Mémoires d’outre-tombe/Troisième partie/Livre XI

Garnier (Tome 4p. 371-475).

LIVRE XI[1]

Madame Récamier. — Enfance de Madame Récamier. — Suite du récit de Benjamin Constant : Madame de Staël. — Voyage de Madame Récamier en Angleterre. — Premier voyage de madame de Staël en Allemagne. — Madame Récamier à Paris. — Projets des généraux. — Portrait de Bernadotte. — Procès de Moreau. — Lettres de Moreau et de Masséna à Madame Récamier. — Mort de M. Necker. — Retour de Madame de Staël. — Madame Récamier à Coppet. — Le prince Auguste de Prusse. — Second voyage de Madame de Staël en Allemagne. — Château de Chaumont. — Lettre de Madame de Staël à Bonaparte. — Madame Récamier et M. Mathieu de Montmorency sont exilés. — Madame Récamier à Châlons. — Madame Récamier à Lyon. — Madame de Chevreuse. — Prisonniers espagnols. — Madame Récamier à Rome. — Albano. — Canova : ses lettres. — Le pêcheur d’Albano. — Madame Récamier à Naples. — Le duc de Rohan-Chabot. — Le roi Murat : ses lettres. — Madame Récamier revient en France. — Lettre de Madame de Genlis. — Lettres de Benjamin Constant. — Articles de Benjamin Constant au retour de Bonaparte de l’île d’Elbe. — Madame de Krüdener. — Le duc de Wellington. — Je retrouve Madame Récamier. — Mort de Madame de Staël. — L’Abbaye-aux-Bois.

Nous passons à l’ambassade de Rome, à cette Italie le rêve de mes jours. Avant de continuer mon récit, je dois parler d’une femme qu’on ne perdra plus de vue jusqu’à la fin de ces Mémoires. Une correspondance va s’ouvrir de Rome à Paris entre elle et moi : il faut donc savoir à qui j’écris, comment et à quelle époque j’ai connu madame Récamier.

Elle rencontra aux divers rangs de la société des personnages plus ou moins célèbres engagés sur la scène du monde ; tous lui ont rendu un culte. Sa beauté mêle son existence idéale aux faits matériels de notre histoire : lumière sereine éclairant un tableau d’orage.

Revenons encore sur des temps écoulés ; essayons à la clarté de mon couchant de dessiner un portrait sur le ciel où ma nuit qui s’approche va bientôt répandre ses ombres.

Une lettre, publiée dans le Mercure après ma rentrée en France en 1800, avait frappé madame de Staël. Je n’étais pas encore rayé de la liste des émigrés ; Atala me tira de mon obscurité. Madame Bacciochi (Élisa Bonaparte), à la prière de M. de Fontanes, sollicita et obtint ma radiation dont madame de Staël s’était occupée ; j’allai la remercier. Je ne me souviens plus si ce fut Christian de Lamoignon ou l’auteur de Corinne qui me présenta à madame Récamier son amie ; celle-ci demeurait alors dans sa maison de la rue du Mont-Blanc. Au sortir de mes bois et de l’obscurité de ma vie, j’étais encore tout sauvage ; j’osais à peine lever les yeux sur une femme entourée d’adorateurs.

Environ un mois après, j’étais un matin chez madame de Staël ; elle m’avait reçu à sa toilette ; elle se laissait habiller par mademoiselle Olive, tandis qu’elle causai en roulant dans ses doigts une petite branche verte. Entre tout à coup madame Récamier, vêtue d’une robe blanche ; elle s’assit au milieu d’un sofa de soie bleue. Madame de Staël, restée debout, continua sa conversation fort animée, et parlait avec éloquence ; je répondais à peine, les yeux attachés sur madame Récamier. Je n’avais jamais inventé rien de pareil, et plus que jamais je fus découragé : mon admiration se changea en humeur contre ma personne. Madame Récamier sortit, et je ne la revis plus que douze ans après.

Douze ans ! quelle puissance ennemie coupe et gaspille ainsi nos jours, les prodigue ironiquement à toutes les indifférences appelées attachements, à toutes les misères surnommées félicités ! Puis, par une autre dérision, quand elle en a flétri et dépensé la partie la plus précieuse, elle vous ramène au point de départ de vos courses. Et comment vous y ramène-t-elle ? l’esprit obsédé des idées étrangères, des fantômes importuns, des sentiments trompés ou incomplets d’un monde qui ne vous a laissé rien d’heureux. Ces idées, ces fantômes, ces sentiments s’interposent entre vous et le bonheur que vous pourriez encore goûter. Vous revenez le cœur souffrant de regrets, désolé de ces erreurs de jeunesse si pénibles au souvenir dans la pudeur des années. Voilà comme je revins après avoir été à Rome, en Syrie, après avoir vu passer l’empire, après être devenu l’homme du bruit, après avoir cessé d’être l’homme du silence. Madame Récamier qu’avait-elle fait ? quelle avait été sa vie ?

Je n’ai point connu la plus grande partie de l’existence à la fois éclatante et retirée dont je vais vous entretenir : force m’est donc de recourir à des autorités différentes de la mienne, mais elles seront irrécusables. D’abord madame Récamier m’a raconté des faits dont elle a été témoin et m’a communiqué des lettres précieuses. Elle a écrit, sur ce qu’elle a vu, des notes dont elle m’a permis de consulter le texte, et trop rarement de le citer. Ensuite madame de Staël dans sa correspondance, Benjamin Constant dans ses souvenirs, les uns imprimés, les autres manuscrits, M. Ballanche dans une notice sur notre commune amie, madame la duchesse d’Abrantès dans ses esquisses, madame de Genlis dans les siennes, ont abondamment fourni les matériaux de ma narration : je n’ai fait que nouer les uns aux autres tant de beaux noms, en remplissant les vides par mon récit, quand quelques anneaux de la chaîne des événements étaient sautés ou rompus.

Montaigne dit que les hommes vont béant aux choses futures : j’ai la manie de béer aux choses passées. Tout est plaisir, surtout lorsque l’on tourne les yeux sur les premières années de ceux que l’on chérit ; on allonge une vie aimée ; on étend l’affection que l’on ressent sur des jours que l’on a ignorés et que l’on ressuscite ; on embellit ce qui fut de ce qui est ; on recompose de la jeunesse.

J’ai vu à Lyon le Jardin des Plantes établi sur les ruines de l’amphithéâtre antique et dans les jardins de l’ancienne abbaye de la Déserte, maintenant abattue : le Rhône et la Saône sont à vos pieds ; au loin s’élève la plus haute montagne de l’Europe, première colonne milliaire de l’Italie, avec son écriteau blanc au-dessus des nuages. Madame Récamier[2] fut mise dans cette abbaye, elle y passa son enfance derrière une grille qui ne s’ouvrait sur l’église extérieure qu’à l’élévation de la messe. Alors on apercevait dans la chapelle intérieure du couvent des jeunes filles prosternées. La fête de l’abbesse était la fête principale de la communauté ; la plus belle des pensionnaires faisait le compliment d’usage : sa parure était ajustée, sa chevelure nattée, sa tête voilée et couronnée des mains de ses compagnes ; et tout cela en silence, car l’heure du lever était une de celles qu’on appelait du grand silence dans les monastères. Il va de suite que Juliette avait les honneurs de la journée. Son père et sa mère s’étant établis à Paris rappelèrent leur enfant auprès d’eux. Sur des brouillons écrits par madame Récamier je recueille cette note :

« La veille du jour où ma tante devait venir me chercher, je fus conduite dans la chambre de madame l’abbesse pour recevoir sa bénédiction. Le lendemain, baignée de larmes, je venais de franchir la porte que je ne me souvenais pas d’avoir vue s’ouvrir pour me laisser entrer, je me trouvai dans une voiture avec ma tante, et nous partîmes pour Paris.

« Je quitte à regret une époque si calme et si pure pour entrer dans celle des agitations. Elle me revient quelquefois comme dans un vague et doux rêve, avec ses nuages d’encens, ses cérémonies infinies, ses processions dans les jardins, ses chants et ses fleurs. »

Ces heures sorties d’un pieux désert se reposent maintenant dans une autre solitude religieuse, sans avoir rien perdu de leur fraîcheur et de leur harmonie.

Benjamin Constant, l’homme qui a eu le plus d’esprit après Voltaire, cherche à donner une idée de la première jeunesse de madame Récamier : il a puisé dans le modèle dont il prétendait retracer les traits une grâce qui ne lui était pas naturelle.

« Parmi les femmes de notre époque, dit-il, que des avantages de figure, d’esprit ou de caractère ont rendues célèbres, il en est une que je veux peindre. Sa beauté l’a d’abord fait admirer ; son âme s’est ensuite fait connaître, et son âme a encore paru supérieure à sa beauté. L’habitude de la société a fourni à son esprit le moyen de se déployer, et son esprit n’est resté au-dessous ni de sa beauté ni de son âme.

« À peine âgée de quinze ans[3], mariée à un homme qui, occupé d’affaires immenses, ne pouvait guider son extrême jeunesse, madame Récamier se trouva presque entièrement livrée à elle-même dans un pays qui était encore un chaos.

« Plusieurs femmes de la même époque ont rempli l’Europe de leurs diverses célébrités. La plupart ont payé le tribut à leur siècle, les unes par des amours sans délicatesse, les autres par de coupables condescendances envers les tyrannies successives.

« Celle que je peins sortit brillante et pure de cette atmosphère qui flétrissait ce qu’elle ne corrompait pas. L’enfance fut d’abord pour elle une sauvegarde, tant l’auteur de ce bel ouvrage, faisait tourner tout à son profit. Éloignée du monde dans une solitude embellie par les arts, elle se faisait une douce occupation de toutes ces études charmantes et poétiques qui restent le charme d’un autre âge.

« Souvent aussi, entourée de jeunes compagnes, elle se livrait avec elles à des jeux bruyants. Svelte et légère, elle les devançait à la course ; elle couvrait d’un bandeau ses yeux qui devaient un jour pénétrer toutes les âmes. Son regard, aujourd’hui si expressif et si profond, et qui semble nous révéler des mystères qu’elle-même ne connaît pas, n’étincelait alors que d’une gaieté vive et folâtre. Ses beaux cheveux, qui ne peuvent se détacher sans nous remplir de trouble, tombaient alors, sans danger pour personne, sur ses blanches épaules. Un rire éclatant et prolongé interrompait souvent ses conversations enfantines ; mais déjà l’on eût pu remarquer en elle cette observation fine et rapide qui saisit le ridicule, cette malignité douce qui s’en amuse sans jamais blesser, et surtout ce sentiment exquis d’élégance, de pureté, de bon goût, véritable noblesse native, dont les titres sont empreints sur les êtres privilégiés.

« Le grand monde d’alors était trop contraire à sa nature pour qu’elle ne préférât pas la retraite. On ne la vit jamais dans les maisons ouvertes à tout venant, seules réunions possibles quand toute société fermée eût été suspecte ; où toutes les classes se précipitaient, parce qu’on pouvait y parler sans rien dire, s’y rencontrer sans se compromettre ; où le mauvais ton tenait lieu d’esprit et le désordre de gaieté. On ne la vit jamais à cette cour du Directoire, où le pouvoir était tout à la fois terrible et familier, inspirant la crainte sans échapper au mépris.

« Cependant madame Récamier sortait quelquefois de sa retraite pour aller au spectacle ou dans les promenades publiques, et, dans ces lieux fréquentés par tous, ces rares apparitions étaient de véritables événements. Tout autre but de ces réunions immenses était oublié, et chacun s’élançait sur son passage. L’homme assez heureux pour la conduire avait à surmonter l’admiration comme un obstacle ; ses pas étaient à chaque instant ralentis par les spectateurs pressés autour d’elle ; elle jouissait de ce succès avec la gaieté d’un enfant et la timidité d’une jeune fille ; mais la dignité gracieuse, qui dans sa retraite la distinguait de ses jeunes amies, contenait au dehors la foule effervescente. On eût dit qu’elle régnait également par sa seule présence sur ses compagnes et sur le public. Ainsi se passèrent les premières années du mariage de madame Récamier[4], entre des occupations poétiques, des jeux enfantins dans la retraite, et de courtes et brillantes apparitions dans le monde. »

Interrompant le récit de l’auteur d’Adolphe, je dirai que, dans cette société succédant à la terreur, tout le monde craignait d’avoir l’air de posséder un foyer. On se rencontrait dans les lieux publics, surtout au Pavillon d’Hanovre : quand je vis ce pavillon, il était abandonné comme la salle d’une fête d’hier, ou comme un théâtre dont les acteurs étaient à jamais descendus. Là s’étaient retrouvées des jeunes échappées de prison à qui André Chénier avait fait dire :

Je ne veux point mourir encore.

Madame Récamier avait rencontré Danton allant au supplice, et elle vit bientôt après quelques-unes des belles victimes dérobées à des hommes devenus eux-mêmes victimes de leur propre fureur.

Je reviens à mon guide Benjamin Constant :

« L’esprit de madame Récamier avait besoin d’un autre aliment. L’instinct du beau lui faisait aimer d’avance, sans les connaître, les hommes distingués par une réputation de talent et de génie.

« M. de Laharpe, l’un des premiers, sut apprécier cette femme qui devait un jour grouper autour d’elle toutes les célébrités de son siècle. Il l’avait rencontrée dans son enfance, il la revit mariée, et la conversation de cette jeune personne de quinze ans eut mille attraits pour un homme que son excessif amour-propre et l’habitude des entretiens avec les hommes les plus spirituels de France rendaient fort exigeant et fort difficile.

« M. de Laharpe se dégageait auprès de madame Récamier de la plupart des défauts qui rendaient son commerce épineux et presque insupportable. Il se plaisait à être son guide : il admirait avec quelle rapidité son esprit suppléait à l’expérience et comprenait tout ce qu’il lui révélait sur le monde et sur les hommes. C’était au moment de cette conversion fameuse que tant de gens ont qualifiée d’hypocrisie. J’ai toujours regardé cette conversion comme sincère. Le sentiment religieux est une faculté inhérente à l’homme ; il est absurde de prétendre que la fraude et le mensonge aient créé cette faculté. On ne met rien dans l’âme humaine que ce que la nature y a mis. Les persécutions, les abus d’autorité en faveur de certains dogmes peuvent nous faire illusion à nous-mêmes et nous révolter contre ce que nous éprouverions si on ne nous l’imposait pas ; mais, dès que les causes extérieures ont cessé, nous revenons à notre tendance primitive : quand il n’y a plus de courage à résister, nous ne nous applaudissons plus de notre résistance. Or, la révolution ayant ôté ce mérite à l’incrédulité, les hommes que la vanité seule avait rendus incrédules purent devenir religieux de bonne foi.

« M. de Laharpe était de ce nombre ; mais il garda son caractère intolérant, et cette disposition amère qui lui faisait concevoir de nouvelles haines sans abjurer les anciennes. Toutes ces épines de sa dévotion disparaissaient cependant auprès de madame Récamier. »

Voici quelques fragments des lettres de M. de Laharpe à madame Récamier, dont Benjamin Constant vient de parler :

Samedi, 28 septembre.

« Quoi, madame, vous portez la bonté jusqu’à vouloir honorer d’une visite un pauvre proscrit comme moi ! C’est pour cette fois que je pourrais dire comme les anciens patriarches, à qui d’ailleurs je ressemble si peu, « qu’un ange est venu dans ma demeure ». Je sais bien que vous aimez à faire œuvres de miséricorde ; mais, par le temps qui court, tout bien est difficile, et celui-là comme les autres. Je dois vous prévenir, à mon grand regret, que venir seule est d’abord impossible pour bien des raisons ; entre autres, qu’avec votre jeunesse et votre figure dont l’éclat vous suivra partout, vous ne sauriez voyager sans une femme de chambre à qui la prudence me défend de confier le secret de ma retraite, qui n’est pas à moi seul. Vous n’auriez donc qu’un moyen d’exécuter votre généreuse résolution, ce serait de vous consulter avec madame de Clermont[5] qui vous amènerait un jour dans son petit castel champêtre, et de là il vous serait très aisé de venir avec elle. Vous êtes faites toutes deux pour vous apprécier et pour vous aimer l’une et l’autre. . . . . Je fais dans ce moment-ci beaucoup de vers. En les faisant, je songe souvent que je pourrai les lire un jour à cette belle et charmante Juliette dont l’esprit est aussi fin que le regard, et le goût aussi pur que son âme. Je vous enverrais bien aussi le fragment d’Adonis que vous aimez, quoique devenu un peu profane pour moi ; mais je voudrais la promesse qu’il ne sortira pas de vos mains. . . . . . . . .

« Adieu, madame ; je me laisse aller avec vous à des idées que toute autre que vous trouverait bien extraordinaire d’adresser à une personne de seize ans, mais je sais que vos seize ans ne sont que sur votre figure[6]. »

« Samedi.

« Il y a bien longtemps, madame, que je n’ai eu le plaisir de causer avec vous, et si vous êtes sûre, comme vous devez l’être que c’est une de mes privations, vous ne m’en ferez pas de reproches. . .

« Vous avez lu dans mon âme ; vous y avez vu que j’y portais le deuil des malheurs publics et celui de mes propres fautes, et j’ai dû sentir que cette triste disposition formait un contraste trop fort avec tout l’éclat qui environne votre âge et vos charmes. Je crains même qu’il ne se soit fait apercevoir quelquefois dans le peu de moments qu’il m’a été permis de passer avec vous, et je réclame là-dessus votre indulgence. Mais à présent, madame, que la Providence semble nous montrer de bien près un meilleur avenir[7], à qui pourrais-je confier mieux qu’à vous la joie que me donnent des espérances si douces et que je crois si prochaines ? Qui tiendra une plus grande place que vous dans les jouissances particulières qui se mêleront à la joie publique ? Je serai alors plus susceptible et moins indigne des douceurs de votre charmante société, et combien je m’estimerai heureux de pouvoir y être encore pour quelque chose ! Si vous daignez mettre le même prix au fruit de mon travail, vous serez toujours la première à qui je m’empresserai d’en faire hommage. Alors plus de contradictions et d’obstacles ; vous me trouverez toujours à vos ordres, et personne, je l’espère, ne pourra me blâmer de cette préférence. Je dirai : Voilà celle qui, dans l’âge des illusions et avec tous les avantages brillants qui peuvent les excuser, a connu toute la noblesse et la délicatesse des procédés de la plus pure amitié, et au milieu de tous les hommages s’est souvenue d’un proscrit. Je dirai : Voilà celle dont j’ai vu croître la jeunesse et les grâces au milieu d’une corruption générale qui n’a jamais pu les atteindre ; celle dont la raison de seize ans a souvent fait honte à la mienne : et je suis sûr que personne ne sera tenté de me contredire. »

La tristesse des événements, de l’âge et de la religion, cachée sous une expression attendrie, offre dans ces lettres un singulier mélange de pensée et de style. Revenons encore au récit de Benjamin Constant :

« Nous arrivons à l’époque où madame Récamier se vit pour la première fois l’objet d’une passion forte et suivie. Jusqu’alors elle avait reçu des hommages unanimes de la part de tous ceux qui la rencontraient, mais son genre de vie ne présentait nulle part des centres de réunion où l’on fût sûr de la retrouver. Elle ne recevait jamais chez elle et ne s’était point encore formé de société où l’on pût pénétrer tous les jours pour la voir et essayer de lui plaire.

« Dans l’été de 1799, madame Récamier vint habiter le château de Clichy, à un quart de lieue de Paris. Un homme célèbre depuis par divers genres de prétentions, et plus célèbre encore par les avantages qu’il a refusés que par les succès qu’il a obtenus, Lucien Bonaparte, se fit présenter à elle.

« Il n’avait aspiré jusqu’alors qu’à des conquêtes faciles, et n’avait étudié pour les obtenir que les moyens de romans que son peu de connaissance du monde lui représentait comme infaillibles. Il est possible que l’idée de captiver la plus belle femme de son temps l’ait séduit d’abord. Jeune, chef d’un parti dans le conseil des Cinq-Cents, frère du premier général du siècle, il fut flatté de réunir dans sa personne les triomphes d’un homme d’État et les succès d’un amant.

« Il imagina de recourir à une fiction pour déclarer son amour à madame Récamier ; il supposa une lettre de Roméo à Juliette ; et l’envoya comme un ouvrage de lui à celle qui portait le même nom. »

Voici cette lettre de Lucien, connue de Benjamin Constant ; au milieu des révolutions qui ont agité le monde réel, il est piquant de voir un Bonaparte s’enfoncer dans le monde des fictions.

LETTRE DE ROMÉO À JULIETTE
par l’auteur de la Tribu indienne[8].
« Venise, 29 juillet.

« Roméo vous écrit, Juliette : si vous refusiez de me lire vous seriez plus cruelle que nos parents, dont les longues querelles viennent enfin de s’apaiser : sans doute ces affreuses querelles ne renaîtront plus. . . . . . Il y a peu de jours, je ne vous connaissais encore que par la renommée. Je vous avais aperçue quelquefois dans les temples et dans les fêtes ; je savais que vous étiez la plus belle ; mille bouches répétaient vos éloges, et vos attraits m’avaient frappé sans m’éblouir. . . . . . . Pourquoi la paix m’a-t-elle livré à votre empire ? la paix ! elle est dans nos familles, mais le trouble est dans mon cœur. . . . . . . . . . . . .

« Rappelez-vous ce jour où pour la première fois je vous fus présenté. Nous célébrions dans un banquet nombreux la réconciliation de nos pères. Je revenais du sénat où les troubles suscités à la République avaient produit une vive impression. . . Vous arrivâtes ; tous alors s’empressaient. Qu’elle est belle ! s’écriait-on. . . . . . . . . . .

« La foule remplit dans la soirée les jardins de Bedmar. Les importuns, qui sont partout, s’emparèrent de moi. Cette fois je n’eus avec eux ni patience ni affabilité : ils me tenaient éloigné de vous !… Je voulus me rendre compte du trouble qui s’emparait de moi. Je connus l’amour et je voulus le maîtriser… Je fus entraîné et je quittai avec vous ce lieu de fêtes.

« Je vous ai revue depuis ; l’amour a semblé me sourire. Un jour, assise au bord de l’eau, immobile et rêveuse, vous effeuilliez une rose ; seul avec vous, j’ai parlé… j’ai entendu un soupir… vaine illusion ! Revenu de mon erreur, j’ai vu l’indifférence au front tranquille assise entre nous deux… La passion qui me maîtrise s’exprimait dans mes discours, et les vôtres portaient l’aimable et cruelle empreinte de l’enfance et de la plaisanterie.

« Chaque jour je voudrais vous voir, comme si le trait n’était pas assez fixé dans mon cœur. Les moments où je vous vois seule sont bien rares, et ces jeunes Vénitiens qui vous entourent et vous parlent fadeur et galanterie me sont insupportables. Peut-on parler à Juliette comme aux autres femmes !

« J’ai voulu vous écrire ; vous me connaîtrez, vous ne serez plus incrédule ; mon âme est inquiète ; elle a soif de sentiment. Si l’amour n’a pas ému le vôtre ; si Roméo n’est à vos yeux qu’un homme ordinaire, oh ! je vous en conjure par les liens que vous m’avez imposés, soyez avec moi sévère par bonté ; ne me souriez plus, ne me parlez plus, repoussez-moi loin de vous. Dites-moi de m’éloigner, et si je puis exécuter cet ordre rigoureux, souvenez-vous au moins que Roméo vous aimera toujours ; que personne n’a jamais régné sur lui comme Juliette, et qu’il ne peut plus renoncer à vivre pour elle au moins par le souvenir. »

Pour un homme de sang-froid, tout cela est un peu moquable : les Bonaparte vivaient de théâtres, de romans et de vers ; la vie de Napoléon lui-même est-elle autre chose qu’un poème ?

Benjamin Constant continue en commentant cette lettre : « Le style de cette lettre est visiblement imité de tous les romans qui ont peint les passions, depuis Werther jusqu’à la Nouvelle Héloïse. Madame Récamier reconnut facilement, à plusieurs circonstances de détail, qu’elle-même était l’objet de la déclaration qu’on lui présentait comme une simple lecture. Elle n’était pas assez accoutumée au langage direct de l’amour pour être avertie par l’expérience que tout dans les expressions n’était peut-être pas sincère ; mais un instinct juste et sûr l’en avertissait ; elle répondit avec simplicité, avec gaieté même, et montra bien plus d’indifférence que d’inquiétude et de crainte. Il n’en fallut pas davantage pour que Lucien éprouvât réellement la passion qu’il avait d’abord un peu exagérée.

« Les lettres de Lucien deviennent plus vraies, plus éloquentes, à mesure qu’il devient plus passionné ; on y voyait bien toujours l’ambition des ornements, le besoin de se mettre en attitude ; il ne peut s’endormir sans se jeter dans les bras de Morphée. Au milieu de son désespoir, il se décrit livré aux grandes occupations qui l’entourent ; il s’étonne de ce qu’un homme comme lui verse des larmes ; mais dans tout cet alliage de déclamation et de phrases il y a pourtant de l’éloquence, de la sensibilité et de la douleur. Enfin, dans une lettre pleine de passion où il écrit à madame Récamier : « Je ne puis vous haïr, mais je puis me tuer, » il dit tout à coup en réflexion générale : « J’oublie que l’amour ne s’arrache pas, il s’obtient. » Puis il ajoute : « Après la réception de votre billet, j’en ai reçu plusieurs diplomatiques ; j’ai appris une nouvelle que le bruit public vous aura sans doute apprise. Les félicitations m’entourent, m’étourdissent… on me parle de ce qui n’est pas vous ! » Puis, encore une exclamation : « Que la nature est faible, comparée à l’amour ! »

« Cette nouvelle qui trouvait Lucien insensible était pourtant une nouvelle immense : le débarquement de Bonaparte à son retour d’Égypte.

« Un destin nouveau venait de débarquer avec ses promesses et ses menaces ; le dix-huit brumaire ne devait pas se faire attendre plus de trois semaines.

« À peine échappé au danger de cette journée, qui tiendra toujours une si grande place dans l’histoire, Lucien écrivait à madame Récamier : « Votre image m’est apparue !… Vous auriez eu ma dernière pensée. »

SUITE DU RÉCIT DE BENJAMIN CONSTANT.

« Madame Récamier contracta, avec une femme bien autrement illustre que M. de Laharpe n’était célèbre, une amitié qui devint chaque jour plus intime et qui dure encore.

« M. Necker, ayant été rayé de la liste des émigrés, chargea madame de Staël, sa fille, de vendre une maison qu’il avait à Paris. Madame Récamier l’acheta, et ce fut une occasion pour elle de voir madame de Staël[9].

« La vue de cette femme célèbre la remplit d’abord d’une excessive timidité. La figure de madame de Staël a été fort discutée. Mais un superbe regard, un sourire doux, une expression habituelle de bienveillance, l’absence de toute affectation minutieuse et de toute réserve gênante ; des mots flatteurs, des louanges un peu directes, mais qui semblent échapper à l’enthousiasme, une variété inépuisable de conversation, étonnent, attirent et lui concilient presque tous ceux qui l’approchent. Je ne connais aucune femme et même aucun homme qui soit plus convaincu de son immense supériorité sur tout le monde, et qui fasse moins peser cette conviction sur les autres.

« Rien n’était plus attachant que les entretiens de madame de Staël et de madame Récamier. La rapidité de l’une à exprimer mille pensées neuves, la rapidité de la seconde à les saisir et à les juger ; cet esprit mâle et fort qui dévoilait tout, et cet esprit délicat et fin qui comprenait tout ; ces révélations d’un génie exercé communiquées à une jeune intelligence digne de les recevoir : tout cela formait une réunion qu’il est impossible de peindre sans avoir eu le bonheur d’en être témoin soi-même.

« L’amitié de madame Récamier pour madame de Staël se fortifia d’un sentiment qu’elles éprouvaient toutes deux, l’amour filial. Madame Récamier était tendrement attachée à sa mère, femme d’un rare mérite, dont la santé donnait déjà des craintes, et que sa fille ne cesse de regretter depuis qu’elle l’a perdue. Madame de Staël avait voué à son père un culte que la mort n’a fait que rendre plus exalté. Toujours entraînante dans sa manière de s’exprimer, elle le devient encore surtout quand elle parle de lui. Sa voix émue, ses yeux prêts à se mouiller de larmes, la sincérité de son enthousiasme, touchaient l’âme de ceux mêmes qui ne partageaient pas son opinion sur cet homme célèbre. On a fréquemment jeté du ridicule sur les éloges qu’elle lui a donnés dans ses écrits ; mais quand on l’a entendue sur ce sujet, il est impossible d’en faire un objet de moquerie, parce que rien de ce qui est vrai n’est ridicule. »

Les lettres de Corinne à son amie madame Récamier commencèrent à l’époque rappelée ici par Benjamin Constant : elles ont un charme qui tient presque de l’amour ; j’en ferai connaître quelques-unes.

« Coppet, 9 septembre.

« Vous souvenez-vous, belle Juliette, d’une personne que vous avez comblée de marques d’intérêt cet hiver, et qui se flatte de vous engager à redoubler l’hiver prochain ? Comment gouvernez-vous l’empire de la beauté ? On vous l’accorde avec plaisir, cet empire, parce que vous êtes éminemment bonne, et qu’il semble naturel qu’une âme si douce ait un charmant visage pour l’exprimer. De tous vos admirateurs, vous savez que je préfère Adrien de Montmorency[10]. J’ai reçu de ses lettres, remarquables par l’esprit et la grâce, et je crois à la solidité de ses affections, malgré le charme de ses manières[11]. Au reste, ce mot de solidité convient à moi, qui ne prétends qu’à un rôle bien secondaire dans son cœur. Mais vous, qui êtes l’héroïne de tous les sentiments, vous êtes exposée aux grands événements dont on fait les tragédies et les romans. Le mien[12] s’avance au pied des Alpes. J’espère que vous le lirez avec intérêt. Je me plais à cette occupation. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Au milieu de tous ces succès, ce que vous êtes et ce que vous resterez, c’est un ange de pureté et de beauté, et vous aurez le culte des dévots comme celui des mondains. . . . . . . Avez-vous revu l’auteur d’Atala ? Êtes-vous toujours à Clichy ? Enfin je vous demande des détails sur vous. J’aime à savoir ce que vous faites, à me représenter les lieux que vous habitez. Tout n’est-il pas tableau dans les souvenirs que l’on garde de vous ? Je joins, à cet enthousiasme si naturel pour vos rares avantages, beaucoup d’attrait pour votre société. Acceptez, je vous prie, avec bienveillance, tout ce que je vous offre, et promettez-moi que nous nous verrons souvent l’hiver prochain. »

« Coppet, 30 avril.

« Savez-vous que mes amis, belle Juliette, m’ont un peu flattée de l’idée que vous viendriez ici ? Ne pourriez-vous pas me donner ce grand plaisir ? Le bonheur ne m’a pas gâtée depuis quelque temps, et ce serait un retour de fortune que votre arrivée, qui me donnerait de l’espoir pour tout ce que je désire. Adrien et Mathieu disent qu’ils viendront. Si vous veniez avec eux, un mois de séjour ici suffirait pour vous montrer notre éclatante nature. Mon père dit que vous devriez choisir Coppet pour domicile, et que de là nous ferions nos courses. Mon père est très vif dans le désir de vous voir. Vous savez ce qu’on a dit d’Homère :

Par la voix des vieillards tu louas la beauté.

« Et indépendamment de cette beauté vous êtes charmante. »

Pendant la courte paix d’Amiens, madame Récamier fit avec sa mère un voyage à Londres. Elle eut des lettres de recommandation du vieux duc de Guignes, ambassadeur en Angleterre trente ans auparavant. Il avait conservé des correspondances avec les femmes les plus brillantes de son temps : la duchesse de Devonshire[13], lady Melbourne, la marquise de Salisbury, la margrave d’Anspach[14], dont il avait été amoureux. Son ambassade était encore célèbre, son souvenir tout vivant chez ces respectables dames.

Telle est la puissance de la nouveauté en Angleterre, que le lendemain les gazettes furent remplies de l’arrivée de la beauté étrangère. Madame Récamier reçut les visites de toutes les personnes à qui elle avait envoyé des lettres. Parmi ces personnes, la plus remarquable était la duchesse de Devonshire, âgée de quarante-cinq à cinquante ans. Elle était encore à la mode et belle, quoique privée d’un œil qu’elle couvrait d’une boucle de ses cheveux. La première fois que madame Récamier parut en public, ce fut avec elle. La duchesse la conduisit à l’opéra dans sa loge, où se trouvaient le prince de Galles, le duc d’Orléans et ses frères, le duc de Montpensier et le comte de Beaujolais : les deux premiers devaient devenir rois ; l’un touchait au trône, l’autre en était encore séparé par un abîme.

Les lorgnettes et les regards se tournèrent vers la loge de la duchesse. Le prince de Galles dit à madame Récamier que, si elle ne voulait être étouffée, il fallait sortir avant la fin du spectacle. À peine fut-elle debout, que les portes des loges s’ouvrirent précipitamment ; elle n’évita rien et fut portée par le flot de la foule jusqu’à sa voiture.

Le lendemain, madame Récamier alla au parc de Kensington, accompagnée du marquis de Douglas, plus tard duc d’Hamilton[15], et qui depuis a reçu Charles X à Holy-Rood, et de sa sœur la duchesse de Somerset. La foule se précipitait sur les pas de l’étrangère. Cette effet se renouvela toutes les fois qu’elle se montra en public ; les journaux retentissaient de son nom ; son portrait, gravé par Bartolozzi, fut répandu dans toute l’Angleterre. L’auteur d’Antigone, M. Ballanche, ajoute que des vaisseaux le portèrent jusque dans les îles de la Grèce : la beauté retournait aux lieux où l’on avait inventé son image. On a de madame Récamier une esquisse par David, un portrait en pied par Gérard, un buste par Canova. Le portrait est le chef-d’œuvre de Gérard ; mais il ne me plaît pas, parce que j’y reconnais les traits sans y reconnaître l’expression du modèle.

La veille du départ de madame Récamier, le prince de Galles et la duchesse de Devonshire lui demandèrent de les recevoir et d’amener chez elle quelques personnes de leur société. On fit de la musique. Elle joua avec le chevalier Marin, premier harpiste de cette époque, des variations sur un thème de Mozart. Cette soirée fut citée dans les feuilles publiques comme un concert que la belle étrangère avait donné en partant au prince de Galles.

Le lendemain elle s’embarqua pour La Haye, et mit trois jours à faire une traversée de seize heures. Elle m’a raconté que, pendant ces jours mêlés de tempêtes, elle lut de suite le Génie du christianisme ; je lui fus révélé, selon sa bienveillante expression : je reconnais là cette bonté que les vents et la mer ont toujours eue pour moi.

Près de La Haye, elle visita le château du prince d’Orange[16]. Ce prince, lui ayant fait promettre d’aller voir cette demeure, lui écrivit plusieurs lettres dans lesquelles il parle de ses revers et de l’espoir de les vaincre : Guillaume Ier est en effet devenu monarque ; en ce temps-là on intriguait pour être roi comme aujourd’hui pour être député ; et ces candidats à la souveraineté se pressaient aux pieds de madame Récamier comme si elle disposait des couronnes.

Ce billet de Bernadotte, qui règne aujourd’hui sur la Suède, termina le voyage de madame Récamier en Angleterre.

« . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Les journaux anglais, en calmant mes inquiétudes sur votre santé, m’ont appris les dangers auxquels vous avez été exposée. J’ai blâmé d’abord le peuple de Londres dans son grand empressement ; mais, je vous l’avoue, il a été bientôt excusé, car je suis partie intéressée lorsqu’il faut justifier les personnes qui se rendent indiscrètes pour admirer les charmes de votre céleste figure.

« Au milieu de l’éclat qui vous environne et que vous méritez à tant de titres, daignez vous souvenir quelquefois que l’être qui vous est le plus dévoué dans la nature est

« Bernadotte. »

Madame de Staël, menacée de l’exil, tenta de s’établir à Maffliers, campagne à huit lieues de Paris[17]. Elle accepta la proposition que lui fit madame Récamier, revenue d’Angleterre, de passer quelques jours à Saint-Brice avec elle ; ensuite elle retourna dans son premier asile. Elle rend compte de ce qui lui arriva alors, dans les Dix années d’exil.

« J’étais à table, dit-elle, avec trois de mes amis, dans une salle où l’on voyait le grand chemin et la porte d’entrée. C’était à la fin de septembre[18], à quatre heures : un homme en habit gris, à cheval, s’arrête et sonne ; je fus certaine de mon sort ; il me fit demander ; je le reçus dans le jardin. En avançant vers lui, le parfum des fleurs et la beauté du soleil me frappèrent. Les sensations qui nous viennent par les combinaisons de la société sont si différentes de celle de la nature ! Cet homme me dit qu’il était le commandant de la gendarmerie de Versailles… Il me montra une lettre, signée de Bonaparte, qui portait l’ordre de m’éloigner à quarante lieues de Paris, et enjoignait de me faire partir dans les vingt-quatre heures, en me traitant cependant avec tous les égards dus à une femme d’un nom connu… Je répondis à l’officier de gendarmerie que partir dans les vingt-quatre heures convenait à des conscrits, mais non pas à une femme et à des enfants. En conséquence je lui proposai de m’accompagner à Paris où j’avais besoin de trois jours pour faire les arrangements nécessaires à mon voyage. Je montai donc dans ma voiture avec mes enfants et cet officier qu’on avait choisi comme le plus littéraire des gendarmes. En effet, il me fit des compliments sur mes écrits. « Vous voyez, lui dis-je, monsieur, où cela mène d’être femme d’esprit. Déconseillez-le, je vous prie, aux personnes de votre famille, si vous en avez l’occasion. » J’essayais de me monter par la fierté, mais je sentais la griffe dans mon cœur.

« Je m’arrêtai quelques instants chez madame Récamier. Je trouvai le général Junot, qui, par dévouement pour elle, promit d’aller le lendemain parler au premier Consul. Il le fit en effet avec la plus grande chaleur. . . . . . . . . . . . .

« La veille du jour qui m’était accordé, Joseph Bonaparte fit encore une tentative. . . . . .

« Je fus obligée d’attendre la réponse dans une auberge à deux lieues de Paris, n’osant pas rentrer chez moi dans la ville. Un jour se passa sans que cette réponse me parvînt. Ne voulant pas attirer l’attention sur moi en restant plus longtemps dans l’auberge où j’étais, je fis le tour des murs de Paris pour en aller chercher une autre, de même à deux lieues de Paris, mais sur une route différente. Cette vie errante, à quatre pas de mes amis et de ma demeure, me causait une douleur que je ne puis me rappeler sans frissonner.[19] »

Madame de Staël, au lieu de retourner à Coppet, partit pour son premier voyage d’Allemagne. À cette époque elle m’écrivit, sur la mort de madame de Beaumont, la lettre que j’ai citée dans mon premier voyage de Rome.

Madame Récamier réunissait chez elle, à Paris, ce qu’il y avait de plus distingué dans les partis opprimés et dans les opinions qui n’avaient pas tout cédé à la victoire. On y voyait les illustrations de l’ancienne monarchie et du nouvel empire : les Montmorency, les Sabran, les Lamoignon, les généraux Masséna, Moreau et Bernadotte ; celui-là destiné à l’exil, celui-ci au trône. Les étrangers illustres s’y rendaient aussi ; le prince d’Orange, le prince de Bavière, le frère de la reine de Prusse l’environnaient, comme à Londres le prince de Galles était fier de porter son châle. L’attrait était si irrésistible qu’Eugène de Beauharnais et les ministres mêmes de l’empereur allaient à ces réunions. Bonaparte ne pouvait souffrir le succès, même celui d’une femme. Il disait : « Depuis quand le conseil se tient-il chez madame Récamier ? »

Je reviens maintenant au récit de Benjamin Constant : « Depuis longtemps Bonaparte, qui s’était emparé du gouvernement, marchait ouvertement à la tyrannie. Les partis les plus opposés s’aigrissaient contre lui, et tandis que la masse des citoyens se laissait énerver encore par le repos qu’on lui promettait, les républicains et les royalistes désiraient un renversement. M. de Montmorency appartenait à ces derniers par sa naissance, ses rapports et ses opinions. Madame Récamier ne tenait à la politique que par son intérêt généreux pour les vaincus de tous les partis. L’indépendance de son caractère l’éloignait de la cour de Napoléon dont elle avait refusé de faire partie. M. de Montmorency imagina de lui confier ses espérances, lui peignit le rétablissement des Bourbons sous des couleurs propres à exciter son enthousiasme, et la chargea de rapprocher deux hommes importants alors en France, Bernadotte et Moreau, pour voir s’ils pouvaient se réunir contre Bonaparte. Elle connaissait beaucoup Bernadotte, qui depuis est devenu prince royal de Suède. Quelque chose de chevaleresque dans la figure, de noble dans les manières, de très fin dans l’esprit, de déclamatoire dans la conversation, en font un homme remarquable. Courageux dans les combats, hardi dans le propos, mais timide dans les actions qui ne sont pas militaires, irrésolu dans tous ses projets : une chose qui le rend très séduisant à la première vue, mais qui en même temps met un obstacle à toute combinaison de plan avec lui, c’est une habitude de haranguer, reste de son éducation révolutionnaire qui ne le quitte pas. Il a parfois des mouvements d’une véritable éloquence ; il le sait, il aime ce genre de succès, et quand il est entré dans le développement de quelque idée générale, tenant à ce qu’il a entendu dans les clubs ou à la tribune, il perd de vue tout ce qui l’occupe et n’est plus qu’un orateur passionné. Tel il a paru en France dans les premières années du règne de Bonaparte, qu’il a toujours haï et auquel il a toujours été suspect, et tel il s’est encore montré dans ces derniers temps, au milieu du bouleversement de l’Europe dont on lui doit toutefois l’affranchissement, parce qu’il a rassuré les étrangers en leur montrant un Français prêt à marcher contre le tyran de la France et sachant ne dire que ce qui pouvait influer sur sa nation.

« Tout ce qui offre à une femme le moyen d’exercer sa puissance lui est toujours agréable. Il y avait d’ailleurs, dans l’idée de soulever contre le despotisme de Bonaparte des hommes importants par leurs dignités et leur gloire, quelque chose de généreux et de noble qui devait tenter madame Récamier. Elle se prêta donc au désir de M. de Montmorency. Elle réunit souvent Bernadotte et Moreau chez elle. Moreau hésitait, Bernadotte déclamait. Madame Récamier prenait les discours indécis de Moreau pour un commencement de résolution, et les harangues de Bernadotte comme un signal de renversement de la tyrannie. Les deux généraux, de leur côté, étaient enchantés de voir leur mécontentement caressé par tant de beauté, d’esprit et de grâce. Il y avait en effet quelque chose de romanesque et de poétique dans cette femme si jeune, si séduisante, leur parlant de la liberté de leur patrie. Bernadotte répétait sans cesse à madame Récamier qu’elle était faite pour électriser le monde et pour créer des séides. »

En remarquant la finesse de cette peinture de Benjamin Constant, il faut dire que madame Récamier ne serait jamais entrée dans ces intérêts politiques sans l’irritation qu’elle ressentait de l’exil de madame de Staël. Le futur roi de Suède avait la liste des généraux qui tenaient encore au parti de l’indépendance, mais le nom de Moreau n’y était pas ; c’était le seul qu’on pût opposer à celui de Napoléon : seulement Bernadotte ignorait quel était ce Bonaparte dont il attaquait la puissance.

Madame Moreau donna un bal ; toute l’Europe s’y trouva, excepté la France ; elle n’y était représentée que par l’opposition républicaine. Pendant cette fête, le général Bernadotte conduisit madame Récamier dans un petit salon où le bruit de la musique seul les suivit et leur rappelait où ils étaient. Moreau passa dans ce salon ; Bernadotte lui dit après de longues explications : « Avec un nom populaire, vous êtes le seul parmi nous qui puisse se présenter appuyé de tout un peuple ; voyez ce que vous pouvez, ce que nous pouvons guidés par vous. » Moreau répéta ce qu’il avait dit souvent : « Qu’il sentait le danger dont la liberté était menacée, qu’il fallait surveiller Bonaparte, mais qu’il craignait la guerre civile. »

Cette conversation se prolongeait et s’animait ; Bernadotte s’emporta et dit au général Moreau : « Vous n’osez pas prendre la cause de la liberté ; eh bien, Bonaparte se jouera de la liberté et de vous. Elle périra malgré nos efforts, et vous, vous serez enveloppé dans sa ruine sans avoir combattu. » Paroles prophétiques !

La mère de madame Récamier était liée avec madame Hulot, mère de madame Moreau, et madame Récamier avait contracté avec cette dernière une de ces liaisons d’enfance qu’on est heureux de continuer dans le monde.

Pendant le procès du général Moreau, madame Récamier passait sa vie chez madame Moreau. Celle-ci dit à son amie que son mari se plaignait de ne l’avoir pas encore vue parmi le public qui remplissait la salle et le tribunal. Madame Récamier s’arrangea pour assister le lendemain de cette conversation à la séance. Un des juges, M. Brillat-Savarin[20], se chargea de la faire entrer par une porte particulière qui s’ouvrait sur l’amphithéâtre. En entrant elle releva son voile, parcourut d’un coup d’œil les rangs des accusés, afin d’y trouver Moreau. Il la reconnut, se leva et la salua. Tous les regards se tournèrent vers elle ; elle se hâta de descendre les degrés de l’amphithéâtre pour arriver à la place qui lui était destinée. Les accusés étaient au nombre de quarante-sept ; ils remplissaient les gradins placés en face des juges du tribunal. Chaque accusé était placé entre deux gendarmes : ces soldats montraient au général Moreau de la déférence et du respect.

On remarquait MM. de Polignac et de Rivière, mais surtout Georges Cadoudal. Pichegru, dont le nom restera lié à celui de Moreau, manquait pourtant à côté de lui, ou plutôt on y croyait voir son ombre, car on savait qu’il manquait aussi dans la prison.

Il n’était plus question de républicains, c’était la fidélité royaliste qui luttait contre le pouvoir nouveau ; toutefois, cette cause de la légitimité et de ses partisans nobles avait pour chef un homme du peuple, Georges Cadoudal. On le voyait là, avec la pensée que cette tête si pieuse, si intrépide, allait tomber sur l’échafaud ; que lui seul peut-être, Cadoudal, ne serait pas sauvé, car il ne ferait rien pour l’être. Il ne défendait que ses amis ; quant à ce qui le regardait particulièrement, il disait tout. Bonaparte ne fut pas aussi généreux qu’on le supposait : onze personnes dévouées à Georges périrent avec lui[21].

Moreau ne parla point. La séance terminée, le juge qui avait amené madame Récamier vint la reprendre. Elle traversa le parquet du côté opposé à celui par lequel elle était entrée, et longea le banc des accusés. Moreau descendit suivi de ses deux gendarmes ; il n’était séparé d’elle que par une balustrade. Il lui dit quelques paroles que dans son saisissement elle n’entendit point : elle voulut lui répondre, sa voix se brisa[22].

Aujourd’hui que les temps sont changés, et que le nom de Bonaparte semble seul les remplir, on n’imagine pas à combien peu encore paraissait tenir sa puissance. La nuit qui précéda la sentence, et pendant laquelle le tribunal siégea, tout Paris fut sur pied. Des flots de peuple se portaient au Palais de Justice. Georges ne voulut point de grâce ; il répondit à ceux qui voulaient la demander : « Me promettez-vous une plus belle occasion de mourir ? »

Moreau, condamné à la déportation, se mit en route pour Cadix, d’où il devait passer en Amérique. Madame Moreau alla le rejoindre. Madame Récamier était auprès d’elle au moment de son départ. Elle la vit embrasser son fils dans son berceau, et la vit revenir sur ses pas pour l’embrasser encore : elle la conduisit à sa voiture et reçut son dernier adieu.

Le général Moreau écrivit de Cadix cette lettre à sa généreuse amie :

« Chiclana (près Cadix), le 12 octobre 1804.
Madame,

« Vous apprendrez sans doute avec quelque plaisir des nouvelles de deux fugitifs auxquels vous avez témoigné tant d’intérêt. Après avoir essuyé des fatigues de tout genre, sur terre et sur mer, nous espérions nous reposer à Cadix, quand la fièvre jaune, qu’on peut en quelque sorte comparer aux maux que nous venions d’éprouver, est venue nous assiéger dans cette ville.

« Quoique les couches de mon épouse nous aient forcés d’y rester plus d’un mois pendant la maladie, nous avons été assez heureux pour nous préserver de la contagion ; un seul de nos gens en a été atteint.

« Enfin, nous sommes à Chiclana, très joli village à quelques lieues de Cadix, jouissant d’une bonne santé, et mon épouse en pleine convalescence après m’avoir donné une fille très bien portante.

« Persuadée que vous prendrez autant d’intérêt à cet événement qu’à tout ce qui nous est arrivé, elle me charge de vous en faire part et de la rappeler à votre amitié.

« Je ne vous parle pas du genre de vie que nous menons, il est excessivement ennuyeux et monotone ; mais au moins nous respirons en liberté, quoique dans le pays de l’inquisition.

« Je vous prie, madame, de recevoir l’assurance de mon respectueux attachement, et de me croire pour toujours

« Votre très humble et très obéissant serviteur,

« V. Moreau. »

Cette lettre est datée de Chiclana, lieu qui sembla promettre avec de la gloire un règne assuré à M. le duc d’Angoulême : et pourtant il n’a fait que paraître sur ce bord aussi fatalement que Moreau, qu’on a cru dévoué aux Bourbons. Moreau au fond de l’âme était dévoué à la liberté ; lorsqu’il eut le malheur de se joindre à la coalition, il s’agissait uniquement à ses yeux de combattre le despotisme de Bonaparte. Louis XVIII disait à M. de Montmorency, qui déplorait la mort de Moreau comme une grande perte pour la couronne : « Pas si grande : Moreau était républicain. » Ce général ne repassa en Europe que pour trouver le boulet sur lequel son nom avait été gravé par le doigt de Dieu.

Moreau me rappelle un autre illustre capitaine, Masséna. Celui-ci allait à l’armée d’Italie ; il demanda à madame Récamier un ruban blanc de sa parure. Un jour elle reçut ce billet de la main de Masséna :

« Le charmant ruban donné par madame Récamier a été porté par le général Masséna aux batailles et au blocus de Gènes : il n’a jamais quitté le général et lui a constamment favorisé la victoire. »

Les antiques mœurs percent à travers les mœurs nouvelles dont elles font la base. La galanterie du chevalier noble se retrouvait dans le soldat plébéien ; le souvenir des tournois et des croisades était caché dans ces faits d’armes par qui la France moderne a couronné ses vieilles victoires. Cisher, compagnon de Charlemagne, ne se parait point aux combats des couleurs de sa dame : « Il portait, dit le moine de Saint-Gall, sept, huit et même neuf ennemis enfilés à sa lance comme des grenouillettes. » Cisher précédait, et Masséna suivait la chevalerie.

Madame de Staël apprit à Berlin la maladie de son père ; elle se hâta de revenir, mais M. Necker était mort[23] avant son arrivée en Suisse.

En ce temps-là arriva la ruine de M. Récamier[24] ; madame de Staël fut bientôt instruite de ce malheureux événement. Elle écrivit sur-le-champ à madame Récamier, son amie :

« Genève, 17 novembre[25].

« Ah ! ma chère Juliette, quelle douleur j’ai éprouvée par l’affreuse nouvelle que je reçois ! que je maudis l’exil qui ne me permet pas d’être auprès de vous, de vous serrer contre mon cœur ! Vous avez perdu tout ce qui tient à la facilité, à l’agrément de la vie ; mais s’il était possible d’être plus aimée, plus intéressante que vous ne l’étiez, c’est ce qui vous serait arrivé. Je vais écrire à M. Récamier, que je plains et que je respecte. Mais, dites-moi, serait-ce un rêve que de vous voir ici cet hiver ? Si vous vouliez, trois mois passés ici, dans un cercle étroit où vous seriez passionnément soignée ; mais à Paris aussi vous inspirez ce sentiment. Enfin, au moins à Lyon, ou jusqu’à mes quarante lieues, j’irai pour vous voir, pour vous embrasser, pour vous dire que je me suis senti pour vous plus de tendresse que pour aucune femme que j’aie jamais connue. Je ne sais rien vous dire comme consolation, si ce n’est que vous serez aimée et considérée plus que jamais et que les admirables traits de votre générosité et de votre bienfaisance seront connus malgré vous par ce malheur, comme ils ne l’auraient jamais été sans lui. Certainement, en comparant votre situation à ce qu’elle était, vous avez perdu ; mais s’il m’était possible d’envier ce que j’aime, je donnerais bien tout ce que je suis pour être vous. Beauté sans égale en Europe, réputation sans tache, caractère fier et généreux, quelle fortune de bonheur encore dans cette triste vie où l’on marche si dépouillé ! Chère Juliette, que notre amitié se resserre ; que ce ne soit plus simplement des services généreux qui sont tous venus de vous, mais une correspondance suivie, un besoin réciproque de se confier ses pensées, une vie ensemble. Chère Juliette, c’est vous qui me ferez revenir à Paris, car vous serez toujours une personne toute-puissante, et nous nous verrons tous les jours ; et comme vous êtes plus jeune que moi, vous me fermerez les yeux, et mes enfants seront vos amis. Ma fille a pleuré ce matin de mes larmes et des vôtres. Chère Juliette, ce luxe qui vous entourait, c’est nous qui en avons joui ; votre fortune a été la nôtre, et je me sens ruinée parce que vous n’êtes plus riche. Croyez-moi, il reste du bonheur quand on s’est fait aimer ainsi.

« Benjamin veut vous écrire ; il est bien ému. Mathieu de Montmorency m’écrit sur vous une lettre bien touchante. Chère amie, que votre cœur soit calme au milieu de tant de douleurs. Hélas ! ni la mort ni l’indifférence de vos amis ne vous menacent, et voilà les blessures éternelles. Adieu, cher ange, adieu ! J’embrasse avec respect votre visage charmant… »

Un intérêt nouveau se répandit sur madame Récamier : elle quitta la société sans se plaindre, et sembla faite pour la solitude comme pour le monde, Ses amis lui restèrent, « et cette fois, a dit M. Ballanche, la fortune se retira seule ».

Madame de Staël attira son amie à Coppet[26]. Le prince Auguste de Prusse, fait prisonnier à la bataille d’Eylau[27], se rendant en Italie, passa par Genève : il devint amoureux de madame Récamier. La vie intime et particulière appartenant à chaque homme continuait son cours sous la vie générale, l’ensanglantement des batailles et la transformation des empires. Le riche, à son réveil, aperçoit ses lambris dorés, le pauvre ses solives enfumées ; pour les éclairer il n’y a qu’un même rayon de soleil.

Le prince Auguste, croyant que madame Récamier pourrait consentir au divorce, lui proposa de l’épouser[28]. Il reste un monument de cette passion dans le tableau de Corinne que le prince obtint de Gérard ; il en fit présent à madame Récamier comme un immortel souvenir du sentiment qu’elle lui avait inspiré, et de l’intime amitié qui unissait Corinne et Juliette[29].

L’été se passa en fêtes : le monde était bouleversé ; mais il arrive que le retentissement des catastrophes publiques, en se mêlant aux joies de la jeunesse, en redouble le charme ; on se livre d’autant plus vivement aux plaisirs qu’on se sent près de les perdre.

Madame de Genlis a fait un roman sur cet attachement du prince Auguste. Je la trouvai un jour dans l’ardeur de la composition. Elle demeurait à l’Arsenal, au milieu de livres poudreux, dans un appartement obscur. Elle n’attendait personne ; elle était vêtue d’une robe noire ; ses cheveux blancs offusquaient son visage ; elle tenait une harpe entre ses genoux, et sa tête était abattue sur sa poitrine. Appendue aux cordes de l’instrument, elle promenait ses deux mains pâles et amaigries sur l’autre côté du réseau sonore, dont elle tirait des sons affaiblis, semblables aux voix lointaines et indéfinissables de la mort. Que chantait l’antique sybille[30] ? elle chantait madame Récamier.

Imp. Dumas Vorzet
MADAME DE GENLIS

Elle l’avait d’abord haïe, mais dans la suite elle avait été vaincue par la beauté et le malheur. Madame de Genlis venait d’écrire cette page sur madame Récamier, en lui donnant le nom d’Athénaïs :

« Le prince entra dans le salon, conduit par madame de Staël. Tout à coup la porte s’entr’ouvre, Athénaïs s’avance. À l’élégance de sa taille, à l’éclat éblouissant de sa figure, le prince ne peut la méconnaître, mais il s’était fait d’elle une idée toute différente : il s’était représenté cette femme si célèbre par sa beauté, fière de ses succès, avec un maintien assuré, et cette espèce de confiance que ne donne que trop souvent ce genre de célébrité ; et il voyait une jeune personne timide s’avancer avec embarras et rougir en paraissant. Le plus doux sentiment se mêla à sa surprise.

« Après dîner on ne sortit point, à cause de la chaleur excessive ; on descendit dans la galerie pour faire de la musique jusqu’à l’heure de la promenade. Après quelques accords brillants et des sons harmoniques d’une douceur enchanteresse, Athénaïs chanta en s’accompagnant sur la harpe. Le prince l’écouta avec ravissement, et, lorsqu’elle eut fini, il la regarda avec un trouble inexprimable en s’écriant : Et des talents ! »

Madame de Staël, dans la force de la vie, aimait madame Récamier ; madame de Genlis, dans sa décrépitude, retrouvait pour elle les accents de sa jeunesse ; l’auteur de Mademoiselle de Clermont[31] plaçait la scène de son roman à Coppet[32], chez l’auteur de Corinne, rivale qu’elle détestait ; c’était une merveille. Une autre merveille est de me voir écrire ces détails. Je parcours des lettres qui me rappellent des temps où je vivais solitaire et inconnu. Il fut du bonheur sans moi, aux rivages de Coppet, que je n’ai pas vus depuis sans quelque mouvement d’envie. Les choses qui me sont échappées sur la terre, qui m’ont fui, que je regrette, me tueraient si je ne touchais à ma tombe ; mais, si près de l’oubli éternel, vérités et songes sont également vains ; au bout de la vie tout est jour perdu.

Madame de Staël partit une seconde fois pour l’Allemagne[33]. Ici recommence une série de lettres à madame Récamier, peut-être encore plus charmantes que les premières.

Il n’y a rien dans les ouvrages imprimés de madame de Staël qui approche de ce naturel, de cette éloquence, où l’imagination prête son expression aux sentiments. La vertu de l’amitié de madame Récamier devait être grande, puisqu’elle sut faire produire à une femme de génie ce qu’il y avait de caché et de non révélé encore dans son talent. On devine au surplus dans l’accent triste de madame de Staël un déplaisir secret, dont la beauté devait être naturellement la confidente, elle qui ne pouvait jamais recevoir de pareilles blessures.

Madame de Staël étant rentrée en France vint, au printemps de 1810[34], habiter le château de Chaumont sur les bords de la Loire, à quarante lieues de Paris, distance déterminée pour le rayon de son bannissement. Madame Récamier la rejoignit dans cette campagne.

Madame de Staël surveillait alors l’impression de son ouvrage sur l’Allemagne : lorsqu’il fut près de paraître, elle l’envoya à Bonaparte avec cette lettre :

« Sire,

« Je prends la liberté de présenter à Votre Majesté mon ouvrage sur l’Allemagne. Si elle daigne le lire, il me semble qu’elle y trouvera la preuve d’un esprit capable de quelques réflexions et que le temps a mûri. Sire, il y a douze ans que je n’ai vu Votre Majesté et que je suis exilée. Douze ans de malheurs modifient tous les caractères, et le destin enseigne la résignation à ceux qui souffrent. Prête à m’embarquer, je supplie Votre Majesté de m’accorder une demi-heure d’entretien. Je crois avoir des choses à lui dire qui pourront l’intéresser, et c’est à ce titre que je la supplie de m’accorder la faveur de lui parler avant mon départ. Je me permettrai seulement une chose dans cette lettre : c’est l’explication des motifs qui me forcent à quitter le continent, si je n’obtiens pas de Votre Majesté la permission de vivre dans une campagne assez près de Paris pour que mes enfants y puissent demeurer. La disgrâce de Votre Majesté jette sur les personnes qui en sont l’objet une telle défaveur en Europe, que je ne puis faire un pas sans en rencontrer les effets. Les uns craignent de se compromettre en me voyant, les autres se croient des Romains en triomphant de cette crainte. Les plus simples rapports de la société deviennent des services qu’une âme fière ne peut supporter. Parmi mes amis, il en est qui se sont associés à mon sort avec une admirable générosité ; mais j’ai vu les sentiments les plus intimes se briser contre la nécessité de vivre avec moi dans la solitude, et j’ai passé ma vie depuis huit ans entre la crainte de ne pas obtenir des sacrifices, et la douleur d’en être l’objet. Il est peut-être ridicule d’entrer ainsi dans le détail de ses impressions avec le souverain du monde ; mais ce qui vous a donné le monde, Sire, c’est un souverain génie. Et en fait d’observation sur le cœur humain, Votre Majesté comprend depuis les plus vastes ressorts jusqu’aux plus délicats. Mes fils n’ont point de carrière, ma fille a treize ans ; dans peu d’années il faudra l’établir : il y aurait de l’égoïsme à la forcer de vivre dans les insipides séjours où je suis condamnée. Il faudrait donc aussi me séparer d’elle ! Cette vie n’est pas tolérable et je n’y sais aucun remède sur le continent. Quelle ville puis-je choisir où la disgrâce de Votre Majesté ne mette pas un obstacle invincible à l’établissement de mes enfants comme à mon repos personnel ? Votre Majesté ne sait peut-être pas elle-même la peur que les exilés font à la plupart des autorités de tous les pays, et j’aurais dans ce genre des choses à lui raconter qui dépassent sûrement ce qu’elle aurait ordonné. On a dit à Votre Majesté que je regrettais Paris à cause du Musée et de Talma : c’est une agréable plaisanterie sur l’exil, c’est-à-dire sur le malheur que Cicéron et Bolingbroke ont déclaré le plus insupportable de tous ; mais quand j’aimerais les chefs-d’œuvre des arts que la France doit aux conquêtes de Votre Majesté, quand j’aimerais ces belles tragédies, images de l’héroïsme, serait-ce à vous, Sire, à m’en blâmer ? Le bonheur de chaque individu ne se compose-t-il pas de la nature de ses facultés ? et si le ciel m’a donné du talent, n’ai-je pas l’imagination qui rend les jouissances des arts et de l’esprit nécessaires ? Tant de gens demandent à Votre Majesté des avantages réels de toute espèce ! pourquoi rougirais-je de lui demander l’amitié, la poésie, la musique, les tableaux, toute cette existence idéale dont je puis jouir sans m’écarter de la soumission que je dois au monarque de la France ? »

Cette lettre inconnue méritait d’être conservée[35]. Madame de Staël n’était pas, ainsi qu’on l’a prétendu, une ennemie aveugle et implacable. Elle ne fut pas plus écoutée que moi, lorsque je me vis obligé de m’adresser aussi à Bonaparte pour lui demander la vie de mon cousin Armand. Alexandre et César auraient été touchés de cette lettre d’un ton si haut, écrite par une femme si renommée ; mais la confiance du mérite qui se juge et s’égalise à la domination suprême, cette sorte de familiarité de l’intelligence qui se place au niveau du maître de l’Europe pour traiter avec lui de couronne à couronne, ne parurent à Bonaparte que l’arrogance d’un amour-propre déréglé. Il se croyait bravé par tout ce qui avait quelque grandeur indépendante ; la bassesse lui semblait fidélité, la fierté révolte ; il ignorait que le vrai talent ne reconnaît de Napoléons que dans le génie ; qu’il a ses entrées dans les palais comme dans les temples, parce qu’il est immortel.

Madame de Staël quitta Chaumont et retourna à Coppet[36] ; madame Récamier s’empressa de nouveau de se rendre auprès d’elle ; M. Mathieu de Montmorency lui resta également dévoué. L’un et l’autre en furent punis ; ils furent frappés de la peine même qu’ils étaient allés consoler : les quarante lieues de distance de Paris leur furent infligées[37].

Madame Récamier se retira à Châlons-sur-Marne[38], décidée dans son choix par le voisinage de Montmirail[39], qu’habitaient MM. de La Rochefoucauld-Doudeauville.

Mille détails de l’oppression de Bonaparte se sont perdus dans la tyrannie générale : les persécutés redoutaient de voir leurs amis, crainte de les compromettre ; leurs amis n’osaient les visiter, crainte de leur attirer quelque accroissement de rigueur. Le malheureux proscrit, devenu un pestiféré, séquestré du genre humain, demeurait en quarantaine dans la haine du despote. Bien reçu tant qu’on ignorait votre indépendance d’opinion, sitôt qu’elle était connue tout se retirait ; il ne restait autour de vous que des autorités épiant vos liaisons, vos sentiments, vos correspondances, vos démarches : tels étaient ces temps de bonheur et de liberté.

Les lettres de madame de Staël révèlent les souffrances de cette époque, où les talents étaient menacés à chaque instant d’être jetés dans un cachot, où l’on ne s’occupait que des moyens de s’échapper, où l’on aspirait à la fuite comme à la délivrance : quand la liberté a disparu, il reste un pays, mais il n’y a plus de patrie.

En écrivant à son amie qu’elle ne désirait pas la voir, dans l’appréhension du mal qu’elle lui pourrait apporter, madame de Staël ne disait pas tout : elle était mariée secrètement à M. de Rocca[40], d’où résultait une complication d’embarras dont la police impériale profitait. Madame Récamier, à qui madame de Staël croyait devoir taire ses nouveaux soucis, s’étonnait à bon droit de l’obstination qu’elle mettait à lui interdire l’entrée de son château de Coppet : blessée de la résistance de madame de Staël, pour laquelle elle s’était déjà sacrifiée, elle n’en persistait pas moins dans sa résolution de la rejoindre.

Toutes les lettres qui auraient dû retenir madame Récamier ne firent que la confirmer dans son dessein : elle partit et reçut à Dijon ce billet fatal :

« Je vous dis adieu, cher ange de ma vie, avec toute la tendresse de mon âme. Je vous recommande Auguste[41] : qu’il vous voie et qu’il me revoie. Vous êtes une créature céleste. Si j’avais vécu près de vous, j’aurais été trop heureuse : le sort m’entraîne. Adieu[42]. »

Madame de Staël ne devait plus retrouver Juliette que pour mourir. Le billet de madame de Staël frappa d’un coup de foudre la voyageuse : fuir subitement, s’en aller avant d’avoir pressé dans ses bras celle qui accourait pour se jeter dans ses adversités, n’était-ce point de la part de madame de Staël une résolution cruelle ? Il paraissait à madame Récamier que l’amitié aurait pu être moins entraînée par le sort.

Madame de Staël alla chercher l’Angleterre en traversant l’Allemagne et la Suède[43] : la puissance de Napoléon était une autre mer qui séparait Albion de l’Europe, comme l’Océan la sépare du monde.

Auguste, fils de madame de Staël, avait perdu son frère, tué en duel d’un coup de sabre[44] ; il se maria et eut un fils : ce fils, âgé de quelques mois, l’a suivi dans la tombe. Avec Auguste de Staël s’est éteinte la postérité masculine d’une femme illustre, car elle ne revit pas dans le nom honorable, mais inconnu, de Rocca.

Madame Récamier demeurée seule, pleine de regrets, chercha d’abord à Lyon, sa ville natale, un premier abri[45] : elle y rencontra madame de Chevreuse[46], autre bannie. Madame de Chevreuse avait été forcée par l’Empereur et ensuite par sa propre famille d’entrer dans la nouvelle société. Vous trouveriez à peine un nom historique qui ne consentît à perdre son honneur plutôt qu’une forêt. Une fois engagée aux Tuileries, madame de Chevreuse avait cru pouvoir dominer dans une cour sortie des camps : cette cour cherchait, il est vrai, à s’instruire des airs de jadis, dans l’espoir de couvrir sa récente origine ; mais l’allure plébéienne était encore trop rude pour recevoir des leçons de l’impertinence aristocratique. Dans une révolution qui dure et qui a fait son dernier pas, comme par exemple à Rome, le Patriciat, un siècle après la chute de la république, put se résigner à n’être plus que le sénat des empereurs ; le passé n’avait rien à reprocher aux empereurs du présent, puisque ce passé était fini ; une égale flétrissure marquait toutes les existences. Mais en France les nobles qui se transformèrent en chambellans se hâtèrent trop ; l’empire nouvellement né disparut avant eux, et ils se retrouvèrent en face de la vieille monarchie ressuscitée.

Madame de Chevreuse, attaquée d’une maladie de poitrine, sollicita et n’obtint pas la faveur d’achever ses derniers jours à Paris ; on n’expire pas quand et où l’on veut[47] : Napoléon ; qui faisait tant de décédés n’en aurait pas fini avec eux s’il leur eût laissé le choix de leur tombeau.

Madame Récamier ne parvenait à oublier ses propres chagrins qu’en s’occupant de ceux des autres ; par la connivence charitable d’une sœur de la Miséricorde, elle visitait secrètement à Lyon les prisonniers espagnols. Un d’entre eux, brave et beau, chrétien comme le Cid, s’en allait à Dieu : assis sur la paille, il jouait de la guitare ; son épée avait trompé sa main. Sitôt qu’il apercevait sa bienfaitrice, il lui chantait des romances de son pays, n’ayant pas d’autre moyen de la remercier. Sa voix affaiblie et les sons confus de l’instrument se perdaient dans le silence de la prison. Les compagnons du soldat, à demi enveloppés de leurs manteaux déchirés, leurs cheveux noirs pendants sur leurs visages hâves et bronzés, levaient des yeux fiers du sang castillan, humides de reconnaissance, sur l’exilée qui leur rappelait une épouse, une sœur, une amante, et qui portait le joug de la même tyrannie.

L’Espagnol mourut. Il put dire comme Zarviska, le jeune et valeureux poète polonais : « Une main inconnue fermera ma paupière ; le tintement d’une cloche étrangère annoncera mon trépas, et des voix qui ne seront pas celles de ma patrie prieront pour moi. »

Mathieu de Montmorency vint à Lyon visiter madame Récamier. Elle connut alors M. Camille Jordan et M. Ballanche, dignes de grossir le cortège des amitiés attachées à sa noble vie.

Madame Récamier était trop fière pour demander son rappel. Fouché l’avait longtemps et inutilement pressée d’orner la cour de l’empereur : on peut voir les détails de ces négociations de palais dans les écrits du temps. Madame Récamier se retira en Italie[48] ; M. de Montmorency l’accompagna jusqu’à Chambéry. Elle traversa le reste des Alpes, n’ayant pour compagne de voyage qu’une petite nièce âgée de sept ans, aujourd’hui madame Lenormant.

Rome était alors une ville de France, capitale du département du Tibre. Le pape gémissait prisonnier à Fontainebleau, dans le palais de François Ier.

Fouché, en mission en Italie, commandait dans la cité des Césars, de même que le chef des eunuques noirs dans Athènes : il n’y fit que passer[49] ; on installa M. de Norvins[50] en qualité de préfet de police : le mouvement était sur un autre point de l’Europe.

Conquise sans avoir vu son second Alaric, la ville éternelle se taisait, plongée dans ses ruines. Des artistes demeuraient seuls sur cet amas de siècles. Canova reçut madame Récamier comme une statue grecque que la France rendait au musée du Vatican : pontife des arts, il l’inaugura aux honneurs du Capitole, dans Rome abandonnée.

Canova avait une maison à Albano ; il l’offrit à madame Récamier ; elle y passa l’été. La fenêtre à balcon de sa chambre était une de ces grandes croisées de peintre qui encadrent le paysage. Elle s’ouvrait sur les ruines de la villa de Pompée ; au loin, par dessus des oliviers, on voyait le soleil se coucher dans la mer. Canova revenait à cette heure ; ému de ce beau spectacle, il se plaisait à chanter, avec un accent vénitien et une voix agréable, la barcarolle : O pescator dell’onda ; madame Récamier l’accompagnait sur le piano. L’auteur de Psyché et de la Madeleine se délectait à cette harmonie, et cherchait dans les traits de Juliette le type de la Béatrix qu’il rêvait de faire un jour. Rome avait vu jadis Raphaël et Michel-Ange couronner leurs modèles dans de poétiques orgies, trop librement racontées par Cellini : combien leur était supérieure cette petite scène décente et pure entre une femme exilée et ce Canova, si simple et si doux !

Plus solitaire que jamais, Rome en ce moment portait le deuil de veuve : elle ne voyait plus passer en la bénissant ces paisibles souverains qui rajeunissaient ses vieux jours de toutes les merveilles des arts. Le bruit du monde s’était encore une fois éloigné d’elle ; Saint-Pierre était désert comme le Colisée.

J’ai lu les lettres éloquentes qu’écrivait à son amie la femme la plus illustre de nos jours passés ; lisez les mêmes sentiments de tendresse exprimés avec la plus charmante naïveté, dans la langue de Pétrarque, par le premier sculpteur des temps modernes. Je ne commettrai pas le sacrilège d’essayer de les traduire.

« Domenica mattina.

« Dio eterno ? siamo vivi, o siamo morti ? lo voglio esser vivo, almeno par scriveri ; si, lo vuole il mio cuore, anzi mi comanda assolulamente di farlo. Oh ! se’l conoscete bene a fondo questo povero cuor mio, quanto, quanto mai ve ne persuadereste ! Ma per disgrazia mia pare ch’egli sia alquanto all’ oscuro per voi. Pazienza ! Ditemi almeno come state disalute, se di più non volete dire ; benchè mi abbiate promesso di scrivere a di scrivermi dolce. Io davvero che avrei voluto vedervi personalmente in questi giorni, ma non vi poteva essere alcuna via di poterlo fare ; anzi su di questo vi dirò a voce delle cose curiose. Conviene dunque che mi contenti, a forza, di vidervi in spirito. In questo modo sempre mi siete presente, sempre vi veggo, sempre vi parlo, vi dico tante, tante cose, ma tutte, tutte al vento, tutte ! Pazienza anche di questo ! gran fatto che la cosa abbia d’andare sempre in questo modo ! voglio intanto però che siate certa, certissima che l’anima mia vi ama molto più assai di quello che mai possiate credere ed imaginare. »

Madame Récamier avait secouru les prisonniers espagnols à Lyon ; une autre victime de ce pouvoir qui la frappait la mit à même d’exercer à Albano son humeur compatissante : un pêcheur, accusé d’intelligence avec les sujets du pape, avait été jugé et condamné à mort. Les habitants d’Albano supplièrent l’étrangère réfugiée chez eux d’intercéder pour ce malheureux. On la conduisit à la geôle ; elle y vit le prisonnier ; frappée du désespoir de cet homme, elle fondit en larmes. Le malheureux la supplia de venir à son secours, d’intercéder pour lui, de le sauver ; prière d’autant plus déchirante, qu’il y avait impossibilité de l’arracher au supplice. Il faisait déjà nuit, et il devait être fusillé au lever du jour.

Cependant, madame Récamier, bien que persuadée de l’inutilité de ses démarches, n’hésita pas. On lui amène une voiture, elle y monte sans l’espérance qu’elle laissait au condamné. Elle traverse la campagne infestée de brigands, parvient à Rome, et ne trouve point le directeur de la police. Elle l’attendit deux heures au palais Fiano ; elle comptait les minutes d’une vie dont la dernière approchait. Quand M. de Norvins arriva, elle lui expliqua l’objet de son voyage. Il lui répondit que l’arrêt était prononcé, et qu’il n’avait pas les pouvoirs nécessaires pour le faire suspendre.

Madame Récamier repartit le cœur navré ; le prisonnier avait cessé de vivre lorsqu’elle approcha d’Albano. Les habitants attendaient la Française sur le chemin ; aussitôt qu’ils la reconnurent, ils coururent à elle. Le prêtre qui avait assisté le patient lui en apportait les derniers vœux : il remerciait la dama, qu’il n’avait cessé de chercher des yeux en allant au lieu de l’exécution ; il lui recommandait de prier pour lui ; car un chrétien n’a pas tout fini et n’est pas hors de crainte quand il n’est plus. Madame Récamier fui conduite par l’ecclésiastique à l’église, où la suivit la foule des belles paysannes d’Albano. Le pêcheur avait été fusillé à l’heure où l’aurore se levait sur la barque, maintenant sans guide, qu’il avait coutume de conduire sur les mers, et aux rivages qu’il avait accoutumé de parcourir.

Pour se dégoûter des conquérants, il faudrait savoir tous les maux qu’ils causent ; il faudrait être témoin de l’indifférence avec laquelle on leur sacrifie les plus inoffensives créatures dans un coin du globe où ils n’ont jamais mis le pied. Qu’importaient aux succès de Bonaparte les jours d’un pauvre faiseur de filets des États romains ? Sans doute, il n’a jamais su que ce chétif pêcheur avait existé ; il a ignoré, dans le fracas de sa lutte avec les rois, jusqu’au nom de sa victime plébéienne.

Le monde n’aperçoit en Napoléon que des victoires ; les larmes dont les colonnes triomphales sont cimentées ne tombent point de ses yeux. Et moi, je pense que de ces souffrances méprisées, de ces calamités des humbles et des petits, se forment dans les conseils de la Providence les causes secrètes qui précipitent du faîte le dominateur. Quand les injustices particulières se sont accumulées de manière à l’emporter sur le poids de la fortune, le bassin descend. Il y a du sang muet et du sang qui crie : le sang des champs de bataille est bu en silence par la terre ; le sang pacifique répandu rejaillit en gémissant vers le ciel ; Dieu le reçoit et le venge. Bonaparte tua le pêcheur d’Albano ; quelques mois après il était banni chez les pêcheurs de l’île d’Elbe, et il est mort parmi ceux de Sainte-Hélène[51].

Mon souvenir vague, à peine ébauché dans les pensées de madame Récamier, lui apparaissait-il au milieu des steppes du Tibre et de l’Anio ? J’avais déjà passé à travers ces solitudes mélancoliques ; j’y avais laissé une tombe honorée des larmes des amis de Juliette. Lorsque la fille de M. de Montmorin (madame de Beaumont) mourut en 1803, madame de Staël et M. Necker m’écrivaient des lettres de regrets ; on a vu ces lettres. Ainsi je recevais à Rome, avant presque d’avoir connu madame Récamier, des lettres datées de Coppet ; c’est le premier indice d’une affinité de destinée. Madame Récamier m’a dit aussi que ma lettre de 1804 à M. de Fontanes lui servait de guide en 1814, et qu’elle relisait assez souvent ce passage :

« Quiconque n’a plus de lien dans la vie doit venir demeurer à Rome. Là, il trouvera pour société une terre qui nourrira ses réflexions et occupera son cœur, et des promenades qui lui diront toujours quelque chose. La pierre qu’il foulera aux pieds lui parlera ; la poussière que le vent élèvera sous ses pas renfermera quelque grandeur humaine. S’il est malheureux, s’il a mêlé les cendres de ceux qu’il aima à tant de cendres illustres, avec quel charme ne passera-t-il pas du sépulcre des Scipions au dernier asile d’un ami vertueux !… S’il est chrétien, ah ! comment pourrait-il alors s’arracher de cette terre qui est devenue sa patrie, de cette terre qui a vu naître un second empire, plus saint dans son berceau, plus grand dans sa puissance que celui qui l’a précédé ; de cette terre où les amis que nous avons perdus, dormant avec les martyrs aux catacombes, sous l’œil du père des fidèles, paraissent devoir se réveiller les premiers dans leur poussière et semblent plus voisins des cieux[52] ? »

Mais en 1814, je n’étais pour madame Récamier qu’un cicerone vulgaire, appartenant à tous les voyageurs ; plus heureux en 1823, j’avais cessé de lui être étranger, et nous pouvions causer ensemble des ruines romaines.

À Naples, où madame Récamier se rendit en automne[53], cessèrent les occupations de la solitude. À peine fut-elle descendue à l’auberge, que les ministres du roi Joachim accoururent. Murat, oubliant la main qui changea sa cravache en sceptre, était prêt à se joindre à la coalition. Bonaparte avait planté son épée au milieu de l’Europe, comme les Gaulois plantaient leur glaive au milieu du mallus[54] : autour de l’épée de Napoléon s’étaient rangés en cercle des royaumes qu’il distribuait à sa famille. Caroline avait reçu celui de Naples. Madame Murat n’était pas un camée antique aussi élégant que la princesse Borghèse ; mais elle avait plus de physionomie et plus d’esprit que sa sœur. À la fermeté de son caractère on reconnaissait le sang de Napoléon. Si le diadème n’eût pas été pour elle l’ornement de la tête d’une femme, il eût encore été la marque du pouvoir d’une reine.

Caroline reçut madame Récamier avec un empressement d’autant plus affectueux que l’oppression de la tyrannie se faisait sentir jusqu’à Portici. Cependant, la ville qui possède le tombeau de Virgile et le berceau du Tasse, cette ville où vécurent Horace et Tite-Live, Boccace et Sannazar, où naquirent Durante et Cimarosa, avait été embellie par son nouveau maître. L’ordre s’était rétabli : les lazzaroni ne jouaient plus à la boule avec des têtes pour amuser l’amiral Nelson et lady Hamilton. Les fouilles de Pompéi s’étaient étendues ; un chemin serpentait sur le Pausilippe, dans les flancs duquel j’avais passé en 1803[55] pour aller m’enquérir à Literne de la retraite de Scipion. Ces royautés nouvelles d’une dynastie militaire avaient fait renaître la vie dans des pays où se manifestait auparavant la moribonde langueur d’une vieille race. Robert Guiscard, Guillaume Bras de Fer, Roger et Tancrède semblaient être revenus, moins la chevalerie.

Madame Récamier était à Naples au mois de février 1814 : où étais-je donc alors ? dans ma Vallée-aux-Loups, commençant l’histoire de ma vie. Je m’occupais des jeux de mon enfance au bruit des pas des soldats étrangers. La femme dont le nom devait clore ces Mémoires errait sur les marines de Baïes. N’avais-je pas un pressentiment du bien qui m’arriverait un jour de cette terre, alors que je peignais la séduction parthénopéenne dans les Martyrs :

« Chaque matin, aussitôt que l’aurore commençait à paraître, je me rendais sous un portique. Le soleil se levait devant moi ; il illuminait de ses feux les plus doux la chaîne des montagnes de Salerne, le bleu de la mer parsemé des voiles blanches du pêcheur, les îles de Caprée, d’Œnaria et de Prochyta, le cap de Misène et Baïes avec tous ses enchantements.

« Des fleurs et des fruits humides de rosée sont moins suaves et moins frais que le paysage de Naples sortant des ombres de la nuit. J’étais toujours surpris, en arrivant au portique, de me trouver au bord de la mer, car les vagues dans cet endroit faisaient à peine entendre le léger murmure d’une fontaine ; en extase devant ce tableau, je m’appuyais contre une colonne, et sans pensée, sans désir, sans projet, je restais des heures entières à respirer un air délicieux. Le charme était si profond, qu’il me semblait que cet air divin transformait ma propre substance, et qu’avec un plaisir indicible je m’élevais vers le firmament comme un pur esprit… Attendre ou chercher la beauté, la voir s’avancer dans une nacelle et nous sourire du milieu des flots ; voguer avec elle sur la mer, dont nous semions la surface de fleurs ; suivre l’enchanteresse au fond de ces bois de myrthe et dans les champs heureux où Virgile plaça l’Élysée : telle était l’occupation de nos jours…

« Peut-être est-il des climats dangereux à la vertu par leur extrême volupté ; et n’est-ce point ce que voulut enseigner une fable ingénieuse en racontant que Parthénope fut bâtie sur le tombeau d’une sirène ? L’éclat velouté de la campagne, la tiède température de l’air, les contours arrondis des montagnes, les molles inflexions des fleuves et des vallées, sont à Naples autant de séductions pour les sens, que tout repose et que rien ne blesse…

« Pour éviter les ardeurs du Midi, nous nous retirions dans la partie du palais bâtie sous la mer. Couchés sur des lits d’ivoire, nous entendions murmurer les vagues au-dessus de nos têtes ; si quelque orage nous surprenait au fond de ces retraites, les esclaves allumaient des lampes pleines du nard le plus précieux de l’Arabie. Alors entraient de jeunes Napolitaines qui portaient des roses de Pæstum dans des vases de Nola ; tandis que les flots mugissaient au dehors, elles chantaient en formant devant nous des danses tranquilles qui me rappelaient les mœurs de la Grèce : ainsi se réalisaient pour nous les fictions des poètes ; on eût cru voir les jeux des Néréides dans la grotte de Neptune[56] »

Madame Récamier rencontra à Naples le comte de Neipperg[57] et le duc de Rohan-Chabot[58] : l’un devait monter au nid de l’aigle, l’autre revêtir la pourpre. On a dit de celui-ci qu’il avait été voué au rouge, ayant porté l’habit de chambellan, l’uniforme de chevau-léger de la garde et la robe de cardinal.

Le duc de Rohan était fort joli ; il roucoulait la romance, lavait de petites aquarelles et se distinguait par une étude coquette de toilette. Quand il fut abbé, sa pieuse chevelure, éprouvée au fer, avait une élégance de martyr. Il prêchait à la brune, dans des oratoires sombres, devant des dévotes, ayant soin, à l’aide de deux ou trois bougies artistement placées, d’éclairer en demi-teinte, comme un tableau, son visage pâle.

On ne s’explique pas de prime abord comment des hommes que leurs noms rendaient bêtes à force d’orgueil s’étaient mis aux gages d’un parvenu. En y regardant de près, on trouve que cette aptitude à entrer en condition découlait naturellement de leurs mœurs : façonnés à la domesticité, point n’avaient souci du changement de livrée, pourvu que le maître fut logé au château à la même enseigne. Le mépris de Bonaparte leur rendait justice : ce grand soldat, abandonné des siens, disait à une grande dame : « Au fond, il n’y a que vous autres qui sachiez servir. »

La religion et la mort ont passé l’éponge sur quelques faiblesses, après tout bien pardonnables, du cardinal de Rohan. Prêtre chrétien, il a consommé à Besançon son sacrifice, secourant le malheureux, nourrissant le pauvre, vêtant l’orphelin et usant en bonnes œuvres sa vie, dont une santé déplorable abrégeait naturellement le cours.

Lecteur, si tu t’impatientes de ces citations, de ces récits, songe d’abord que tu n’as peut-être pas lu mes ouvrages, et qu’ensuite je ne t’entends plus ; je dors dans la terre que tu foules ; si tu m’en veux, frappe sur cette terre, tu n’insulteras que mes os. Songe de plus que mes écrits font partie essentielle de cette existence dont je déploie les feuilles. Ah ! que mes tableaux napolitains n’avaient-ils un fonds de vérité ! Que la fille du Rhône n’était-elle la femme réelle de mes délices imaginaires ! Mais non : si j’étais Augustin, Jérôme, Eudore, je l’étais seul, mes jours devancèrent les jours de l’amie de Corinne en Italie. Heureux si j’avais pu étendre ma vie entière sous ses pas comme un tapis de fleurs ! Ma vie est rude, et ses aspérités blessent. Puissent du moins mes heures expirantes refléter l’attendrissement et le charme dont elle les a remplies sur celle qui fut aimée de tous et dont personne n’eut jamais à se plaindre !

Murat, roi de Naples, né le 25 mars 1767 à la Bastide, près Cahors, fut envoyé à Toulouse pour y faire ses études. Il se dégoûta des lettres, s’enrôla dans les chasseurs des Ardennes, déserta et se réfugia à Paris. Admis dans la garde constitutionnelle de Louis XVI[59], il obtint, après le licenciement de cette garde, une sous-lieutenance dans le 12e régiment de chasseurs à cheval. À la mort de Robespierre, il fut destitué comme terroriste[60] ; même chose arriva à Bonaparte, et les deux soldats demeurèrent sans ressources. Murat rentra en grâce au 13 vendémiaire, et devint aide de camp de Napoléon. Il fit sous lui les premières campagnes d’Italie, prit la Valteline et la réunit à la République Cisalpine ; il eut part à l’expédition d’Égypte et se signala à la bataille d’Aboukir. Revenu en France avec son maître, il fut chargé de jeter à la porte le conseil des Cinq-Cents. Bonaparte lui donna en mariage sa sœur Caroline. Murat commandait la cavalerie à la bataille de Marengo. Gouverneur de Paris lors de la mort du duc d’Enghien, il gémit tout bas d’un assassinat qu’il n’eut pas le courage de blâmer tout haut.

Beau-frère de Napoléon[61] et maréchal de l’empire, Murat entra à Vienne en 1805[62] ; il contribua aux victoires d’Austerlitz, d’Iéna, d’Eylau et de Friedland, devint grand-duc de Berg[63] et envahit l’Espagne en 1808.

Napoléon le rappela et lui donna la couronne de Naples. Proclamé roi des Deux-Siciles le 1er  août 1808, il plut aux Napolitains par son faste, son costume théâtral, ses cavalcades et ses fêtes.

Appelé en qualité de grand vassal de l’empire à l’invasion de la Russie, il reparut dans tous les combats et se trouva chargé du commandement de la retraite de Smolensk à Wilna. Après avoir manifesté son mécontentement, il quitta l’armée à l’exemple de Bonaparte, et vint se réchauffer au soleil de Naples, comme son capitaine au foyer des Tuileries. Ces hommes de triomphe ne pouvaient s’accoutumer aux revers. Alors commencèrent ses liaisons avec l’Autriche. Il reparut encore aux camps de l’Allemagne en 1813, retourna à Naples après la perte de la bataille de Leipzig et renoua ses négociations austro-britanniques. Avant d’entrer dans une alliance complète, Murat écrivit à Napoléon une lettre que j’ai entendu lire à M. de Mosbourg[64] : il disait à son beau-frère, dans cette lettre, qu’il avait retrouvé la Péninsule fort agitée, que les Italiens réclamaient leur indépendance nationale ; que si elle ne leur était pas rendue, il était à craindre qu’ils ne se joignissent à la coalition de l’Europe et n’augmentassent ainsi les dangers de la France. Il suppliait Napoléon de faire la paix, seul moyen de conserver un empire si puissant et si beau. Que si Bonaparte refusait de l’écouter, lui Murat, abandonné à l’extrémité de l’Italie, se verrait forcé de quitter son royaume ou d’embrasser les intérêts de la liberté italienne. Cette lettre très raisonnable resta plusieurs mois sans réponse ; Napoléon n’a donc pu reprocher justement à Murat de l’avoir trahi.

Murat, obligé de choisir promptement, signa, le 11 janvier 1814, avec la cour de Vienne, un traité : il s’obligeait à fournir un corps de trente mille hommes aux alliés. Pour prix de cette défection, on lui garantissait son royaume napolitain et son droit de conquête sur les Marches pontificales. Madame Murat avait révélé cette importante transaction à madame Récamier. Au moment de se déclarer ouvertement, Murat, fort ému, rencontra madame Récamier chez Caroline et lui demanda ce qu’elle pensait du parti qu’il avait à prendre ; il la priait de bien peser les intérêts du peuple dont il était devenu le souverain. Madame Récamier lui dit : « Vous êtes Français, c’est aux Français que vous devez rester fidèle. » La figure de Murat se décomposa ; il repartit : « Je suis donc un traître ? qu’y faire ? il est trop tard ! » Il ouvrit avec violence une fenêtre et montra de la main une flotte anglaise entrant à pleines voiles dans le port.

Le Vésuve venait d’éclater et jetait des flammes. Deux heures après, Murat était à cheval à la tête de ses gardes ; la foule l’environnait en criant : « Vive le roi Joachim ! » Il avait tout oublié ; il paraissait ivre de joie. Le lendemain, grand spectacle au théâtre Saint-Charles ; le roi et la reine furent reçus avec des acclamations frénétiques, inconnues des peuples en deçà des Alpes. On applaudit aussi l’envoyé de François II : dans la loge du ministre de Napoléon, il n’y avait personne ; Murat en parut troublé, comme s’il eût vu au fond de cette loge le spectre de la France.

L’armée de Murat, mise en mouvement le 16 février 1814, force le prince Eugène à se replier sur l’Adige. Napoléon, ayant d’abord obtenu des succès inespérés en Champagne, écrivait à sa sœur Caroline des lettres qui furent surprises par les alliés et communiquées au Parlement d’Angleterre par lord Castlereagh ; il lui disait : « Votre mari est très brave sur le champ de bataille ; mais il est plus faible qu’une femme ou qu’un moine quand il ne voit pas l’ennemi. Il n’a aucun courage moral. Il a eu peur et il n’a pas hasardé de perdre en un instant ce qu’il ne peut tenir que par moi et avec moi. »

Dans une autre lettre adressée à Murat lui-même, Napoléon disait à son beau-frère : « Je suppose que vous n’êtes pas de ceux qui pensent que le lion est mort ; si vous faisiez ce calcul, il serait faux. . . Vous m’avez fait tout le mal que vous pouviez depuis votre départ de Wilna. Le titre de roi vous a tourné la tête ; si vous désirez le conserver, conduisez-vous bien. »

Murat ne poursuivit pas le vice-roi sur l’Adige ; il hésitait entre les alliés et les Français, selon les chances que Bonaparte semblait gagner ou perdre.

Dans les champs de Brienne[65], où Napoléon fut élevé par l’ancienne monarchie, il donnait en l’honneur de celle-ci le dernier et le plus admirable de ses sanglants tournois. Favorisé des carbonari, Joachim tantôt veut se déclarer libérateur de l’Italie, tantôt espère la partager entre lui et Bonaparte devenu vainqueur.

Un matin, le courrier apporta à Naples la nouvelle de l’entrée des Russes à Paris. Madame Murat était encore couchée, et madame Récamier, assise à son chevet, causait avec elle ; on déposa sur le lit un énorme tas de lettres et de journaux. Parmi ceux-ci se trouvait mon écrit De Bonaparte et des Bourbons. La reine s’écria : « Ah ! voilà un ouvrage de M. de Chateaubriand ; nous le lirons ensemble. » Et elle continua à décacheter ses lettres.

Madame Récamier prit la brochure, et après y avoir jeté les yeux au hasard, elle la remit sur le lit et dit à la reine : « Madame, vous la lirez seule, je suis obligée de rentrer chez moi. »

Napoléon fut relégué à l’île d’Elbe ; l’Alliance, avec une rare habileté, l’avait placé sur les côtes de l’Italie. Murat apprit qu’on cherchait au Congrès de Vienne à le dépouiller des États qu’il avait néanmoins achetés si cher ; il s’entendit secrètement avec son beau-frère, devenu son voisin. On est toujours étonné que les Napoléon aient des parents : qui sait le nom d’Aridée, frère d’Alexandre ? Pendant le cours de l’année 1814, le roi et la reine de Naples donnèrent une fête à Pompéi ; on exécuta une fouille au son de la musique : les ruines que faisaient déterrer Caroline et Joachim ne les instruisaient pas de leur propre ruine ; sur les derniers bords de la prospérité, on n’entend que les derniers concerts du songe qui passe.

Lors de la paix de Paris, Murat faisait partie de l’Alliance, le Milanais ayant été rendu à l’Autriche : les Napolitains se retirèrent dans les Légations romaines. Quand Bonaparte, débarqué à Cannes, fut entré à Lyon, Murat, perplexe, ayant changé d’intérêts, sortit des Légations et marcha avec quarante mille hommes vers la haute Italie, pour faire diversion en faveur de Napoléon[66]. Il refusa à Parme les conditions que les Autrichiens effrayés lui offraient encore : pour chacun de nous il est un moment critique ; bien ou mal choisi, il décide de notre avenir. Le baron de Firmont repousse les troupes de Murat, prend l’offensive et les mène battant jusqu’à Macerata[67]. Les Napolitains se débandèrent ; leur général-roi rentre dans Naples, accompagné de quatre lanciers[68]. Il se présente à sa femme et lui dit : « Madame, je n’ai pu mourir. » Le lendemain, un bateau le conduit vers l’île d’Ischia ; il rejoint en mer une pinque chargée de quelques officiers de son état-major, et fait voile avec eux pour la France.

Madame Murat, demeurée seule, montra une présence d’esprit admirable. Les Autrichiens étaient au moment de paraître : dans le passage d’une autorité à l’autre, un intervalle d’anarchie pouvait être rempli de désordres. La régente ne précipite point sa retraite ; elle laisse le soldat allemand occuper la ville et fait pendant la nuit éclairer ses galeries. Le peuple, apercevant du dehors la lumière, pensant que la reine est encore là, reste tranquille. Cependant, Caroline sort par un escalier secret et s’embarque. Assise à la poupe du vaisseau, elle voyait sur la rive resplendir illuminé le palais désert dont elle s’éloignait, image du rêve brillant qu’elle avait eu pendant son sommeil dans la région des fées.

Caroline rencontra la frégate qui ramenait Ferdinand[69]. Le vaisseau de la reine fugitive fit le salut, le vaisseau du roi rappelé ne le rendit pas : la prospérité ne reconnaît pas l’adversité sa sœur. Ainsi les illusions, évanouies pour les uns, recommencent pour les autres ; ainsi se croisent dans les vents et sur les flots les inconstantes destinées humaines : riantes ou funestes, le même abîme les porte ou les engloutit.

Murat accomplissait ailleurs sa course. Le 25 mai 1815, à dix heures du soir, il aborda au golfe Juan, où son beau-frère avait abordé. La fortune faisait jouer à Joachim la parodie de Napoléon. Celui-ci ne croyait pas à la force du malheur et au secours qu’il apporte aux grandes âmes : il défendit au roi détrôné l’accès de Paris ; il mit au lazaret cet homme attaqué de la peste des vaincus ; il le relégua dans une maison de campagne, appelée Plaisance, près de Toulon. Il eût mieux fait de moins redouter une contagion dont il avait été lui-même atteint : qui sait ce qu’un soldat comme Murat aurait pu changer à la bataille de Waterloo ?

Le roi de Naples, dans son chagrin, écrivait à Fouché le 19 juin 1815 :

« Je répondrai à ceux qui m’accusent d’avoir commencé les hostilités trop tôt, qu’elles le furent sur la demande formelle de l’empereur, et que, depuis trois mois il n’a cessé de me rassurer sur ses sentiments, en accréditant des ministres près de moi, en m’écrivant qu’il comptait sur moi et qu’il ne m’abandonnerait jamais. Ce n’est que lorsqu’on a vu que je venais de perdre avec le trône les moyens de continuer la puissante diversion qui durait depuis trois mois, qu’on veut égarer l’opinion publique en insinuant que j’ai agi pour mon propre compte et à l’insu de l’empereur. »

Il y eut dans le monde une femme généreuse et belle ; lorsqu’elle arriva à Paris, madame Récamier la reçut et ne l’abandonna point dans des temps de malheur. Parmi les papiers qu’elle a laissés, on a trouvé deux lettres de Murat du mois de juin 1815 ; elles sont utiles à l’histoire.

« 6 juin 1815.

« J’ai perdu pour la France la plus belle existence ; j’ai combattu pour l’empereur ; c’est pour sa cause que ma femme et mes enfants sont en captivité. La patrie est en danger, j’offre mes services ; on en ajourne l’acceptation. Je ne sais si je suis libre ou prisonnier. Je dois être enveloppé dans la ruine de l’empereur s’il succombe, et on m’ôte les moyens de le servir et de servir ma propre cause. J’en demande les raisons ; on répond obscurément et je ne puis me faire juge de ma position. Tantôt je ne puis me rendre à Paris, où ma présence ferait tort à l’empereur ; je ne saurais aller à l’armée, où ma présence réveillerait trop l’attention du soldat. Que faire ? attendre : voilà ce qu’on me répond. On me dit, d’un autre côté, qu’on ne me pardonne pas d’avoir abandonné l’empereur l’année dernière, tandis que des lettres de Paris disaient, quand je combattais récemment pour la France : « Tout le monde ici est enchanté du roi. » L’empereur m’écrivait : « Je compte sur vous, comptez sur moi ; je ne vous abandonnerai jamais. » Le roi Joseph m’écrivait : « L’Empereur m’ordonne de vous écrire de vous porter rapidement sur les Alpes. » Et quand, en arrivant, je lui témoigne des sentiments généreux, et que je lui offre de combattre pour la France, je suis envoyé dans les Alpes. Pas un mot de consolation n’est adressé à celui qui n’eut jamais d’autre tort envers lui que d’avoir trop compté sur des sentiments généreux, sentiments qu’il n’eut jamais pour moi.

« Mon amie, je viens vous prier de me faire connaître l’opinion de la France et de l’armée à mon égard. Il faut savoir tout supporter et mon courage me rendra supérieur à tous les malheurs. Tout est perdu hors l’honneur ; j’ai perdu le trône, mais j’ai conservé toute ma gloire ; je fus abandonné par mes soldats, qui furent victorieux dans tous les combats, mais je ne fus jamais vaincu. La désertion de vingt mille hommes me mit à la merci de mes ennemis ; une barque de pêcheur me sauva de la captivité, et un navire marchand me jeta en trois jours sur les côtes de France. »

« Sous Toulon, 18 juin 1815.

« Je viens de recevoir votre lettre. Il m’est impossible de vous dépeindre les différentes sensations qu’elle m’a fait éprouver. J’ai pu un instant oublier mes malheurs. Je ne suis occupé que de mon amie, dont l’âme noble et généreuse vient me consoler et me montrer sa douleur. Rassurez-vous, tout est perdu, mais l’honneur reste ; ma gloire survivra à tous mes malheurs, et mon courage saura me rendre supérieur à toutes les rigueurs de ma destinée : n’ayez rien à craindre de ce côté. J’ai perdu trône et famille sans m’émouvoir ; mais l’ingratitude m’a révolté. J’ai tout perdu pour la France, pour son empereur, par son ordre, et aujourd’hui il me fait un crime de l’avoir fait. Il me refuse la permission de combattre et de me venger, et je ne suis pas libre sur le choix de ma retraite : concevez-vous tout mon malheur ? que faire ? quel parti prendre ? Je suis Français et père : comme Français, je dois servir ma patrie ; comme père, je dois aller partager le sort de mes enfants : l’honneur m’impose le devoir de combattre, et la nature me dit que je dois être à mes enfants. À qui obéir ? Ne puis-je satisfaire à tous deux ? Me sera-t-il permis d’écouter l’un ou l’autre ? Déjà l’empereur me refuse des armées ; et l’Autriche m’accordera-t-elle les moyens d’aller rejoindre mes enfants ? les lui demanderai-je, moi qui n’ai jamais voulu traiter avec ses ministres ? Voilà ma situation : donnez-moi des conseils. J’attendrai votre réponse, celle du duc d’Otrante et de Lucien, avant de prendre une détermination. Consultez bien l’opinion sur ce que l’on croit qu’il me convient de faire, car je ne suis pas libre sur le choix de ma retraite ; on revient sur le passé et on me fait un crime d’avoir, par ordre, perdu mon trône, quand ma famille gémit dans la captivité. Conseillez-moi ; écoutez la voix de l’honneur, celle de la nature, et, en juge impartial, ayez le courage de m’écrire ce qu’il faut que je fasse. J’attendrai votre réponse sur la route de Marseille à Lyon. »

Laissant de côté les vanités personnelles et ces illusions qui sortent du trône, même d’un trône où l’on ne s’est assis qu’un moment, ces lettres nous apprennent quelle idée Murat se faisait de son beau-frère.

Bonaparte perd une seconde fois l’empire ; Murat vagabonde sans asile sur ces mêmes plages qui ont vu errer la duchesse de Berry. Des contrebandiers consentent, le 22 août 1815, à le passer, lui et trois autres, à l’île de Corse. Une tempête l’accueille : la balancelle qui faisait le service entre Bastia et Toulon le reçoit à son bord. À peine a-t-il quitté son embarcation, qu’elle s’entrouvre. Surgi à Bastia le 25 août, il court se cacher au village de Vescovato, chez le vieux Colonna-Ceccaldi. Deux cents officiers le rejoignirent avec le général Franceschetti. Il marche sur Ajaccio : la ville maternelle de Bonaparte seule tenait encore pour son fils ; de tout son empire Napoléon ne possédait plus que son berceau. La garnison de la citadelle salue Murat et le veut proclamer roi de Corse : il s’y refuse ; il ne trouve d’égal à sa grandeur que le sceptre des Deux-Siciles. Son aide de camp Macirone lui apporte de Paris la décision de l’Autriche en vertu de laquelle il doit quitter le titre de roi et se retirer à volonté dans la Bohème ou la Moldavie. « Il est trop tard, répondit Joachim ; mon cher Macirone, le dé en est jeté. » Le 28 septembre, Murat cingle vers l’Italie ; sept bâtiments étaient chargés de ses deux cent cinquante serviteurs : il avait dédaigné de tenir à royaume l’étroite patrie de l’homme immense ; plein d’espoir, séduit par l’exemple d’une fortune au-dessus de la sienne, il parlait de cette île d’où Napoléon était sorti pour prendre possession du monde : ce ne sont pas les mêmes lieux, ce sont les génies semblables qui produisent les mêmes destinées.

Une tempête dispersa la flotille ; Murat fut jeté le 8 octobre dans le golfe de Sainte-Euphémie, presque au moment où Bonaparte abordait le rocher de Sainte-Hélène[70].

De ses sept prames, il ne lui en restait plus que deux, y compris la sienne. Débarqué avec une trentaine d’hommes, il essaye de soulever les populations de la côte ; les habitants font feu sur sa troupe. Les deux prames gagnent le large ; Murat était trahi. Il court à un bateau échoué ; il essaye de le mettre à flot ; le bateau reste immobile. Entouré et pris, Murat, outragé du même peuple qui se tuait naguère à crier : « Vive le roi Joachim ! » est conduit au château de Pizzo. On saisit sur lui et ses compagnons des proclamations insensées : elles montraient de quels rêves les hommes se bercent jusqu’à leur dernier moment.

Tranquille dans sa prison, Murat disait : « Je ne garderai que mon royaume de Naples : mon cousin Ferdinand conservera la seconde Sicile. » Et dans ce moment une commission militaire condamnait Murat à mort. Lorsqu’il apprit son arrêt, sa fermeté l’abandonna quelques instants ; il versa des larmes et s’écria : « Je suis Joachim, roi des Deux-Siciles ! » il oubliait que Louis XVI avait été roi de France, le duc d’Enghien petit-fils du grand Condé, et Napoléon arbitre de l’Europe : la mort compte pour rien ce que nous fûmes.

Un prêtre est toujours un prêtre, quoi qu’on dise et qu’on fasse ; il vient rendre à un cœur intrépide la force défaillie. Le 13 octobre 1815, Murat, après avoir écrit à sa femme, est conduit dans une salle du château de Pizzo, renouvelant dans sa personne romanesque les aventures brillantes ou tragiques du moyen âge. Douze soldats, qui peut-être avaient servi sous lui, l’attendaient disposés sur deux rangs. Murat voit charger les armes, refuse de se laisser bander les yeux, choisit lui-même, en capitaine expérimenté, le poste où les balles le peuvent mieux atteindre.

Couché en joue, au moment du feu, il dit : « Soldats, sauvez le visage ; visez au cœur ! » Il tombe, tenant dans ses mains les portraits de sa femme et de ses enfants : ces portraits ornaient auparavant la garde de son épée. Ce n’était qu’une affaire de plus que le brave venait de vider avec la vie.

Les genres de mort différents de Napoléon et de Murat conservent les caractères de leur existence.

Murat, si fastueux, fut enterré sans pompe à Pizzo, dans une de ces églises chrétiennes, dont le sein charitable reçoit miséricordieusement toutes les cendres.

Madame Récamier, revenant en France, traversa Rome au moment où le pape y rentrait[71]. Dans une autre partie de ces Mémoires, vous avez conduit Pie VII, mis en liberté à Fontainebleau, jusqu’aux portes de Saint-Pierre. Joachim, encore vivant, allait disparaître, et Pie VII reparaissait. Derrière eux, Napoléon était frappé : la main du conquérant laissait tomber le roi et relevait le pontife.

Pie VII fut reçu avec des cris qui ébranlaient les ruines de la ville des ruines. On détela sa voiture, et la foule le traîna jusqu’aux degrés de l’église des apôtres. Le Saint-Père ne voyait rien, n’entendait rien ; ravi en esprit, sa pensée était loin de la terre ; sa main se levait seulement sur le peuple par la tendre habitude des bénédictions. Il pénétra dans la basilique au bruit des fanfares, au chant du Te Deum, aux acclamations des Suisses de la religion de Guillaume Tell. Les encensoirs lui envoyaient des parfums qu’il ne respirait pas ; il ne voulut point être porté sur le pavois à l’ombre du dais et des palmes ; il marcha comme un naufragé accomplissant un vœu à Notre-Dame-de-Bon-Secours, et chargé par le Christ d’une mission qui devait renouveler la face de la terre. Il était vêtu d’une robe blanche ; ses cheveux, restés noirs malgré le malheur et les ans, contrastaient avec la pâleur de l’anachorète. Arrivé au tombeau des apôtres, il se prosterna : il demeura plongé, immobile et comme mort, dans les abîmes des conseils de la Providence. L’émotion était profonde, des protestants témoins de cette scène pleuraient à chaudes larmes.

Quel sujet de méditations ! Un prêtre infirme, caduc, sans force, sans défense, enlevé du Quirinal, transporté captif au fond des Gaules ; un martyr, qui n’attendait plus que sa tombe, délivré des mains de Napoléon qui pressait le globe, reprenant l’empire d’un monde indestructible, quand les planches d’une prison d’outremer se préparaient pour ce formidable geôlier des peuples et des rois !

Pie VII survécut à l’empereur ; il vit revenir au Vatican les chefs-d’œuvre, amis fidèles qui l’avaient accompagné dans son exil. Au retour de la persécution, le pontife septuagénaire, prosterné sous la coupole de Saint-Pierre, montrait à la fois toute la faiblesse de l’homme et la grandeur de Dieu.

En descendant les Alpes de la Savoie, madame Récamier trouva au Pont-de-Beauvoisin le drapeau blanc et la cocarde blanche. Les processions de la Fête-Dieu, parcourant les villages, semblaient être revenues avec le roi très chrétien. À Lyon, la voyageuse tomba au milieu d’une fête pour la Restauration. L’enthousiasme était sincère. À la tête des réjouissances paraissaient Alexis de Noailles[72] et le colonel Clary, beau-frère de Joseph Bonaparte. Ce qu’on raconte aujourd’hui de la froideur et de la tristesse dont la légitimité fut accueillie à la première Restauration est une impudente menterie. La joie fut générale dans les diverses opinions, même parmi les conventionnels, même parmi les impérialistes, les soldats exceptés ; leur noble fierté souffrait de ces revers. Aujourd’hui que le poids du gouvernement militaire ne se sent plus, que les vanités se sont réveillées, il faut nier les faits, parce qu’ils ne s’arrangent pas avec les théories du moment. Il convient à un système que la nation ait reçu les Bourbons avec horreur, et que la Restauration ait été un temps d’oppression et de misère. Cela conduit à de tristes réflexions sur la nature humaine. Si les Bourbons avaient eu le goût et la force d’opprimer, ils se pouvaient flatter de conserver longtemps le trône. Les violences et les injustices de Bonaparte, dangereuses à son pouvoir en apparence, le servirent en effet : on s’épouvante des iniquités, mais on s’en forge une grande idée ; on est disposé à regarder comme un être supérieur celui qui se place au-dessus des lois.

Madame de Staël, arrivée à Paris avant madame Récamier, lui avait écrit plusieurs fois ; ce billet seul était parvenu à son adresse :

« Paris, 20 mai 1814.

« Je suis honteuse d’être à Paris sans vous, cher ange de ma vie : je vous demande vos projets. Voulez-vous que j’aille au-devant de vous à Coppet, où je vais rester quatre mois ? Après tant de souffrances, ma plus douce perspective c’est vous, et mon cœur vous est à jamais dévoué. Un mot sur votre départ et votre arrivée. J’attends ce mot pour savoir ce que je ferai. Je vous écris à Rome, à Naples, etc. »

Madame de Genlis, qui n’avait jamais eu de rapports avec madame Récamier, s’empressa de s’approcher d’elle. Je trouve dans un passage l’expression d’un vœu qui, réalisé, eût épargné au lecteur mon récit.

« 11 octobre.

« Voilà, madame, le livre que j’ai eu l’honneur de vous promettre. J’ai marqué les choses que je désire que vous lisiez. . . . . . . . . . . . . Venez, madame, pour me conter votre histoire en ces termes, comme on fait dans les romans. Puis ensuite je vous demanderai de l’écrire en forme de souvenirs qui seront remplis d’intérêt, parce que dans la plus grande jeunesse vous avez été jetée, avec une figure ravissante, un esprit plein de finesse et de pénétration, au milieu de ces tourbillons d’erreurs et de folies ; que vous avez tout vu, et qu’ayant conservé, durant ces orages, des sentiments religieux, une âme pure, une vie sans tache, un cœur sensible et fidèle à l’amitié, n’ayant ni envie, ni passions haineuses, vous peindrez tout avec les couleurs les plus vraies. Vous êtes un des phénomènes de ce temps-ci, et certainement le plus aimable.

« Vous me montrerez vos souvenirs ; ma vieille expérience vous offrira quelques conseils, et vous ferez un ouvrage utile et délicieux. N’allez pas me répondre : Je ne suis pas capable, etc., etc. ; je ne vous passerai jamais des lieux communs ; ils sont indignes de votre esprit. Vous pouvez jeter sans remords les yeux sur le passé ; c’est en tout temps le plus beau des droits ; dans celui où nous sommes, c’est inappréciable. Profitez-en pour l’instruction de la jeune personne que vous élevez ; ce sera pour elle votre plus grand bienfait.

« Adieu, madame, permettez-moi de vous dire que je vous aime et que je vous embrasse de toute mon âme. »

Maintenant que madame Récamier est rentrée dans Paris[73], je vais retrouver pendant quelque temps mes premiers guides.

La reine de Naples, inquiète des résolutions du congrès de Vienne, écrivit à madame Récamier pour qu’elle lui découvrît un homme capable de traiter ses intérêts à Vienne. Madame Récamier s’adressa à Benjamin Constant, et le pria de rédiger un mémoire. Cette circonstance eut sur l’auteur de ce mémoire l’influence la plus malheureuse ; un sentiment orageux fut la suite d’une entrevue. Sous l’empire de ce sentiment, Benjamin Constant, déjà violent antibonapartiste, comme on le voit dans l’Esprit de conquête[74], laissa déborder des opinions dont les événements changèrent bientôt le cours. De là une réputation de mobilité politique funeste aux hommes d’État.

Madame Récamier, tout en admirant Bonaparte, était restée fidèle à sa haine contre l’oppresseur de nos libertés et contre l’ennemi de madame de Staël. Quant à ce qui la regardait elle-même, elle n’y pensait pas et elle eût fait bon marché de son exil. Les lettres que Benjamin Constant lui écrivit à cette époque serviront d’étude sinon du cœur humain, du moins de la tête humaine : on y voit tout ce que pouvait faire d’une passion un esprit ironique et romanesque, sérieux et poétique. Rousseau n’est pas plus véritable, mais il mêle à ses amours d’imagination une mélancolie sincère et une rêverie réelle.

Cependant Bonaparte était descendu à Cannes ; la perturbation de son approche commençait à se faire sentir. Benjamin Constant envoya ce billet à madame Récamier :

« Pardon si je profite des circonstances pour vous importuner ; mais l’occasion est trop belle. Mon sort sera décidé dans quatre ou cinq jours sûrement ; car quoique vous aimiez à ne pas le croire pour diminuer votre intérêt, je suis certainement, avec Marmont, Chateaubriand et Lainé, l’un des quatre hommes les plus compromis de France. Il est donc certain que, si nous ne triomphons pas, je serai dans huit jours ou proscrit et fugitif, ou dans un cachot, ou fusillé. Accordez-moi donc, pendant les deux ou trois jours qui précéderont la bataille, le plus que vous pourrez de votre temps et de vos heures. Si je meurs, vous serez bien aise de m’avoir fait ce bien, et vous seriez fâchée de m’avoir affligé. Mon sentiment pour vous est ma vie ; un signe d’indifférence me fait plus de mal que ne pourra le faire dans quatre jours mon arrêt de mort. Et quand je sens que le danger est un moyen d’obtenir de vous un signe d’intérêt, je n’en éprouve que de la joie.

« Avez-vous été contente de mon article, et savez-vous ce qu’on en dit ? »

Benjamin Constant avait raison, il était aussi compromis que moi : attaché à Bernadotte, il avait servi contre Napoléon ; il avait publié son écrit De l’esprit de conquête, dans lequel il traitait le tyran plus mal que je ne le traitais dans ma brochure De Bonaparte et des Bourbons. Il mit le comble à ses périls en parlant dans les gazettes.

Le 19 mars, au moment où Bonaparte était aux portes de la capitale, il fut assez ferme pour signer dans le Journal des Débats un article terminé par cette phrase : « Je n’irai pas, misérable transfuge, me traîner d’un pouvoir à l’autre, couvrir l’infamie par le sophisme, et balbutier des mots profanes pour racheter une vie honteuse[75]. »

Benjamin Constant écrivait à celle qui lui avait inspiré ces nobles sentiments : « Je suis bien aise que mon article ait paru ; on ne peut au moins en soupçonner aujourd’hui la sincérité. Voici un billet que l’on m’écrit après l’avoir lu : si j’en recevais un pareil d’une autre, je serais gai sur l’échafaud. »

Madame Récamier s’est toujours reprochée d’avoir eu, sans le vouloir, une pareille influence sur une destinée honorable. Rien, en effet, n’est plus malheureux que d’inspirer à des caractères mobiles ces résolutions énergiques qu’ils sont incapables de tenir.

Benjamin Constant démentit le 20 mars son article du 19. Après avoir fait quelques tours de roues pour s’éloigner, il revint à Paris et se laissa prendre aux séductions de Bonaparte[76]. Nommé conseiller d’État, il effaça ses pages généreuses en travaillant à la rédaction de l’Acte additionnel[77].

Depuis ce moment il porta au cœur une plaie secrète ; il n’aborda plus avec assurance la pensée de la postérité ; sa vie attristée et défleurie n’a pas peu contribué à sa mort. Dieu nous garde de triompher des misères dont les natures les plus élevées ne sont point exemptes ! Le ciel ne nous donne des talents qu’en y attachant des infirmités : expiations offertes à la sottise et à l’envie. Les faiblesses d’un homme supérieur sont ces victimes noires que l’antiquité sacrifiait aux dieux infernaux, et pourtant ils ne se laissent jamais désarmer.

Madame Récamier était restée en France pendant les Cent-Jours, où la reine Hortense l’invitait à demeurer ; la reine de Naples lui offrait, au contraire, un asile en Italie. Les Cent-Jours passèrent. Madame de Krüdener[78] suivit les alliés, arrivés de nouveau à Paris. Elle était tombée du roman dans le mysticisme ; elle exerçait un grand empire sur l’esprit de l’empereur de Russie.

Madame de Krüdener logeait dans un hôtel du faubourg Saint-Honoré. Le jardin de cet hôtel s’étendait jusqu’aux Champs-Élysées. Alexandre arrivait incognito par une porte du jardin, et des conversations politico-religieuses finissaient par de ferventes prières. Madame de Krüdener m’avait invité à l’une de ces sorcelleries célestes : moi, l’homme de toutes les chimères, j’ai la haine de la déraison, l’abomination du nébuleux et le dédain des jongleries ; on n’est pas parfait. La scène m’ennuya ; plus je voulais prier, plus je sentais la sécheresse de mon âme. Je ne trouvais rien à dire à Dieu, et le diable me poussait à rire. J’avais mieux aimé madame de Krüdener lorsque, environnée de fleurs et habitante encore de cette chétive terre, elle composait Valérie. Seulement, je trouvais que mon vieil ami M. Michaud, mêlé bizarrement à cette idylle, n’avait pas assez du berger, malgré son nom. Madame de Krüdener, devenue séraphin, cherchait à s’entourer d’anges ; la preuve en est dans ce billet charmant de Benjamin Constant à madame Récamier :

« Jeudi.

« Je m’acquitte avec un peu d’embarras d’une commission que madame de Krüdener vient de me donner. Elle vous supplie de venir la moins belle que vous pourrez. Elle dit que vous éblouissez tout le monde, et que par là toutes les âmes sont troublées et toutes les attentions impossibles. Vous ne pouvez pas déposer votre charme ; mais ne le rehaussez pas. Je pourrais ajouter bien des choses sur votre figure à cette occasion, mais je n’en ai pas le courage. On peut être ingénieux sur le charme qui plaît, mais non sur celui qui tue. Je vous verrai tout à l’heure ; vous m’avez indiqué cinq heures, mais vous ne rentrerez qu’à six, et je ne pourrai vous dire un mot. Je tâcherai pourtant d’être aimable encore cette fois. »

Le duc de Wellington ne prétendait-il pas aussi à l’honneur d’attirer un regard de Juliette ? Un de ses billets que je transcris n’a de curieux que la signature :

« À Paris, ce 13 janvier.

« J’avoue, madame, que je ne regrette pas beaucoup que les affaires m’empêchent de passer chez vous après dîner, puisque, à chaque fois que je vous vois, je vous quitte plus pénétré de vos agréments et moins disposé à donner mon attention à la politique !!! »

« Je passerai chez vous demain à mon retour de chez l’abbé Sicard, en cas que vous vous y trouvassiez et malgré l’effet que ces visites dangereuses produisent sur moi.

« Votre très fidèle serviteur,
« Wellington. »

À son retour de Waterloo, entrant chez madame Récamier, le duc de Wellington s’écria : « Je l’ai bien battu ! » Dans un cœur français, son succès lui aurait fait perdre la victoire, eût-il pu jamais y prétendre.

Ce fut à une douloureuse époque pour l’illustration de la France que je retrouvai madame Récamier ; ce fut à l’époque de la mort de madame de Staël. Rentrée à Paris après les Cent-Jours, l’auteur de Delphine était redevenue souffrante ; je l’avais revue chez elle et chez madame la duchesse de Duras. Peu à peu, son état empirant, elle fut obligée de garder le lit. Un matin, j’étais allé chez elle rue Royale ; les volets des fenêtres étaient aux deux tiers fermés ; le lit, rapproché du mur du fond de la chambre, ne laissait qu’une ruelle à gauche ; les rideaux, retirés sur les tringles, formaient deux colonnes au chevet. Madame de Staël, à demi assise, était soutenue par des oreillers. Je m’approchai, et quand mon œil se fut un peu accoutumé à l’obscurité, je distinguai la malade. Une fièvre ardente animait ses joues. Son beau regard me rencontra dans les ténèbres, et elle me dit : « Bonjour, my dear Francis. Je souffre, mais cela ne m’empêche pas de vous aimer. » Elle étendit sa main que je pressai et baisai. En relevant la tête, j’aperçus au bord opposé de la couche, dans la ruelle, quelque chose qui se levait blanc et maigre : c’était M. de Rocca, le visage défait, les joues creuses, les yeux brouillés, le teint indéfinissable ; il se mourait ; je ne l’avais jamais vu, et ne l’ai jamais revu. Il n’ouvrit pas la bouche ; il s’inclina, en passant devant moi ; on n’entendait point le bruit de ses pas : il s’éloigna à la manière d’une ombre. Arrêtée un moment à la porte, la nueuse idole frôlant les doigts se retourna vers le lit pour ajourner madame de Staël. Ces deux spectres qui se regardaient en silence, l’un debout et pâle, l’autre assis et coloré d’un sang prêt à redescendre et à se glacer au cœur, faisaient frissonner.

Peu de jours après, madame de Staël changea de logement. Elle m’invita à dîner chez elle, rue Neuve-des-Mathurins : j’y allai ; elle n’était point dans le salon et ne put même assister au dîner ; mais elle ignorait que l’heure fatale était si proche. On se mit à table. Je me trouvai assis auprès de madame Récamier. Il y avait douze ans que je ne l’avais rencontrée, et encore ne l’avais-je aperçue qu’un moment. Je ne la regardais point, elle ne me regardait pas ; nous n’échangions pas une parole. Lorsque, vers la fin du dîner, elle m’adressa timidement quelques paroles sur la maladie de madame de Staël, je tournai un peu la tête et je levai les yeux. Je craindrais de profaner aujourd’hui par la bouche de mes années, un sentiment qui conserve dans ma mémoire toute sa jeunesse, et dont le charme s’accroît à mesure que ma vie se retire. J’écarte mes vieux jours pour découvrir derrière ces jours des apparitions célestes, pour entendre du bas de l’abîme les harmonies d’une région plus heureuse.

Madame de Staël mourut[79]. Le dernier billet qu’elle écrivit à madame de Duras était tracé en grandes lettres dérangées comme celles d’un enfant. Un mot affectueux s’y trouvait pour Francis. Le talent qui expire saisit davantage que l’individu qui meurt : c’est une désolation générale dont la société est frappée ; chacun au même moment fait la même perte.

Avec madame de Staël s’abattit une partie considérable du temps où j’avais vécu : telles de ces brèches, qu’une intelligence supérieure en tombant forme dans un siècle, ne se referment jamais. Sa mort fit sur moi une impression particulière, à laquelle se mêlait une sorte d’étonnement mystérieux : c’était chez cette femme illustre que j’avais connu madame Récamier, et, après de longs jours de séparation, madame de Staël réunissait deux personnes voyageuses devenues presque étrangères l’une à l’autre : elle leur laissait à un repas funèbre son souvenir et l’exemple de son attachement immortel.

J’allai voir madame Récamier rue Basse-du-Rempart, et ensuite rue d’Anjou. Quand on s’est rejoint à sa destinée, on croit ne l’avoir jamais quittée : la vie, selon l’opinion de Pythagore, n’est qu’une réminiscence. Qui, dans le cours de ses jours, ne se remémore quelques petites circonstances indifférentes à tous, hors à celui qui se les rappelle ? À la maison de la rue d’Anjou il y avait un jardin, dans ce jardin un berceau de tilleuls, entre les feuilles desquels j’apercevais un rayon de lune, lorsque j’attendais madame Récamier : ne me semble-t-il pas que ce rayon est à moi, et que si j’allais sous les mêmes abris, je le retrouverais ? Je ne me souviens guère du soleil que j’ai vu briller sur bien des fronts.

J’étais au moment d’être obligé de vendre la Vallée-aux-Loups, que madame Récamier avait louée, de moitié avec M. de Montmorency.

De plus en plus éprouvée par la fortune, madame Récamier se retira bientôt à l’Abbaye-aux-Bois[80].

La duchesse d’Abrantès parle ainsi de cette demeure :

« L’Abbaye-aux-Bois avec toutes ses dépendances, ses beaux jardins, ses vastes cloîtres dans lesquels jouaient de jeunes filles de tous les âges, au regard insoucieux, à la parole folâtre, l’Abbaye-aux-Bois n’était connue que comme une sainte demeure à laquelle une famille pouvait confier son espoir ; encore ne l’était-elle que par les mères ayant un intérêt au delà de sa haute muraille. Mais, une fois que la sœur Marie avait fermé la petite porte surmontée d’un attique, limite du saint domaine, on traversait la grande cour qui sépare le couvent de la rue, non-seulement comme un terrain neutre, mais étranger.

« Aujourd’hui il n’en va pas ainsi : le nom de l’Abbaye-aux-Bois est devenu populaire ; sa renommée est générale et familière à toutes les classes. La femme qui y vient pour la première fois en disant à ses gens : « À l’Abbaye-aux-Bois, » est sûre de n’être pas questionnée par eux pour savoir de quel côté ils doivent tourner . . . . . . .

« D’où lui est venue, en aussi peu de temps, une renommée si positive, une illustration si connue ? Voyez-vous deux petites fenêtres tout en haut, dans les combles, là, au-dessus des larges fenêtres du grand escalier ? c’est une des petites chambres de la maison. Eh bien ! c’est pourtant dans son enceinte que la renommée de l’Abbaye-aux-Bois a pris naissance, c’est de là qu’elle est descendue, qu’elle est devenue populaire. Et comment ne l’aurait-elle pas été lorsque toutes les classes de la société savaient que dans cette chambre habitait un être dont la vie était déshéritée de toutes les joies, et qui néanmoins avait des paroles consolantes pour tous les chagrins, des mots magiques pour adoucir toutes les douleurs, des secours pour toutes les infortunes ?

« Lorsque du fond de sa prison Coudert[81] entrevit l’échafaud, quelle fut la pitié qu’il invoqua ? « Va chez madame Récamier, dit-il à son frère, dis-lui que je suis innocent devant Dieu… elle comprendra ce témoignage… » et Coudert fut sauvé. Madame Récamier, associa à son action libérale cet homme qui possède en même temps le talent et la bonté : M. Ballanche seconda ses démarches, et l’échafaud dévora une victime de moins.

« C’était presque une merveille présentée à l’étude de l’esprit humain que cette petite cellule dans laquelle une femme, dont la réputation est plus qu’européenne, était venue chercher du repos et un asile convenable. Le monde est ordinairement oublieux de ceux qui ne le convient plus à leurs festins ; il ne le fut pas pour celle qui, jadis, au milieu de ses joies, écoutait encore plus une plainte que l’accent du plaisir. Non-seulement la petite chambre du troisième de l’Abbaye-aux-Bois fut toujours le but des courses des amis de madame Récamier, mais, comme si le prestigieux pouvoir d’une fée eût adouci la raideur de la montée, ces mêmes étrangers, qui réclamaient comme une faveur d’être admis dans l’élégant hôtel de la Chaussée-d’Antin, sollicitaient encore la même grâce. C’était pour eux un spectacle vraiment aussi remarquable qu’aucune rareté de Paris, de voir, dans un espace de dix pieds sur vingt, toutes les opinions, réunies sous une même bannière, marcher en paix et se donner presque la main. Le vicomte de Chateaubriand racontait à Benjamin Constant les merveilles inconnues de l’Amérique. Mathieu de Montmorency, avec cette urbanité personnelle à lui-même, cette politesse chevaleresque de tout ce qui porte son nom, était aussi respectueusement attentif pour madame Bernadotte allant régner en Suède, qu’il l’aurait été pour la sœur d’Adélaïde de Savoie, fille d’Humbert aux Blanches-Mains, cette veuve de Louis le Gros qui avait épousé un de ses ancêtres. Et l’homme des temps féodaux n’avait aucune parole amère pour l’homme des jours libres.

« Assises à côté l’une de l’autre sur le même divan, la duchesse du faubourg Saint-Germain devenait polie pour la duchesse impériale ; rien n’était heurté dans cette cellule unique. Lorsque je revis madame Récamier dans cette chambre, je revenais à Paris, d’où j’avais été longtemps absente. C’était un service que j’avais à lui demander, et j’allais à elle avec confiance. Je savais bien par des amis communs à quel degré de force s’était porté son courage ; mais j’en manquais en la voyant là, sous les combles, aussi paisible, aussi calme que dans les salons dorés de la rue du Mont-Blanc.

« Eh quoi ! me dis-je, toujours des souffrances ! Et mon œil humide s’arrêtait sur elle avec une expression qu’elle dut comprendre. Hélas ! mes souvenirs franchissaient les années, ressaisissaient le passé ! Toujours battue de l’orage, cette femme, que la renommée avait placée tout en haut de la couronne de fleurs du siècle, depuis dix ans voyait sa vie entourée de douleurs, dont le choc frappait à coups redoublés sur son cœur et la tuait !…

« Lorsque, guidée par d’anciens souvenirs et un attrait constant, je choisis l’Abbaye-aux-Bois pour mon asile, la petite chambre du troisième n’était plus habitée par celle que j’aurais été y chercher : madame Récamier occupait alors un appartement plus spacieux. C’est là que je l’ai vue de nouveau. La mort avait éclairci les rangs des combattants autour d’elle, et, de tous ces champions politiques, M. de Chateaubriand était, parmi ses amis, presque le seul qui eût survécu. Mais vint à sonner aussi pour lui l’heure des mécomptes et de l’ingratitude royale. Il fut sage ; il dit adieu à ces faux semblants de bonheur et abandonna l’incertaine puissance tribunitienne pour en ressaisir une plus positive.

« On a déjà vu que dans ce salon de l’Abbaye-aux-Bois il s’agite d’autres intérêts que des intérêts littéraires, et que ceux qui souffrent peuvent tourner vers lui un regard d’espérance. Dans l’occupation constante où je suis, depuis quelques mois, de ce qui a rapport à la famille de l’empereur, j’ai trouvé quelques documents qui ne me paraissent pas hors d’œuvre en ce moment.

« La reine d’Espagne se trouvait dans l’obligation absolue de rentrer en France. Elle écrivit à madame Récamier pour la prier de s’intéresser à la demande qu’elle faisait de venir à Paris. M. de Chateaubriand était alors au ministère, et la reine d’Espagne, connaissant la loyauté de son caractère, avait toute confiance dans la réussite de sa sollicitation. Cependant la chose était difficile, parce qu’il y avait une loi qui frappait toute cette famille malheureuse, même dans ses membres les plus vertueux. Mais M. de Chateaubriand avait en lui ce sentiment d’une noble pitié pour le malheur, qui lui fit écrire plus tard ces mots touchants :

Sur le compte des grands je ne suis pas suspect :
Leurs malheurs seulement attirent mon respect.
Je hais ce Pharaon, que l’éclat environne ;
Mais s’il tombe, à l’instant j’honore sa couronne ;
Il devient, à mes yeux, roi par l’adversité ;
Des pleurs je reconnais l’auguste autorité :
Courtisan du malheur, etc. etc.[82].

« M. de Chateaubriand écouta les intérêts d’une personne malheureuse ; il interrogea son devoir, qui ne lui imposa pas la crainte de redouter une faible femme, et, deux jours après la demande qui lui fut adressée, il écrivit à madame Récamier que madame Joseph Bonaparte pouvait rentrer en France, demandant où elle était, afin de lui adresser par M. Durand de Mareuil, notre ministre alors à Bruxelles, la permission de venir à Paris sous le nom de la comtesse de Villeneuve. Il écrivit en même temps à M. de Fagel.

« J’ai rapporté ce fait avec d’autant plus de plaisir qu’il honore à la fois celle qui demande et le ministre qui oblige : l’une par sa noble confiance, l’autre par sa noble humanité[83]. »

Madame d’Abrantès loue beaucoup trop ma conduite, qui ne valait même pas la peine d’être remarquée ; mais, comme elle ne raconte pas tout sur l’Abbaye-aux-Bois, je vais suppléer à ce qu’elle a oublié ou omis.

Le capitaine Roger[84], autre Coudert, avait été condamné à mort. Madame Récamier m’avait associé à son œuvre pie pour le sauver. Benjamin Constant était également intervenu en faveur de ce compagnon de Caron, et il avait remis au frère du condamné la lettre suivante pour madame Récamier :

« Je ne me pardonnerais pas, madame, de vous importuner toujours, mais ce n’est pas ma faute s’il y a sans cesse des condamnations à mort. Cette lettre vous sera remise par le frère du malheureux Roger, condamné avec Caron. C’est l’histoire la plus odieuse et la plus connue. Le nom seul mettra M. de Chateaubriand au fait. Il est assez heureux pour être à la fois le premier talent du ministère et le seul ministre sous lequel le sang n’ait pas coulé. Je n’ajoute rien ; je m’en remets à votre cœur. Il est bien triste de n’avoir presque à vous écrire que pour des affaires douloureuses ; mais vous me pardonnez, je le sais, et je suis sûr que vous ajouterez un malheureux de plus à la nombreuse liste de ceux que vous avez sauvés.

« Mille tendres respects.
« B. Constant.
« Paris, 1er  mars 1823. »

Quand le capitaine Roger fut mis en liberté, il s’empressa de témoigner sa reconnaissance à ses bienfaiteurs. Un après-dîner j’étais chez madame Récamier, comme de coutume : tout à coup apparaît cet officier. Il nous dit, avec un accent du Midi : « Sans votre intercession, ma tête roulait sur l’échafaud. » Nous étions stupéfaits, car nous avions oublié nos mérites ; il s’écriait, rouge comme un coq : « Vous ne vous souvenez pas ?… Vous ne vous souvenez pas ?… » Nous faisions vainement mille excuses de notre peu de mémoire : il partit, entre-choquant les éperons de ses bottes, furieux de ce que nous ne nous souvenions pas de notre bonne action, comme s’il eût eu à nous reprocher sa mort.

Vers cette époque, Talma demanda à madame Récamier à me rencontrer chez elle pour s’entendre avec moi sur quelques vers de l’Othello de Ducis, qu’on ne lui permettait pas de dire tels qu’ils étaient. Je laissai les dépêches et je courus au rendez-vous ; je passai la soirée à refaire avec le moderne Roscius les vers malencontreux : il me proposait un changement, je lui en proposais un autre ; nous rimions à l’envi ; nous nous retirions à la croisée ou dans un coin pour tourner et retourner un hémistiche. Nous eûmes beaucoup de peine à tomber d’accord pour le sens ou pour l’harmonie. Il eût été assez curieux de me voir, moi, ministre de Louis XVIII, lui, Talma, roi de la scène, oubliant ce que nous pouvions être, jouter de verve en donnant au diable la censure et toutes les grandeurs du monde. Mais si Richelieu faisait représenter ses drames en lâchant Gustave-Adolphe sur l’Allemagne, ne pouvais-je pas, humble secrétaire d’État, m’occuper des tragédies des autres en allant chercher l’indépendance de la France à Madrid ?

Madame la duchesse d’Abrantès, dont j’ai salué le cercueil dans l’église de Chaillot, n’a peint que la demeure habitée de madame Récamier ; je parlerai de l’asile solitaire. Un corridor noir séparait deux petites pièces. Je prétendais que ce vestibule était éclairé d’un jour doux. La chambre à coucher était ornée d’une bibliothèque, d’une harpe, d’un piano, du portrait de madame de Staël et d’une vue de Coppet au clair de lune ; sur les fenêtres étaient des pots de fleurs. Quand, tout essoufflé après avoir grimpé trois étages, j’entrais dans la cellule aux approches du soir, j’étais ravi : la plongée des fenêtres était sur le jardin de l’Abbaye, dans la corbeille verdoyante duquel tournoyaient des religieuses et couraient des pensionnaires. La cime d’un acacia arrivait à la hauteur de l’œil. Des clochers pointus coupaient le ciel, et l’on apercevait à l’horizon les collines de Sèvres. Le soleil mourant dorait le tableau et entrait par les fenêtres ouvertes. Madame Récamier était à son piano ; l’angelus tintait : les sons de la cloche, « qui semblait pleurer le jour qui se mourait, il giorno pianger che si muore, » se mêlaient aux derniers accents de l’invocation à la nuit de Roméo et Juliette, de Steibelt[85]. Quelques oiseaux se venaient coucher dans les jalousies relevées de la fenêtre ; je rejoignais au loin le silence et la solitude, par-dessus le tumulte et le bruit d’une grande cité.

Dieu, en me donnant ces heures de paix, me dédommageait de mes heures de trouble ; j’entrevoyais le prochain repos que croit ma foi, que mon espérance appelle. Agité au dehors par les occupations politiques ou dégoûté par l’ingratitude des cours, la placidité du cœur m’attendait au fond de cette retraite, comme le frais des bois au sortir d’une plaine brûlante. Je retrouvais le calme auprès d’une femme, de qui la sérénité s’étendait autour d’elle, sans que cette sérénité eût rien de trop égal, car elle passait au travers d’affections profondes. Hélas ! les hommes que je rencontrais chez madame Récamier, Mathieu de Montmorency, Camille Jordan, Benjamin Constant, le duc de Laval, ont été rejoindre Hingant, Joubert, Fontanes, autres absents d’une autre société absente. Parmi ces amitiés successives se sont élevés de jeunes amis, rejetons printaniers d’une vieille forêt où la coupe est éternelle. Je les prie, je prie M. Ampère, qui lira ceci quand j’aurai disparu, je leur demande à tous de me conserver quelque souvenir ; je leur remets le fil de la vie dont Lachésis laisse échapper le bout sur mon fuseau. Mon inséparable camarade de route, M. Ballanche, s’est trouvé seul au commencement et à la fin de ma carrière ; il a été témoin de mes liaisons rompues par le temps, comme j’ai été témoin des siennes entraînées par le Rhône : les fleuves minent toujours leurs bords.

Le malheur de mes amis a souvent penché sur moi, et je ne me suis jamais dérobé au fardeau sacré : le moment de la rémunération est arrivé ; un attachement sérieux daigne m’aider à supporter ce que leur multitude ajoute de pesanteur à des jours mauvais. En approchant de ma fin, il me semble que tout ce qui m’a été cher m’a été cher dans madame Récamier, et qu’elle était la source cachée de mes affections. Mes souvenirs de divers âges, ceux de mes songes comme ceux de mes réalités, se sont pétris, mêlés, confondus, pour faire un composé de charmes et de douces souffrances dont elle est devenue la forme visible. Elle règle mes sentiments, de même que l’autorité du ciel a mis le bonheur, l’ordre et la paix dans mes devoirs.

Je l’ai suivie, la voyageuse, par le sentier qu’elle a foulé à peine ; je la devancerai bientôt dans une autre patrie. En se promenant au milieu de ces Mémoires, dans les détours de la basilique que je me hâte d’achever, elle pourra rencontrer la chapelle qu’ici je lui dédie ; il lui plaira peut-être de s’y reposer : j’y ai placé son image.


  1. Ce livre a été écrit à Paris en 1839.
  2. Jeanne-Françoise-Julie-Adélaïde Bernard était née à Lyon le 4 décembre 1777. De tous ces noms de baptême, le seul qui lui fût resté dans l’habitude était celui de Julie transformé en Juliette. — Son père, Jean Bernard, était notaire à Lyon ; il fut nommé, en 1784, receveur des finances à Paris.
  3. Et non treize ans, comme le portent les éditions précédentes.
  4. Juliette Bernard n’avait que quinze ans, lorsqu’elle épousa, en pleine Terreur, le 24 avril 1793, M. Jacques Récamier, banquier à Paris, mais qui était, comme elle, originaire de Lyon. Il demeurait au no 13 de la rue des Saints-Pères. (Voir, au tome II du Journal d’un bourgeois de Paris pendant la Terreur, par Edmond Biré, le chapitre sur le Mariage de Mme  Récamier.) — M. Récamier avait 31 ans de plus que sa jeune femme. « Ce lien, dit Mme  Lenormant, ne fut jamais qu’apparent ; Mme  Récamier ne reçut de son mari que son nom. Ceci peut étonner, mais je ne suis pas chargée d’expliquer le fait ; je me borne à l’attester, comme auraient pu l’attester tous ceux qui, ayant connu M. et Mme  Récamier, pénétrèrent dans leur intimité. M. Récamier n’eut jamais que des rapports paternels avec sa femme ; il ne traita jamais la jeune et innocente enfant qui portait son nom que comme une fille dont la beauté charmait ses yeux et dont la célébrité flattait sa vanité. » Souvenirs et Correspondance tirés des papiers de Mme  Récamier, tome I, p. 13.
  5. Madame de Clermont-Tonnerre.
  6. Cette lettre est ainsi datée : De ma retraite de Corbeil, le samedi 28 septembre 1797. — La Harpe, proscrit après le coup d’État du 18 fructidor (4 septembre 1797), avait trouvé un asile à Corbeil, où Mme  Récamier l’alla voir une fois.
  7. Cette lettre, qui ne porte d’autre indication de date que le mot samedi a dû être écrite quelques jours après le 18 brumaire.
  8. Lucien Bonaparte venait de publier un roman intitulé la Tribu indienne, ou Édouard et Stellina. (Paris, 1799, 2 vol. in-18.)
  9. Comme le duc de Laval, un autre admirateur de Mme Récamier, Benjamin-Constant n’aimait pas les dates. Son écrit sur Mme Récamier n’en renferme pas une seule. Besoin nous est donc de préciser. À la fin de 1798, Mme de Staël fut chargée par son père, qui venait d’être rayé de la liste des émigrés, de vendre l’hôtel qu’il possédait rue du Mont-Blanc, aujourd’hui rue de la Chaussée-d’Antin, 7. M. Récamier était depuis longtemps en relations d’affaires avec M. Necker, il était son banquier, ainsi que celui de sa fille ; il acheta l’hôtel. L’acte de vente porte la date du 25 vendémiaire an VII (16 octobre 1798). La négociation de cette affaire devint l’origine de la liaison qui s’établit entre Mme de Staël et Mme Récamier. (Souvenirs et Correspondance…, par Mme Lenormant, I, 23.)
  10. Plus tard duc de Laval-Montmorency, celui précisément que Chateaubriand remplacera comme ambassadeur à Rome.
  11. « Arbitre du goût et des bonnes manières », a dit Mme de Staël. Sous une apparence légère et mobile, le duc de Laval était un noble cœur et un esprit élevé. Il géra les plus grandes ambassades et fut partout à la hauteur de sa tâche.
  12. Le roman de Delphine, qui parut à la fin de 1802.
  13. Georgina Spenser, duchesse de Devonshire (1746-1806), célèbre par son esprit et sa beauté. Elle se mêla aux luttes politiques de son temps, soutint Fox et écrivit plusieurs poésies, dont la principale, le Passage du mont Saint-Gothard, a été traduite par Delille.
  14. Elisabeth Craven, margravine d’Anspach (1750-1828). Fille du comte de Berkeley, elle épousa d’abord lord Craven, dont elle eut sept enfants. Abandonnée par son mari, elle demanda le divorce, et quitta l’Angleterre pour voyager. Devenue veuve en 1790, elle épousa en secondes noces le margrave d’Anspach et vint demeurer avec lui en Angleterre, dans la terre de Brandebourg-House. Après la mort de ce prince (1806), elle recommença ses voyages et mourut à Naples à l’âge de 78 ans. Elle a composé des pièces de théâtre, un Voyage à Constantinople en passant par la Crimée, traduit trois fois en français, et des Mémoires fort curieux, qui parurent à Londres en 1825 et furent traduits, l’année suivante, par J.-T. Parisot (2 vol. in-8o).
  15. M. de Marcellus, à qui la France doit de posséder la Vénus de Milo, rencontrant ici le nom du duc d’Hamilton, en a profité, comme c’était son droit, pour nous conter cette jolie anecdote : « Ce premier des ducs écossais, mêlé au récit du voyage de Mme Récamier en Angleterre, s’était épris aussi des charmes de la Vénus de Milo, dès son entrée à Paris. Sachant que je l’avais enlevée, il m’en fit offrir, toute mutilée qu’elle était, dix mille livres sterling. Elle n’était pas à moi ; elle n’appartenait même plus à M. le marquis de Rivière, qui venait d’en faire don à Louis XVIII : quelques années après, la duchesse de Hamilton, que je recevais avec son fils et sa fille dans la jolie villa de Saltocchio, au pied des Apennins, me rappela, à la vue de quelques statues informes, cette passion qu’elle avait partagée pour la Vénus victorieuse. Mais quand j’avais dérobé mon idole à l’obscurité de Milo et aux empressements d’une frégate anglaise, arrivée quelques heures trop tard, ce n’était pas pour qu’un autre pays que le mien vînt à s’illuminer jamais de sa beauté. « (Chateaubriand et son temps, p. 316.)
  16. Sur le prince d’Orange, voir, au tome III, la note 1 de la page 206 (note 179 du Livre Premier de la Troisième Partie).
  17. Cette maison de campagne appartenait à Mme de la Tour, « personne vraiment bonne et spirituelle », à qui Mme de Staël avait été recommandée par M. Regnaud de Saint-Jean-d’Angély, alors président de la section de l’intérieur au Conseil d’État
  18. Septembre 1803.
  19. Mme de Staël, Dix années d’exil, 1re  partie, chap. XI.
  20. Anthelme Brillat-Savarin (1755-1826). Député du Tiers aux États généraux pour le bailliage de Bugey et Valromey, il siégea parmi les modérés, émigra en 1793 et se retira en Suisse, puis à New-York, où il se créa des ressources en donnant des leçons de français et en tenant le premier violon dans un petit théâtre. Sous le Consulat, il fut nommé juge au Tribunal de Cassation (1er  avril 1800). Il mourut conseiller à la Cour de Cassation le 2 février 1826, des suites d’un rhume contracté dans l’église de Saint-Denis, à la cérémonie expiatoire du 21 janvier. L’année précédente, il avait publié l’ouvrage qui a fait sa gloire, la Physiologie du goût. — Balzac, sans doute comme auteur de la Physiologie du mariage, lui a consacré une intéressante notice dans la Biographie universelle, de Michaud. « Brillat-Savarin, dit-il, offrait une des rares exceptions à la règle qui destitue de toute haute faculté intellectuelle les gens de haute taille ; quoique sa stature presque colossale lui donnât en quelque sorte l’air du tambour-major de la Cour de cassation, il était grand homme d’esprit, et son ouvrage se recommande par des qualités littéraires peu communes. »
  21. L’exécution de Georges Cadoudal et de ses onze compagnons eut lieu le lundi 25 juillet 1804, à onze heures du matin, en place de Grève. La veille, le geôlier de Bicêtre était entré dans son cachot, apportant à Georges une demande en grâce toute prête. Il jette un regard sur le papier qu’on lui présente et qui était adressé à Sa Majesté l’Empereur. Il n’en veut pas voir davantage. Se tournant vers ses compagnons : « Mes camarades, dit-il, faisons la prière. » Le matin de l’exécution, à quelqu’un qui lui demandait des nouvelles du condamné, le capitaine Laborde répondit : « Il a dormi plus tranquillement que moi. » Georges était assisté de l’abbé de Keravenant, qui fut sous la Restauration curé de Saint-Germain des Prés. Arrivé sur la place de Grève, l’abbé lui faisait réciter la Salutation angélique : « Je vous salue, Marie, pleine de grâces… Sainte Marie, mère de Dieu, priez pour nous, pauvres pêcheurs, maintenant… » Et Georges s’arrêtait : « Continuez, dit le prêtre, et à l’heure de notre mort. — À quoi bon ? dit Georges ; l’heure de la mort, n’est-ce pas maintenant ? » Au pied de l’échafaud, raconte le duc de Rivière dans ses Mémoires, page 52, il déclara qu’il avait une faveur à solliciter. « Pour ôter à mes compagnons d’infortune, dit-il, l’idée que je pourrais leur survivre, je demande à mourir avant eux. C’est moi, d’ailleurs, qui dois leur donner l’exemple. » On y consentit, et Georges eut sur l’échafaud la place qu’il occupait devant l’ennemi, il fut le premier à la mort comme il l’avait été tant de fois au combat.
  22. Dans les pages qui précèdent, Chateaubriand n’a fait que résumer le récit même de Mme Récamier, reproduit, plus tard en son entier par Mme Lenormant au tome Ier des Souvenirs, pages 103 et suivantes.
  23. M. Necker mourut à Coppet le 9 avril 1804.
  24. La ruine de M. Récamier fut postérieure de deux ans à la mort de M. Necker. Elle se produisit dans l’automne de 1806. Par suite d’une série de circonstances, et plus particulièrement de l’état politique et financier de l’Espagne, la maison de banque de M. Récamier se trouva en présence de graves embarras. Pour les conjurer, il aurait suffi que la Banque de France fût autorisée à lui avancer un million, avance en garantie de laquelle il offrait de donner de très bonnes valeurs. Le prêt d’un million fut durement refusé, et la catastrophe eut lieu. M. Récamier abandonna à ses créanciers tout ce qu’il possédait, et en reçut ce témoignage de confiance et d’estime, d’être mis par eux à la tête de la liquidation de ses affaires. Sa femme vendit jusqu’à son dernier bijou. On se défit de l’argenterie, l’hôtel de la rue du Mont-Blanc fut mis en vente. Il fut acheté par M. Mosselmann.
  25. 17 novembre 1806.
  26. Mme Récamier avait perdu sa mère le 20 janvier 1807. Elle passa les six premiers mois de son deuil dans une profonde retraite ; au milieu de l’été de 1807, elle consentit, sur les instances de Mme de Staël, à se rendre à Coppet.
  27. Ce n’est pas à la bataille d’Eylau (8 février 1807) que le prince Auguste fut fait prisonnier, mais bien, ainsi que nous avons déjà eu occasion de le dire, au combat de Saalfeldt, le 10 octobre 1806. — Le prince n’avait que vingt-quatre ans ; il était de cinq ans plus jeune que Mme Récamier.
  28. On lit à ce sujet dans le livre de Mme Lenormant : « Le prince Auguste était remarquablement beau, brave, chevaleresque ; à l’ardeur passionnée de ses sentiments, se joignaient une loyauté et une sorte de candeur toutes germaniques… La passion qu’il conçut pour l’amie de Mme de Staël était extrême ; protestant et né dans un pays où le divorce est autorisé par la loi civile et par la loi religieuse, il se flatta que la belle Juliette consentirait à faire rompre le mariage qui faisait obstacle à ses vœux, et il lui proposa de l’épouser… Mme Récamier était émue, ébranlée : elle accueillit un moment la proposition d’un mariage, preuve insigne, non seulement de la passion, mais de l’estime d’un prince de maison royale fortement pénétré des prérogatives et de l’élévation de son rang. Une promesse fut échangée. La sorte de lien qui avait uni la belle Juliette à M. Récamier était de ceux que la religion catholique elle-même proclame nuls. Cédant à l’émotion du sentiment qu’elle inspirait au prince Auguste, Juliette écrivit à M. Récamier pour lui demander la rupture de leur union. Il lui répondit qu’il consentirait à l’annulation de leur mariage, si telle était sa volonté ; mais, faisant appel à tous les sentiments du noble cœur auquel il s’adressait, il rappelait l’affection qu’il lui avait portée dès son enfance, il exprimait même le regret d’avoir respecté des susceptibilités et des répugnances sans lesquelles un lien plus étroit n’eût pas permis cette pensée de séparation ; enfin il demandait que cette rupture de leur lien, si Mme Récamier persistait dans un tel projet, n’eût pas lieu à Paris, mais hors de France, où il se rendrait pour se concerter avec elle.

    « Cette lettre digne, paternelle et tendre, laissa quelques instants Mme Récamier immobile : elle revit en pensée ce compagnon des premières années de sa vie, dont l’indulgence, si elle ne lui avait pas donné le bonheur, avait toujours respecté ses sentiments et sa liberté ; elle le revit vieux, dépouillé de la grande fortune dont il avait pris plaisir à la faire jouir, et l’idée de l’abandon d’un homme malheureux lui parut impossible. Elle revint à Paris à la fin de l’automne ayant pris sa résolution, mais n’exprimant pas encore ouvertement au prince Auguste l’inutilité de ses instances. Elle compta sur le temps et l’absence pour lui rendre moins cruelle la perte de ses espérances… » Souvenirs et Correspondance…, tome I, p. 140-142. Voir aussi pages 143 à 152.

  29. C’est seulement en 1818, après la mort de Mme de Staël, que le prince Auguste commanda à Gérard le célèbre tableau représentant Corinne au cap Misène. En échange de ce tableau, Mme Récamier lui envoya son portrait, peint également par Gérard. Le prince l’avait placé dans la galerie de son palais, à Berlin ; il ne s’en sépara qu’à sa mort. D’après ses dernières volontés, ce portrait fut renvoyé à Mme Récamier en 1845, et, dans la lettre que le prince lui écrivait trois mois avant sa mort, en pleine santé, mais comme frappé d’un pressentiment, se trouvent ces paroles : « L’anneau que vous m’avez donné me suivra dans la tombe. » — Souvenirs et Correspondance, I, 151.
  30. M. F. Barrière, l’éditeur de la Collection des Mémoires sur le 18e et le 19e siècle, eut occasion vers ce même temps de visiter Mme de Genlis ; il décrit en ces termes l’appartement de « l’antique sibylle » : — « Nous la trouvâmes dans un appartement de bien médiocre apparence et surtout bien mal tenu. Mme de Genlis était assise devant une table de bois de sapin, noircie par le temps et l’usage. Cette table offrait le bizarre assemblage d’une foule d’objets en désordre ; on y voyait pêle-mêle des brosses à dents, un tour en cheveux, deux pots de confitures entamés, des coquilles d’œufs, des peignes, un petit pain, de la pommade, un demi-rouleau de sirop de capillaire, un reste de café au lait dans une tasse ébréchée, des fers propres à gaufrer des fleurs en papier, un bout de chandelle, une guirlande commencée à l’aquarelle, un peu de fromage de Brie, un encrier en plomb, deux volumes bien gras et deux carrés de papier sur lesquels étaient griffonnés des vers. » Avant-Propos des Mémoires de Mme de Genlis.
  31. Mademoiselle de Clermont est le meilleur ouvrage de Mme de Genlis ; il avait paru en 1802.
  32. La nouvelle de Mme de Genlis, dont parle ici Chateaubriand, a paru seulement en 1832 sous le titre d’Athénaïs ou le Château de Coppet en 1807.
  33. Dans l’automne de 1807. On lit, au sujet de ce voyage, dans les notes de M. Auguste de Staël : « Depuis son voyage à Berlin, si cruellement interrompu par la mort de son père, ma mère n’avait pas cessé d’étudier la littérature et la philosophie allemandes ; mais un nouveau séjour lui était nécessaire pour achever le tableau de ce pays qu’elle se proposait de présenter à la France. Dans l’automne de 1807, elle partit pour Vienne, et elle y retrouva, dans la société du prince de Ligne, dans celle de la maréchale Lubomirska, etc., cette urbanité de manières, cette facilité de conversation qui avaient tant de charme à ses yeux. Le gouvernement autrichien, épuisé par la guerre, n’avait pas alors la force d’être oppresseur pour son propre compte, et cependant il conservait envers la France une attitude qui n’était pas sans indépendance et sans dignité. Ceux que poursuivait la haine de Napoléon pouvaient encore trouver à Vienne un asile ; aussi l’année que ma mère y passa fut-elle la plus calme dont elle eût joui depuis son exil. » Avertissement de M. de Staël fils, en tête de la seconde partie de Dix années d’exil.
  34. Les précédentes éditions portent à tort 1812. C’est en 1810, et non en 1812, que Mme de Staël habita le château de Chaumont. On lit dans l’Avertissement de M. Auguste de Staël : « Au commencement de l’été de 1810, ayant achevé les trois volumes de l’Allemagne, elle voulut aller en surveiller l’impression à quarante lieues de Paris, distance qui lui était encore permise et où elle pouvait espérer de revoir ceux de ses amis dont l’affection n’avait pas fléchi devant la disgrâce de l’empereur. Elle alla donc s’établir, près de Blois, dans le vieux château de Chaumont-sur-Loire, que le cardinal d’Amboise, Diane de Poitiers, Catherine de Médicis et Nostradamus ont jadis habité. Le propriétaire actuel de ce séjour romantique, M. Le Ray, avec qui mes parents étaient liés par des relations d’affaires et d’amitié, était alors en Amérique. Mais tandis que nous occupions son château, il revint des États-Unis avec sa famille ; et, quoiqu’il voulût bien nous engager à rester chez lui, plus il nous en pressait avec politesse, plus nous étions tourmentés de la crainte de le gêner. M. de Salaberry nous tira de cet embarras avec la plus aimable obligeance, en mettant à notre disposition sa terre de Fossé. » — Le château de Chaumont est situé dans la commune de Chaumont-sur-Loire (Loir-et-Cher). Il appartient actuellement à M. le prince Amédée de Broglie. — Le château de Fossé, situé dans la commune de Fossé (Loir-et-Cher), appartient aujourd’hui à M. le comte de Salaberry.
  35. Chateaubriand ne donne pas la date de cette lettre. Elle doit être du mois de septembre 1810. Mme de Staël dit en effet, dans ses Dix années d’exil (seconde partie, chapitre premier) : « Le 23 septembre (1810), je corrigeai la dernière épreuve de l’Allemagne : après six ans de travail, ce m’était une vraie joie de mettre le mot fin à mes trois volumes. Je fis la liste des cent personnes à qui je voulais les envoyer dans les différentes parties de la France et de l’Europe ; j’attachais un grand prix à ce livre, que je croyais propre à faire connaître des idées nouvelles à la France : il me semble qu’un sentiment élevé sans être hostile l’avait inspiré, et qu’on y trouvait un langage qu’on ne parlait plus. »
  36. Au mois d’octobre 1810. — Les trois volumes de l’Allemagne étaient à peine achevés d’imprimer que le duc de Rovigo, ministre de la police, envoyait ses agents pour mettre en pièces les dix mille exemplaires qu’on avait tirés, et il signifiait à l’auteur l’ordre de quitter la France sous trois jours. Ayant vu dans les journaux que des vaisseaux américains étaient arrivés dans les ports de la Manche, Mme de Staël se décida à faire usage d’un passeport qu’elle avait pour l’Amérique, espérant qu’il lui serait possible de relâcher en Angleterre. Il lui fallait quelques jours, dans tous les cas, pour se préparer à ce voyage, et elle fut obligée de s’adresser au ministre de la police pour demander ce peu de jours. À la date du 3 octobre 1810, Rovigo lui accorda huit jours. Il lui disait dans sa lettre : « Il m’a paru que l’air de ce pays-ci ne vous convenait point, et nous n’en sommes pas encore réduits à chercher des modèles dans les peuples que vous admirez. Votre dernier ouvrage n’est point français ; c’est moi qui en ai arrêté l’impression… Je mande à M. Corbigny (le préfet de Loir-et-Cher) de tenir la main à l’exécution de l’ordre que je lui ai donné, lorsque le délai que je vous accorde sera expiré… » La lettre du ministre de la police se terminait par ce post-scriptum : « J’ai des raisons, madame, pour vous indiquer les ports de Lorient, La Rochelle, Bordeaux et Rochefort, comme étant les seuls ports dans lesquels vous pouvez vous embarquer. Je vous invite à me faire connaître celui que vous aurez choisi. » On interdisait à Mme de Staël les ports de la Manche, afin de l’empêcher d’aller en Angleterre. Du moment qu’on lui donnait pour toute alternative l’Amérique ou Coppet, elle prit le parti de retourner à Coppet, où elle arriva dans la seconde quinzaine d’octobre 1810.
  37. C’est au mois de septembre 1811 que cet ordre d’exil fut signifié à Mme Récamier ; un ordre semblable était notifié en même temps à M. Mathieu de Montmorency.
  38. En arrivant à Châlons, elle s’établit d’abord à l’auberge de la Pomme-d’Or, qu’elle abandonna bientôt pour prendre, rue du Cloître, un petit appartement, qui avait au moins l’avantage d’être commode et silencieux.
  39. Le château de Montmirail, magnifique habitation des La Rochefoucauld-Doudeauville, située dans la commune de Montmirail (département de la Marne).
  40. Mme de Staël, alors âgée de 45 ans, avait contracté, en 1811, un mariage secret avec M. de Rocca, jeune officier de 27 ans, remarquablement beau, du caractère le plus noble, et qui (lorsqu’elle le connut à Genève) semblait mourant des suites de cinq blessures qu’il avait reçues. M. de Rocca ne survécut qu’un an à Mme de Staël et mourut en 1818.
  41. Auguste-Louis de Staël-Holstein, fils aîné de Mme de Staël, né à Paris le 31 août 1790, mort à Coppet le 11 novembre 1827. Il s’occupa spécialement d’agronomie et d’améliorations sociales. Ses œuvres, recueillies par sa sœur, la duchesse de Broglie, ont été publiées en 1829 (3 vol. in-8o).
  42. Ce billet, dont Chateaubriand n’indique pas la date, fut écrit au moment où Mme de Staël allait quitter la Suisse pour se rendre en Allemagne. Elle partit de Coppet le 23 mai 1812. (Dix années d’exil, 2e partie, chapitre V).
  43. Partie de Coppet, comme nous venons de le voir, le 23 mai 1812, Mme de Staël se rendit à Vienne, qu’elle dut bientôt quitter pour échapper aux tracasseries de la police autrichienne, mise en mouvement par la police de Napoléon. À la fin de juin, elle partait pour la Pologne, et, le 14 juillet 1812, elle entrait en Russie. Après avoir visité successivement Kiew, Moscou, Saint-Pétersbourg, elle s’embarqua à Abo pour Stockholm. Elle passa huit mois en Suède, pendant lesquels elle écrivit ses Dix années d’exil. Peu de temps après, elle partit pour Londres, et c’est là qu’elle publia, en 1813, son ouvrage sur l’Allemagne. Pendant son séjour en Angleterre, elle eut une entrevue avec Louis XVIII : « Nous aurons, annonçait-elle alors à un ami, un roi très favorable à la littérature. »
  44. Le second fils de Mme de Staël fut tué en duel en 1813.
  45. Mme Récamier quitta Châlons au mois de juin 1812, pour aller à Lyon auprès d’une sœur de son mari, Mme Delphin-Récamier.
  46. La duchesse de Chevreuse, née Narbonne-Pelet, était la belle-fille du duc Albert de Luynes. Tandis que son beau-père avait dû se laisser faire sénateur (1er  septembre 1803), elle avait dû consentir à être dame du palais de l’impératrice Joséphine (1806). Deux ans plus tard, au moment de l’arrestation de la famille royale d’Espagne, l’Empereur voulut placer la duchesse de Chevreuse auprès de la reine captive ; elle répondit qu’elle pouvait bien être prisonnière, mais qu’elle ne serait jamais geôlière. Cette fière réponse lui valut son exil, et de cet exil elle devait mourir.
  47. « La duchesse de Chevreuse est morte du serrement de cœur que son exil lui a causé. Elle ne put obtenir de Napoléon, lorsqu’elle était mourante, la permission de retourner une dernière fois à Paris, pour consulter son médecin et revoir ses amis. » Mme de Staël, Considérations sur la Révolution française, IVe partie, chap. VIII.
  48. Au printemps de 1813.
  49. Sur le séjour de Fouché à Rome en 1813, voir, à l’Appendice du tome III du Mémorial de Norvins, les très curieuses pages intitulées : Fouché à Rome.
  50. Jacques Marquet de Montbreton, baron de Norvins (1769-1854). Son Histoire de Napoléon (1827, 4 vol. in-8o), après avoir joui d’une grande vogue, est aujourd’hui oubliée. Ses Mémoires, publiés en 1896 par M. Lanzac de Laborie sous le titre : Mémorial de J. de Norvins (3 vol. in-8o) resteront. Parmi les nombreux Mémoires publiés en ces dernières années, ils méritent de tenir un des premiers rangs, à côté de ceux du chancelier Pasquier et du général Marbot.
  51. Sur cet épisode du pêcheur d’Albano, voyez Souvenirs et Correspondance tirés des papiers de Madame Récamier, tome I, pages 236-239. C’est au mois de septembre 1813 que fut fusillé le pêcheur d’Albano. Un mois après, au mois d’octobre, Napoléon perdait son Empire dans les plaines de Leipsick.
  52. Lettre à M. de Fontanes. — « Un jour, à Rome, comme je rappelais à M. de Chateaubriand cette page que je savais par cœur, et qu’il avait tracée vingt-cinq ans auparavant : « Je ne pourrais pas écrire ainsi aujourd’hui, me dit-il ; il faut pour cela être jeune et malheureux. » M. de Marcellus, Chateaubriand et son temps, p. 321.
  53. Mme Récamier se rendit à Naples dans les premiers jours de décembre 1813.
  54. C’est un souvenir de l’épisode de Velléda, où se trouve cette phrase : « On planta une épée nue pour indiquer le centre du Mallus ou du conseil. » — Et l’auteur ajoutait, dans une note : « J’ai suivi quelques auteurs qui pensent que les Gaulois avaient, ainsi que les Goths, l’usage de planter une épée nue au milieu de leur conseil. (Ammien Marcellin, lib. xxxii, cap. ii, p. 622.) Du mot mallus est venu notre mot mail ; et le mail est encore aujourd’hui un lieu bordé d’arbres. »
  55. La date exacte de l’excursion de Chateaubriand à Literne est : Janvier 1804.
  56. Les Martyrs, livre V
  57. Adam-Albert, comte de Neipperg (1775-1829), général autrichien. Il avait déjà été employé par M. de Metternich dans plusieurs missions délicates, lorsqu’au mois de juillet 1814 il fut désigné par l’empereur François II pour être attaché à l’ex-impératrice Marie-Louise. Il ne tarda pas à conquérir les bonnes grâces de cette princesse, qui s’éprit de lui, bien qu’une blessure reçue à la guerre l’eût privé d’un œil et l’obligeât à porter un bandeau noir qui coupait son front en deux. Au mois d’avril 1816, elle prit possession du duché de Parme, et M. de Neipperg devint le grand-maître de son palais, en attendant de devenir son mari. Elle l’épousa morganatiquement et en eut plusieurs enfants. L’Almanach de Gotha relate officiellement le mariage du général comte de Neipperg avec « Marie-Louise, duchesse de Parme, Plaisance et Guastalla, veuve de Napoléon Ier, empereur des Français, née archiduchesse d’Autriche ».
  58. Louis-François-Auguste, prince de Léon, duc de Rohan-Chabot (1788-1833). Après avoir été sous l’Empire chambellan de Napoléon, il fut sous Louis XVIII officier de mousquetaires. Il avait épousé en 1809 Mlle de Sérent, qui mourut tragiquement. Le 9 janvier 1815, comme elle se préparait à aller dîner chez la duchesse d’Orléans, douairière, elle s’approcha de la cheminée ; le feu prit aux dentelles de sa robe ; lorsqu’on arriva dans sa chambre, les flammes s’élevaient de trois pieds au-dessus de sa tête. Elle mourut le lendemain après d’atroces souffrances et dans les sentiments de la foi la plus vive. Son mari renonça au monde, embrassa l’état ecclésiastique et devint en peu de temps grand vicaire de Paris, archevêque d’Auch, puis de Besançon, et enfin cardinal. Il quitta la France après la révolution de 1830, mais il rentra dans son diocèse en 1832, lors de l’invasion du choléra, et succomba peu après aux atteintes du fléau. Mme Lenormant a tracé de M. de Rohan-Chabot en 1813 le portrait qu’on va lire : « Il était dans toute la fleur de la jeunesse, et avait, en dépit d’une nuance de fatuité assez prononcée, la plus charmante, la plus délicate, je dirais presque la plus virginale figure qui se pût voir. La tournure de M. de Chabot était parfaitement élégante : sa belle chevelure était frisée avec beaucoup d’art et de goût ; il mettait une extrême recherche dans sa toilette ; il était pâle, sa voix avait une grande douceur. Ses manières étaient très distinguées, mais hautaines. Il avait peu d’esprit, mais, quoique dépourvu d’instruction, il avait le don des langues ; il en saisissait vite, et presque musicalement, non point le génie, mais l’accent. »
  59. Sur les conditions dans lesquelles il sortit de la garde constitutionnelle de Louis XVI, voir, au tome II, la note 1 de la page 39 (note 43 du Livre VII de la Première Partie).
  60. Après la mort de l’Ami du Peuple, Murat, par le simple changement d’une lettre, transforma son nom en celui de Marat. Il est si fier de son invention que, dans une lettre qu’il écrit le 18 novembre 1793 et où il presse l’exécution d’un « modérantiste », il appose quatre fois sa nouvelle signature : Marat. (Frédéric Masson, Napoléon et sa famille, tome I, p. 311.)
  61. Il avait épousé Caroline Bonaparte le 20 janvier 1800.
  62. Le 13 novembre 1805.
  63. Le 15 mars 1806.
  64. Jean-Michel-Laurent Agar, comte de Mosbourg (1771-1844) était un compatriote et un camarade d’études de Murat, qui l’attacha à sa fortune, l’appela en 1806 au ministère des finances de sa principauté de Berg, lui fit épouser une de ses nièces et lui donna le titre et la dotation du comté de Mosbourg. En 1808, il suivit à Naples le nouveau roi et y prit, comme à Dusseldorf, le portefeuille des finances, qu’il conserva pendant presque toute la durée du règne. Député du Lot après 1830, il fut élevé à la pairie le 3 octobre 1837. — Le comte de Mosbourg avait réuni, pour écrire la vie de Joachim Murat, des documents qui viennent d’être utilisés en partie par le comte Murat dans son livre sur Murat, lieutenant de l’Empereur en Espagne. 1897.
  65. Le 29 janvier 1814.
  66. Le 28 mars 1815.
  67. Le 3 mai.
  68. Le 19 mai.
  69. Ferdinand IV (comme roi de Naples ; Ier comme roi des Deux-Siciles).
  70. Napoléon arriva à Sainte-Hélène le 15 octobre.
  71. Pie VII fit son entrée solennelle à Rome le 25 mai 1814.
  72. Alexis-Louis-Joseph, comte de Noailles (1783-1835). Il avait été emprisonné en 1809 pour avoir répandu la bulle d’excommunication de Pie VII contre les auteurs et complices de l’usurpation des États romains. Au mois de mai 1814, lorsque Mme Récamier traversa Lyon, Alexis de Noailles y était avec le titre de commissaire royal. Il vint la voir, et l’ayant accompagnée dans une fête donnée au palais Saint-Pierre en l’honneur du retour des Bourbons, il fut, ainsi que la belle exilée, l’objet d’une sorte d’ovation.
  73. Elle arriva à Paris le 1er  Juin 1814.
  74. L’Esprit de conquête et d’usurpation dans ses rapports avec la civilisation européenne fut publié, dans les premiers mois de 1814, en Allemagne, où se trouvait alors Benjamin Constant ; il ne rentra en France qu’avec les Bourbons.
  75. Voir le texte de cet article au tome III, note 1 de la page 489 (note 16 du Livre IV de la Troisième Partie).
  76. Dès le 6 avril 1815, le Journal de l’Empire annonça que M. Benjamin Constant était un des membres de la Commission constitutionnelle.
  77. Dans ses Mémoires sur les Cent-Jours, Benjamin prétend qu’il n’est pas l’auteur de l’Acte additionnel. « C’est jouer sur les mots, dit M. Henry Houssaye (1815, t. 1, p. 542) ; sans doute il y eut plus d’un article modifié ou ajouté par l’empereur et par la Commission, mais l’Acte additionnel, dans son ensemble, n’en est pas moins l’œuvre de Benjamin Constant. »
  78. Sur Mme de Krüdener, voir, au tome II, la note 1 de la page 366 (note 79 du Livre II de la Deuxième Partie).
  79. Le 14 juillet 1817.
  80. C’est en 1819 que Mme Récamier se retira à l’Abbaye-aux-Bois, dans un petit appartement au troisième étage, carrelé, incommode, dont l’escalier était des plus rudes à monter, ce qui ne l’empêchait pas d’être gravi chaque jour par les plus grandes dames du faubourg Saint-Germain et par tout ce que Paris comptait d’illustrations.
  81. Il était compromis dans l’affaire de Bories. Ch. — Coudert avait pris pari à un complot militaire contre le gouvernement, le premier complot de Saumur, qui éclata au mois de décembre 1821. L’affaire fut jugée en février 1822 par le second Conseil de guerre de la 4e division militaire siégeant à Tours. Les accusés étaient au nombre de onze : huit furent acquittés ; trois furent condamnés à la peine de mort, le lieutenant Delon, chef du complot, contumace, et les deux maréchaux des logis Charles Coudert et Sirejean. Ils se pourvurent en révision, et dans l’intervalle qui sépara les deux jugements, les familles des condamnés essayèrent quelques démarches. Coudert fut le premier pour lequel on eut la pensée d’invoquer l’assistance de Mme Récamier. Dès le commencement de mars, M. Eugène Coudert, frère aîné du sous-officier compromis, se présenta à l’Abbaye-aux-Bois sans autre recommandation que le malheur de son frère Charles. Mme Récamier, émue de la plus sincère pitié, la fit partager à tous ses amis et usa de leur crédit pour obtenir en faveur du condamné l’indulgence du conseil de révision. Ces efforts furent couronnés de succès : le 18 avril, le conseil, cassant l’arrêt des premiers juges, condamna simplement Coudert à cinq ans de prison comme non révélateur. Souvenirs et Correspondance tirés des papiers de Mme Récamier, t. I, p. 373. — La note de Chateaubriand disant que Coudert « était compromis dans l’affaire de Bories » est inexacte. L’affaire de Bories est celle des Quatre sergents de la Rochelle, qui fut jugée par la Cour d’assises de la Seine au mois d’août 1822.
  82. Ces vers sont, en effet, de Chateaubriand, dans sa tragédie de Moïse, acte III, scène IV.
  83. Histoire des Salons de Paris. Tableaux et portraits du grand monde, sous Louis XVI, le Directoire, le Consulat et l’Empire, la Restauration et le règne de Louis-Philippe Ier, par la duchesse d’Abrantès, tome VII, 1838.
  84. Roger, ancien lieutenant (et non capitaine), avait pris part, avec le lieutenant-colonel Caron, au complot de Colmar. Le 23 février 1823, la Cour d’assises de la Moselle le condamna à mort. Sa peine fut commuée en celle de vingt ans de travaux forcés. Envoyé au bagne de Toulon, il obtint grâce entière, au bout de deux ans.
  85. Daniel Steibelt, pianiste et compositeur, né à Berlin en 1765, mort à Saint-Pétersbourg en 1823. Il vint en 1790 à Paris, où il balança le succès de Pleyel. Le 10 septembre 1793, en pleine Terreur, il fit représenter sur le Théâtre de l’Opéra-Comique national, avec un vif succès, Roméo et Juliette. « M. de Chateaubriand, dit M. de Marcellus, p. 328, partageait l’affection que nos grand’mères ont portée à l’habile pianiste, au point qu’il me fallut pour lui plaire chercher à Londres une romance de Steibelt, intitulée : « La plus belle des belles », et la lui faire entendre sur mon piano dans nos soirées de solitude. N’était-ce pas encore dans sa pensée un hommage à Mme Récamier ? »