Mémoires d’un paysan bas-breton/Aux voltigeurs


XIII

AUX VOLTIGEURS


Nous ne devions plus rester longtemps à Montélimar ; notre régiment était désigné pour aller à Lyon. Notre bataillon devait quitter le premier et s’arrêter une quinzaine de jours à Valence. J’ai déjà dit ce qu’était la garnison de Lyon sous le fameux Castellane ; je n’ai donc pas à le répéter ici. Nous arrivâmes à Lyon en juin 1857. J’avais été nommé caporal le 7 mars. À la fin de cette année, j’étais encore le plus jeune caporal de ma compagnie, sinon même de tout le bataillon. Grande fut donc ma surprise, et aussi ma joie, lorsqu’on vint m’annoncer, le 1er janvier 1858, que j’étais nommé caporal de voltigeurs.

Pour comprendre la joie que j’éprouvai à cette nouvelle, il faut savoir ce qu’étaient les voltigeurs et les grenadiers, qu’on appelait aussi les compagnies d’élite. Dans ces compagnies, il n’entrait que des hommes choisis parmi les soldats accomplis, des hommes d’une propreté et d’une conduite exemplaires, d’une constitution physique irréprochable, bons marcheurs et bons tireurs. Tous les soldats qui ne pouvaient ou qui n’avaient pas l’espoir d’arriver à un grade n’aspiraient qu’à la grenade du grenadier ou au cor de chasse du voltigeur ; c’était leur bâton de maréchal, et c’était beaucoup : ils étaient là exempts de beaucoup de corvées, et des plus pénibles ; ils ne montaient la garde que dans les postes d’honneur ou parfois dans des postes payés ; ils touchaient double solde, avaient une plus belle tenue et une meilleure nourriture. Les sous-officiers et caporaux dans ces compagnies étaient sans embarras, du moins pour leurs hommes, ceux-ci étant des hommes de choix, connaissant bien leur métier et leurs devoirs. Dans les compagnies du centre, — ainsi nommées parce qu’elles étaient encadrées entre les grenadiers et les voltigeurs, — lorsqu’un homme se trouvait en défaut, on ne s’en prenait pas à lui ; c’était à son caporal d’escouade, et ces malheureux caporaux d’escouades étaient souvent obligés de subir des punitions pour de tristes brutes, des « saligauds » ou des braillards incorrigibles.

Je fus donc bien heureux, le 1er janvier 1858, en recevant cette surprenante nouvelle que j’étais nommé caporal aux voltigeurs du 1er bataillon. Je faisais, il est vrai, beaucoup de jaloux et de mécontents. On disait même que je devais avoir quelque haute protection. J’avais pour protections ma bonne conduite et la connaissance de tous mes devoirs, auxquels je n’avais jamais failli depuis que j’étais caporal. Oui, je fus réellement heureux ce jour-là. Il n’a jamais fallu beaucoup de choses, du reste, pour me rendre heureux : souvent une poignée de main, un sourire, un mot d’affection, d’encouragement, m’ont fait pleurer de joie. Ah ! si, en ce moment-là, j’eusse trouvé quelqu’un comme mon jeune ami de Kamiech pour m’apprendre le français et les sciences utiles, indispensables à tout homme qui est venu au monde sans la fortune ! J’aurais été alors facile à pousser n’importe dans quelle direction ! Comme j’aurais été heureux de travailler sous un maître qui m’aurait donné quelques bonnes leçons et quelques bons principes ! Mais, hélas ! je n’en trouvai pas : mes collègues n’étaient guère plus avancés que moi en arts et en sciences. Des livres ? il ne fallait pas en parler ; ils étaient hors de prix, et même on n’en trouvait pas, du moins de ceux que j’aurais voulu avoir. Il manquait donc quelque chose à mon bonheur, et c’était justement la chose après laquelle je courais le plus : le savoir.

Dans la nuit du 14 février, si je ne me trompe, lorsque tout le monde était déjà couché, nous entendîmes sonner doucement et lugubrement la générale. Il n’y avait là rien de nouveau pour nous ; nous pensions simplement à une nouvelle folie ou à une lubie du vieux bossu de Castellane. Mais au moment où nous étions à faire nos sacs pour partir au galop comme d’habitude, un sergent vint nous dire : « Laissez vos sacs, prenez vos armes seulement et vos cartouches à balles. » Sortir en armes sans sac ! Mais jamais on n’avait vu ça à Lyon sous Castellane ! Et les cartouches à balles ! Mais qu’est-ce qu’il y avait donc ? Nous étions alors dans la caserne de Serein, sur le bord de la Saône. Quand nous fûmes descendus sur le quai, on nous dit de préparer nos cartouches pour charger les armes, puis on se mit en route, en se dirigeant vers le centre de la ville. Je voyais partout du monde aux fenêtres sans lumière. Je voyais aussi des civils groupés dans les ruelles, et d’autres qui filaient comme des ombres le long des murs.

Nous arrivâmes sur la place Bellecour ; elle était remplie de civils qui s’éloignèrent pour nous faire place. On entendait de tous côtés de sourds murmures et même des cris de : Vive la République ! C’était donc une révolution qui venait d’éclater subitement ? Dans nos rangs, toutes sortes de propos couraient. J’étais le dernier de ma compagnie de voltigeurs et, par conséquent, du bataillon ; je me trouvais hors des rangs. Piqué par la curiosité autant que par la gravité de la situation, je fis quelques pas en arrière, comme si je voulais faire éloigner quelques civils qui se trouvaient là, et vivement je demandai à l’un d’eux ce qu’il y avait de nouveau ; il me répondit à voix basse, mais très intelligiblement : « L’empereur est assassiné. »

Nous restâmes sur la place plus de deux heures, pendant que d’autres bataillons stationnaient ailleurs ou parcouraient la ville, l’arme sur l’épaule droite et baïonnette au canon. Le lendemain, tout le monde sut l’événement par une dépêche envoyée dans la nuit et affichée partout. L’empereur avait manqué, en effet, d’être assassiné le soir, en allant à l’Opéra, par la bombe du fameux Orsini : plusieurs hommes de son escorte avaient été tués ou blessés, et la voiture impériale avait été renversée et brisée, mais « grâce à la Providence », l’empereur n’avait eu aucun mal. La France pouvait toujours crier : Vive l’empereur ! et dormir en paix. Les assassins avaient été arrêtés.

Deux mois environ après cet événement, nous quittions encore Lyon pour nous rendre au camp de Châlons. Ce fut au camp de Châlons que j’eus l’honneur de voir pour la première fois Leurs Majestés Impériales. Elles arrivèrent au camp au moment où les grandes manœuvres se terminaient : Elles rentraient de leur voyage dans l’ouest, où l’empereur était allé prouver aux Normands et aux Bretons qu’il n’avait pas été assassiné par Orsini, comme beaucoup de gens persistaient à le croire, et pour leur faire voir aussi qu’il avait doté la France d’une belle impératrice. Cette aimable dame venait, seule, se promener dans nos camps, habillée comme une simple bourgeoise ; elle allait jusque dans les cuisines goûter la soupe.

Mais nous n’eûmes pas, quant à notre compagnie, de quoi être très satisfaits de ces Majestés Impériales. La dernière revue, qui terminait les manœuvres, eut lieu un dimanche. Après avoir passé toute la journée sac au dos, à peine nous donna-t-on le temps de manger notre soupe, qu’il fallut remettre le sac sur le dos et partir pour Reims, où nous devions former la haie autour de Leurs Majestés le lendemain. Nous arrivâmes vers minuit à Reims, et fûmes obligés de camper au milieu de la cour de la caserne. Nous avions passé le long de la route sous plusieurs arcs de triomphe ; mais ils ne nous avaient pas empêché d’avoir mal aux pieds et aux épaules, ni d’avoir nos chemises trempées, quoique la nuit fût assez fraîche. Heureusement, les cantinières de la caserne furent autorisées à nous ouvrir leurs portes, ce qui nous permit de casser une croûte en buvant quelques petits verres pour attendre le jour.

Nous devions vivre, pendant notre séjour à Reims, avec notre solde de route ; mais cela était bien difficile ; on ne trouvait rien à manger : les boulangeries, les charcuteries, boucheries et tous autres dépôts de comestibles, avaient été pris d’assaut et complètement dévalisés par les gens des campagnes, venus au moins de dix lieues à la ronde pour tâcher de voir la figure de leurs souverains. Nous fûmes obligés de nous arranger avec les soldats de la garnison pour avoir à manger. Nous ne restions pas, du reste, beaucoup de temps à table : nous étions presque jour et nuit sous les armes, soit que Leurs Majestés allassent à la cathédrale, ou voir quelque grand atelier, ou passer une revue ; soit qu’elles allassent dîner chez le maire et danser chez le préfet. Elles ne pouvaient faire un pas sans que nous fussions sur leur passage pour faire la haie et tenir à distance les curieux et les plaignants.

Mon jeune caporal de Kamiech n’avait pas eu le temps de me donner l’instruction qu’il aurait bien voulu me donner et que je désirais si ardemment, du moins m’avait-il donné l’idée de la réflexion. Donc, pendant que je me promenais dans la ville de Reims, l’arme sur l’épaule droite ou l’arme au bras, je songeais à tous les rois qui avaient déjà passé par là. Je ne finirais pas si je voulais raconter toutes les réflexions que je fis pendant les longues cérémonies auxquelles nous assistâmes durant quarante-huit heures. Ce que j’aurais voulu voir, c’est la petite fiole qu’on appelle la Sainte Ampoule. Je me trouvais à la porte de la cathédrale, mais j’eus beau me hausser sur « mes pieds de derrière » : je ne pus rien voir ; les personnages qui se trouvaient devant moi étaient, tous, deux fois grands et moi j’étais deux fois petit.

Le soir du bal à la préfecture, j’étais mieux placé pour voir ces dames et tous ces grands personnages valser, polker et faire des chassés-croisés. Je n’avais pas le ventre trop plein ni trop à l’aise. Cependant j’eus encore un instant pitié d’un bonhomme écharpé et décoré sur toutes les coutures, mais dont la tête était entièrement dépourvue d’ornements capillaires : il essayait de faire quelques gambades et des entrechats devant la belle impératrice dont les bras, les épaules et la poitrine nus, et le diadème, et le collier, et les bracelets, et la ceinture de diamant devaient le rendre fou et aveugle, à tel point qu’il ne savait plus où mettre ses pieds, ses mains, ni probablement sa pauvre langue, qui devait être paralysée devant les charmes éblouissants de sa belle danseuse et souveraine. Je m’attendais à chaque instant à le voir danser à quatre pattes, tellement il baissait la partie supérieure de son corps vers la terre. Je ne pus même m’empêcher d’avoir l’idée saugrenue que sa cavalière n’aurait pas beaucoup de peine à lui passer la jambe par-dessus la tête, comme cela se pratiquait alors dans certains bals publics.

Je songeais là, tout en exerçant la surveillance et gardant la consigne qui m’avait été donnée, à la terrible bombe d’Orsini. Si quelque autre était venu tout à coup à la porte et, sous prétexte de chercher sa carte d’entrée, eût tiré une bombe de sa poche et l’eût jetée au milieu du bal, quel ravage elle aurait pu faire, non parmi les hommes, dont la plupart étaient déjà hors service ou prêts à l’être, mais parmi les femmes et surtout les jeunes filles, qui étaient toutes de la fine fleur des Rémoises et dont plusieurs égalaient leur souveraine en charmes et en beauté !

Le lendemain de cette soirée féerique, nous retournâmes au camp. Une bonne nouvelle nous y attendait : le régiment était désigné pour aller à Paris. En effet, trois jours après, nous nous mîmes en route pour la capitale, en passant par Épernay, le pays du grand champagne, et par Provins, le pays des belles roses. Je ne crois pas qu’il y eut dans tout le régiment un homme qui éprouvât autant de plaisir que moi d’aller à Paris. Nous entrâmes dans la capitale par la barrière de Fontainebleau et allâmes prendre possession de la vieille caserne Popincourt, dans le faubourg Saint-Antoine.

En arrivant à Paris, je n’avais qu’une préoccupation, c’était de voir toutes les belles choses dont j’avais entendu parler. Puisque je ne trouvais plus de maître ni de livres pour m’instruire, je pourrais y suppléer par la vue des monuments conçus par les hommes de science de tous les temps et de tous les pays, créés, fabriqués, édifiés, tournés, ciselés, peints et polis par les mains des artistes ou artisans depuis que le genre humain a commencé à se servir de ses mains et de son intelligence pour ses besoins matériels et intellectuels.

Pour qui veut connaître les progrès accomplis par notre espèce à travers les âges, depuis le jour où elle saisit la première pierre pour la dégrossir avec une autre pierre, il n’y a qu’à aller au Musée ou Conservatoire des Arts et Métiers, avec un guide à la main, de l’idée et de l’intention dans la tête. Il pourrait aussi, et dans les mêmes conditions, aller au Musée de Marine, où il assistera au développement des progrès de l’art nautique, depuis le premier tronc d’arbre qui servit à l’homme pour s’aventurer sur l’élément liquide jusqu’aux gigantesques Léviathans modernes. S’il veut connaître l’histoire de France, il n’a qu’à aller aux Musées de Cluny, du Luxembourg et de Versailles. Voudrait-il apprendre l’histoire naturelle, la zoologie, la botanique, la minéralogie et toutes leurs dépendances ? Il suffit d’aller au Jardin des Plantes et au Jardin d’Acclimatation. Enfin veut-il connaître la vie et les mœurs des sociétés qu’il ne connaît que de nom, il n’a qu’à aller au théâtre : là, il pourra voir comment on vit dans toutes les sociétés, depuis les plus hautes, les plus raffinées, jusqu’aux plus basses et aux plus dégradées, ou s’il ne croit pas à la réalité des choses du théâtre, il n’aurait qu’à aller, en sortant de diner chez une famille honnête et vertueuse, dans certaines tavernes que j’ai connues à Belleville et à Ménilmontant.

Voilà, à mon avis, des moyens faciles et peu coûteux de s’instruire, pourvu que l’on ait dans sa cervelle un certain nombre de casiers pour emmagasiner tout ce que l’on voit et qu’on entend. On peut apprendre ainsi plus facilement et plus promptement qu’en compulsant des centaines ou des milliers d’écrits contradictoires et souvent inintelligibles pour le commun des mortels. C’est de cette façon que je m’instruisis pendant le court, trop court séjour que j’ai fait à Paris. Toutes les fois que j’avais une heure à dépenser en dehors du service, j’allais dans un musée quelconque, parfois même à la Sorbonne où, malheureusement, mon ignorance ne me permettait pas de comprendre les grandes conférences et les grands discours qu’on faisait.

J’allais aussi très souvent au théâtre. À Paris, nous jouissions de grands avantages de ce côté. Nous n’étions pas obligés de faire « queue » comme les civils, lesquels souvent, pour assister à une représentation extraordinaire, étaient obligés de rester des heures entières sous la pluie ou la neige, rangés par les agents de police les uns derrière les autres. Nous n’avions, nous, qu’à arriver dix minutes avant l’ouverture des bureaux : on nous faisait entrer aussitôt et nous avions droit de choisir nos places, au parterre bien entendu. Le prix pour nous, dans tous les grands théâtres, était invariablement de vingt sous. Nous ne pouvions avoir de permission de théâtre que le dimanche ; pour obtenir cette permission, il fallait n’avoir encouru aucune punition dans la semaine.

Nous avions à Paris certains services payés. Nous en avions un notamment pour les sous-officiers et caporaux d’élite, qui consistait à aller le dimanche soir, avec nos fusils en bandoulière, deux à deux, un sous-officier et un caporal, soit dans certains bals de barrière, soit dans des maisons portant comme enseigne des lanternes de couleurs et de gros numéros rouges. Les sergents-majors même étaient admis à faire cette espèce de police de mœurs. Là, on se rencontrait avec des hommes à chapeaux hauts, gants et lunettes, des hommes à longues blouses blanches, des hommes habillés en femmes et, parfois, des femmes habillées en hommes, avec de fausses barbes et de faux cheveux. Tout cela était de la police secrète. Il y avait à se méfier de tous ces gens-là. Il fallait savoir tourner sa langue ou se taire devant eux.

Je me suis trouvé assez souvent de garde au poste de l’Opéra, où l’on avait aussi affaire à la police de sûreté, et surtout à la police des mœurs. Il y avait dans ce poste un local spécial pour les femmes prises en flagrant délit de racolage : autour de l’Opéra, ces femmes étaient toujours sûres d’être prises, car si elles ne trouvaient pas de comte, de marquis ou de prince pour les emmener dans leurs voitures, elles trouvaient la police pour les conduire au poste. La première fois que je me trouvai de garde dans ce poste, je fus étonné de voir un homme, en blouse blanche et casquette, menant ou plutôt traînant par le bras une dame qu’on aurait prise pour la reine de Saba, toute couverte de fleurs, de soie et d’or ; en entrant au poste, ce monsieur me dit :

— Caporal, coffrez-moi ce trumeau-là.

Je restai tout ébahi autant qu’ébloui. Je fus obligé de demander à ce monsieur pour quel motif et par quel ordre je devais mettre cette reine au violon. Aussitôt il releva sa grande blouse et me fit voir ses insignes d’agent de la police des mœurs, dont nous avions un duplicata au poste. Je pris alors les clefs et dis au « trumeau » :

— Madame, veuillez me suivre.

Elle voulait regimber et demandait à s’expliquer, mais l’agent dit aux hommes du poste :

— Allez, poussez-moi ce fumier-là dans le trou.

Il fallut qu’elle y entrât. Il paraît que, pour ma première garde à ce poste, je me trouvais dans un jour de pêche fructueuse, car on en ramena comme ça une demi-douzaine dans la soirée, toutes à peu près comme la première, étincelantes de fleurs, de soie et de pierreries. Les agents qui nous les amenaient les traitaient de « fumier ». Ce fumier était dissimulé sous une belle couverture. J’avais d’abord une certaine pitié pour ces femmes dont quelques-unes étaient toutes jeunes encore et avaient l’air d’avoir des larmes aux yeux en entrant. Mais lorsque les agents furent partis, après les avoir un peu interrogées et pris leurs noms, et que la nuit fut déjà avancée, tout changea. Il fallait entendre les belles conversations et les jolis chants qui sortaient à travers le grillage de ce pandémonium féminin, chants et conversations qu’on n’entendait que dans les plus basses tavernes ou dans les maisons à gros numéros rouges. Je fus désillusionné, et ma pitié se changea presque en dégoût.

Qui étaient donc toutes ces femmes-là, habillées en marquises et en princesses ? Je le sus bientôt. C’étaient, pour la plupart, des femmes « en cartes », qui étaient autorisées à exercer « la profession », mais seulement dans leurs chambres particulières. Mais, quand les clients n’allaient pas chez elles, elles étaient bien obligées d’aller les chercher. Or, il n’y avait pas meilleure place que les environs des théâtres, et surtout du théâtre de l’Opéra. Là, elles trouvaient de grands et de bons clients, ayant chevaux et voitures et le gousset garni de louis d’or. Cependant, j’ai entendu raconter là de tristes histoires. Il venait parfois des jeunes filles que la misère seule avait poussées à la prostitution, d’autres y avaient été jetées par leurs propres parents qui les exploitaient… On peut, à Paris, s’instruire sur toutes les conditions sociales de l’humanité, et de près et sur le vif.

Au commencement de 1859, vint à Paris un individu se disant philanthrope, et qui avait fait, disait-il, un livre avec lequel un homme, même complètement illettré, pouvait tout apprendre, depuis l’a b c jusqu’aux plus hautes mathématiques. Il passait dans les casernes et faisait descendre tous les soldats dans la cour et leur faisait un long discours au sujet de son incomparable livre, qui contenait une méthode merveilleuse pour tout apprendre sans maître, et cela presque pour rien, car son livre, qui renfermait la matière de plus de dix volumes, il le donnait aux soldats et aux marins, dans un but philanthropique, pour la modique somme de cinq francs payable par petites fractions de vingt-cinq centimes par prêt : c’était pour rien. Comment pouvait-on refuser une si grande merveille ? J’en pris un, bien entendu, et beaucoup d’autres firent comme moi, même parmi ceux qui ne savaient pas les premières lettres de l’alphabet. Il y avait alors dans notre compagnie un nouveau caporal qui avait été cassé du grade de sergent-major ; il avait reçu, me disait-il, une forte instruction ; il prit un volume qu’il se mit à parcourir aussitôt ; mais le soir il vint me trouver et me dit :

— Eh bien, es-tu content de ton livre ?

— Ma foi, je ne sais pas trop. Il y a beaucoup de choses dessus, toujours.

— Beaucoup d’imbécillités, me répondit-il ; ce fameux J. R… est un farceur, un charlatan ; il nous a volé à chacun cinq francs ; celui qui veut me donner cinquante centimes, je lui donne le mien.

En effet, tous ceux qui savaient quelque chose étaient d’accord pour crier au charlatan, au voleur, et le lendemain le livre était offert pour une goutte : beaucoup avaient déjà commencé de s’en servir pour allumer leurs pipes ou pour tout autre service.