Mémoires d’un Éléphant blanc/XXVIII

Armand Colin et Cie (p. 179-183).



Chapitre XXVIII

SALTIMBANQUE

Bientôt sur l’affiche du Grand Cirque des Deux Mondes on put lire :


LE FAMEUX DEVADATTA


L’ÉLÉPHANT UNIQUE


FRÈRE DU DIVIN GANÉÇA


DANS SES DIVERS EXERCICES


M. Oldham, en effet, s’était acquitté fort bien et fort vite de mon éducation, et je ne charmais plus seulement le public en jonglant avec des anneaux de fer. À chaque représentation, toujours dans le même ordre, se succédaient mes exercices ; quand je fus tout à fait instruit, voici ce que je faisais :

D’abord, je jonglais avec des anneaux de fer ; puis on dressait une cible, je me plaçais en face ; j’avais à côté de moi une corbeille pleine de balles, avec ma trompe, je lançais les balles contre la cible ; et je ne crois pas l’avoir jamais manquée.

La cible enlevée, on m’apportait une grosse boule de fer ; je m’y tenais en équilibre, et la faisais marcher avec mes quatre pieds. Cet exercice me fatiguait fort ; aussi, pour me reposer, me faisait-on jouer une scène dramatique.

Un jeune roi et une jeune reine erraient par la campagne gaiement ; tout à coup l’on entendait des bruits de chasse, et je paraissais, poursuivi par quelques cavaliers ; effrayés, le jeune roi et la jeune reine cherchaient à se cacher ; je faisais, semblant être furieux, deux ou trois fois le tour du cirque. Puis j’avisais la reine, je me précipitais vers elle. Alors, dans la scène, telle que l’avait d’abord composée Moukounji, — car mon maître était, pour me faire briller, devenu auteur, — le roi devait la protéger de son corps, il dégainait son sabre, me l’enfonçait dans le poitrail, et je tombais, simulant la mort. Le sabre, bien entendu, était une arme en fer-blanc émoussé, et dont la lame entrait dans la poignée.

Mais ce dénouement fut changé, et par moi, dès le premier soir où l’on donna la scène. C’était miss Nightingale qui jouait la jeune reine. Elle était charmante dans ce rôle, avec une robe de gaze blanche, sous laquelle transparaissait une tunique de soie mauve. Et, quand je la vis, si gracieuse, le souvenir de Parvati, qui ne me quittait guère, me revint plus vif et plus cher que jamais ; alors, au lieu de courir violemment vers elle, je m’arrêtai ; je m’avançai lentement, et, l’air humble et soumis, j’allai m’agenouiller devant elle. Le public applaudit longuement, et l’on décida qu’on garderait ce dénouement à la scène désormais.

C’était après cela que je faisais cinq fois le tour du cirque en bicyclette, une bicyclette énorme construite à ma taille (on s’imagine avec quelle peine un éléphant peut se tenir sur un pareil instrument). Je faisais mouvoir les pédales avec mes pieds de devant et le guidon avec ma trompe. Je devais ensuite me tenir debout et danser une polka. Enfin, pour terminer mes exercices, je jouais une autre scène, — comique celle-là, — et qu’avait composée M. Oldham :

Au milieu du cirque, on m’apportait une table, avec une chaise à ma taille et, auprès, entre deux poteaux, une cloche à laquelle pendait une corde. J’entrais, je m’asseyais sur la chaise, et, de ma trompe, je tirais la corde de la cloche. M. Oldham, vêtu en garçon de restaurant, accourait, et je lui faisais comprendre que je voulais dîner.

— On vous sert, monsieur Éléphant, disait-il.

Il sortait. D’un sac qu’on m’avait attaché aux reins, je tirais, toujours avec ma trompe, une paire d’énormes lunettes, je les assurais devant mes yeux ; puis je prenais un journal, et faisais comme si je lisais — alors, je ne savais pas encore vraiment lire. — Peu à peu, M. Oldham ne revenant pas, je simulais l’impatience ; de nouveau je sonnais, et M. Oldham accourait :

— On vous sert, monsieur Éléphant.

Il disparaissait. Deux fois encore je sonnais, et deux fois M. Oldham me criait :

— On vous sert, monsieur Éléphant.

Sans jamais rien m’apporter.

La troisième fois enfin, il me servait un plat : c’étaient quelques pains et je les avais rapidement engloutis. Je sonnais. M. Oldham venait, et je lui marquais que je voulais un second plat. Au bout d’un long temps, il m’apportait des légumes qui étaient aussi vite mangés que les pains. Je demandais un troisième plat, et cette fois, j’avais des fruits, des gâteaux et une bouteille de Champagne dont je faisais bruyamment sauter le bouchon.

Pour la dernière fois je sonnais, et je faisais signe que je voulais la note. Sans tarder, maintenant, M. Oldham m’apportait un long morceau de papier. Je remettais mes lunettes, — je les avais ôtées pour manger, — je regardais le papier, et je poussais un sonore grognement d’indignation. M. Oldham tombait, comme de peur, et, par une culbute, se relevait et il criait :

— Qu’est-ce que vous avez, monsieur Éléphant ?

Je témoignais de mon mécontentement en me levant et en piétinant la note.

— Vous la trouvez trop élevée ?

Je faisais signe que oui.

— Vous allez pourtant me payer…

Je faisais signe que non.

— Ah ! vous ne voulez pas me payer ?

Toujours non de ma part.

— Eh bien ! monsieur Éléphant, nous allons voir.

Et, très haut, il appelait :

— Eh ! eh ! là-bas, messieurs-policemen !

Alors, entraient MM. Trick et Trock, vêtus en policemen.

— Messieurs-policemen, disait M. Oldham, voici M. Éléphant qui ne veut pas me payer.

— C’est bien, criait M. Trick, en prison, monsieur Éléphant.

— En prison ! répétait M. Trock.

À cette menace, l’air confus, je tirais de mon sac des morceaux de papier simulant des bank-notes et je m’en allais, tandis que M. Oldham et MM. Trick et Trock se réjouissaient par une danse extravagante.

Cette scène amusait fort le public, qui, chaque soir, me rappelait au moins trois fois. Mais moi, je me sentais humilié de jouer un rôle comique, — de faire presque le clown.

Je vécus ainsi plusieurs années ; quand dans une ville les recettes baissaient, M. Harlwick se transportait dans une autre. De Calcutta, nous allâmes à Chandernagor, de Chandernagor à Patna ; puis je vis Bénarès, Allahabad, Delhi, que sais-je encore ?

J’aurais pu ne pas être très malheureux ; j’avais su me faire respecter de ceux qui tout d’abord avaient essayé de me taquiner. M. Oldham était fier de son élève, et l’aimait ; Moukounji était toujours le brave homme qui m’avait recueilli, et mes quatre amies, Annie, que je protégeais souvent contre les brutalités de sa mère, Circé Nightingale, Sarah Skipton et Clary Morley étaient pleines de prévenances pour moi et me gâtaient sans cesse. Mais hélas ! je songeais à ma belle vie d’autrefois, si calme et si joyeuse, et je songeais à Parvati, qui souffrait peut-être, et que j’aurais pu défendre. M’avait-elle oublié ? Ou, si elle pensait à moi, ne m’accusait-elle pas d’ingratitude ? Et n’avais-je pas, en effet, été un ingrat, de la quitter ainsi, bassement jaloux ? Aussi, malgré les soins dont on m’entourait, j’étais toujours bien triste.