Mémoires d’un Éléphant blanc/XXIX

Armand Colin et Cie (p. 185-189).



Chapitre XXIX

RETOUR AU PARADIS

Un jour, le Grand Cirque des Deux Mondes arriva à Bombay. J’étais ce jour-là à bout de courage, écrasé de honte. Moi, le Roi-Magnanime, devant qui tout un peuple s’était prosterné, moi le guerrier farouche qui avais versé tant de sang ennemi, rendu le trône à un prince, été le compagnon aimé de la plus belle des princesses, j’en étais réduit à me montrer dans de grotesques parades, pour étonner et divertir des foules !

Ah ! combien la vie m’était lourde, comme je me sentais seul, au milieu de mes nouveaux compagnons, malgré leur bienveillance pour moi.

Puisque sans doute je ne devais jamais revoir Parvati, retrouver le paradis perdu, à quoi bon prolonger le supplice ? J’étais décidé à m’enfuir de nouveau, à chercher dans les forêts solitaires le cimetière des éléphants et là, à me laisser mourir de faim, au milieu des ossements blanchis de mes pareils.

Oui, cette représentation serait la dernière.

Quand tous dormiraient je quitterais mon abri de planches, je traverserais à la nage l’étroit canal qui sépare l’île de Bombay du continent et j’irais chercher le lieu de repos où toutes mes peines mourraient avec moi.

J’étais si préoccupé par la détermination que je venais de prendre et par les réflexions que m’inspirait mon chagrin, que je fis à peine attention à l’agitation extraordinaire qui ce soir-là régnait parmi les artistes du Grand Cirque des Deux Mondes.

On rafraîchissait les costumes, on astiquait les accessoires, on répétait les tours, sus depuis longtemps, avec une ardeur peu commune, on cousait même, en toute hâte, une frange d’or à des draperies de velours rouge, pour un usage que je ne pus deviner.

La représentation commença beaucoup plus tard que de coutume. On la retarda autant que cela fut possible, malgré les trépignements d’impatience du public.

Lorsque je m’avançai sur la piste, je vis, juste en face de l’entrée, un grand espace séparé des places ordinaires par des cloisons peintes en rouge ; le devant de cette loge improvisée était orné de draperies frangées d’or, d’écussons aux armes d’Angleterre et de guirlandes de fleurs ; des fauteuils étaient disposés dans la loge.

Je compris que l’on attendait quelque personnage illustre, mais qu’il ne viendrait pas, sans doute, car la loge était vide encore et faisait un grand trou sombre au milieu des autres places qu’emplissait une foule compacte, aux toilettes claires et brillantes.

M. Oldham, en soupirant, me fit faire mes exercices et j’en étais au travail d’équilibre sur la sphère roulante, quand un mouvement général du public, qui ne me regardait plus, me fit comprendre que l’illustre personnage venait d’entrer.

Très attentif à ne pas perdre l’équilibre, je ne
— M’as-tu donc oubliée tout à fait, Iravata ?
pouvais lever la tête pour regarder.

— C’est peut-être le président de Bombay, pensai-je, et je ne tiens guère à le voir.

Mais tout à coup la sphère s’échappa d’entre mes pieds ; perdant l’équilibre, je tombai à genoux : une voix de femme venait de crier :

— Iravata !

Qui donc pouvait crier ainsi mon nom d’autrefois ? … mon nom de bonheur ? … et cette voix ! … Cette voix harmonieuse et claire qui était entrée en moi comme une épée m’avait jeté à genoux en précipitant tout mon sang au cœur ! … ce ne pouvait être que sa voix ! … sa voix à Elle ! … J’en étais certain et cependant je n’osais regarder. Il me semblait que je serais mort d’une déception.

Le public, surpris et respectueux, gardait un profond silence ; la voix, un peu attristée cette fois, se fit entendre encore :

— M’as-tu donc oubliée tout à fait, Iravata ?

D’un bond, je fus debout, devant la loge, qui était juste à ma hauteur, et, à travers mes larmes de joie, je voyais Parvati comme dans des flammes. Elle me caressait, m’embrassait, sans s’inquiéter de toute cette salle qui la regardait… Et moi ! ce que j’éprouvais, un être humain ne pourrait pas l’exprimer… Et j’étais plus honteux que jamais des cris rauques, des piétinements sur place qui étaient mes seuls moyens de manifester un bonheur qui m’étouffait.

— Méchant ! méchant ! me disait-elle à demi-voix, tout près de mon oreille, tu as pu me fuir ainsi, m’abandonner dans un moment si grave de ma vie ? … J’ai bien vu que tu ne donnais pas ton consentement à ce mariage, tu lisais dans l’âme du prince sans doute et cette âme ne te plaisait pas. Certes, ta sagesse voyait juste, mais tu aurais dû, comme moi, te résigner et te soumettre au destin, au lieu de me quitter comme un ingrat, comme un jaloux… Car tu étais jaloux et j’ai lu la mort du prince dans tes yeux. Si c’est pour éviter un crime que tu t’es enfui de Golconde, je te pardonne, malgré le chagrin que tu m’as causé. Tu peux maintenant revenir avec moi, ajouta-t-elle : je suis veuve.

Certes, ce que je fis en entendant cette bienheureuse parole n’était pas convenable ; on m’a appris qu’il ne faut se réjouir de la mort de personne, mais je ne pus me contenir : je poussai des coups de trompette tellement vigoureux que presque tous les assistants s’enfuirent épouvantés, et je fis trois fois le tour de la piste au grand trot.

Le prince Alemguir et Saphir-du-Ciel étaient aussi dans la loge. Je ne les avais pas vus tout d’abord, aveuglé que j’étais de larmes et d’émotion. Ils avaient appelé auprès d’eux le directeur du Grand Cirque des Deux Mondes et je compris tout de suite que l’on traitait avec lui de ma rançon.

Il se montra à la fois digne et humble, devant le roi et la reine de Golconde et, avec beaucoup de loyauté, il déclara que je ne lui appartenais pas, que j’étais seulement engagé dans la troupe, avec mon maître actuel, et que, d’ailleurs, j’avais fait affluer tant de roupies dans la caisse de l’association qu’il me devait de la reconnaissance, tandis que je ne lui devais rien.

Ce fut donc à titre de largesse qu’il accepta, après s’être beaucoup défendu, le magnifique diamant que le roi lui offrait, et la somme importante qui devait être distribuée à tous les acteurs de la troupe.

Moukounji s’était approché et je fis comprendre à Parvati que je désirais ne pas l’abandonner. Il se tenait le mieux qu’il pouvait, on ne s’aperçut pas qu’il était ivre, et il fut convenu qu’on l’emmènerait à Golconde.

Tous les artistes, dans leurs costumes de spectacle, étaient réunis sur la piste.

Je fis mes adieux, le plus affectueusement que je le pus, mais ils me semblaient déjà loin, loin de moi, comme oubliés, enveloppés de brouillard et de nuit.

J’avais retrouvé ma lumière, ma joie, ma vie ; je ne voyais plus que cela et, tandis que les bouchons de champagne sautaient et que les verres se choquaient en mon honneur, ce fut comme dans un rêve que je quittai pour toujours le Cirque des Deux Mondes, absorbé que j’étais dans l’immense bonheur de sentir de nouveau sur mon dos le poids léger de mon adorée princesse, enfin reconquise.