Mémoires d’un Touriste (édition Lévy, 1854)/05

Michel Lévy frères (volume Ip. 33-38).


— Nevers, le 14 avril.

Dès huit heures du matin j’arrive à Nevers, qui n’est qu’à six lieues de La Charité ; mais les gens à qui j’ai affaire sont à la campagne, et me voici à peu près dans la même situation qu’hier à La Charité, c’est-à-dire obligé de tuer le temps, tandis que j’ai des affaires importantes à traiter ici et dans les forges des environs. Nevers est bâtie en amphithéâtre sur une colline, au confluent de la Nièvre et de la Loire. La cathédrale et le château couronnent cette colline, et les rues sont en pente. Ce qui fait que, quelque laides qu’elles soient d’ailleurs, les maisons ont au moins de l’air.

Je cherche à me rendre savant, par bonheur je trouve chez le libraire les Commentaires de César, qui avait placé le trésor de son armée à Nevers, Noviodunum. César est le seul livre qu’il faille prendre en voyageant en France ; il rafraîchit l’imagination fatiguée et impatientée par les raisonnements biscornus qui vous arrivent de tous les côtés, et qu’il faut écouter avec attention. Sa simplicité si noble fait un contraste parfait avec les politesses contournées dont la province abonde.

Je vais voir la fonderie royale de canons, qui en fait deux cent trente par an : je monte à la bibliothèque de la ville, où j’espérais trouver de grands restes de la domination romaine ; il n’y a rien qui vaille.

L’église de Saint-Étienne me plaît assez ; il faut descendre plusieurs marches pour y entrer. Elle fut fondée en 1063. La mode n’avait pas encore anéanti tous les souvenirs de l’art antique. Cette église est romane, et la nef est large relativement à sa longueur ; ce qui me touche beaucoup et me prouve que je ne possède pas le vrai goût chrétien, plus la nef d’une église est étroite et resserrée entre de hauts piliers, plus elle représente le malheur.

Saint-Étienne est une croix latine : des piliers carrés avec une colonne engagée sur chaque face la divisent en trois nefs. Le caractère distinctif des édifices romans (ou bâtis par des architectes timides qui gardaient encore quelque souvenir des monuments romains) est la solidité ; le chœur est entouré de piliers ronds réunis par des arcades en plein cintre : le plein cintre se retrouve partout ici ; ce qui, selon moi, éloigne l’idée du malheur et de l’enfer. Le lecteur sent-il ainsi ?

On voit dans le haut du chœur des colonnes bien barbares, dont les chapiteaux sont presque aussi hauts que le fût ; les transepts (les croisillons du crucifix) sont séparés de la nef par un mur qui touche à la voûte, mais qui s’ouvre dans le bas par une grande arcade surmontée de cinq plus petites.

Ces belles roses (fenêtres rondes garnies de brillants vitraux cramoisis, verts, bleus), si remarquables à Saint-Ouen de Rouen, n’étaient encore, lorsqu’on bâtit Saint-Étienne de Nevers, qu’un petit œil-de-bœuf fort étroit[1].

Rien de plus pauvre que la façade et les ornements de Saint-Étienne.

Il y a des sculptures curieuses à Saint-Sauveur, autre basilique romane misérablement transformée aujourd’hui, le haut en grenier à foin, et le bas en magasin de roulage. Les provinciaux recouvrent tous leurs édifices d’un triste badigeon café au lait, comme Notre-Dame, Saint-Sulpice, etc., à Paris. En donnant des coups de canne au badigeon de Saint-Sauveur, on le fait écailler, et l’on voit que les murs et les fûts des colonnes furent primitivement revêtus d’une couche épaisse de couleur rouge brillante. Quelques chapiteaux étaient peints en très-beau vert, et en certains endroits dorés. Au-dessus du chœur est un clocher gothique, et par conséquent bien postérieur à l’église.

Saint-Genest, voisin de Saint-Sauveur, est transformé en brasserie. Cette église, qui a la forme d’une croix grecque, dont les quatre brandies sont égales, montre la transition du plein cintre à l’ogive. Elle avait des détails élégants ; on la croit de la fin du douzième siècle.

Saint-Cyr, la cathédrale, est une longue basilique refaite en partie aux treizième, quatorzième et quinzième siècles.

Comme on le voit à Notre-Dame de Paris et au charmant Saint-Ouen de Rouen, le chœur de Saint-Cyr incline visiblement à gauche ; apparemment les architectes ont voulu rappeler que Jésus-Christ expira sur la croix la tête inclinée à droite.

Saint-Cyr me semble assez lourd, mais il est bien situé, mais son lourd clocher plaît infiniment aux paysans de la Nièvre ; ils sont séduits par certaines figures colossales appliquées contre ses angles. Pour une église des siècles barbares, ce n’était pas un petit mérite que de plaire aux paysans.

Lorsque la France, à l’époque de la terreur, regarda la religion romaine comme l’ennemie la plus implacable de la liberté, la plupart des têtes de saints dans les églises gothiques furent brisées. Mais les gros saints du clocher de Nevers ont survécu.

C’est avec le plus vif plaisir que j’ai revu la façade de l’hôtel de ville : c’était le château des comtes de Nevers ; ce qui en reste appartient au commencement de la renaissance, « à cette époque charmante où les graves beautés de l’architecture antique reparaissent comme à la dérobée au milieu des derniers caprices du gothique, et où l’on voit naître la grâce. »

Le jardin public est fort joli.

Mon désœuvrement me livrait au cicérone. Il m’a mené dans un jardin de la rue de la Tartre ; j’ai vu deux colonnes ioniques engagées dans un mur : c’est une imitation de l’antique.

Dans un jardin voisin du premier se trouve un joli tombeau de l’époque de Louis XII : il est décoré de charmantes petites statues assez bien conservées.


— Fourchambault, le 17 avril 1837.

Que dire qui ne soit pas une méchanceté, de tous ces pays de forges du Berry ?

Ou connaît ces noms à Paris ; ils ont créé depuis trente ans des fortunes colossales, et ces fortunes s’opposent maintenant à ce qu’on nous donne une bonne loi de douanes. Mes intérêts, ou plutôt les intérêts de ma vanité, m’ont conduit à Guérigny, à Imphi, etc. Il faut que, dans nos réunions de Paris, je puisse jeter en passant quelques détails sur les hauts fourneaux de ce pays-ci.

J’y vois beaucoup de choses à louer : toutefois l’ouvrier français a trop d’esprit, il veut trop inventer et varier ses moyens ; il croit à son imagination presque autant qu’à l’expérience. Et, en fait de machines comme de politique, l’expérience seule répond à tout ; la théorie n’est qu’un rêve.

L’ouvrier français du Nivernais n’a point l’opiniâtreté féroce de l’ouvrier de Birmingham, qui, avant tout, veut gagner son argent. Il est encore plus éloigné de la patience inaltérable, soigneuse et pleine de bonhomie des ouvriers du Hartz. (Il y a trois ans qu’à Gosslar l’on m’a donné un déjeuner à treize cents pieds sous terre. Les ouvriers entrent gaîment dans ce gouffre le lundi, et ne reviennent voir leurs femmes et leur village que le samedi soir. Il y eut jadis de graves inconvénients, lorsque des régiments français allant à Magdebourg étaient logés à Gosslar : les maris ensevelis dans les mines prétendirent se révolter.)

Je pourrais placer ici un mémoire de quatre pages sur les bois et les forges du Nivernais ; mais peut-être il intéresserait médiocrement le lecteur, et à coup sûr il serait taxé de jacobin ; car je proposerais des réformes, car je choquerais les riches propriétaires qui abusent du statu quo.

Les provinciaux de 1837 sont sévères en diable pour les gens riches, et j’avoue qu’il ne tiendrait qu’à ceux-ci de voir partout des ennemis.

Tout Français qui fait usage du fer paye deux francs par an pour que ces messieurs des forges puissent vendre leur bois sous la forme de fer, et réunir des millions. Laissez entrer les fers suédois et anglais, et chaque Français qui emploie le fer dépensera deux francs de moins par an ; bien plus, on pourra songer à d’immenses et magnifiques entreprises impossibles aujourd’hui.

Mais en cas de guerre avec l’Angleterre, que ferions-nous ?

On ne peut guère parler que de vin de Champagne et de la dernière comédie de M. Scribe à ces riches propriétaires, qui ont tant d’intérêt à ne pas entamer des sujets raisonnables ; mais j’ai passé deux heures aujourd’hui avec un contre-maître chargé de la vente, et qui répondait avec beaucoup de sens à toutes mes questions. Comme nous devisions, sont arrivés deux acheteurs, l’un de Troyes, en Champagne, et l’autre de Lamure, en Dauphiné. Le contre-maître a fait ses affaires, et moi j’écoutais. J’aime beaucoup ce rôle ; j’adore de n’être pas obligé de parler.

Il n’y a peut-être pas de contraste plus marqué en France que celui du bon habitant de Troyes et du citoyen du Dauphiné. Le Troyen, après avoir salué, dit tout de suite pourquoi il vient, traite son affaire avec une candeur exemplaire, et quand on lui fait des objections, il a l’air malheureux et ne dit mot.

Le Dauphinois a commencé par s’informer de la santé de la femme du contre-maître, ensuite il lui a parlé de ses enfants ; le contre-maître a été séduit, et a donné des détails sur la santé du plus jeune. Quand enfin, après un long discours amical, on en est venu aux prix des fers, le Dauphinois a dit, d’un air bon et en traînant la voix, que ce n’était pas là ce qui les brouillerait, et pendant cinq ou six minutes il a parlé des douceurs de l’amitié. Mais lorsque le contre-maître, revenant à son affaire, lui a énoncé net les prix du moment, supérieurs de dix sous à ceux de la dernière foire, le bon Dauphinois est tombé dans un profond étonnement.

— Vous voulez plaisanter ? a-t-il dit enfin d’un air bonhomme et découragé.

Le marché a été long à conclure et m’a fort diverti. Le plaisant, c’est que le contre-maître est Normand.



  1. Nous manquons d’un dictionnaire avec gravures en bois dans le texte, qui expliquerait deux cents mois de l’art gothique ; mais alors il ne serait plus un arcane.