Mémoires d’un paysan bas-breton/La guerre d’Italie


XIV

LA GUERRE D’ITALIE


Au commencement de 1859 aussi, il était beaucoup question de guerre. Le caporal dont j’ai parlé, l’ex-sergent-major, qui était presque un savant, s’intéressait aux choses de la politique. Il était riche de chez lui et allait souvent dans les grands cafés, où il voyait les journaux. Celui-là m’assurait, vers le milieu du mois de mars, que la guerre était imminente entre l’Autriche et le Piémont, et que la France ne pouvait manquer d’intervenir en faveur du Piémont, notre allié, qui nous avait donné un bon coup de main en Crimée. Dans les premiers jours d’avril, toute l’armée de Paris était convoquée au Champ de Mars pour une grande revue de l’empereur ; on disait que c’était la revue de départ.

Notre régiment était alors au fort d’Ivry. Il y avait là un aumônier, qui invitait les soldats catholiques à faire leurs Pâques. Je n’avais pas encore renoncé à la religion, quoique les charlataneries que j’avais vues à Jérusalem m’en eussent presque dégoûté. Cet aumônier, qui avait l’air d’un vieux bonhomme, avait sa chapelle dans une casemate, au fond du fort.

Un soir après la soupe, j’allai me promener de ce côté ; je voyais beaucoup de soldats entrer et sortir de la chapelle. J’entrai aussi, avec un sentiment partagé entre la piété et la curiosité : plus de curiosité que de piété, je crois. Je pris un livre et me cachai dans un coin, et lorsque tout le monde fut parti, j’entrai dans le confessionnal. Je racontai brièvement mon histoire et mon voyage à Jérusalem, où j’avais vu les choses tout au contraire des pèlerins.

L’aumônier commença par me taxer d’impiété ; il me dit que je n’avais pas le sens commun, que j’étais possédé par le démon de l’orgueil et de la vanité, que de plus grands esprits que moi avaient vu Jérusalem et y avaient vu les choses telles qu’elles sont et telles qu’elles doivent être suivant l’esprit des Écritures. Puis il me noya sous un déluge de phraséologie, et finit par me dire que nous allions bientôt partir pour la guerre, que l’homme était mortel et que, sur le champ de bataille, cette mort pouvait arriver instantanément, sans vous donner le temps de confesser vos péchés et de demander pardon à Dieu, et qu’au lieu de recevoir une mort on en recevrait deux : la mort du corps et la mort de l’âme ; il fallait donc se tenir toujours prêt si l’on voulait sauver au moins cette âme, et que d’abord, pour être bon soldat et bon patriote, il fallait commencer par être bon chrétien. Et sans me laisser faire aucune observation, il me dit : « Je vois, mon ami, que vous avez du repentir, que le démon de l’orgueil vous abandonne enfin. Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, je vous donne l’absolution ; allez et que Dieu soit avec vous. »

Si M. l’aumônier ne m’avait pas entièrement convaincu de l’efficacité et de la nécessité du christianisme sur les champs de bataille, — puisque l’Évangile défend absolument de verser le sang, — du moins il m’apprenait ce que je tenais le plus à savoir : c’était que nous allions bientôt partir pour l’Italie. Et en effet, quelques jours après, on vint nous dire, un matin, de tenir nos tuniques et nos shakos prêts à être versés au magasin, que le bataillon allait partir le soir même pour la gare de Lyon. Une immense exclamation de joie retentit dans toutes les chambrées. Chacun s’empressa de préparer sa tunique et son shako pour le magasin, puis de faire son sac en jetant de côté tous les chiffons, brosses et bibelots superflus, inutiles pour le soldat en campagne.

À deux heures environ, nous quittions le fort d’Ivry, musique en tête, jouant la Marseillaise. Une multitude de Parisiens venus jusqu’à la porte du fort suivait, sur les flancs de la colonne, en chantant la Marseillaise ou le Chant du Départ. Le long de la route, des enfants, des femmes et des vieillards nous jetaient des fleurs par-dessus la tête, d’autres suivaient la colonne avec des branches de laurier ; il y en avait qui avaient arraché des plants tout entiers qu’ils portaient avec peine ; des vieux, marchant avec des bâtons et des béquilles, et portant fièrement la médaille de Sainte-Hélène, brandissaient leurs chapeaux ou leurs mouchoirs au bout de leurs béquilles en criant de toute la force de leurs poumons : Vive l’empereur ! Vive la jeune armée d’Italie ! Courage, les enfants ! vous allez cueillir de nouveaux lauriers où vos pères en ont déjà cueilli ! Tous ces gens avaient des larmes de joie dans les yeux et moi j’en avais autant. Nous eûmes mille peines à traverser les flots humains qui se trouvaient depuis la barrière de Fontainebleau jusqu’à la gare de Lyon ; ils allaient toujours s’épaississant, et les cris, les chapeaux, les mouchoirs de plus en plus en plus frémissants.

Nous finîmes par arriver à la gare où les wagons nous attendaient. En moins d’un quart d’heure, nous y étions installés, pressés à peu près comme des sardines. Bientôt le coup de sifflet se fit entendre et nous voilà en marche. Mais, quelques instants après le train s’arrêta et on cria : Tout le monde à terre et sac au dos ! Une fois tout le monde à terre, on fit par le flanc droit et nous marchâmes vers une gare où je vis bientôt Melun. Nous traversâmes la gare et nous entrâmes en ville.

On nous conduisit dans un vieux couvent qui servait de caserne. Qu’est-ce que ça voulait dire ? Nous nous croyions en route pour l’Italie et voilà qu’on nous débarquait à quelques lieues de Paris ! Tout le monde demandait pourquoi, mais personne ne pouvait répondre. Le lendemain, cependant, mon collègue, l’ex-sergent-major, m’expliqua la chose. Notre tour n’était pas encore venu. La garde impériale devait partir avant nous. Seulement, on avait voulu faire sur nous un essai, pour savoir en combien de temps un bataillon, surpris inopinément, pouvait être embarqué en chemin de fer. L’explication me parut assez plausible.

Quoi qu’il en soit, beaucoup de soldats n’étaient pas fâchés de ce temps d’arrêt qui leur donnerait le temps d’écrire et d’adresser un dernier adieu à leurs parents, de leur demander quelques sous s’il y en avait, pour boire encore quelques bouteilles et quelques petits verres à la santé des amis et de la France qu’on ne reverrait peut-être plus. Il y en eut plus d’un, certes, qui ne les a pas revus, ni ses parents ni la France. Moi, qui n’avais plus de parents à qui écrire ni d’argent à demander à personne, j’allai chez un libraire chercher une petite grammaire française et italienne que je pourrais mettre dans ma poche. Je fus servi à souhait pour un franc cinquante centimes. J’étais plus heureux de mon acquisition que ceux qui recevaient de chez eux des trente et des cinquante francs, qui furent dépensés en bamboche. Moi, je me mis à étudier ma petite grammaire et je vis bientôt que la langue italienne était plus facile à apprendre que la langue française. En effet, les mots de cette langue n’ont en tout que quatre terminaisons : o pour le masculin singulier, i pour le pluriel, a pour le féminin singulier et e pour le pluriel. C’est une langue entre le latin et le français. Je comptais bien en apprendre assez du moins pour dire bonjour, demander de l’eau et du pain en arrivant en Italie.

Les régiments de la garde ne tardèrent pas à partir. Tous les jours et même toutes les nuits, on voyait passer des trains d’une longueur inusitée. On entendait des cris et des chants, et l’on voyait voler des bouteilles vides à travers les portières, dans les talus de la voie, lesquels ont dû être, pendant cette période, remplis de bouteilles depuis Paris jusqu’à Marseille. Enfin notre tour vint de reprendre notre marche, si joyeusement commencée. Le 15 mai, si je ne me trompe, nous remontions dans le train qui nous conduisit cette fois jusqu’à Aix-en-Provence, sans s’arrêter, sinon dans quelques grandes gares pour laisser passer d’autres trains qui allaient plus vite que le nôtre.

D’Aix, nous fîmes la route à pied jusqu’à Toulon, où nous arrivâmes le 22 mai. Là, le général Uhlrich, notre général de division, nous adressa son discours d’entrée en campagne. Après nous avoir parlé météorologie et climatologie, il nous parla de la baïonnette qui était toujours l’arme terrible des soldats français ; il ne doutait pas un seul instant de l’énergie et du courage de ses hommes ; mais ce qu’il craignait, c’est que nous puissions nous laisser entraîner par l’enthousiasme, par un trop grand élan, par la furia française, à laquelle rien ne résiste. Nous devions faire partie du 5e corps, commandé par le prince Napoléon, surnommé plus tard le prince Plonplon. Celui-là aussi nous fit un discours, mais d’un autre genre. Il dit d’abord que l’empereur l’avait appelé à l’honneur de nous commander, puis que beaucoup d’entre nous étaient ses camarades de Crimée, de l’Alma et d’Inkermann, que nous allions entrer dans le pays qui fut le berceau de la civilisation antique et de la régénération moderne, que nous allions délivrer un peuple de ses dominateurs, de ses éternels ennemis, qui étaient aussi les ennemis de la France ; il termina par les cris de : Vive l’empereur ! Vive la France ! Vive l’indépendance italienne !

Le 23 mai, nous nous embarquions de bon matin et, le 24, nous arrivions à Livourne. Le port était rempli de bateaux et de navires qui disparaissaient entièrement sous les drapeaux, les oriflammes et les lanternes multicolores. Nous fûmes conduits à terre dans de grands chalands. En arrivant au quai, il y avait deux jeunes filles, ou plutôt deux anges, qui nous donnaient le bras pour nous aider à mettre pied à terre ; ensuite, nous passions entre deux haies de jeunes filles qui nous donnaient des fleurs et des cigares. Notre chemin était couvert de lauriers et de fleurs. Les maisons disparaissaient sous des tapis de toutes couleurs, les fenêtres et les balcons étaient pleins de drapeaux tricolores, français et italiens, entrecroisés, de couronnes de fleurs et d’énormes branches de lauriers. Les hommes, les femmes, les enfants se dressaient sur la pointe des pieds, en agitant des mouchoirs et des chapeaux et en criant de toute la force de leurs poumons : Viva Napoleone ! Viva Vittorio Emanuele ! Viva la Francia ! Viva l’Italia ! Viva i soldati francesi, nostri liberatori !

Des couronnes, des fleurs effeuillées, des feuilles de laurier nous inondaient à chaque pas, toujours accompagnées d’acclamations, de cris, de battements de mains et d’agitations frénétiques. Toutes les cloches étaient en branle et les musiques de la ville, qui nous conduisaient à notre campement, entonnaient la Marseillaise française et la Marseillaise italienne, coupées parfois par l’air de la reine Hortense. J’ai lu des contes des Mille et une nuits, des scènes de la mythologie grecque, des contes de fées, et j’ai vu jouer de grandes féeries sur le théâtre ; mais tout cela n’était que des enfantillages auprès de la scène grandiose et de l’enthousiasme indescriptible que nous offrait ce jour-là la belle ville de Livourne. Il faut avoir assisté à de semblables élans d’enthousiasme et d’exaltation patriotique, pour comprendre ce qu’est un peuple dans les fers et qui a soif de liberté.

Le lendemain matin, nous quittâmes Livourne en chemin de fer. Nous étions debout et sac au dos, dans des wagons découverts. Le trajet, du reste, ne devait pas durer longtemps, car le train ne nous conduisait que jusqu’à Pise, à environ vingt kilomètres seulement de Livourne. La gaieté régnait dans les trains ; nous avions bien bu et bien mangé la veille et le matin avant de partir ; nos casquettes et nos boutonnières étaient pleines de fleurs, nos poches pleines de cigares, et chacun se flattait d’avoir embrassé la plus belle fille de Livourne. En débarquant à Pise, les mêmes scènes recommencèrent ; les cloches étaient depuis longtemps en branle; la musique nous attendait à la gare. À l’arrêt du train, elle entonne la Marseillaise, puis se met à notre tête pour nous faire traverser la ville, sur un tapis de fleurs et sous un déluge de couronnes, de bouquets et de fleurs effeuillées. Les acclamations, les cris, les trépignements des jeunes filles, toujours aux premiers rangs avec des corbeilles de fleurs et de cigares, les agitations de chapeaux et de mouchoirs, c’étaient les mêmes scènes de transport et d’élans frénétiques qu’à Livourne.

Nous ne nous arrêtâmes pas à Pise. Nous devions aller, ce jour-là, coucher à Pistoia. En sortant de Pise, on remarque au bord de la route la fameuse colonne penchée, considérée comme une des merveilles du monde : elle n’a cependant rien de merveilleux que sa forme colossale et sa position inclinée qui ferait croire aux ignorants qu’elle va tomber, quoiqu’elle soit dans cette position depuis plus de deux mille ans. Elle prouve que les Romains connaissaient bien les lois de l’équilibre des corps.

La musique de Pise nous accompagna jusqu’à ce que la musique ou plutôt deux musiques de Pistoia vinssent nous prendre. La route, comme les rues de Livourne et de Pise, était couverte de fleurs ; des paysans et des paysannes venus de très loin, sans doute, formaient deux haies aux abords. À chaque instant, nous passions sous des arcs de triomphe tout faits de fleurs, de lauriers et de couronnes. Plus loin, c’était une chapelle où deux ou trois prêtres chantaient des Te Deum et des Alléluia, en nous lançant des bouffées d’encens. Des jeunes gens, des gamins même, demandaient nos sacs et nos fusils à porter.

Nous entrâmes à Pistoia au milieu des mêmes scènes délirantes et indescriptibles que la veille à Livourne. Les haies étaient toujours formées par une multitude de jeunes filles aux cheveux bruns, avec des yeux noirs, des joues de grenade, des lèvres de roses, — des anges ! Aucun paradis, pas même celui de Mahomet, ne doit en contenir de semblables, car ils ne peuvent pas, ces anges célestes, dans ces immenses déserts, avoir des mouvements de transport, d’enthousiasme, de délire patriotique comme ces anges terrestres de la belle Toscane, qui étaient prêts à offrir leurs cœurs et leur sang pour la liberté de leur patrie. En passant entre ces haies blanches et mobiles, j’avais toujours les larmes aux yeux ; en traçant ces lignes, mes larmes coulent encore.

À Pistoia, nous fûmes logés dans une église où il y avait de la paille fraîche à discrétion, mais nous eûmes à peine le temps de mettre nos sacs à terre, que nous fûmes enlevés pour ainsi dire et transportés dans des maisons particulières ou dans des cafés et restaurants, par les gens de la ville. Je fus entraîné ou plutôt porté par deux jeunes gens dans un grand établissement, où il y avait déjà au moins la moitié des hommes du bataillon rangés en cercles autour des tables communes, toutes couvertes de victuailles et de boissons chaudes et froides. Mes deux jeunes gens portaient des képis de soldats ; ils venaient de s’engager volontaires dans l’armée toscane, commandée par le général Ulloa, qui était lui-même placé sous les ordres du prince Napoléon. On mangeait et on buvait fort, chaud ou froid ; chacun prenait ce qui lui plaisait. Les cris et les vivats se faisaient entendre autour de toutes les tables. Chacun criait et parlait dans sa langue, on se comprenait tous, ou du moins on croyait se comprendre.

Moi, j’essayai de voir si ma petite grammaire avait porté les fruits que j’en attendais. J’écoutais parler les Italiens, et je m’aperçus avec plaisir que je comprenais beaucoup de mots, quand on ne parlait pas trop vite. J’entendais les Toscans qui disaient : « Oui, les amis, vous êtes nos frères, plus que nos frères, nos sauveurs ! » Et les Français qui répondaient : « Oh ! oui, il est bon, ce vin et surtout ce punch. Nous n’avons jamais rien bu de si bon en France. » Les autres reprenaient : « Nous allons aussi combattre avec vous et à côté de vous pour chasser le maudit Tudesque, qui nous asservit depuis si longtemps. » Le Français répondait : « Oui, sûr, qu’elles sont belles, les filles de la Toscane : on dirait des anges tombés du ciel. » Mais tout ça était confondu, noyé par les cris de : Viva la Francia ! Viva l’Italia ! Viva l’independenza ! Viva la libertà ! Viva i soldati francesi ! Viva i nostri salvatori et viva tutti !

Depuis longtemps, je cherchais à placer quelques mots italiens pour voir si l’on m’aurait compris : bientôt j’en trouvai l’occasion. Un homme, assis à notre table et qui paraissait avoir une certaine influence sur ses compatriotes, se lève et en tendant son verre pour trinquer à la française dit : Alla Francia, ai sui fanciulli valorosi. À tout hasard, je répondis : All’independenza italiana, alla sua unione ed alla sua libertà ! Ce fut alors un tonnerre d’exclamations et de vivats ; je faillis être étouffé ; tout le monde voulait m’embrasser et me serrer les mains : tous affirmaient que je parlais l’italien à merveille.

Je fus écrasé sous des flots de discours et de questions auxquels je ne comprenais plus rien, tellement ils étaient nombreux, variés et précipités. Heureusement, la nuit s’avançait et le sommeil de la fatigue et du vin commençait à nous gagner. Je priai mes deux amis qui m’avaient porté là de me montrer le chemin pour aller à l’église me reposer dans la paille. En traversant les rues et la place, j’étais aveuglé par les flots de lumière qui jaillissaient des milliers de becs de gaz et des lanternes vénitiennes.

À l’église même, les cierges et les candélabres étaient allumés. Aussitôt que j’eus trouvé mon sac, je posai ma tête dessus et, le corps allongé dans la paille, j’étais bientôt plongé dans des rêves charmants ou terribles : je voyais d’abord des fleurs, des couronnes, des arcs de triomphes, des jeunes filles tendant des bras amoureux et suppliants, puis des montagnes, de larges fleuves, d’immenses colonnes de troupes marchant les unes contre les autres, des feux de tirailleurs, des feux de deux rangs, des feux de peloton, des charges à la baïonnette, des charges de cavalerie, des boulets et des volées de mitrailles se croisant dans les airs, des femmes, des enfants, des vieillards épouvantés et courant de tous côtés, des champs de blés ou de maïs et des vignes écrasés et piétinés, des arbres tordus et brisés, des maisons en flammes, la terre jonchée de cadavres, de blessés et de mourants.

Ce fut au milieu de ces rêves que j’entendis les tambours, clairons et musique sonner le réveil. Aussitôt je me levai et je regardai autour de moi pour voir si tous mes hommes se trouvaient présents. Ils y étaient, en effet, couchés pêle-mêle et en travers, les uns sur les autres. Les officiers, qui avaient sans doute passé une belle nuit à Pistoia, furent assez étonnés de voir que tous les hommes se trouvaient sur les rangs pour le départ.

Il y avait une raison à cela : c’est que les soldats d’alors, presque tous plus ou moins anciens, étaient tellement identifiés avec leurs sacs, leurs fusils et leurs cartouches, que, quand ils ne les avaient pas sur eux ou autour d’eux, ils se croyaient perdus et, même au milieu de l’ivresse, ils y pensaient toujours, surtout en présence de l’ennemi. J’ai vu parfois arriver au camp des groupes ivres, se traînant à peine, mais aussitôt qu’ils avaient trouvé leurs sacs et leurs fusils, ils se tenaient raides comme des piquets, prêts à la marche ou au combat, comme les vieux chevaux de cavalerie qu’on voyait attachés au piquet la tête basse et les jambes fléchissantes, mais qui, aussitôt qu’ils sentaient le cavalier en selle et qu’ils entendaient la trompette, se redressaient sur les jambes et relevaient la tête, prêts à pousser la charge.