Armand Colin et Cie (p. 71-74).



Chapitre XI

ON NOUS PREND POUR DES VOLEURS

Nous étions à Beejapour depuis plusieurs mois, le prince Alemguir et moi, et beaucoup d’aventures nous étaient arrivées dans cette ville, la première rencontrée sur notre route à peu de distance de la chapelle de Ganéça.

Les maîtres actuels de l’Hindoustan, les Anglais, étaient en nombre à Beejapour, où un gouverneur résidait. Nous étions donc là hors des atteintes du maharajah de Mysore, lui-même soumis aux conquérants anglais, et ne régnant qu’en leur payant un tribut ; mais d’autres dangers nous menaçaient : mon maître, tout d’abord, fut pris pour un voleur !

En le voyant presque nu, hâve, dépouillé de tout, les chevilles et les poignets gardant la meurtrissure de chaînes, on ne crut rien de ce qu’il affirmait. On le soupçonnait de s’être échappé d’une prison, et ce qu’on l’accusait d’avoir volé, c’était moi-même.

Alors on voulut me confisquer, me séparer de lui ; mais quand on essaya de mettre la main sur moi, le cri de colère que je poussai fit fuir les agents de police et les badauds amassés, comme une volée de moineaux :

Les constables revinrent les premiers. Ils convinrent qu’il était possible que l’inconnu fût bien le propriétaire de l’éléphant, mais qu’il fallait venir s’expliquer devant le commissaire, qui jugerait.

Je couchai mon maître sur mes défenses comme j’avais fait une fois déjà pour le préserver des balles, et, le portant ainsi, au grand ébahissement de la foule, je suivis les agents.

Le commissaire, malgré l’évidence, nous fit subir plusieurs épreuves, pour s’assurer que le fugitif était bien mon possesseur ; mais il conclut que cela ne l’empêchait pas d’être un personnage dangereux, un espion, un émissaire secret de quelques traîtres et qu’il fallait le garder en prison.

Alemguir ne cessait pas de demander à être conduit devant le gouverneur de Beejapour, avec lequel il s’expliquerait ; mais le gouverneur était à la chasse, et les jours passaient sans amener son retour.

Le prince eût subi tous ces ennuis avec patience, si l’idée que Saphir-du-Ciel, ignorant tout de lui, devait mourir d’inquiétude, n’eût torturé son cœur. La retraite de l’armée avait dû lui apprendre la défaite et la captivité de son époux. Mais depuis, elle ne savait plus rien, elle pouvait le croire mort, ne pas vouloir lui survivre.

Il revint enfin, ce gouverneur, et tout de suite le prince comprit qu’il s’entendrait avec lui.

Sir Percy Murray était un homme maigre et long, à barbe blanche, avec des yeux bleus, gais et vifs, des manières affables et un air de bonté et de franchise.

Après qu’Alemguir lui eut dit qui il était, lui eut montré son sceau royal et conté ses revers et ses aventures, le gouverneur exprima tous ses regrets des ennuis que ses subalternes, par excès de zèle, lui avaient causé en son absence, et il invita le prince à venir habiter chez lui, à Jasmin-Cottage, aux environs de la ville.

Mon maître le suppliait de lui fournir les moyens de retourner à Golconde, où son absence pouvait causer de grands malheurs ; mais sir Percy Murray, malgré toute sa courtoisie, ne pouvait, à ce qu’il affirmait, laisser un inconnu s’éloigner sans être assuré de son identité ; il serait blâmé en haut lieu et risquerait d’être destitué, disait-il. Mais il pria le prince d’écrire à sa femme et de lui dire d’envoyer à Beejapour plusieurs notables personnages de Golconde et un témoin anglais, si cela était possible, pour venir reconnaître le prince, et, qu’aussitôt la preuve faite qu’il était bien celui qu’il disait être, on lui rendrait la liberté.

Pendant le voyage des envoyés, le gouvernement de Beejapour fit tous ses efforts pour rendre au prince la vie agréable. Son hospitalité était des plus cordiales, sa nombreuse famille, pleine de gaieté et d’entrain ; on donna des fêtes champêtres, des soirées, des bals, et mon maître fut sinon distrait, du moins très intéressé par les mœurs, nouvelles pour lui, de la société anglaise.

Enfin, les messagers revinrent avec une lettre de Saphir-du-Ciel, et accompagnés de l’oncle du prince et de plusieurs amis, qui pleurèrent de joie en revoyant mon maître, sur lequel ils avaient pleuré de chagrin.

Alemguir, me traitant toujours en ami, vint me lire la lettre de la princesse et m’annoncer que nous partions le lendemain.

— S’il était possible de te faire voyager en chemin de fer, ajouta-t-il, nous arriverions le soir même ; mais cela serait difficile et te déplairait peut-être.

Pourvu que ce ne fût pas sur mer, j’étais disposé à voyager de n’importe quelle façon. Je fis comprendre à mon maître que j’irais volontiers en chemin de fer, et cela fut décidé.

On m’installa dans un grand wagon découvert que l’on abrita sous une tente et que l’on tapissa d’une épaisse litière. Puis, à l’aide d’un plancher en pente douce, on m’y fit monter.

Il paraît que l’on n’avait jamais vu un éléphant prendre le chemin de fer, car il y eut beaucoup de badauds sur le quai de la gare, venus pour assister à mon embarquement.

Le prince me recommanda de me coucher, afin d’être moins secoué, et, après avoir fait ses adieux au gouverneur, qui l’avait accompagné avec plusieurs officiers anglais, il monta dans son compartiment et l’on ferma les portières.

Des coups de sifflet vibrèrent, et le train se mit en marche. N’ayant pas l’habitude d’aller en voiture, le mouvement me causa un peu de vertige ; mais cela n’était rien à côté des abominables souvenirs de la traversée de Siam à Ceylan, et l’idée d’arriver avant la nuit me remplissait de joie. Aussi je pris mon mal en patience quand, augmentant de vitesse, le train nous emporta à toute vapeur vers Golconde.