Mémoires d’un bourgeois de Paris/Tome I/Chapitre IX

Librairie Nouvelle (1p. 299-329).

CHAPITRE IX

PREMIER MINISTÈRE DU ROI LOUIS XVIII.
ÉTUDES SUR M. GUIZOT.


Le père de M. Guizot. — Mademoiselle Bonicel. — M. Bonicel, syndic du département du Gard, procureur général. — 89. — Les Jacobins de Nîmes. — MM. Guizot père et Chabaud-Latour. — Leur fuite. — Deux gendarmes. — Le 9 avril 1794. — Madame Guizot mère. — Éducation de M. Guizot. — Des études refaites. — Le salon de M. Suard. — Le mathématicien Lagrange. — Royer-Collard. — M. de Fontanes. — Nouveau cours d’histoire moderne. — La table de whist de M. de Talleyrand. — Le gouvernement provisoire. — M. Guizot, secrétaire général. — Le catholique et le protestant. — Premier ministère du roi Louis XVIII. — L’abbé de Montesquiou et M. de Talleyrand. — Le congrès de Vienne. — Nouvelles alliances européennes. — M. de Metternich. — Départ de Napoléon de l’île d’Elbe. — Départ du roi Louis XVIII. — M. Odilon-Barrot aux Tuileries dans la nuit de ce départ. — M. Guizot confondu avec son frère à propos de l’acte additionnel. — Le Moniteur. — La cour de Gand. — M. Guizot à Gand. — Le Moniteur de Gand. — Les lois de la restauration.


Lorsqu’une terre longtemps abandonnée a été défrichée et labourée, elle devient active et ardente à féconder les semailles nouvelles qu’elle reçoit dans son sein. La France, elle aussi, labourée par de profondes révolutions, et souvent mise sens dessus dessous par des mensonges sur les choses et sur les hommes, la France, elle aussi, est ardente aujourd’hui à recevoir et à féconder de nouvelles semailles de justice et de vérité.

Avant d’étudier et de juger un homme d’État dont le caractère, la politique et le talent ont excité l’admiration chez les uns, et provoqué chez les autres les haines les plus violentes, j’ai regardé comme un impérieux devoir d’être envers lui vrai et juste ; j’ai interrogé çà et là, j’ai puisé aux sources, j’ai recherché toutes les preuves, pour ne produire ici que des documents à l’abri de toutes controverses et de toutes discussions ; j’ai suivi le grand exemple qui m’a été donné dans ces biographies si consciencieuses, fruits de tant d’investigations, dont la plume spirituelle et savante de mon ami Sainte-Beuve enrichit chaque jour l’histoire et la littérature.

J’ai pour ainsi dire voulu observer et surprendre M. Guizot dès l’enfance, et pour arriver à bien connaître le fils, j’ai voulu faire connaissance avec le père ; j’ai voulu pénétrer au milieu de cette famille, étudier le climat moral sous lequel grandit et s’éleva l’historien, l’homme d’État.

Je vais donc d’abord parler ici de la famille de M. Guizot.

Le père de M. Guizot était avocat ; il se distingua par son talent dans sa profession. Dans les barreaux de province, aussi bien que dans celui de Paris, l’usage voulait alors que les avocats écrivissent leurs plaidoyers ; on n’improvisait point. M. Guizot père écrivait donc ses plaidoyers, comme ses confrères ; ceux qu’on a conservés de lui témoignent d’une raison ferme, d’un esprit juste et pénétrant, d’une logique pressante ; c’était l’œuvre d’un habile écrivain et d’un lettré.

La mère de M. Guizot, une demoiselle Bonicel, ne se faisait pas moins remarquer par son esprit, par sa haute intelligence, que par l’énergie de son caractère. C’était une jeune personne d’une beauté charmante, d’un grand goût pour la bonne compagnie ; elle aimait les arts et pratiquait toutes les vertus. La mère de M. Guizot était le vingt-deuxième enfant d’un père et d’une mère qui avaient vu mourir successivement en bas âge toute leur progéniture, et qui ne conservèrent que leur plus jeune fille.

Le père et la mère de M. Guizot, protestants, appartenaient l’un et l’autre à des familles bourgeoises anciennes et honorées, qui adoptèrent les principes de la réforme dès le commencement du seizième siècle.

Une portion de la famille paternelle de M. Guizot, restée catholique, avait quitté la ville de Nîmes ; elle s’était transportée vers Toulouse, et même plus tard dans le Limousin. On trouve dans une collection, espèce de biographie des capitouls de Toulouse pendant le cours du seizième siècle, plusieurs capitouls du nom de Guizot, et qui tous portent ces mêmes prénoms de Pierre et de François qui semblent s’être religieusement perpétués dans cette famille.

M. Guizot, l’ancien ministre (François-Pierre-Guillaume), est né à Nîmes, le 4 octobre 1787, et par conséquent peu de jours avant l’édit du roi Louis XVI qui restituait aux protestants leur état civil et leur qualité d’ascendants ou de descendants légitimes. M. Guizot fut, sans aucun doute, l’un des derniers protestants frappés par la législation exceptionnelle et barbare infligée aux réformés à la suite de la révocation de ledit de Nantes.

M. Guizot ne comptait que peu d’années lors de la convocation de l’Assemblée constituante de 1789. Sa famille ressentit la plus ardente sympathie pour les principes que cette assemblée se hâta de proclamer. Ces principes étaient depuis longtemps ceux des Guizot et des Bonicel. »

M. Bonicel, grand-père de M. Guizot, du côté de sa mère, nommé procureur général, syndic du département du Gard, remplit les fonctions de cette charge de façon à mériter l’estime et la reconnaissance de ses compatriotes. Montrer dans ses devoirs de magistrat la justice la plus ferme et la plus courageuse, c’est certainement gagner l’affection du plus grand nombre ; mais c’est en même temps faire éclore et cultiver bien des inimitiés. M. Guizot père, gendre de M. Bonicel, hérita des haines qui poursuivaient le procureur général.

Jeune et ardent, M. Guizot père recherchait toutes les occasions de s’expliquer sur la révolution de 89, d’en signaler le but et les bienfaits, d’en justifier les moyens, et de la défendre tout à la fois contre les absolutistes et contre les jacobins.

C’étaient les jacobins qu’il ménageait le moins : il comprenait que les violences de ce parti, s’il parvenait jamais à s’emparer du pouvoir, compromettraient les résultats légitimes du mouvement de 89, et remplaceraient le régime régulier de la liberté légale par la tyrannie sanglante de la Terreur. Les jacobins de Nîmes ne s’y trompaient point ; ils voyaient dans M. Guizot père leur plus redoutable adversaire, celui dont ils devaient se débarrasser le jour où ils deviendraient maîtres.

Les événements se succédaient avec rapidité. Les catastrophes et les crimes fondaient le pouvoir des jacobins, et les amis de M. Guizot père ne tardèrent pas à s’inquiéter pour lui du triomphe des septembriseurs.

Ce triomphe fut assuré par la chute des girondins, après la journée du 31 mai 1793. Les craintes des amis de M. Guizot père et celles de sa famille ne furent que trop justifiées. Dénoncé dans les premiers mois de l’année 1794, il fut poursuivi par les autorités révolutionnaires de Nimes, en même temps que son ami M. Chahaud-Latour, que nous avons vu questeur de la Chambre des députés, le père du général Ernest Chabaud-Latour.

M. Guizot père et M. Chabaud se dérobèrent par la fuite au danger dont ils étaient menacés ; ils trouvèrent l’un et l’autre un asile chez de bons et honnêtes paysans de Rémoulin, petit village du département du Gard, enclavé dans un site pittoresque sur les bords du Gardon. Au bout de quelques jours, MM. Guizot père et Chabaud ne voulurent pas que leurs hôtes s’exposassent plus longtemps, par une hospitalité courageuse, à la colère et à la vengeance de leurs ennemis ; ils quittèrent donc leur asile ; mais tandis que M. Chabaud se dirigeait vers la Suisse, ou il parvint à se réfugier, M. Guizot père se rapprochait de Nîmes dans l’espérance de rejoindre sa femme et ses enfants. Il n’y réussit point, il fut bientôt reconnu et arrêté par deux gendarmes.

Ici se produisit une situation singulière et une de ces scènes qu’il faut sauver de l’oubli, pour l’honneur du cœur humain. L’un des gendarmes avait, dans d’autres temps, reçu un service important de M. Guizot père ; sous l’impression de ce souvenir, il voulut rendre la liberté à son prisonnier. Une lutte touchante s’engagea entre celui qui avait rendu le service et celui qui en était resté reconnaissant.

« Il n’est pas possible, disait le gendarme, que je vous ramène à Nîmes et que je vous mette en prison ; ils vous couperont la tête. — Et moi, répondait M. Guizot père, je ne peux pas profiter de votre bonne volonté. Si je me sauvais, ils vous tueraient à ma place ! et je ne le veux pas. »

On parcourut à pied la distance de quelques lieues qui sépare Rémoulin de Nîmes. M. Guizot père ne se faisait point d’illusions sur le sort qui l’attendait ; il n’était troublé que par le souvenir de sa femme et de ses enfants ; le gendarme redoublait d’instances, de prières ; mais M. Guizot contraignit ce cœur généreux et reconnaissant à ne se préoccuper que de son devoir.

Le 9 avril 1794, la tête de M. Guizot père tombait sur l’échafaud.

Quelques jours avant l’exécution, son fils put pénétrer dans le cachot. L’enfant reçut, avec les derniers adieux de son père, de nobles conseils.

Madame Guizot, restée veuve, se retira en Suisse avec ses enfants, vivant dans la solitude et dans la pratique des devoirs les plus austères ; elle se dévoua exclusivement à leur éducation, et s’appliqua à former leur caractère, leur esprit et leur cœur,

M. Guizot, qui, comme écrivain et comme homme politique, devait occuper une si haute place dans notre littérature et dans les grandes affaires de la France, fut ainsi élevé à Genève, sous les yeux de sa mère, et ce n’est que lorsque son éducation est terminée qu’il se rend à Paris ; il n’avait pas encore vingt ans. Dès cet âge, il se faisait distinguer par la gravité de son caractère, de son langage, de son maintien, par la modestie et la simplicité de ses habitudes, par l’honnêteté et la rectitude de sa conduite ; c’était déjà un homme sérieux et un sage.

Peu de temps après son arrivée à Paris, il reconnut que ses études classiques avaient été mal dirigées, et ne sauraient suffire au mouvement des idées nouvelles ; il recommença ses études classiques et littéraires, s’efforçant d’oublier tout ce qu’il savait, afin de mieux retenir ce qu’il voulait savoir ; il apprit les langues grecque et latine, l’allemand, l’italien et l’anglais ; il parvint à parler toutes ces langues avec facilité. Ces études de linguiste marchaient de pair avec des études historiques et philosophiques. On sent dans M. Guizot jeune étudiant la puissance de volonté de M. Guizot homme d’État.

M. Guizot se lia bientôt avec plusieurs personnages déjà importants et dont quelques-uns prirent plus tard divers rôles dans la direction des affaires publiques. M. Guizot fréquentait assidûment le salon de M. Suard.

M. Suard, qui fut membre de l’Académie française, et qui en devint bientôt le secrétaire perpétuel, habitait alors le premier étage de l’hôtel Pastoret, sur la place de la Concorde ; on y rencontrait tout ce qu’il restait d’esprits distingués du siècle précédent ; M. Guizot y fut bientôt remarqué et recherché. Il venait de terminer ses études de droit, poursuivies avec ardeur ; il trouvait un vif intérêt à les rattacher à ses études historiques, éclairant tour à tour l’histoire par le droit et le droit par l’histoire.

Par les liaisons littéraires qu’il put former dans le salon de M. Suard, M. Guizot s’établit sans peine dans des recueils périodiques, où il consigna ses premiers travaux ; ce fut aussi à ces relations littéraires qu’il dut de connaître mademoiselle Pauline de Meulan, qu’il épousa peu de temps après.

Le célèbre mathématicien Lagrange, sénateur, et dont la gloire scientifique dépasse même celle des plus grands mathématiciens du dix-septième et du dix-huitième siècle, Lagrange, qui n’était plus jeune, aimait les jeunes gens ; il avait pris du goût pour M. Guizot, dont la conversation l’intéressait toujours et l’instruisait souvent. Lagrange avait un grand entraînement pour les études et pour les discussions philosophiques, et lorsqu’il trouvait à qui parler, il se passionnait à chercher avec son interlocuteur la solution des questions les plus élevées.

Un jour que le savant mathématicien s’était laissé aller avec M. Guizot, dans le salon de M. Suard, à un entretien de plusieurs heures, Lagrange prit la main de M. Guizot et lui dit en le quittant : « Jeune homme, si vous persévérez dans toutes vos études, vous tiendrez certainement un jour une grande place dans votre pays. »

La bonne étoile de M. Guizot lui fit encore rencontrer un homme éminent, M. Royer-Collard. Malgré la différence d’âge, ces deux grands esprits se comprirent et se convinrent. Il y a des affinités intellectuelles qui entraînent tout d’abord les esprits les uns vers les autres ; puis une certaine sympathie de pensées, de vues, de sentiments, crée des liens étroits et durables. M. Royer-Collard conçut de l’estime pour le caractère, pour les travaux, pour le savoir et le talent de M. Guizot ; il le présenta à M. de Fontanes, qui jouissait auprès de l’empereur du crédit le plus honorable, et qui n’hésita pas à créer à la Faculté des lettres de Paris une chaire d’histoire moderne, dont l’enseignement fut confié à M. Guizot. On était en 1811.

Une difficulté assez sérieuse se produisit avant l’ouverture de ce cours d’histoire moderne. Un professeur qui montait dans sa chaire pour un enseignement nouveau devait alors, dans un premier discours, glorifier l’homme de génie qui gouvernait la France. M. Guizot comprenait et admirait les grands côtés de l’empereur Napoléon ; mais il voulait rester libre dans ses appréciations et dans ses jugements ; il voulait qu’une critique juste et modérée lui fût permise et pût se mêler à l’éloge. M. de Fontanes insistait pour que M. Guizot se soumît sans conditions à la règle et à l’usage. M. Guizot tenait bon ; les négociations durèrent longtemps. Enfin, après beaucoup de pourparlers, il fut convenu que le professeur d’histoire moderne ouvrirait son cours sans dire un mot de l’empereur ni de l’empire. Ce discours d’ouverture a été publié en tête de l’Histoire du gouvernement représentatif, dont M. Guizot a donné tout récemment et pour la première fois une édition complète. Le professeur d’histoire traversa les dernières années de l’empire en se livrant exclusivement à ses recherches et à ses études.

L’empereur abdiqua en avril 1814.

L’occupation de la France par les armées étrangères inquiéta M. Guizot pour la sûreté de sa mère, qui s’était fixée à Nimes. Il tenait à se rapprocher d’elle pour la protéger de toute sa tendresse filiale ; il avait quitté Paris le 19 mars 1814. L’armée française et les armées alliés étaient défiantes et soupçonneuses. Il arriva enfin sain et sauf à Nimes, et ce fut là qu’il attendit le dénoûment d’une invasion qui menaçait et mettait en péril tous les grands intérêts du pays.

À Paris, les événements marchent vite.

La restauration succéda à l’empire.

Un gouvernement provisoire se forma d’abord, qu’on appela la Table de whist du prince de Talleyrand. Ce gouvernement provisoire fut bientôt remplacé par le roi Louis XVIII, installé aux Tuileries, et par un ministère de son choix.

Le prince de Talleyrand resta ministre des affaires étrangères, l’abbé de Montesquiou ministre de l’intérieur ; l’abbé Louis devint ministre des finances. Le général Dupont, dont les ressentiments implacables contre Napoléon donnaient des garanties, fut ministre de la guerre ; M. d’Ambray, ministre de la justice ; M. Malouet, ministre de la marine ; et M. de Blacas, qui n’était encore que le comte de Blacas d’Aulps, fut nommé grand maître de la garde-robe et ministre de la maison du roi. M. le comte de Pradel, homme aimable, élégant, très-lettré, et qui avait, pendant l’émigration, vécu en Angleterre de traductions de journaux étrangers, remplit sous M. de Blacas les fonctions de directeur général de la maison du roi.

Une charte constitutionnelle fut proposée par le sénat au roi Louis XVIII. Il l’accepta, mais il tint à l’octroyer, comme nous l’avons déjà dit, après qu’elle eut été révisée par une commission, qui n’y fit que bien peu de changements.

Cette charte constitutionnelle était principalement l’œuvre de M. Royer-Collard et de l’abbé de Montesquiou ; elle n’avait fait que reproduire et consacrer les principes de 89 et déterminer l’organisation d’une monarchie constitutionnelle et modérée.

M. Royer-Collard n’ignorait point que M. Guizot partageait tous les principes consacrés par la charte ; il regardait M. Guizot comme plus apte que personne à les féconder par une législation bien conçue, et à les appliquer avec intelligence et fermeté. Ce fut M. Royer-Collard qui eut la pensée de proposer à M. l’abbé de Montesquiou, ministre de l’intérieur, de s’adjoindre M. Guizot, protestant, en qualité de secrétaire général.

Cette proposition étonna d’abord l’abbé de Montesquiou. « C’est pourtant bien simple, lui dit M. Royer-Collard, et je suis convaincu que si vous acceptez ma proposition, vous vous en applaudirez. Vous êtes un ecclésiastique, et un ecclésiastique ministre de l’intérieur, c’est chose nouvelle en France ; le choix que le roi a fait de votre personne sera bien mieux accueilli si l’on voit un protestant auprès de vous. Quant à M. Guizot, je le connais ; je sais ce qu’il vaut, et je vous en réponds. » M. Guizot fut nommé secrétaire général du ministère de l’intérieur.

C’est ainsi que le jeune professeur d’histoire à la Faculté des lettres, élevé à Genève dans les principes du calvinisme le plus pur et le plus sévère, devint, au ministère de l’intérieur, le collaborateur d’un ecclésiastique qui, après avoir rempli avec une grande distinction la charge importante d’agent général du clergé français, avait défendu à l’Assemblée constituante, avec autant d’habileté que de modération, les privilèges de ce clergé, et s’était opposé à la confiscation et à la vente de ses biens.

Il fallut sans doute que M. Royer-Collard exerçât une grande autorité sur l’esprit de l’abbé de Montesquiou, qu’il pesât d’un grand poids sur sa volonté, pour opérer et pour conclure un pareil rapprochement. On sait que, pendant toute la durée de l’empire, M. Royer-Collard avait été, avec M. de Montesquiou, l’un des correspondants, l’un des agents en France, l’un des conseillers intimes du roi Louis XVIII. Ces correspondances de M. Royer-Collard et de M. de Montesquiou avec Louis XVIII dans son exil avaient été réunies dans un carton. Louis XVIII, en quittant les Tuileries dans la nuit du 20 mars, l’oublia. L’empereur Napoléon trouva donc, dans le cabinet du roi, ces correspondances. Il les lit porter, sans vouloir les lire, aux archives du ministère des affaires étrangères. Toutes ces lettres n’ont été lues que vers 1813. Elles sont très-curieuses, piquantes et d’une scrupuleuse loyauté.

Le premier ministère du roi Louis XVIII ne comptait, à vrai dire, que trois hommes politiques : le prince de Talleyrand, l’abbé de Montesquiou et M. Guizot.

La vie de l’abbé de Montesquiou et celle du prince de Talleyrand, ancien évêque d’Autun, offraient de singuliers contrastes ; et cependant les événements politiques les avaient réunis en 1814, d’abord dans le gouvernement provisoire qui se forma au mois d’avril après l’invasion, puis dans le premier ministère de la monarchie constitutionnelle. M. de Montesquiou et M. de Talleyrand étaient divisés sur tous les points ; antécédents, mœurs, conduite, convictions, tout contribuait à entretenir un antagonisme déclaré entre ces deux prêtres de la même Eglise.

M. de Talleyrand comptait trois années de plus que l’abbé de Montesquiou ; tous deux ils appartenaient à d’anciennes et illustres familles ; l’un et l’autre pouvaient prétendre aux plus éminentes dignités de leur ordre. Ils se suivaient toujours de très-près dans leur élévation aux charges publiques ; seulement M. de Talleyrand était un aîné, et il ne prit les ordres qu’à cause de sa claudication : l’abbé de Montesquiou était un cadet.

M. de Talleyrand avait été nommé agent général du clergé en 1780 ; l’abbé de Montesquiou lui succéda en 1783. Ils furent tous deux élus, par le clergé, députés aux états généraux de 89, qui devinrent bientôt l’Assemblée constituante ; mais ils ne siégeaient pas sur les mêmes bancs. M. de Talleyrand adopta les opinions du côté gauche ; M. de Montesquiou se plaça dans la partie modérée du côté droit. M. de Talleyrand prit part souvent à des votes empreints d’un esprit révolutionnaire très-avancé ; M. de Montesquiou resta toujours dévoué à tous les principes monarchiques. M. de Talleyrand avait servi toutes les causes : la république d’abord, l’empire après ; M. de Montesquiou fut toujours un des serviteurs les plus fidèles de la maison de Bourbon, tout en reconnaissant que les anciens principes du gouvernement monarchique devaient être au moins modifiés, et que d’importantes réformes étaient nécessaires.

Au lendemain de l’entrée à Paris des armées étrangères, M. de Talleyrand ne fut accepté par la monarchie restaurée des Bourbons que comme un ancien ennemi, mais auquel on pardonnait ses trahisons en considération des importants services qu’il venait de rendre. M. de Montesquiou, ami sûr, éclairé, offrait, au contraire, de nobles et utiles garanties à la monarchie contre le débordement des idées révolutionnaires, et promettait aux partisans de la nouvelle monarchie constitutionnelle de maîtriser les emportements, les envahissements du parti de l’émigration.

Tous ceux qui ont connu M. de Talleyrand et M. de Montesquiou, et qui les ont vus à l’œuvre dans des circonstances si difficiles et déjà si loin de nous, s’accordent à dire que ces deux hommes d’État n’avaient aucune sympathie l’un pour l’autre. M. de Talleyrand trouvait dans les principes et dans la conduite de M. de Montesquiou la satire vivante, la condamnation de sa propre conduite et de son dédain pour tout principe.

Chateaubriand, dans ses Mémoires d’outre-tombe, a flétri d’un jugement cruel et plein de mépris la mémoire de Talleyrand.

« Supposez, a-t-il dit, M. de Talleyrand plébéien, pauvre et obscur, n’ayant avec son immoralité que son esprit incontestable de salon : l’on n’aurait certes jamais entendu parler de lui. Otez de M. de Talleyrand le grand seigneur avili, le prêtre marié, l’évêque dégradé : que lui reste-t-il ? Sa réputation et ses succès ont tenu à ces trois dépravations. La comédie par laquelle le prélat a couronné ses quatre-vingt-deux années est une chose pitoyable. D’abord, pour faire preuve de force, il est allé prononcer à l’Institut l’éloge commun d’une mâchoire allemande dont il se moquait. Malgré tant de spectacles dont nos yeux ont été rassasiés, on a fait la haie pour voir passer le grand homme ; ensuite il est venu mourir chez lui comme Dioclétien, en se montrant à l’univers. La foule a bayé à l’heure suprême de ce prince, aux trois quarts pourri, une ouverture gangreneuse au côté, la tête retombant sur sa poitrine en dépit du bandeau qui la soutenait, disputant minute à minute sa réconciliation avec le ciel, sa nièce jouant autour de lui un rôle préparé de loin entre un prêtre abusé et une petite fille trompée. Il a signé de guerre lasse (ou peut-être n’a-t-il pas même signé), quand sa parole allait s’éteindre, le désaveu de sa première adhésion à l’Église constitutionnelle, mais sans donner aucun signe de repentir, sans remplir les derniers devoirs du chrétien, sans rétracter les immoralités et les scandales de sa vie. Jamais l’orgueil ne s’est montré si misérable, l’admiration si bête, la piété si dupe. Rome, toujours prudente, n’a pas rendu publique, et pour cause, la rétractation. M. de Talleyrand, appelé de longue date au tribunal d’en haut, était contumax ; la mort le cherchait de la part de Dieu, et elle l’a enfin trouvé. Pour analyser minutieusement une vie aussi gâtée que celle de M. de La Fayette a été saine, il faudrait affronter des dégoûts que je suis incapable de surmonter. Les hommes de plaies ressemblent aux carcasses de prostituées : les ulcères les ont tellement rongés qu’ils ne peuvent plus servir à la dissection.

» La révolution française est une vaste destruction politique placée au milieu de l’ancien monde : craignons qu’il ne s’établisse une destruction beaucoup plus funeste, craignons une destruction morale par le côté mauvais de cette révolution. Que deviendrait l’espèce humaine, si l’on s’évertuait à réhabiliter des mœurs justement flétries ; si l’on s’efforçait d’offrir à notre enthousiasme d’odieux exemples, de nous présenter les progrès du siècle, l’établissement de la liberté, la profondeur du génie dans des natures abjectes ou des natures atroces ? N’osant préconiser le mal sous son propre nom, on le sophistique : donnez-vous garde de prendre cette brute pour un esprit de ténèbres, c’est un ange de lumière ! Toute laideur est belle, tout opprobre honorable, toute énormité sublime ; tout vice a son admiration qui l’attend. Nous sommes revenus à cette société matérielle du paganisme, où chaque dépravation avait ses autels. Arrière ces éloges lâches, menteurs, criminels, qui faussent la conscience publique, qui débauchent la jeunesse, qui découragent les gens de bien, qui sont un outrage à la vertu et le crachement du soldat romain au visage du Christ ! … »

Ce fut à Nimes que M. Guizot apprit sa nomination aux fonctions de secrétaire général du ministère de l’intérieur ; une lettre amicale de M. Royer-Collard l’en informait. M. Royer-Collard l’invitait à partir immédiatement pour Paris, et à venir se mettre au plus vite à la disposition de l’abbé de Montesquiou. M. Guizot fut nommé en même temps maître des requêtes au conseil d’État. Il n’avait pas encore vingt-sept ans.

Louis XVIII régnait au milieu de toutes les menaces, de tous les périls, au milieu des ennemis implacables et des amis mécontents qui entourent et inquiètent tout gouvernement nouveau ; de plus, toutes les puissances de l’Europe étaient réunies au congrès de Vienne, lorsqu’on apprit soudainement que Napoléon avait quitté l’ile d’Elbe, qu’il avait débarqué le 1er mars au golfe Juan, et qu’il s’avançait sur Paris, rapidement et d’une marche presque triomphale, pour y rétablir l’empire.

Il y a nécessité de suspendre, pour un moment, l’exposé précis, sincère, du rôle important que joua M. Guizot pendant les premiers temps de la restauration. J’ai à consigner des faits encore peu connus et qui exercèrent sans doute une grande influence sur l’esprit de Napoléon rentrant en France avec une poignée de soldats pour reprendre son trône et sa couronne.

Il est aujourd’hui certain qu’au congrès de Vienne, les grandes puissances de l’Europe, l’Angleterre, l’Autriche, la France, la Prusse et la Russie, étaient loin d’être aussi d’accord qu’on devait le penser. M. de Metternich, qui, en 1814, avait été jusqu’au dernier moment plus favorable que contraire à l’empereur Napoléon, conservait une grande méfiance contre la Russie, dont il craignait déjà la prépondérance sur l’Europe continentale ; M. de Metternich disait à un homme d’État, en parlant de l’empereur Napoléon : « C’était un esprit puissant, plus remarquable encore quand il traitait les grandes questions sociales que lorsqu’il parlait de guerre ; quel malheur qu’il n’ait pas eu plus de confiance en moi ! nous nous serions entendus facilement ; il serait mort sur le trône, entouré de grandeurs, et moi, j’aurais eu quelques reflets de sa gloire. »

M. de Metternich n’avait pas de penchant pour le système d’alliance que l’empereur Alexandre voulait faire prévaloir. M. de Metternich admettait l’union de la Prusse avec la Russie ; mais il voulait qu’elle fût balancée, dans l’intérêt de l’équilibre européen, par une alliance intime de l’Angleterre, de l’Autriche et de la France.

M. de Metternich, après avoir conçu une grande entreprise de chancellerie, en poursuivait l’exécution avec persévérance. Ce nouveau système d’alliance européenne de M. de Metternich, M. de Talleyrand et lord Castlereagh l’avaient adopté personnellement, l’un pour la France, l’autre pour l’Angleterre ; mais il fallait qu’ils le fissent accepter par leurs gouvernements. Ces trois hommes d’État se promirent d’y employer leur sagacité, leur autorité et leur expérience.

Ce qu’il y a de piquant et de comique, c’est que cette grande affaire se tramait en présence des souverains de la Russie et de la Prusse ; ni ces souverains ni leurs représentants au congrès, ni ceux de leurs ministres qui y étaient présents, n’avaient pénétré le mystère profond dont s’entouraient les plénipotentiaires de l’Angleterre, de l’Autriche et de la France. Plus ces trois diplomates étaient près du but qu’ils voulaient atteindre, plus ils prodiguaient de témoignages de confiance, de fidélité, d’amitié sincère à la Prusse et à la Russie. Enfin, la triple alliance de l’Angleterre, de l’Autriche et de la France fut résolue. Le traité fut rédigé, signé et apporté par le comte Ricard à Paris, où les ratifications devaient être échangées. Ce traité a été déposé aux archives du ministère des affaires étrangères, en 1815.

Le lendemain du jour où ce traité avait été signé à Vienne, un grand banquet réunit tous les souverains et tous les plénipotentiaires. On quittait à peine la table, lorsque éclata dans les salons, comme un coup de foudre, la nouvelle du débarquement de l’empereur.

À l’instant même, la politique européenne changea de face : on mit de côté tous les projets qui devaient rompre la coalition de l’Europe ; on fortifia même cette coalition et l’on se promit de repousser encore une fois l’ennemi commun, par l’effort unanime de toutes les puissances.

Napoléon connaissait-il les vues du prince de Metternich, et, lorsqu’il quitta l’île d’Elbe, pensa-t-il que la grande division de l’Europe était déjà un fait accompli ? Cela est possible, cela est même probable : il se trouvait au congrès de Vienne beaucoup d’anciens serviteurs de l’empereur, qui purent l’informer des nouvelles alliances européennes.

Arrivant en France, l’empereur Napoléon déclara que le congrès de Vienne était dissous. Si Napoléon eût débarqué à Fréjus seulement un mois plus tard, il aurait trouvé l’Europe coupée en deux, et il n’eût eu qu’à choisir entre ses alliés et ses ennemis. Ne peut-on pas dire avec Bolingbroke : « Qu’est-ce que le monde ? et comme la fortune se moque de nous ! »

La marche de l’empereur à travers la France fut, comme on le sait, rapide et triomphale. Il arriva le 20 mars à Paris. Dès la veille, le roi Louis XVIII avait pris la route de Gand. La marche du roi qui fuyait fut aussi rapide que celle de l’empereur qui arrivait. Un certain nombre d’amis fidèles et dévoués rejoignirent Louis XVIII à Gand : M. de Blacas, M. de Chateaubriand et ses amis, MM. les frères Bertin, fondateurs et propriétaires du Journal des Débats, dont on les déposséda sous l’empire.

M. l’abbé de Montesquiou, M. Royer-Collard, M. Guizot, étaient restés à Paris ; M. de Talleyrand n’avait pas quitté Vienne.

M. Odilon Barrot fut un des témoins du départ du roi Louis XVIII du palais des Tuileries.

Dans la seconde édition d’un mémoire devenu très-rare, M. Odilon Barrot écrit en note le récit suivant :

« Dans le mois de mars 1815, lorsque le gouvernement fit un appel à la garde nationale de Paris, j’écrivis au capitaine de la compagnie de grenadiers du 4e bataillon de la 11e légion, pour me mettre, avec quelques amis, à sa disposition. Je montais la garde dans les appartements du roi, dans la nuit de son départ. Sa Majesté vit nos larmes et contint l’élan de notre enthousiasme. Je suis certain que cette scène touchante ne s’est pas effacée de sa mémoire ; elle est à jamais gravée dans la mienne. »

À la rentrée si imprévue de l’empereur au palais des Tuileries, M. Guizot donna sa démission des fonctions de secrétaire général du ministère de l’intérieur ; il conserva le titre de professeur à la Faculté des lettres.

M. Guizot avait un frère : ce frère s’appelait Jean-Jacques Guizot ; il est mort à Paris plusieurs années après la révolution de juillet 1830. Jean-Jacques Guizot ne se crut pas obligé de se démettre de fonctions purement administratives. Il était chef de bureau au ministère de l’intérieur. Il y a plus : l’empereur Napoléon ayant proposé à l’acceptation du peuple français son acte additionnel aux constitutions de l’empire, et les fonctionnaires publics ayant été invités à exprimer par écrit leur adhésion à cet acte additionnel, Jean-Jacques Guizot apposa, comme tous ses collègues, sa signature sur le registre où s’inscrivaient les votes.

Lorsque M. Guizot connut cette démarche de son frère, il l’en blâma vivement, et le détermina à rétracter son vote, en rayant sa signature.

Jean-Jacques Guizot fut immédiatement révoqué par une décision spéciale du ministre de l’intérieur[1], Carnot, et cette décision fut publiée au Moniteur, dans une note que voici :


Le ministre de l’intérieur vient de faire quelques changements dans ses bureaux. Des motifs politiques ont pu se réunir à d’autres causes de renvoi de plusieurs employés. Ces motifs ont pu être que des individus qui avaient passé une partie de l’année dernière à faire preuve des plus fortes garanties de leur dévouement à la dynastie des Bourbons, données par quelques-uns d’eux au temps même où ils étaient engagés, par leur serment, envers l’empereur Napoléon ; que ces individus, dis-je, ne paraissaient pas, en cela même, offrir assez de garanties à l’ordre social actuel qui a remplacé les Bourbons, et qui est en ce moment l’objet de leurs attaques directes et indirectes unies à celles de l’étranger ; mais il est si faux que le refus de voter pour l’acte constitutionnel ait influé en rien sur la décision du ministre, que des employés qui ont signé oui pour l’acte constitutionnel, notamment M. Guizot, n’en ont pas moins reçu leur démission ; tandis que d’autres employés à qui leur conscience n’a point dicté un vote aussi empressé que celui de M. Guizot, n’en sont pas moins conservés. Le caractère de tolérance aussi prononcé que celui d’indépendance personnelle que M. Carnot a porté dans tant de situations différentes établissait d’avance assez positivement le caractère du ministre de l’intérieur, pour qu’il fût difficile de s’attendre à le voir accuser de manquer à l’indépendance des autres.

Dans la table du Moniteur, on confond encore M. Guizot, secrétaire général du ministère de l’intérieur, avec M. Guizot, son frère, simple chef de bureau. Voici ce qu’on lit dans la table du Moniteur : « Guizot, secrétaire général du département de l’intérieur. — Son vote sur l’acte additionnel, 546. — Son remplacement au ministère de l’intérieur, ibid. »

Par suite de l’erreur du Moniteur, ou par confusion volontaire, on a souvent attribué à M. Guizot aîné la signature et l’adhésion à l’acte additionnel de Jean-Jacques Guizot, son frère. M. Guizot, le secrétaire général, fidèle à ses principes, ne prit aucune part aux votes qui acceptèrent l’acte additionnel.

M. Odilon Barrot, dans la note de la seconde édition du mémoire que j’ai déjà citée, se plaint aussi d’avoir été calomnié, et d’avoir été appelé chef des fédérés.

« A l’arrivée de l’usurpateur, dit-il, je me dépouillai de suite des titres d’avocat aux conseils et à la cour de cassation, que je tenais de la munificence du roi ; je n’eus point à fausser mon serment. Je n’ai repris mes titres qu’au retour de Sa Majesté. Je votai contre l’usurpation sur le registre ouvert au greffe de la chambre de police correctionnelle. Et, enfin, je signai, dans la chambre des avocats, une pétition qui, près d’un mois avant le retour de Sa Majesté, demandait, au milieu même des cris des fédérés : Le roi et la charte.

» Tacite nous avait bien appris que, sous Tibère et Néron, vivait une race de délateurs impudente, absurde et atroce ; mais ce qui était réservé à nos malheureux temps, c’était de voir cette race non-seulement se former sous le meilleur des rois, mais prendre un ascendant effrayant, et, se couvrant d’un nom sacré, le blasphémer ! »

Cependant le congrès de Vienne n’était point dissous ; ses résolutions de guerre générale contre Napoléon furent bientôt connues ; les armées de l’Europe étaient toutes prêtes à entrer en campagne. L’opinion publique s’inquiéta, s’alarma ; on comptait que l’issue de cette guerre ne pouvait manquer d’être fatale à Napoléon ; seul contre tous, pouvait-il résister à la coalition de l’Europe ?

Lorsque l’empereur Napoléon quitta Paris dans les premiers jours du mois de juin pour se mettre à la tête de son armée, croyait-il beaucoup même à sa fortune et à la victoire ?

Les royalistes constitutionnels, parmi lesquels figuraient en première ligne les amis de M. Guizot, désespérèrent de l’entreprise de Napoléon, qui ne pouvait réussir que si l’Europe eût été divisée.

Les royalistes constitutionnels formèrent un comité, dans lequel se discutaient toutes les chances de l’avenir, et lorsqu’il fut reconnu probable que le nouvel empire ne durerait point, et que la nouvelle restauration de la monarchie des Bourbons serait inévitable et peut-être prochaine, le comité se demanda s’il était prudent de laisser le roi Louis XVIII livré à l’influence de ses compagnons d’exil, qu’on pourrait supposer peu favorables au rétablissement d’une monarchie constitutionnelle.

Le comité décida qu’il était indispensable d’exposer au roi Louis XVIII, avec la plus grande sincérité, la situation de la France, les tendances de l’opinion publique, et ce qui paraissait la meilleure conduite à tenir. Le comité rédigea donc un long mémoire, dans lequel il établit que la rentrée du roi Louis XVIII en France devait être précédée et accompagnée de ces trois mesures :

1° Le renvoi de M. de Blacas ;

2° Quelques modifications à introduire dans la charte constitutionnelle, afin d’en rendre la pratique plus efficace et plus sûre, sans affaiblir l’esprit libéral de la charte ;

3° Une proclamation ou une déclaration du roi à la nation française, pour rassurer les esprits sur le maintien de la monarchie constitutionnelle, et pour constater que le roi n’avait cessé d’être animé pour tous les Français, sans distinction, d’un esprit de paix et de concorde.

M. Royer-Collard, dont le nom fut si populaire en France dans les temps les plus critiques, exerçait une grande influence sur ce comité, et sa participation aux résolutions qui y furent prises témoigne hautement qu’elles furent inspirées par un sentiment patriotique et libéral : patriotique, parce qu’en cas de revers et de défaites de l’empereur Napoléon, le roi Louis XVIII était le défenseur le plus utile de la nationalité française ; libéral, parce qu’il s’agissait de sauver la monarchie constitutionnelle, que la charte avait fondée en France. M. Guizot prenait part aux délibérations de ce comité ; il en était le membre le plus jeune, et un des plus actifs. Il fallait porter au roi Louis XVIII le mémoire rédigé par M. Royer-Collard et par ses amis ; il fallait aussi que ce mémoire et ses conclusions fussent développés et appuyés à Gand. M. Guizot, désigné par son âge, fut chargé de cette importante et périlleuse mission ; fort au courant des intentions et des sentiments des royalistes constitutionnels, il était homme à tenir tête, par sa parole, aux royalistes ardents et passionnés qui entouraient le roi Louis XVIII.

M. Guizot partit vers la fin du mois de mai 1814 ; il se présenta chez le roi peu de jours avant le commencement des hostilités, qui devaient avoir pour dénomment le désastre de Waterloo. Ce ne fut pas sans peine que M. Guizot put être admis auprès de Louis XVIII : les conseillers intimes de ce prince n’ignoraient point l’objet de la mission que venait remplir M. Guizot, et cette mission les inquiétait. L’envoyé du parti constitutionnel trouva, non chez le roi, mais auprès du roi, une résistance qu’il lui fallut vaincre. Il y parvint.

Le roi reçut le mémoire qui lui était adressé, et dans deux longues conférences, qui durèrent plusieurs heures, il en discuta les conclusions avec M. Guizot. Cette mission de M. Guizot eut un plein succès : les trois points demandés par le comité furent accordés. Lorsque Louis XVIII rentra en France, il tint fidèlement les promesses qu’il avait faites.

M. Guizot dut rester à Gand jusqu’à la chute de l’empereur. Il y trouva toutes les nuances du parti royaliste qui existaient en France avant le retour de l’ile d’Elbe moins le parti royaliste constitutionnel, dont M. Royer-Collard était l’expression la plus élevée.

M. de Blacas y représentait le parti absolutiste, le parti de l’émigration, le parti de ces royalistes très-dévoués, très-fidèles, mais peu intelligents de la situation, qui, ne voulant tenir aucun compte des événements accomplis, non-seulement en France, mais dans toute l’Europe, demandaient le retour à l’ancien régime pur et simple, tel qu’il existait avant 89.

M. de Blacas avait la confiance du roi, et plus encore celle de M. le comte d’Artois ; on attribuait à sa funeste influence tous les actes qui compromirent la monarchie avant le 20 mars 1815, et sa présence à la cour de Gand excitait surtout les alarmes des royalistes constitutionnels.

M. de Chateaubriand représentait le parti de ces royalistes qui adoptaient certains principes libéraux, mais qui à aucun prix ne voulaient pactiser avec les hommes qui avaient servi la France sous tous les régimes. Ce parti était l’ennemi déclaré des hommes de la révolution ; il leur attribuait le renversement de la monarchie des Bourbons et la catastrophe du 20 mars ; il les considérait comme des conspirateurs incorrigibles dont il fallait à tout prix repousser l’alliance. M. de Chateaubriand et ses amis avaient bien plus d’affinité avec M. de Blacas qu’avec M. Royer-Collard.

M. de Chateaubriand fonda, en société avec MM. Bertin, ses amis, un journal périodique qui se publiait sous ce titre : le Moniteur de Gand.

Tous ces partis, réunis à Gand, éprouvaient une égale répugnance pour la personne de M. Guizot et pour les idées qu’il avait mission de faire prévaloir. La lutte entre les divers partis, absolutiste, royaliste, constitutionnel, n’était pas nouvelle. Dès 1789, elle éclata au sein de l’Assemblée constituante ; en 1814, dès les premiers jours de la restauration, elle éclata de nouveau ; elle recommençait avec ardeur au sein de cette petite cour de Gand.

Telle était l’animosité de M. de Chateaubriand et de ses amis contre M. Guizot, que lorsque ce dernier voulut essayer de se mettre en relation avec le Moniteur de Gand, les rédacteurs de cette feuille lui firent savoir par voie indirecte qu’il ferait bien de ne pas se présenter chez eux, parce qu’ils ne le recevraient point. M. Guizot est resté complètement étranger à la publication du Moniteur de Gand ; c’est un fait que j’affirme, par amour pour la vérité, parce que je le tiens personnellement, non-seulement de M. Guizot lui-même, mais aussi de M. de Chateaubriand et de ses amis.

La mission de M. Guizot était toute de prévoyance, et si, après la seconde restauration, le gouvernement du roi ne montra que des sentiments modérés et pacificateurs, ce fut surtout à l’action du comité des royalistes constitutionnels que la France en fut redevable.

À cette seconde restauration, le ministère de la justice fut confié à M. Barbé-Marbois ; on lui adjoignit M. Guizot comme secrétaire général.

Jusque vers le milieu de l’année 1816, le ministère eut à soutenir une lutte persévérante et animée contre la réaction royaliste, d’où était sortie la Chambre des députés introuvables. Cette Chambre, entraînée par l’opinion qui l’avait élue, prétendait imposer au gouvernement de grandes mesures générales de violence et de persécution. Ces mesures furent presque toujours repoussées avec succès par le cabinet auquel M. Guizot avait apporté sa collaboration.

Vers le milieu de l’année 1816, M. Barbé-Marbois et M. Guizot quittèrent le ministère de la justice. M. Guizot fut nommé conseiller d’État, et attaché en cette qualité au comité de législation et du contentieux. M. Royer-Collard fut aussi nommé conseiller d’État et directeur général de la librairie et de l’imprimerie, sous M. d’Ambray, ministre de la justice.

Bientôt après la Chambre introuvable était dissoute, une Chambre nouvelle était élue. Le règne de M. Decazes commençait. La réaction ultra-royaliste était vaincue dans la majorité des collèges électoraux, et un ministère plus homogène put gouverner d’accord avec la majorité des deux Chambres. Ce fut pendant le cours de cette législature que furent présentées et votées toutes les lois libérales qui ont fondé dans ce pays les grandes institutions politiques et administratives ;

La loi électorale du 5 février 1818, qui établit le suffrage direct ;

La loi du recrutement de 1817, dont les principes régissent encore le pays ;

Les lois sur la presse de 1819, qui organisèrent cette liberté si importante, et qui avaient réussi à concilier par les plus heureuses combinaisons les droits garantis par la charte et les mesures de sûreté et de répression nécessaires à sauvegarder l’ordre public et les personnes.

Bien d’autres lois non moins importantes furent proposées à cette époque, et notamment une grande loi sur l’administration communale et départementale qui devait être discutée en 1820, et qui fut reprise seulement en 1828, par le ministère Martignac.

Toutes ces lois furent en grande partie l’œuvre de M. Guizot ; elles furent préparées au conseil d’État, et il en avait été presque constamment le rapporteur dans les comités, jusqu’au moment où il fut appelé à la direction générale de l’administration communale et départementale au ministère de l’intérieur.

Je rapporterai ici diverses circonstances qui n’ont jamais été publiées, et qui prouvent la participation active et persévérante de M. Guizot à cette législation si constitutionnelle et si libérale, qui fut pendant plus de trente ans l’honneur de la France dans le monde civilisé.

La loi sur le recrutement devait être présentée par le maréchal Gouvion Saint-Cyr ; il s’agissait de rédiger l’exposé des motifs de cette loi. Le gouvernement attachait une grande importance à son adoption. La conscription impériale ayant été supprimée, il fallait pourvoir à l’entretien de l’armée, tout en respectant les principes de la charte constitutionnelle : c’est ce que devait expliquer avec sincérité et faire comprendre aux deux Chambres, à force de dextérité de langage, cet exposé des motifs.

Le maréchal Gouvion Saint-Cyr, grand homme de guerre, et qui a écrit de beaux mémoires sur ses campagnes, était peu propre à cette œuvre d’exposition et d’habile dialectique. Son esprit avait cependant, plus que celui de ses collègues MM. les maréchaux de France, l’intelligence du côté philosophique et libéral des choses ; néanmoins, le maréchal Gouvion Saint-Cyr aurait dit volontiers, comme le duc de Dantzik, le maréchal Lefèvre, qu’on pressait un jour de se rendre à la Chambre des pairs pour y prendre part au vote d’une des dispositions fondamentales des lois sur la presse, menacée par une majorité hostile : Qui m’aurait dit que ça me ferait un jour quelque chose, à moi, la liberté de la presse ?

M. Guizot fut donc chargé de préparer cet exposé des motifs ; le maréchal présenta ce projet de loi sur le recrutement à la Chambre des députés, dans le mois de novembre 1817 ; il lut d’un bout à l’autre le travail de M. Guizot, qui obtint le plus grand succès. Le maréchal reçut au pied de la tribune les compliments des hommes distingués de tous les partis, avec cette assurance imperturbable qu’il montra sur tant de champs de bataille, au milieu des boulets et des balles de l’ennemi.

Le maréchal ne faisait cependant point mystère de la collaboration de M. Guizot, et il se plaisait à lui reporter publiquement le mérite de son succès.

Le maréchal Gouvion Saint-Cyr conserva jusqu’à sa mort une estime profonde et une amitié vive pour M. Guizot. Toutes les fois qu’on parlait de M. Guizot devant lui : « J’aime cet enfant-là, disait-il, je l’aime comme s’il était à moi. » M. Guizot n’était âgé que de trente et un ans à l’époque dont nous parlons ; le maréchal en avait cinquante-cinq.

M. Charles de Rémusat, dans son discours de réception à l’Académie française, résume avec éloquence l’œuvre politique de la restauration :

« J’aime à le dire devant votre tombeau, royautés déchues, exilées, pour qui peut-être l’oubli commence, dussé-je même vous déplaire par cette louange, vous n’avez pas éteint la France ! Vos lois lui ont permis de réagir contre vos principes ; vous avez souffert qu’elle grandit contre vous-même, et l’ayant reçue insultée par la victoire, humiliée par la fortune, vous l’avez laissée, en la perdant, toute pleine d’orgueil et d’espérance. »

Je reprendrai, dans le second volume de ces Mémoires, le récit des événements et l’appréciation impartiale des hommes politiques de la restauration.




FIN DU PREMIER VOLUME.
  1. Moniteur du 14 mai 1815.