépit sur le membre lésé, détacha au malheureux animal un vigoureux coup de pied dans les côtes pour qu’il cessât de crier, puis saisit le pommeau de sa selle et mit le pied gauche à l’étrier. Le cheval écarquilla ses naseaux, souffla, battit l’air de sa queue et se lança obliquement dans les buissons. Le maître le suivit, debout encore sur un pied ; il parvint, à cinquante pas de là, à passer la jambe, et, dès qu’il se sentit en selle, il agita en tout sens sa nagaïka[2], sonna du cor et galopa ventre à terre et à l’aventure, comme un fou.

Je venais à peine de perdre de vue dans le lointain ce M. Tchertapkhanof et sa monture, qu’à la droite de l’endroit où j’étais, sortit des broussailles, mais sans faire aucune espèce de bruit, un cavalier petit et gros, portant bien la quarantaine, et monté sur un petit cheval bai brun. Il s’arrêta à trois pas de moi, ôta de sa tête une casquette de maroquin vert, et d’un son de voix moelleux me demanda si j’avais vu un cavalier montant un cheval roux.

Je répondis affirmativement.

« De quel côté, s’il vous plait, s’est-il dirigé ? poursuivit-il de la même voix et sans se couvrir.

— Par là.

— Mille grâces, monsieur ! »

Il claqua de la langue, tarabusta des jambes les flancs de sa haridelle et fila au trot… treouk, treouk, treouk… dans-la direction indiquée. Je le suivis du regard tant que je pus apercevoir le bout de son bonnet au-dessus des broussailles. Ce deuxième inconnu avait des dehors tout autres que le précédent ; son visage bouffi, rond comme une boule, avait une expression de timidité, de bonhomie et de patience ; son nez, gonflé et sphérique comme la tête elle-même, et sillonné de veines bleues, trahissait des penchants à la volupté. Il ne lui restait pas vestige de cheveux sur le devant de la tête, tandis que la nuque était, d’une oreille à l’autre, garnie d’une soyeuse guirlande de cheveux blonds cendrés ; ses yeux, fendus en amande, avaient un regard fort doux ; ses lèvres vermeilles et moites semblaient avoir été formées pour le sourire. Il portait un surtout à collet droit et à boutons de cuivre ; ce surtout n’était plus neuf, il s’en faut, mais il était vergeté avec soin ; son pantalon de drap, j’en parle pour l’avoir entrevu, avait peu à peu remonté au niveau du genou, et de dessus le rebord rouge des tiges de ses bottes saillissaient deux mollets tels qu’il n’est plus donné aux souverains d’en jamais revoir à leur cour. Je questionnai Ermolaï du regard d’abord, puis de la voix, sur ce cavalier qu’il me semblait avoir fait mine de reconnaître, et je ne me trompais pas.

« C’est, me dit-il, Fikhon Ivanovitch Nédopeouskine ; il demeure chez Tchertapkhanof.

— Comment ! c’est un homme pauvre ?

— Pauvre ? eh mais oui, pauvre, pauvre… et Tchertapkhanof, son hôte, passe les deux bons tiers de l’année sans posséder un misérable sou.

— Alors, pourquoi donc est-il allé s’installer chez lui ?

— Dame, ils se sont liés comme ça ; l’un ne va nulle part sans l’autre… Comme dit le proverbe : Là où est un cheval avec son sabot, arrive l’écrevisse avec sa pince. »

Nous sortîmes des taillis. Tout à coup deux chiens courants débouchèrent des broussailles près de nous, et dans les avoines déjà hautes s’élança par sauts et par bonds un maître lièvre ; après lui, des chiens courants et des levrons, et à leur suite, Tchertapkhanof en personne. Celui-ci ne jetait aucun des cris usités en pareils cas ; essoufflé, haletant, il semblait avaler une soupe bouillante ; de sa bouche en convulsion s’échappaient de temps en temps des sons précipités, inintelligibles ; il galopait, les yeux hors de la tête, cinglant de sa nagaïka le flanc de son infortunée monture. Les levrons traquèrent ; le lièvre se contracta, se dressa, tourna, et courut comme un trait, en passant devant Ermolaï, se jeter dans les buissons ; et les lévriers de reprendre leur chasse. « Pi i i ille ! Pi i ille ! marmottait avec un effort désespéré la langue presque ossifiée du chasseur exténué : « Tire, frère, ti i ire ! » Ermolaï tira… Le fièvre blessé se pelotonna sur un beau lit d’herbe molle, fit un dernier saut, et jeta son cri suprême entre les dents d’un chien d’arrêt, qu’entoura aussitôt toute la meute.

En un clin d’œil Tchertapkhanof eut mis pied à terre, saisi son poignard, tiraillé violemment ses chiens par les pattes de derrière pour les écarter, et arraché de leurs dents la victime, à laquelle il plongea la lame jusqu’à la poignée dans la gorge, sur quoi il fit beaucoup de ho ! ho ! ho ! ho ! ho ! Fikhon Ivanovitch parut à la lisière des buissons. Tchertapkhanof en le voyant fit des ho ! ho ! ho ! ho ! beaucoup plus bruyants. « Ho ! ho ! ho ! ho ! ho ! » répéta placidement son complaisant ami.

« On voit bien que nous ferions sagement de nous abstenir de la chasse en été, fis-je observer à Tchertapkhanof en lui montrant une grande pièce d’avoine qui venait d’être foulée.

— C’est un champ à moi, » parvint à me dire Tchertapkhanof, qui respirait avec tant de difficulté que je me reprochai de lui avoir parlé.

Il mutila le lièvre, l’attacha à sa selle, et donna les pattes à ses chiens.

« C’est un coup de feu dont j’ai à te tenir compte, d’après les règles de la chasse, frère, dit-il en s’adressant à Ermolaï. Et vous, monsieur, ajouta-t-il toujours de sa voix sèche, rude, saccadée et criarde, je vous remercie… Là-dessus il remonta à cheval… Excusez-moi, j’ai oublié vos noms… Aurez-vous la bonté… »

Je me nommai de nouveau.

« Heureux d’avoir fait votre connaissance. Si vous me venez voir chez moi, vous me ferez plaisir. Çà, Fikhon Ivanytch, où est donc Fomka ? dit-il avec un ton irrité ; nous avons traqué le lièvre sans lui.

— C’est que son cheval s’est abattu entre ses jambes, répondit Fikhon Ivanovitch avec son sourire habituel.

— Co o oment aba a attu ? Orbassan a a a abattu ? Pfou, pfitt, pfip… où où où est-il ? où ?

— Là-bas derrière le bois. »

Tchertapkhanof frappa de sa nagaïka les naseaux de son cheval et s’éloigna en véritable casse-cou. Fikhon Ivanovytch me salua à deux reprises, une fois pour lui, et, je suppose, une autre fois pour son camarade, puis il se remit à trottiner à travers les sinuosités du taillis.

Ces deux messieurs excitaient vivement ma curiosité ; je me demandai ce qui avait pu lier de sympathie et d’indissoluble amitié deux êtres aussi évidemment opposés de naturel. Je procédai à l’enquête presque sans désemparer, et voici ce que je parvins à savoir :

Pantéléï Eréméitch Tchertapkhanof avait dans tout le pays la réputation d’un braque, d’un écervelé de la plus dangereuse espèce, d’un orgueilleux et d’un braillard au premier chef. Il avait servi, mais fort peu de temps, dans un régiment d’armée[3], et avait pris son congé par suite de désagréments, n’ayant encore que ce grade qui a donné lieu à l’opinion assez généralement répandue qu’on peut être poule et n’être pas encore oiseau.

Il descendait d’une ancienne maison jadis opulente ; ses aïeux étalaient un faste steppien, dont la tradition n’existe plus que dans la mémoire des centenaires. Ils recevaient chez eux petits et grands, gens connus et inconnus, les faisaient manger et boire à crever sur place, faisaient délivrer tout d’abord un boisseau d’avoine à tout cocher tenant sous sa main un troïge ; ils entretenaient un orchestre, un nombreux chœur de chantres, des bouffons, des chiens ; aux grands jours ils abreuvaient le peuple d’eau-de-vie de grain et de brague[4] ; en hiver ils allaient à Moscou dans leurs lourdes et vastes kolymagues, voitures des familles nobles, vraies arches de Noé ; et quelquefois, de retour dans leurs foyers, ils se tenaient chez eux sans un sou vaillant, vivant de leurs magasins, de leurs basses-cours et de leurs étables.

Le père de Pantéléï Eréméitch n’avait reçu qu’un héritage déjà plus qu’obéré, et en avait joui de telle sorte qu’en mourant il laissa à son unique héritier Pantéléï le village de Bezsonovo affreusement grevé, avec trente-cinq âmes mâles et soixante-seize âmes femelles réparties sur quatorze arpents et quelques toises carrés de terrain aride situé dans la steppe dite de Kolobrod ; on ne trouva du moins dans les papiers du défunt aucune trace d’hypothèques sur ces terres. Le défunt avait dévoré les dix-neuf vingtièmes de ce qui lui restait de son domaine patrimonial, et cela d’une manière bien étrange : il avait été victime de l’entente économique. En effet, suivant lui, il ne convenait pas à un dvoreanine[5] de dépendre des marchands, des habitants des villes ni de tous les autres brigands de cette espèce, selon son expression ; et il établissait successivement chez lui tous les métiers, tous les ateliers, toutes les fabriques possibles. « C’est, disait-il, plus séant et moins cher, c’est la de la véritable entente économique ! » Ces belles idées furent sa chère marotte jusqu’à son dernier soupir ; elles le ruinèrent, mais il eut des jouissances et se passa toujours toutes ses fantaisies.

Entre autres inventions, il fit exécuter sur ses dessins une si colossale voiture de famille, que, malgré les efforts collectifs des chevaux de tout le village convoqués là avec leurs possesseurs par voie de réquisition, la maison roulante, au premier cahot, fut renversée et couvrit de ses membres épars une assez grande étendue de terre. Sur ce lieu même, après le déblai, Eréméï Loukitch (ainsi se nommait le père de Panteléï Eréméitch) fit ériger un monument, et ne s’affligea pas autrement de la déconvenue.

Il eut aussi l’idée de construire une église, idée persistante qu’il mit à exécution, il fit le plan de l’édifice et procéda lestement à son érection ; il va sans dire que nul homme spécial ne fut consulté. Eréméï ne pouvait pas même soupçonner qu’un misérable bâtisseur de profession pût en remontrer sur aucun point à celui qui avait l’idée, le plan et les moyens, le tout réuni dans sa tête et sous sa main. Il brûla toute une forêt pour faire des briques (des briques superbes) ; il posa de larges fondements, qui comprenaient en effet un espace suffisant pour une cathédrale ; lui-même fut bien un peu frappé du grandiose des proportions lorsqu’il vit les murs s’élever ; mais comme on ne se reproche guère ses inclinations au grandiose, il ordonna qu'on procédât à l’érection des voûtes de la nef, puis de la coupole… La coupole tomba, emportant une partie de la nef ; il fit déblayer et recommencer, et de nouveau la coupole s’écroula. Le nombre trois est divin ; il s’y prit une troisième fois… et une troisième fois la coupole tomba tout d’une masse avec un bruit terrible, et de longues fissures, semblables aux carreaux de la foudre, apparurent en différentes parties des murs. À ce coup, notre Eréméï Loukitch réfléchit, et voici ce qui sortit de ses réflexions : « C’est, pensa-t-il, une chose assez claire, la sorcellerie s’en est mêlée, et du moment qu’on a jeté un sort… » Et tout à coup il fit passer par la rude épreuve des verges toutes les vieilles femmes du village. À la bonne heure ; mais, tout bien considéré, si on ne bâtit pas le temple, le village posséda une belle ruine sans autre tradition qu’un plan de la coupole ensorcelée et le procès-verbal admirable de brièveté du châtiment des sorcières.

Eréméï Loukitch, délivré de ce soin, put alors se livrer tout entier à un autre projet favori, celui de construire sur un nouveau plan les chaumières de ses paysans ; ces choses-là ne se font pas sans une assez forte dépense, mais l’entente économique ne recule pas devant un sacrifice momentané. Trois enclos triangulaires, réunis en un grand triangle, avaient un point central, du milieu duquel s’élevait un mât ; sur ce mât était une loge aérienne pour un peuple entier d’étourneaux, et au-dessus de cette loge, une flamme… Bref, il n’y avait pas de jour qu’il n’inventât quelque procédé économique : tantôt il était de cuisine, expérimentant l’idée d’un pain bien étrange ou d’une soupe horripilante ; tantôt il retranchait aux chevaux le meuble inutile et pesant de leurs queues, et, du crin qui résultait de cette tonte, il faisait des casquettes à son nombreux domestique. Une autre fois il se disposait à remplacer le lin par les filaments de l’ortie, et à démontrer qu’on peut nourrir les pourceaux de champignons pendant deux bons tiers de l’année. Un jour il lut dans un journal de Moscou un grave article d’un seigneur terrier Khriagof, du gouvernement de Kharkof, sur les avantages d’une bonne moralité dans les habitants des campagnes ; le lendemain, il décréta que ses paysans apprendraient par cœur cet écrit, sans que nul pût s’en dispenser. Les paysans apprirent l’article ; le seigneur eut alors l’idée que peut-être ils ne le comprenaient pas très-bien, mais l’intendant leur fit esquiver l’examen en se portant garant de leur intelligence. Vers ce même temps Eréméï Loukitch, en vue de l’ordre et de l’entente économique, ordonna que chacun de ses sujets fût numéroté, et eût pour cela un collet un peu montant sur lequel serait cousu le numéro fait en drap rouge à l’emporte pièce. Toutes les fois qu’un paysan rencontrait son maître, il lui criait : « no 5 ! ou no 21 ! ou no 74 ! » et le seigneur lui répondait : « Va ton chemin, enfant de Dieu ; »

Malgré ce grand ordre et toute cette entente économique, Eréméï Loukitch tomba peu à peu dans une situation des plus embarrassées ; il avait engagé ses villages les plus épars, mais il dut en venir à les aliéner tout à fait. Le dernier nid héréditaire, le village où s’élevait avec assez de majesté la grande ruine du temple mort-né, fut mis en vente par la couronne, heureusement après le décès du bon Eréméï Loukitch, qui n’aurait pas supporté un coup si terrible porté à son noble orgueil. Du moins il était mort chez lui, dans son lit, dans le vieux manoir, entouré de manants à lui appartenants et sous l’œil de son médecin. Il ne resta, hélas ! à l’unique fils et héritier du nom, au pauvre Pantéléï, que le seul Bezsonovo…

Pantéléï était au service, et dans tout le feu du désagrément dont nous avons fait mention, quand il eut connaissance de la dernière maladie de son père. Il venait d’entrer dans sa dix-neuvième année. Depuis sa première enfance jusqu’à son apparition encore toute récente à son régiment, il avait été élevé dans la maison paternelle sous la direction de sa mère, femme très-bonne, mais non moins sotte que bonne, et il avait grandi impétueux, têtu, capricieux, enfant gâté, enfant terrible. Eréméï Loukitch, entièrement absorbé dans ses études et ses expériences économiques, ne trouvait pas le temps de seconder sa femme dans l’éducation de son héritier. À chacun sa tâche pour bien faire. Un jour pourtant, s’étant aperçu de l’obstination de l’enfant à prononcer ar la lettre r, il lui infligea de sa propre main une correction. Eréméï Loukitch avait eu ce jour-là une immense affliction : son meilleur chien avait été tué par la chute d’un arbre. Au reste, les soins que Vacilissa Vacilievna donnait à l’éducation du jeune Pantéléï se bornaient à faire des vœux ardents pour qu’un arrangement qu’elle avait imaginé pût se maintenir pendant la durée nécessaire.

À force d’expédients plus ou moins pénibles, la bonne dame avait eu l’idée de préposer au gouvernement de son fils chéri un ancien soldat alsacien, du nom de Birkoft. Jusqu’à sa mort la pauvre femme trembla devant cet homme, rude comme son ancien état : car, pensait-elle, « s’il prend congé de nous, je suis perdue ; que ferai-je, malheureuse ? où trouverai-je un autre instituteur ? c’est déjà avec tant de peine que je suis parvenue à soutirer celui-ci de chez ma voisine de là-bas ! » Et Birkoft, en finaud qu’il était, profita de la parfaite indépendance de sa position ; il se mit à boire des spiritueux pour se procurer un bon sommeil, et à dormir tout le reste de son temps pour cuver les spiritueux : c’était là à peu près toute son occupation journalière, et cette uniformité ne lui déplaisait point. Quand l’élève eut près de dix-huit ans, son cours de sciences et de belles-lettres se trouva merveilleusement terminé ; il entra au service. La dame n’était plus de ce monde ; elle était morte quelques mois avant ce grave événement, d’une horrible peur qu’elle avait eue pendant son sommeil ; elle avait vu en songe un homme blanc comme la neige à califourchon sur un ours noir. Eréméï Loukitch mourut neuf mois après sa femme, trois mois après le départ de son héritier pour je ne sais quelle ville de garnison.

Pantéléï, à la première nouvelle de la maladie de son père, parvint à obtenir un congé, et accourut d’un train d’estafette ; malgré toute sa diligence, qu’activait encore le profond dégoût qu’il avait pris pour la vie militaire, il retrouva, au lieu de son père, un cadavre. Mais quelle ne fut pas la consternation de ce fils aimant et respectueux, quand tout à coup, vingt jours après les funérailles, il se vit presque réduit à la mendicité, après s’être estimé de fondation, et jusqu’à l’heure même de sa découverte, un jeune seigneur opulent ? Il y a bien peu de gens capables de soutenir sans broncher le choc terrible d’une pareille surprise ; aussi Pantéléï, d’enfant et d’adolescent impétueux qu’il avait été, passa-t-il, en quelques semaines, à l’état d’homme fougueux et redoutable. Il avait été honnête, généreux, bon, affectueux, quoique pétulant et fantasque ; il devint un orgueilleux, un sauvage ; il renonça à toute relation suivie avec ses voisins, rougissant des riches et méprisant les pauvres, les insultant tous et bravant avec une audace inouïe les autorités constituées. « Je ne suis pas de noblesse, ni même de gentilhommerie, mais de grandesse, qu’on le sache bien ! » lui arrivait-il de dire dans ses boutades.

Un jour il ne tint à rien qu’il ne tuât d’un coup de fusil un préposé de police qui, probablement par trouble et par distraction, était entré chez lui la casquette sur la tête. Il va sans dire que les autorités locales, de leur côté, manquaient bien rarement une occasion de signaler à ses dépens leur zèle pour l’ordre public. Cependant on le craignait et beaucoup, parce qu’il avait très-mauvaise tête, et qu’à la première parole qui lui semblait dissonante, il proposait à son homme un combat à mort au couteau. À la moindre objection, on voyait son œil s’égarer et sa voix s’éteignait : « A va va va va bva a a, balbutiait-il, je donne ma tê ê ête à couper si i i…  ! » et il n’y avait plus moyen de le ramener.

C’était d’ailleurs un galant homme, qu’on ne voyait mêlé dans aucun tripotage. Il va sans dire qu’on n’avait garde de le fréquenter, mais il avait au demeurant une âme sensible et généreuse à sa manière. Il était hors d’état de voir, sans éclater, qu’on insultât, qu’on lésât ou qu’on opprimât qui que ce fût en sa présence ; une tigresse n’est pas plus ardente à protéger ses petits qu’il ne l’était à défendre ses paysans. « Quoi ! criait-il en se donnant à lui-même un furieux coup de poing à la tête, on ose toucher des gens à moi… eh bien ! que je ne sois pas Tchertapkhanof si je n’assomme le téméraire !… »

Fikhon Ivanytch Nédopeouskine ne pouvait pas, comme Tchertapkhanof, s’enorgueillir de son origine ; son père, issu d’une famille appartenant à la caste déclassée des odnodvortsis, n’avait acquis la noblesse héréditaire qu’au prix de quarante années d’un service assidu et irréprochable dans les chancelleries, et c’était tout ce que le vieillard avait acquis, car il était du nombre de ces hommes que la fortune contrecarre et persécute avec un acharnement qui ressemble aux fureurs des haines personnelles. Dans le cours de soixante années entières, du jour de sa naissance à celui de sa mort, le malheureux n’avait pas cessé de lutter contre les besoins, les infirmités et les misères qui sont l’apanage naturel des petites gens. Il s’agitait comme le poisson butant contre la glace, il ne mangeait, ne buvait ni ne dormait son soûl ; il s’inclinait devant tous, s’inquiétait, vivait dans les angoisses, prenait le frisson, faisait de tristes adieux à chaque misérable denier dont ses nécessités exigeaient le sacrifice, essuyait bien souvent, pour la faute d’autrui, de terribles bourrasques ; et, après quarante ans de ce supplice de tous les jours, au moment où il rêvait repos et pension de retraite, il mourut dans un logement qui n’était ni cave ni grenier, et qui tenait des deux.

Pour dernier désastre, il mourut là sans être parvenu à assurer à ses enfants le pain quotidien. Les destinées, telles qu’une meute folâtre, s’étaient lancées à sa poursuite comme sur un pauvre lièvre qui, haletant, éperdu, aux abois, va mourir d’épuisement et d’angoisse, entier, il est vrai, mais succombant à la peine. Ç’avait été un bon et honnête vieillard ; ce qui ne veut pas dire qu’il ne se soit pas fait graisser la patte dans l’occasion ; il prenait de dix sous de cuivre à deux écus d’argent inclusivement. Il avait eu un femme, et de cette femme, maigre et asthmatique, quelques enfants… Heureusement tout cela était mort, excepté Fikhon et sa sœur, la belle Mitrodora, qui, après les alternatives tristes et ridicules de vingt grosses aventures, avait fini par épouser un vieil agent d’affaires, appréciateur madré de la beauté d’une femme.

M. Nédopeouskine père avait, de son vivant, introduit Fikhon comme employé surnuméraire dans une chancellerie ; mais Fikhon, à peine son père décédé, prit de lui-même congé au plus vite. C’est que, pendant son adolescence, les alertes continuelles, la cruelle lutte des siens contre le froid et la faim, le visible dépérissement de sa mère, l’agitation désespérée de son père, les rudes exigences des propriétaires et du boulanger et de l’épicier, toute cette interminable et journalière agonie, avaient jeté dans Fikhon les germes d’une incroyable poltronnerie. À la seule vue d’un supérieur il tremblait de tous ses membres, il tombait en syncope comme un pauvre oiseau pris aux gluaux. Il en réchappa non sans y laisser quelques plumes : mais quitte de son joug officiel, il s’en tira pour cette fois.

La nature, indifférente, et, si j’ose dire, moqueuse, développe dans certains hommes, nés pour être des souffre-douleurs, des facultés et des penchants en complet désaccord avec leur position sociale et leurs moyens d’existence. C’est ainsi qu’avec toute la sollicitude et tout l’amour qui lui sont propres, elle a pris un étrange plaisir à faire du pauvre Fikhon, fils d’un pauvre commis de bureaux ou sous-greffier de tribunal, un être sensible, paresseux, mollasse, doux, sympathique, voluptueux, doué d’un goût et d’un flair admirablement fins. Elle s’est amusée à couler elle-même et à terminer délicatement cette figure de sybarite, puis elle a voulu que sa production séjournât à jamais entre le chou fermenté et le poisson pourri des habitacles de la misère. C’est là que cet être, destiné à former un vivant paradoxe, a été déposé à sa naissance, c’est là qu’il a pris vie, puisque aussi bien il vit après tout. Triste plaisanterie !

Le sort, qui avait incessamment martyrisé Nédopeouskine père, ne fut guère plus clément pour le fils, qu’il sembla même avoir réservé pour la bonne bouche. Il ne tortura pas Fikhon, il fit de lui son amusette ; il ne le réduisit pas une seule fois au désespoir, ne lui fit pas endurer les honteuses et navrantes angoisses de la faim, mais il le pelotta par toutes les Russies, en le faisant passer d’une fonction avilissante à une fonction ridicule. Tantôt il fit de Fikhon le majordome d’une bienfaisante dame bilieuse et fort difficile à vivre ; tantôt le complaisant commensal d’un riche marchand, à barbe touffue et à ample cafetan bleu, avare jusqu’à la crasse ; tantôt le chef de la chancellerie domestique d’un gentillâtre aux yeux éraillés et tondu à l’anglaise ; tantôt il le réduisit à vivre demi-valet et demi-bouffon près d’un collectionneur de chiens dilettante…

Bref, le sort fit longtemps avaler goutte à goutte à ce pauvre homme le philtre empoisonné d’une existence éternellement dépendante. Il subit, dans toutes leurs exigences, les lourdes fantaisies, l’ennui somnolent et hargneux de l’oisive gentilhommerie. Combien de fois, la nuit, laissé libre enfin par un essaim de convives repus, las de vin, las de gros rire et impatient de passer à d’autres exercices, il se retirait seul dans sa chambrette, et là, tout rouge de honte, les yeux inondés des froides larmes du découragement, il jurait que le lendemain il s’enfuirait secrètement, qu’il irait chercher fortune à la ville, qu’il prendrait la première petite place de commis qu’il trouverait, ou mourrait de faim dans la rue !… Mais le lendemain il s’effrayait de ses idées de la veille : s’enfuir, aller tomber comme un vagabond dans une ville, solliciter une place… et à qui donc demander de l’emploi ? Qui lui donnerait un emploi, à lui ?… « Non, disait-il, personne, personne ne voudra même entendre ma prière ou lire ma supplique ; on ne me donnera rien, rien, je serai consigné, insulté à toutes les portes. » Et il s’agitait avec angoisse sur son lit ; puis, midi venu, il était appelé, et il se hâtait d’aller égayer et servir le bon seigneur son hôte et son maître.

Fikhon était ainsi dans une position déplorable, et d’autant plus cruelle que les soins de la Providence ne l’avaient pas doté de la moindre parcelle de la présence d’esprit et de la souplesse de nerfs indispensables au métier de farceur en titre d’office. Il ne savait ni danser jusqu’à tomber en convulsions, l’écume à la bouche, sous une fourrure d’ours le poil en dehors, ni multiplier les mots plaisants et les farces à travers les allées et venues continuelles des noirs occupés gravement du service. Exposé nu, pour rire, à l’action de vingt degrés de froid, il avait l’absurdité de prendre un gros rhume, et alors… alors son estomac ne supportait plus le vin mélangé d’encre et de bien autre chose encore, ni un certain hachis de champignons vénéneux arrosé de vinaigre.

Dieu sait ce qu’il en aurait été de l’infortuné, si le dernier de ses bienfaiteurs, un rustre qui s’était enrichi dans les fermes, n’avait pas eu l’idée, dans une boutade qui lui prit en dressant son testament, d’inscrire ce legs inattendu : « Je donne à Zézé (lisez Fikhon) Nédopeouskine, en toute propriété, tant pour lui sa vie durant que pour les siens après lui, purgé de toutes charges et hypothèques, mon village de Bezeélendéefka et toutes les pièces de terre, prés, champs et bois qui en dépendent. » Quelques jours après avoir régularisé cet acte, l’honnête testateur, qui relevait à peine d’une grave maladie, eut un coup d’apoplexie foudroyante à la suite d’une admirable soupe aux sterlets. Cris, tumulte, vacarme, préludaient aux désordres ; mais la justice tomba là comme la grêle, et les scellés furent apposés dans les formes. On fit bonne garde ; quinze ou vingt jours s’écoulèrent, et les parents du défunt accoururent ; on fit l’ouverture du testament, on lut ; on manda Nédopeouskine. Nédopeouskine parut.

La plupart des personnes dont se composait l’assemblée savaient quelles fonctions remplissait Fikhon auprès du défunt. D’assourdissantes exclamations et les railleuses félicitations des autres légataires l’accueillirent à chaque pas qu’il fit dans la salle.

« Seigneur terrier, messieurs ! voici, voici le nouveau seigneur terrier ! ma foi ! un bien gentil seigneur !

— Oui, oui, reprit un fameux diseur de bons mots de la troupe famélique. Eh ! comment donc !… monsieur est ma foi bien… oui, vous savez ce qu’il est ?… justement, justement… c’est vraiment bien… un… un héritier ! »

Et là-dessus, rire olympien.

Nédopeouskine refusait de croire à tant de bonheur. On lui montra l’article… Il rougit, cligna de l’œil, ouvrit la bouche en écartant les doigts, et sanglota tout du haut du gosier. À ces démonstrations les rires de l’assemblée se changèrent tout à coup en un gros rugissement compact, dont les vitres tremblèrent et tintèrent comme en un jour d’ouragan. Le village légué à Fikhon n’était, après tout, qu’une propriété de vingt-deux âmes chrétiennes : il n’y avait là personne qui s’en souciât beaucoup. Aussi, l’occasion étant donnée, pourquoi ne se serait-on pas un peu égayé chez le défunt qui était depuis vingt grands jours en terre sainte ? Seulement un des héritiers, homme bien découplé, nez grec, physionomie heureuse, un M. Rostislaf Adamytch Stoppel, de Saint-Pétersbourg, prit la chose moins gaiement : il s’approcha de Nédopeouskine à le toucher de la hanche, et en le regardant de dessus l’épaule, il lui dit d’un ton négligé et fort méprisant :

« Dites-moi, mon cher monsieur, vous étiez, autant que je puis être informé d’une pareille circonstance, vous étiez près de feu Fédor Fédorytch en qualité, n’est-ce pas, de bouffon, de domestique favorisé ? »

Le monsieur de Pétersbourg s’exprimait en un russe fâcheusement pur, élégant et correct. Nédopeouskine, n’ayant plus la tête à rien, n’entendit pas un mot de ce propos de l’inconnu ; les autres héritiers gardèrent tous le silence ; le bel esprit sourit d’un air de complaisance. M. Stoppel se frotta les mains et récidiva sa question. Nédopeouskine souleva un regard éperdu et resta bouche béante. Le beau Rostislaf Adamytch sourit du plus narquois, du plus provocant sourire, et poursuivit :

« Je vous félicite, monsieur le nouveau seigneur, je vous félicite, m’entendez-vous ? Il est vrai de dire que peu d’honnêtes gens consentiraient à user de votre moyen de fortune ; mais de gustibus non est disputandum, dit l’école ; ce qui signifie, monsieur, que chacun à son goût. N’êtes-vous pas de mon avis ? »

Quelqu’un du milieu de la foule fit entendre, sans trop d’inconvenance, une sorte de hennissement contenu, effet de son enthousiasme pour ce qu’il venait d’entendre, le latin y compris. On se regardait, on souriait, on était aise. Apparemment, cela surexcita la verve de M. Rostislaf Stoppel, qui ajouta :

« Çà, aurez-vous l’extrême obligeance de nous dire à quel genre particulier de mérite vous êtes redevable de votre petit legs, qui me semble assez rond. Eh ! ne rougissez donc pas ; songez, mon cher monsieur, que nous sommes ici, pour ainsi dire, en famille… Messieurs, faites donc comprendre à monsieur que nous sommes en famille ! »

Le légataire à qui M. Stoppel adressait cette dernière phrase, mêlée de quelques mots français, ne comprit nullement ces mots-là, et se borna, pour toute réponse, à de vagues signes de tête, accompagnés d’une légère toux qui promettait en vain des paroles. Mais un autre héritier, un jeune homme, dont le front était marqué de singulières taches safranées, se hâta presque aussitôt de dire, croyant de bonne foi parler français :

«  Voui, voui, voui, vous dites justesse, ann famile, ann famile, voui, voui !

— Il se peut, reprit le beau Stoppel, que vous sachiez marcher sur vos mains, les jambes en l’air… Est-ce cela ? »

Nédopeouskine regarda, éperdu, tous les visages… la malice pétillait dans tous les yeux.

« Ou peut-être vous imitez, à s’y méprendre, le chant du coq ? »

Un bruyant éclat de rire retentit et fut comprimé aussitôt par l’attente.

« Ou peut-être, sur ce petit bout de nez que vous avez…

— Assez ! cria une voix impérieuse et cassante, n’avez-vous pas honte et conscience du mal que vous faites à ce pauvre homme ? »

L’assemblée échangea des regards autres que ceux de tout à l’heure. À la porte de la salle se tenait Tchertapkhanof. En sa qualité de parent du défunt, parent à un degré des plus lointains, mais qu’importe ? il avait été invité formellement à venir prendre part à cette réunion de famille. Pendant tout le temps qu’avait duré la lecture du testament, il s’était tenu, selon son habitude, à une fière distance de tous les assistants.

« Assez ! » répéta-t-il en relevant très-haut sa bouillante tête.

M. Stoppel, se tournant rapidement du côté d’où partait cette voix, et, voyant un homme plus que modestement habillé et, en général, de bien peu d’apparence, dit tout bas à un de ses voisins (la prudence est toujours et partout une bonne chose) :

« Quel est cet homme, je vous prie ?

— C’est Tchertapkhanof, un pas grand’chose, fut-il répondu à l’oreille de Stoppel, qui, voyant ses conjectures confirmées, prit une figure singulièrement hautaine.

« Ah ça ! nous avons donc ici un grand maître des cérémonies, un ordonnateur général ? dit-il en prononçant du nez et en fermant à demi les yeux. Avec votre permission, quelle sorte d’oiseau pourriez-vous bien être ? »

Tchertapkhanof partit comme une bombe ; la rage lui ôta un moment la respiration, puis il éclata :

« Dz dz dz dz, siffla-t-il… et, comme un tonnerre, il vociféra : Qui je suis ? qui je suis ? Je suis Pantéleï Tchertapkhanof, noble, et noble de la plus vieille noblesse, entends-tu ? Mon trisaïeul a été au siège de Kazan, sous le Terrible[6]… Et toi, toi ? j’espère bien que tu es noble ! hein ? »

Rostislaf Adamytch pâlit. (ces choses-là émeuvent toujours), il recula, recula… C’est que cet orage avait éclaté si vite et en dehors de toute prévision !

« Ah ! je suis un oiseau ! moi, un oiseau… é é é ! »

Tchertapkhanof bondit en avant ; Stoppel ne bondit pas moins, mais en arrière. Les assistants se précipitèrent au-devant du gentilhomme furieux.

« Des pistolets, vite, vite, des pistolets ! ha !… il y a ici deux fusils… trois pas de distance, ou une longueur de mouchoir, et l’épée ! tout ce qu’il voudra ! criait Pantéleï exaspéré. Ou bien, écoute, demande-moi pardon, et à lui, à ce pauvre homme aussi !

— Demandez, demandez-lui pardon, murmuraient autour de Stoppel les héritiers avec une grande inquiétude : c’est un fou, un fou furieux ; il est très-capable de vous égorger, voyez-vous.

— Pardon, eh bien ! pardon, monsieur ; je ne… savais pas… marmotta en bégayant Stoppel à Tchertapkhanof qui, au rebours, dit tout d’une haleine et sans bégayer le moins du monde :

— Et à lui, à lui ! demande-lui aussi pardon !

— Je vous demande pardon aussi à vous, » ajouta Stoppel s’adressant à Nédopeouskine, qui était si effrayé qu’il aurait volontiers quitté et l’assemblée, et le district, et l’héritage.

Tchertapkhanof se calma comme par enchantement ; il alla droit à Fikhon Ivanytch, le prit par la main, regarda audacieusement à l’entour, et ne rencontrant pas un seul regard sur ces figures consternées, sortit triomphalement, au milieu d’un silence profond, de cette salle tout à l’heure si orageuse, et fit marcher à ses côtés le nouveau seigneur et maître de Bezcélendéef, prés, bois, champs et bâtiments relevant de ce domaine, purgés de toute dette et charge ou hypothèque.

Depuis ce jour de grandes émotions, ces deux hommes ne se quittèrent plus (Bezcélendéef était à deux petites heures de Bezçonovo). La reconnaissance de Nédopeouskine ne tarda guère à tourner en une espèce d’ardente dévotion. Faible, mou, vulgaire, sujet à toutes les défaillances du cœur et de l’esprit, Fikhon se prosternait contre terre devant l’intrépide et généreuse nature de Pantéléï. « Est-ce peu de chose ? pensait-il quelquefois en lui-même ; est-ce peu de chose de le voir parler au gouverneur, au gouverneur même, en personne, face à face, sans baisser les yeux ?… Ah ! Seigneur Dieu ! face à face ; songez donc… avec le gouverneur, face à face ! »

L’admiration de Fikhon pour Pantéléï allait jusqu’à la monomanie : il le savait franc du collier et brave à tous crins, désintéressé toujours ; il faisait, en outre, de son héros un esprit extraordinaire, un philosophe, un érudit, un génie, un soleil d’intelligence. À vrai dire, quelque misérable qu’eût été l’éducation de Tchertapkhanof, toujours est-il que, comparée à celle de Fikhon, elle pouvait paraître fort brillante à cet homme agreste. Tchertapkhanof lisait fort peu le russe et en français il n’était pas fort… si peu fort qu’un jour, à la question que lui adressa un précepteur suisse, en ces termes, si familiers à l’oreille de chacun, d’un bout du monde à l’autre bout : « Parlez-vous français, monsieur ? » il répondit de l’air d’un homme qui marche pieds nus sur des têtes de clous : « Jé né comprenn… pas… cé… dé vous parlé… » Cependant il savait qu’il y avait eu dans le monde un Voltaire, qui était un écrivain bien spirituel, et que Frédéric le Grand, roi de Prusse, qui n’avait pas moins d’esprit à sa manière, s’était en outre distingué dans un grand fouillis de guerres, toutes terminées à son avantage. En fait de grands esprits russes, il estimait Derjâvine, et il aimait Marlinski, au point d’avoir donné à son meilleur chien le nom d’Ammalat-Bek[7].

Quelques jours après ma première rencontre avec les deux amis, je crus devoir aller à Bezçonovo faire visite à Pantéléi Eréméitch. On voyait de loin sa modeste habitation, crânement placée et isolée sur une hauteur à un demi-kilomètre du village, comme le faucon suspend son aire au-dessus des bas prés, son domaine. Tout l’enclos particulier de Tchertapkhanof ne comptait que quatre toits : la maison, l’écurie, la remise et le bain d’étuves. Ces quatre bâtiments se détachaient vigoureusement à la fois sur le ciel et sur l’aride monticule qui leur servait de base, et l’on ne distinguait ni fossé, ni palissade, ni haie vive, ni portes, ni barrières qui indiquassent au moins une limite quelconque à cette habitation seigneuriale.

Je trouvai, en arrivant, près d’un hangar attenant à la remise, une demi-douzaine de chiens maigres et très-ébouriffés occupés à ronger le cadavre d’un cheval, d’orbassan, je suppose. L’un d’eux souleva un moment son museau sanguinolent, et eut l’air de vouloir aboyer, mais, toute réflexion faite, il se remit à la curée. Près de ce groupe très-prosaïque se tenait un garçon de dix-sept ans, à figure jaunâtre et boursouflée, à peu près habillé à la cosaque et nu-pieds ; il regardait d’un air dictatorial les chiens confiés à sa garde, et de temps en temps il réprimait, à l’aide d’un grand fouet, la voracité hargneuse des plus acharnés de ses pupilles.

« Ton maître est à la maison ? lui demandai-je.

― Peut-être oui, peut-être non, répondit le gars ; frappez, on viendra. »

Je sautai à bas de ma drojka et je me trouvai sous l’abri du perron couvert. La maison de M. Tchertapkhanof se présentait aux regards sous un aspect bien triste ; les rondins tout nus dont se composaient exclusivement les murs avaient noirci, et s’étaient bombés en forme de panses ; le haut de la cheminée, calciné, éraillé, affaissé, menaçait ruine ; de petites fenêtres aux vitres irisées par le temps regardaient aigrement la plaine, de dessous le rebord tourmenté, moisi, moussu et sourcilleux de la toiture. J’ai vu quelques vieilles femmes avoir des yeux ternes entourés de végétation à peu près comme ces fenêtres-là. Je frappai trop discrètement à ce qu’il paraît, personne ne me répondit du dedans.

« A, b, c, d… allons donc, imbécile, disait une voix forte. — A… b… c… — Non, pas comme ça, voyons, tout beau ! a bri, b étail, v érue, p éril… Eh bien donc, pille, pille, pille !… lourdaud ! »

Je frappai de nouveau, un peu plus fort. La voix d’homme répondit : « Qui est là ? entrez donc ! » J’entrai dans une toute petite antichambre vide, et, à travers une porte entrebâillée, j’aperçus Tchertapkhanof. Il était en khalatt boukhare et en large pantalon, il avait sur la tête une ermollka rouge ou calotte à la grecque ; assis sur une chaise d’une époque antédiluvienne, les jambes très-ouvertes, il tapotait sur le museau un jeune caniche, tandis que de l’autre main il posait gravement un petit morceau de pain sur le bout du nez du patient animal. « Ah ! fit-il avec dignité et pourtant sans se presser de changer de posture… enchanté de vous voir chez moi ; faites-moi l’honneur de vous asseoir près de moi. Vous le voyez, j’étais occupé de l’éducation de Vennzor. »

Puis élevant la voix, il dit en se tournant vers une des cloisons : « Fikhon Ivanytch ! monsieur Nédopeouskine ! veuillez passer ici ; il nous est venu une aimable visite ; un chasseur… devinez.

— Je suis à vous tout à l’heure, répondit sans se montrer Fikhon Ivanytch… « Hé ! Marie, donne-moi ma cravate. »

Tchertapkhanof, que Vennzor regardait, ne put s’empêcher de le regarder aussi et de lui remettre le morceau de pain sur le bout du nez. J’en profitai pour jeter un coup d’œil autour de moi. Dans la chambre où je me trouvais, et qui était, évidemment la principale, excepté une table à rallonges, très-bosselée, montée sur treize pieds inégaux, et quatre chaises de paille tressée, en assez triste état, il n’y avait aucune espèce de mobilier. Les parois blanchies à la chaux et ornées de taches bleues à cinq pointes, s’écaillaient, en vingt endroits et surtout dans les angles, place consacrée aux fusils et aux long tuyaux de pipe. Entre les deux fenêtres pendait un miroir si splendidement étoilé que le torchon ni le plumeau n’osaient plus s’en approcher. J’ignore sur quoi était fondé le respect témoigné aux noirs et filandreux réseaux qui descendaient du plafond, et si mon hôte poursuivait là quelque point de l’histoire naturelle des araignées, mais il en devait avoir tout un peuple à observer, presque à portée de sa main. « A bri… b étail… v érue… p éril ! Eh bien !… rille, rille, rille ! ! ! » prononçait d’abord lentement Tchertapkhanof… « Rille… pille ! pille ! ! cria-t-il avec colère. Pille donc… Oh ! la stupide bête ! » !

Le pauvre animal tremblait de tout son corps, sans se décider à desserrer les dents ; il se tenait là assis, la queue maladivement rangée sous lui, et grimaçant du naseau, clignant de l’œil, il avait tout l’air de se dire : « Hélas ! je ne demanderais pas mieux que de savoir votre volonté, haut et puissant seigneur mon maître ! »

« Eh bien, avale, allons, pille, pille, triple bête, pille donc ! ! !

— Vous l’avez un peu effrayé, dis-je à mon hôte.

— Eh bien, ma foi, qu’il aille se promener ! »

Et le maître détacha à l’élève un coup de pied dans les côtes. Le morceau de pain tomba ; la pauvre bête se remit sur ses pattes, et, profondément humiliée, gagna l’antichambre en se faisant aussi petite que possible. Quelle honte en effet ! un étranger paraît dans la maison pour la première fois, il voit Vennzor, et voilà comment on le traite !… que va penser l’étranger !

La porte de la chambre contiguë fut ouverte avec discrétion, et M. Nédopeouskine parut en s’inclinant et en souriant de l’air le plus agréable. Je me levai et le saluai.

« Ne vous dérangez pas, je vous en supplie, » me dit-il.

Nous nous assîmes à deux pas l’un de l’autre. Tchertapkhanof passa dans une des chambres attenantes.

« Y a-t-il longtemps que vous êtes dans notre Palestine ? dit Nédopeouskine d’une voix moelleuse, après avoir gentiment toussé dans le creux de sa main en tenant le bout de ses doigts contre sa lèvre supérieure.

— Il y a un peu plus d’un mois.

— Ah, bravo ! » fit-il. Et nous gardâmes le silence… Puis il reprit : « Il fait bien beau aujourd’hui… » Là-dessus il me regarda comme s’il me savait un gré infini de la beauté de cette journée ; il ajouta : « Les céréales prospèrent… c’est une bénédiction. » Nouveau sourire, nouveau regard de profonde gratitude, nouveau silence… Il ajouta : « Pantéléi Éréméitch a eu hier l’extrême gentillesse de traquer deux lièvres… dame, ce n’a pas été sans peine, c’est vrai… mais quels lièvres, quels lièvres !… superbes ! je vous assure.

— Est-ce que M. Tchertapkhanof a de bons chiens ?

— Des chiens admirables ! répondit avec ardeur M. Nédopeouskine, enchanté de saisir une ombre de sujet de conversation ; on peut bien dire les meilleurs chiens du gouvernement. (Mon interlocuteur avança sa chaise.) Ah ! c’est que… Pantéléi Éréméitch est un homme… oh ! un homme, voyez-vous… quand il veut quelque chose, ho, ho ! il pense seulement… ou regarde, c’est fait… chez lui, ça bout… ça brûle… trrrrrr ! ! Voilà comme il est, Pantéléi Éréméitch. Ah ! je vous dirai… »

Tchertapkhanof rentra dans la chambre. Nédopeouskine sourit, se tut, me montra son ami d’un regard tout humide de jubilation, qui disait mieux que des paroles : « Voyez-le voyez-le ; est-ce que cet homme-là peut avoir son second sur la terre ! »

Nous nous mîmes tous trois à parler chasse. « Voulezvous que je vous montre ma laisse ? » me dit Tchertapkhanof, et, sans attendre ma réponse, il appela Karpe. Karpe, grand jeune gaillard en cafetan de nankin vert à collet bleu de ciel et boutons armoriés, parut sur le seuil.

« Porte à Foma de ma part l’ordre de m’amener ici Ammalatt et Saïga… et en forme… tu comprends ? »

Karpe sourit de toute sa personne et fit un signe d’intelligence ; sa bouche rendit je ne sais quel son indéterminé, et il sortit. Deux minutes après parut Foma, peigné, étiré, botté et tenant deux chiens en laisse. J’admirai, par convenance, les deux sottes bêtes (les levrons, et en général tous les chiens courants, sont incroyablement sots). Tchertapkhanof fit à Ammalatt la gracieuseté de lui cracher dans les narines, ce qui, au reste, ne parut pas procurer la moindre sensation voluptueuse à l’animal ; Nédopeouskine lui tapota les flancs et l’arrière-train. Les chiens renvoyés, nous nous remîmes à babiller. Tchertapkhanof rentra si bien peu à peu tous ses piquants, il mit tant de soin et de courtoisie à ne plus faire, le coq, à ne plus s’ébrouer comme un palefroi de cinq cents pistoles, que je le trouvai bientôt tout transfiguré en mon honneur et gloire. Il regarda et moi et Nédopeouskine tour à tour…

« Ça ! s’écria-t-il tout à coup… quelle idée a-t-elle là dedans de se tenir seule, quand nous sommes ici en aimable et bonne compagnie ? Hé, Marie, Marie ! viens donc ici ! »

Quelqu’un fit un mouvement quelconque dans la chambre voisine, mais il n’y eut point de réponse.

« Maaarie ! dit avec douceur M. Tchertapkhanof, viens, viens, grande enfant ; que crains-tu ? »

La porte s’ouvrit doucement, et je vis une femme de vingt ans, grande, bien faite, visage basané de Bohémienne, œil strié de jaune, chevelure noire d’ébène, et denture d’un blanc éclatant qui tranchait avec une splendeur merveilleuse sur des lèvres de corail. Elle était en robe blanche ; un châle d’un bleu d’azur, assujetti à la gorge par une épingle d’or, couvrait jusqu’au-dessous du coude un bras fin que terminait une main effilée, du genre si bien caractérisé par le nom d’aristocratique. Elle fit deux pas avec la gaucherie propre à la timidité d’une sauvage, puis elle s’arrêta et garda une complète immobilité. J’aurais bien voulu être peintre en ce moment et pouvoir faire un croquis de son attitude, car elle se tenait et ne posait pas.

« Permettez que je vous recommande Marie, dit mon hôte ; libre à vous de voir en elle ma femme, s’il vous plaît. »

Marie se troubla un peu, rougit et sourit en même temps. Je m’inclinai, et cela de grand cœur ; elle me revenait beaucoup. Son petit nez aquilin avec ses narines diaphanes bien ouvertes, le trait hardi de ses hauts sourcils, ses joues pâles, un peu pleines du bas, et toute l’expression de sa physionomie trahissaient passion, bizarrerie, indépendance d’idées, insouciance, résolution, spontanéité. De dessous un chignon dru et vivace descendaient en étages sur son large cou deux rangées de cheveux follets imprégnées de phosphorescence, signe de sang et de force.

Elle se retira contre une fenêtre et s’assit. Je ne voulus pas risquer d’augmenter son trouble, et j’adressai quelques paroles vagues à Tchertapkhanof. Marie tourna à demi la tête du côté de notre groupe, et se mit à me regarder, mais en dessous, à la dérobée, sauvagement, par éclairs. Ce regard, dans son jet, avait bien quelque chose de la rapide vibration du dard de la couleuvre… un magique regard !

Nédopeouskine alla s’asseoir auprès d’elle, et lui chuchota quelques mots à l’oreille. Elle sourit une seconde fois. Cette fois-ci, en souriant, elle fronça légèrement les parois du nez et releva la lèvre supérieure, ce qui communiqua à ses traits une expression, je ne dirai pas féline, je ne dirai pas non plus léonine, je dirai bien moins encore séraphique, mais fort belle, fort belle à observer pour un simple spectateur.

« À moi cuirasse et bouclier ! va, tu ne m’entameras point, » pensai-je à part moi, en regardant à la dérobée sa taille souple, sa poitrine cintrée, son geste court, anguleux et rapide.

« Eh bien, Marie, dit Tchertapkhanof, n’as-tu pas à offrir quelque rafraîchissement à notre hôte ?

— Nous avons des conserves au sucre, répondit-elle.

— Eh bien, apporte-nous des conserves, et n’oublie pas l’eau-de-vie. Ah ! écoute, Marie… tu apporteras aussi ta guitare.

— Pourquoi ma guitare ? je ne chanterai point.

— Pourquoi cela ?

— Je n’en ai pas envie.

— Folie ! l’envie t’en viendra, des que je…

— Dès que quoi ? dit vivement Marie en fronçant les sourcils.

— Dès qu’on t’en priera, ajouta Tchertapkhanof avec une certaine émotion de dépit.

— Ah ! » fit-elle.

Elle sortit, rentra presque aussitôt, mit sur la table des confitures, des verres, des soucoupes et le flacon d’eau-de-vie, et aussitôt elle alla se rasseoir à la fenêtre. Sur son front se voyait encore la trace du froncement de tout à l’heure ; ses sourcils se haussaient et se baissaient comme il arrive aux deux petites moustaches de la guêpe… Quelqu’un de mes lecteurs aura peut-être observé combien il y a de férocité native dans l’expression du visage des guêpes. « Allons, pensai-je, il y aura une bourrasque. »

Une sorte de malaise nous rendait silencieux. La conversation était devenue impossible. Nédopeouskine était tout abattu, son sourire était contraint et grimaçant ; Tchertapkhanof soufflait, rougissait ; les yeux lui sortaient de la tête ; moi, je me disposais à partir… Marie tout à coup se leva, ouvrit des deux mains la fenêtre, mit la tête en dehors, et cria impétueusement à une femme qui passait : « Axinia ! » La bonne femme ressauta, glissa en voulant se retourner, et tomba lourdement tout d’une pièce. Marie se rejeta en arrière, et rit aux grands éclats de l’effet de sa voix ; Tchertapkhanof se sentit égayé de l’incident, et rit lui-même en voyant l’enchantement fou dont était saisi l’impressionnable Nédopeouskine.

Nous avions tous frémi ; l’orage fut dissipé par un folâtre éclair… l’air était purifié.

Une demi-heure s’était à peine écoulée que déjà on n’aurait pu nous reconnaître : nous causions en jouant comme de véritables écoliers. Marie nous surpassait tous en franche gaieté. Tchertapkhanof la dévorait des yeux. J’observai qu’elle avait pâli ; ses narines s’étaient élargies, son regard jetait des feux et des ombres en même temps. La sauvage avait surgi dans la femme. Nédopeouskine canetait autour d’elle ; Vennzor même, sortant de dessous le banc de l’antichambre, vint sur le seuil nous regarder, se mettre en cadence et aboyer d’émotion.

Tout à coup, cédant comme à une inspiration subite, Marie se jeta brusquement dans la chambre voisine et rentra aussitôt sa guitare à la main : elle se débarrassa de son châle, s’assit d’un air résolu, redressa la tête, et entonna avec passion un chant bohémien. Sa voix résonnait, vibrait comme un timbre de pur cristal frappé d’un léger marteau d’acier pur ; elle éclatait tout à coup, et s’évanouissait dans l’espace… en laissant dans le cœur le plus voluptueux saisissement. Aï jghi, govori ; aï jghi[8] !

Tchertapkhanof se mit en danse ; Nédopeouskine piétinait, piaffait comme s’il eût foulé la vendange. Marie, électrisée, pétillait de toute sa personne comme une botte de sarments secs jetés sur un brasier ardent : ses doigts effilés couraient, fuyaient, volaient sur la guitare, sa gorge se soulevait lentement sous le double rang de son collier d’ambre. Tantôt, à l’improviste, elle faisait une pause, puis elle semblait céder à l’épuisement, et ne plus pincer la corde que mécaniquement et malgré elle : alors Tchertapkhanof s’arrêtait ; seulement il haussait une épaule, puis l’autre, et piétinait sur place ; Nédopeouskine cependant branlait la tête comme un magot de porcelaine. Tantôt elle partait de nouveau, de toute la fougue de sa voix, redressait sa taille, et donnait à son sein une merveilleuse saillie ; et Tchertapkhanof descendait, descendait jusqu’à terre comme attiré de dessous dans une chausse-trape, puis s’élançait d’un bond jusqu’au plafond, et ensuite tournait comme un fuseau, et s’écriait : « Jivo[9] !… »

— Jivo, jivo, jivo, jivo, jivo ! » répéta Nédopeouskine avec toute la rapidité de l’évolution que décrivait son ami, dont la fougue déteignait jusque sur son talent de danseur steppien.

Ce ne fut qu’à une heure fort avancée de la nuit que je partis de Bezçonovo.

Je regrette, et vous aussi peut-être, cher lecteur, de quitter ainsi Marie la Bohémienne. Pour motif de consolation, je déclare qu’on la retrouvera, si jamais j’ai la fantaisie de faire comme tout le monde en ce temps-ci, c’est-à-dire d’écrire un roman. Mais, auparavant, j’aurai soin de m’assurer si réellement on écrit encore, et si on lit des romans dans le monde.




XXII.


La forêt et la steppe.


Épilogue.


Il est bien possible que le lecteur soit fatigué de mon journal de chasses. Occupé de cette idée, je me hâte de le tranquilliser, en lui promettant de m’en tenir sagement là de la publication de ces feuilles légères. Mais qu’il me soit permis seulement de lui laisser pour adieux quelques mots sur la chasse.

La chasse au fusil et au chien d’arrêt est un exercice bon par lui-même, für sich, comme on disait autrefois ; mais à supposer même que le ciel ne vous ait pas créé chasseur, vous n’en êtes pas moins ami de la nature ; d’où je tire la conclusion que vous nous portez envie, à nous autres chasseurs. Mais entendons-nous.

Connaissez-vous le bonheur de sortir au printemps avant l’aurore, si ce n’est à pied, eh bien à cheval, ou encore en voiture ?…

  1. Voir sur ce mot la note de la page 261.
  2. Nagaïka, fouet à la cosaque.
  3. Distinction que l’on fait en Russie avec le service dans la garde impériale.
  4. Brague, bière forte, sorte de porter russe. On n’en brasse plus guère ; c’était une boisson grossière, mais capiteuse.
  5. Dvoreanine, gentilhomme russe.
  6. Le tzar Ivan IV, surnommé le Terrible.
  7. Personnage d’un poëme de Marlinski qui est le pseudonyme du fameux Bestoujef, mort au Caucase après avoir passé bien des années en Sibérie par suite du libéralisme de ses opinions.
  8. Allons, parle, va… Exclamations qui servent de ritournelles ou de reprises aux chants des Bohémiens, et de provocation à la danse.
  9. Jivo, cri de joie folle et de surexcitation : vite, vite, vite.