Mémoires d’outre-tombe/Quatrième partie/Livre V

Garnier (Tome 6p. 161-219).

LIVRE V[1]

Journal de Carlsbad à Paris. — Cynthie. — Égra. — Wallenstein. — Weissenstadt. — La voyageuse. — Berneck et souvenirs. — Bayreuth. — Voltaire. — Hohlfeld. — Église. — La petite fille à la hotte. — L’hôtelier et sa servante. — Bamberg. — Une bossue. — Würtzbourg : ses chanoines. — Un ivrogne. — L’hirondelle. — Auberge de Wiesenbach. — Un Allemand et sa femme. — Ma vieillesse. — Heidelberg. — Pèlerins. — Ruines. — Manheim. — Le Rhin. — Le Palatinat. — Armée aristocratique ; Armée plébéienne. — Couvent et Château. — Monts Tonnerre. — Auberge solitaire. — Kaiserslautern. — Sommeil. — Oiseaux. — Saarbrück. — Conseil de Charles X en France. — Idées sur Henri V. — Ma lettre à Madame la Dauphine. — Ce qu’avait fait Madame la duchesse de Berry.
1er  juin au soir, 1833.

Le chemin de Carlsbad jusqu’à Ellbogen, le long de l’Égra, est agréable. Le château de cette petite ville est du xiie siècle et placé en sentinelle sur un rocher, à l’entrée d’une gorge de vallée. Le pied du rocher, couvert d’arbres, s’enveloppe d’un pli de l’Égra : de là le nom de la ville et du château, Ellbogen (le coude).

Le donjon rougissait du dernier rayon du soleil, lorsque je l’aperçus du grand chemin. Au-dessus des montagnes et des bois penchait la colonne torse de la fumée d’une fonderie.

Je partis à neuf heures et demie du relais de Zwoda. Je suivais la route où passa Vauvenargues dans la retraite de Prague[2], ce jeune homme à qui Voltaire, dans l’éloge funèbre des officiers morts en 1741, adresse ces paroles : « Tu n’es plus, ô douce espérance du reste de mes jours ; je t’ai toujours vu le plus infortuné des hommes et le plus tranquille[3]. »

Du fond de ma calèche, je regardais se lever les étoiles.

N’ayez pas peur, Cynthie[4] ; ce n’est que la susurration des roseaux inclinés par notre passage dans leur forêt mobile. J’ai un poignard pour les jaloux et du sang pour toi. Que ce tombeau ne vous cause aucune épouvante ; c’est celui d’une femme jadis aimée comme vous : Cecilia Metella reposait ici.

Qu’elle est admirable, cette nuit, dans la campagne romaine ! La lune se lève derrière la Sabine pour regarder la mer ; elle fait sortir des ténèbres diaphanes les sommets cendrés de bleu d’Albano, les lignes plus lointaines et moins gravées du Soracte. Le long canal des vieux aqueducs laisse échapper quelques globules de son onde à travers les mousses, les ancolies, les giroflées, et joint les montagnes aux murailles de la ville. Plantés les uns sur les autres, les portiques aériens, en découpant le ciel, promènent dans les airs le torrent des âges et le cours des ruisseaux. Législatrice du monde, Rome, assise sur la pierre de son sépulcre, avec sa robe de siècles, projette le dessin irrégulier de sa grande figure dans la solitude lactée.

Asseyons-nous : ce pin, comme le chevrier des Abruzzes, déploie son ombrelle parmi des ruines. La lune neige sa lumière sur la couronne gothique de la tour du tombeau de Metella et sur les festons de marbre enchaînés aux cornes des bucranes ; pompe élégante qui nous invite à jouir de la vie, sitôt écoulée.

Écoutez ! la nymphe Égérie chante au bord de sa fontaine ; le rossignol se fait entendre dans la vigne de l’hypogée des Scipions ; la brise alanguie de la Syrie nous apporte indolemment la senteur des tubéreuses sauvages. Le palmier de la villa abandonnée se balance à demi noyé dans l’améthyste et l’azur des clartés phébéennes. Mais toi, pâlie par les reflets de la candeur de Diane, ô Cynthie, tu es mille fois plus gracieuse que ce palmier. Les mânes de Délie, de Lalagé, de Lydie, de Lesbie, posés sur des corniches ébréchées, balbutient autour de toi des paroles mystérieuses. Tes regards se croisent avec ceux des étoiles et se mêlent à leurs rayons.

Mais, Cynthie, il n’y a de vrai que le bonheur dont tu peux jouir. Ces constellations si brillantes sur ta tête ne s’harmonisent à tes félicités que par l’illusion d’une perspective trompeuse. Jeune Italienne, le temps finit ! sur ces tapis de fleurs tes compagnes ont déjà passé.

Une vapeur se déroule, monte et enveloppe l’œil de la nuit d’une rétine argentée ; le pélican crie et retourne aux grèves ; la bécasse s’abat dans les prêles des sources diamantées ; la cloche résonne sous la coupole de Saint-Pierre ; le plain-chant nocturne, voix du moyen âge, attriste le monastère isolé de Sainte-Croix ; le moine psalmodie à genoux les laudes, sur les colonnes calcinées de Saint-Paul ; des vestales se prosternent sur la dalle glacée qui ferme leurs cryptes ; le pifferaro souffle sa complainte de minuit devant la Madone solitaire, à la porte condamnée d’une catacombe. Heure de la mélancolie, la religion s’éveille et l’amour s’endort !

Cynthie, ta voix s’affaiblit : il expire sur tes lèvres, le refrain que t’apprit le pêcheur napolitain dans sa barque vélivole, ou le rameur vénitien dans sa gondole légère. Va aux défaillances de ton repos ; je protégerai ton sommeil. La nuit dont tes paupières couvrent tes yeux dispute de suavité avec celle que l’Italie assoupie et parfumée verse sur ton front. Quand le hennissement de nos chevaux se fera entendre dans la campagne, quand l’étoile du matin annoncera l’aube, le berger de Frascati descendra avec ses chèvres, et moi je ne cesserai de te bercer de ma chanson à demi-voix soupirée :

« Un faisceau de jasmins et de narcisses, une Hébé d’albâtre, récemment sortie de la cavée d’une fouille, ou tombée du fronton d’un temple, gît sur ce lit d’anémones : non, Muse, vous vous trompez. Le jasmin, l’Hébé d’albâtre, est une magicienne de Rome, née il y a seize mois de mai et la moitié d’un printemps, au son de la lyre, au lever de l’aurore, dans un champ de roses de Pæstum.

« Vent des orangers de Palerme qui soufflez sur l’île de Circé ; brise qui passez au tombeau du Tasse ; qui caressez les nymphes et les amours de la Farnésine ; vous qui vous jouez au Vatican parmi les vierges de Raphaël, les statues des Muses, vous qui mouillez vos ailes aux cascatelles de Tivoli ; génies des arts qui vivez de chefs-d’œuvre et voltigez avec les souvenirs, venez : à vous seuls je permets d’inspirer le sommeil de Cynthie.

« Et vous, filles majestueuses de Pythagore, Parques à la robe de lin, sœurs inévitables assises à l’essieu des sphères, tournez le fil de la destinée de Cynthie sur des fuseaux d’or ; faites-les descendre de vos doigts et remonter à votre main avec une ineffable harmonie ; immortelles filandières, ouvrez la porte d’ivoire à ces songes qui reposent sur un sein de femme sans l’oppresser. Je te chanterai, ô canéphore des solennités romaines, jeune Charité nourrie d’ambroisie au giron de Vénus, sourire envoyé d’Orient pour glisser sur ma vie ; violette oubliée au jardin d’Horace .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   

« Mein Herr ? dix kreutzer bour la parrière. »

Peste soit de toi avec tes cruches ! j’avais changé de ciel ! j’étais si en train ! la muse ne reviendra pas ! ce maudit Égra, où nous arrivons, est la cause de mon malheur.

Les nuits sont funestes à Égra. Schiller nous montre Wallenstein trahi par ses complices, s’avançant vers la fenêtre d’une salle de la forteresse d’Égra : « Le ciel est orageux et troublé, dit-il, le vent agite l’étendard placé sur la tour ; les nuages passent rapidement sur le croissant de la lune qui jette à travers la nuit une lumière vacillante et incertaine. »

Wallenstein, au moment d’être assassiné, s’attendrit sur la mort de Max Piccolomini, aimé de Thécla : « La fleur de ma vie a disparu ; il était près de moi comme l’image de ma jeunesse. Il changeait pour moi la réalité en un beau songe. »

Wallenstein se retire au lieu de son repos : « La nuit est avancée ; on n’entend plus de mouvement dans le château : allons ! que l’on m’éclaire ; ayez soin qu’on ne me réveille pas trop tard ; je pense que je vais dormir longtemps, car les épreuves de ce jour ont été rudes. »

Le poignard des meurtriers arrache Wallenstein aux rêves de l’ambition, comme la voix du préposé à la barrière a mis fin à mon rêve d’amour. Et Schiller, et Benjamin Constant (qui fit preuve d’un talent nouveau en imitant le tragique allemand[5]), sont allés rejoindre Wallenstein, tandis que je rappelle aux portes d’Égra leur triple renommée.

2 juin 1833.

Je traverse Égra, et samedi, premier de juin, à la pointe du jour, j’entre en Bavière : une grande fille rousse, nu-pieds, tête nue, vient m’ouvrir la barrière, comme l’Autriche en personne. Le froid continue ; l’herbe des fossés est couverte d’une gelée blanche ; des renards mouillés sortent des aveinières ; des nues grises, échancrées, à grande envergure sont croisées dans le ciel comme des ailes d’aigle.

J’arrive à Weissenstadt à neuf heures du matin ; au même moment, une espèce de voiturin emportait une jeune femme coiffée en cheveux ; elle avait bien l’air de ce que probablement elle était : joie, courte fortune d’amour, puis l’hôpital et la fosse commune. Plaisir errant, que le ciel ne soit pas trop sévère à tes tréteaux ! il y a dans ce monde tant d’acteurs plus mauvais que toi.

Avant de pénétrer dans le village, j’ai traversé des wastes : ce mot s’est trouvé au bout de mon crayon ; il appartenait à notre ancienne langue franke : il peint mieux l’aspect d’un pays désolé que le mot lande, qui signifie terre.

Je sais encore la chanson qu’on chantait le soir en traversant les landes :

C’est le chevalier des Landes :
Malheureux chevalier !
Quand il fut dans la lande,
A ouï les sings sonner.

Après Weissenstadt vient Berneck. En sortant de Berneck, le chemin est bordé de peupliers, dont l’avenue tournoyante m’inspirait je ne sais quel sentiment mêlé de plaisir et de tristesse. En fouillant dans ma mémoire, j’ai trouvé qu’ils ressemblaient aux peupliers dont le grand chemin était aligné autrefois du côté de Paris à l’entrée de Villeneuve-sur-Yonne. Madame de Beaumont n’est plus. M. Joubert n’est plus : les peupliers sont abattus, et, après la quatrième chute de la monarchie, je passe au pied des peupliers de Berneck : « Donnez-moi, dit saint Augustin, un homme qui aime, et il comprendra ce que je dis. »

La jeunesse se rit de ces mécomptes ; elle est charmante, heureuse ; en vain vous lui annoncez le moment où elle en sera à de pareilles amertumes ; elle vous choque de son aile légère et s’envole aux plaisirs : elle a raison si elle meurt avec eux.

Voici Bayreuth, réminiscence d’une autre sorte. Cette ville est située au milieu d’une plaine creuse mélangée de céréales et d’herbages : les rues en sont larges, les maisons basses, la population faible. Du temps de Voltaire et de Frédéric II, la margrave de Bayreuth[6] était célèbre : sa mort inspira au chantre de Ferney la seule ode où il ait montré quelque talent lyrique.

Tu ne chanteras plus, solitaire Sylvandre,
Dans ce palais des arts où les sons de ta voix
Contre les préjugés osaient se faire entendre,
Et de l’humanité faisaient parler les droits.

Le poète se loue ici justement, si ce n’est qu’il n’y avait rien de moins solitaire au monde que Voltaire-Sylvandre. Le poète ajoute, en s’adressant à la margrave :

Des tranquilles hauteurs de la philosophie,
Ta pitié contemplait, avec des yeux sereins,
Les fantômes changeants du songe de la vie,
Tant de rêves détruits, tant de projets si vains.

Du haut d’un palais, il est aisé de contempler avec des yeux sereins les pauvres diables qui passent dans la rue, mais ces vers n’en sont pas moins d’une raison puissante… Qui les sentirait mieux que moi ? J’ai vu défiler tant de fantômes à travers le songe de la vie ! Dans ce moment même, ne viens-je pas de contempler les trois larves royales du château de Prague et la fille de Marie-Antoinette à Carlsbad ? En 1733, il y a juste un siècle, de quoi s’occupait-on ici ? avait-on la moindre idée de ce qui est aujourd’hui ? Lorsque Frédéric se mariait en 1733, sous la rude tutelle de son père, avait-il vu dans Matthieu Laensberg M. de Tournon[7] intendant de Bayreuth, et quittant cette intendance pour la préfecture de Rome ? En 1933, le voyageur passant en Franconie demandera à mon ombre si j’aurais pu deviner les faits dont il sera le témoin.

Tandis que je déjeunais, j’ai lu des leçons qu’une dame allemande, jeune et jolie nécessairement, écrivait sous la dictée d’un maître :

« Celui qu’il est content, est riche. Vous et je nous avons peu d’argent ; mais nous sommes content. Nous sommes ainci à mon avis plus riches que tel qui a un tonne d’or, et il est. »

C’est vrai, mademoiselle, vous et je avons peu d’argent ; vous êtes contente, à ce qu’il paraît, et vous vous moquez d’une tonne d’or ; mais si par hasard je n’étais pas content, moi, vous conviendrez qu’une tonne d’or pourrait m’être assez agréable.

Au sortir de Bayreuth, on monte. De minces pins élagués me représentaient les colonnes de la mosquée du Caire, ou de la cathédrale de Cordoue, mais rapetissées et noircies, comme un paysage reproduit dans la chambre obscure. Le chemin continue de coteaux en coteaux et de vallées en vallées ; les coteaux larges avec un toupet de bois au front, les vallées étroites et vertes, mais peu arrosées. Dans le point le plus bas de ces vallées, on aperçoit un hameau indiqué par le campanile d’une petite église. Toute la civilisation chrétienne s’est formée de la sorte : le missionnaire devenu curé s’est arrêté ; les Barbares se sont cantonnés autour de lui, comme les troupeaux se rassemblent autour du berger. Jadis ces réduits écartés m’auraient fait rêver de plus d’une espèce de songe ; aujourd’hui, je ne rêve rien et ne suis bien nulle part.

Baptiste, souffrant d’un excès de fatigue, m’a contraint de m’arrêter à Hohlfeld. Tandis qu’on apprêtait le souper, je suis monté au rocher qui domine une partie du village. Sur ce rocher s’allonge un beffroi carré ; des martinets criaient en rasant le toit et les faces du donjon. Depuis mon enfance à Combourg, cette scène composée de quelques oiseaux et d’une vieille tour ne s’était pas reproduite ; j’en eus le cœur tout serré. Je descendis à l’église sur un terrain pendant à l’ouest ; elle était ceinte de son cimetière délaissé des nouveaux défunts. Les anciens morts y ont seulement tracé leurs sillons ; preuve qu’ils ont labouré leur champ. Le soleil couchant, pâle et noyé à l’horizon d’une sapinière, éclairait le solitaire asile où nul autre homme que moi n’était debout. Quand serai-je couché à mon tour ? Êtres de néant et de ténèbres, notre impuissance et notre puissance sont fortement caractérisées : nous ne pouvons nous procurer à volonté ni la lumière ni la vie ; mais la nature, en nous donnant des paupières et une main, a mis à notre disposition la nuit et la mort.

Entré dans l’église dont la porte entre-bâillait, je me suis agenouillé avec l’intention de dire un Pater et un Ave pour le repos de l’âme de ma mère ; servitudes d’immortalité imposées aux âmes chrétiennes dans leur mutuelle tendresse. Voilà que j’ai cru entendre le guichet d’un confessional s’ouvrir ; je me suis figuré que la mort, au lieu d’un prêtre, allait apparaître à la grille de la pénitence. Au moment même le sonneur de cloches est venu fermer la porte de l’église, je n’ai eu que le temps de sortir.

En retournant à l’auberge, j’ai rencontré une petite hotteuse : elle avait les jambes et les pieds nus ; sa jupe était courte, son corset déchiré ; elle marchait courbée et les bras croisés. Nous montions ensemble un chemin escarpé ; elle tournait un peu de mon côté son visage hâlé : sa jolie tête échevelée se collait contre sa hotte. Ses yeux étaient noirs ; sa bouche s’entr’ouvrait pour respirer : on voyait que, sous ses épaules chargées, son jeune sein n’avait encore senti que le poids de la dépouille des vergers. Elle donnait envie de lui dire des roses : Ρόδα μ’ εί ρηχας. (Aristophane.)

Je me mis à tirer l’horoscope de l’adolescente vendangeuse : vieillira-t-elle au pressoir, mère de famille obscure et heureuse ? Sera-t-elle emmenée dans les camps par un caporal ? Deviendra-t-elle la proie de quelque don Juan ? La villageoise enlevée aime son ravisseur autant d’étonnement que d’amour ; il la transporte dans un palais de marbre sur le détroit de Messine, sous un palmier au bord d’une source, en face de la mer qui déploie ses flots d’azur, et de l’Etna qui jette des flammes.

J’en étais là de mon histoire, lorsque ma compagne tournant à gauche sur une grande place, s’est dirigée vers quelques habitations isolées. Au moment de disparaître, elle s’est arrêtée ; elle a jeté un dernier regard sur l’étranger ; puis, inclinant la tête pour passer avec sa hotte sous une porte abaissée, elle est entrée dans une chaumière, comme un petit chat sauvage se glisse dans une grange parmi des gerbes. Allons retrouver dans sa prison Son Altesse Royale madame la duchesse de Berry.


Je la suivis, mais je pleurai
De ne pouvoir plus suivre qu’elle[8].

Mon hôte de Hohlfeld est un singulier homme : lui et sa servante sont aubergistes à leur corps défendant ; ils ont horreur des voyageurs. Quand ils découvrent de loin une voiture, ils se vont cacher en maudissant ces vagabonds qui n’ont rien à faire et courent les grands chemins, ces fainéants qui dérangent un honnête cabaretier et l’empêchent de boire le vin qu’il est obligé de leur vendre. La vieille voit bien que son maître se ruine ; mais elle attend pour lui un coup de la Providence ; comme Sancho elle dira : « Monsieur, acceptez ce beau royaume de Micomicon qui vous tombe du ciel dans la main. »

Une fois le premier mouvement d’humeur passé, le couple, flottant entre deux vins, fait bonne mine. La chambrière écorche un peu le français, vous bigle ferme, et a l’air de vous dire : « J’ai vu d’autres godelureaux que vous dans les armées de Napoléon ! » Elle sentait la pipe et l’eau-de-vie comme la gloire au bivouac ; elle me jetait une œillade agaçante et maligne : qu’il est doux d’être aimé au moment même où l’on n’avait plus d’espérance de l’être ! Mais, Javotte, vous venez trop tard à mes tentations cassées et mortifiées, comme parlait un ancien Français ; mon arrêt est prononcé : « Vieillard harmonieux, repose-toi, » m’a dit M. Lerminier[9]. Vous le voyez, bienveillante étrangère, il m’est défendu d’entendre votre chanson :


 Vivandière du régiment,
 Jacotte l’on me nomme.
Je vends je donne, et bois gaîment,
 Mon vin et mon rogomme.
J’ai le pied leste et l’œil mutin,
Tin tin, tin tin, tin tin, tin tin,
  R’lin tin tin[10].

C’est encore pour cela que je me refuse à vos séductions ; vous êtes légère ; vous me trahiriez. Voiez donc, dame Javotte de Bavière, comme votre devancière, madame Isabeau.

2 juin 1833.

Parti de Hohlfeld, il est nuit quand je traverse Bamberg. Tout dort : je n’aperçois qu’une petite lumière dont la débile clarté vient du fond d’une chambre pâlir à une fenêtre. Qui veille ici ? le plaisir ou la douleur ? l’amour ou la mort ?

À Bamberg, en 1815, Berthier, prince de Neuchâtel, tomba d’un balcon dans la rue[11] : son maître allait tomber de plus haut.

Dimanche, 2 juin.

À Dettelbach, réapparition des vignes. Quatre végétaux marquent la limite de quatre natures et de quatre climats : le bouleau, la vigne, l’olivier et le palmier, toujours en marchant vers le soleil.

Après Dettelbach, deux relais jusqu’à Würtzbourg, et une bossue assise derrière ma voiture ; c’était l’Andrienne de Térence : Inopia egregia forma, ætate integra. Le postillon la veut faire descendre ; je m’y oppose pour deux raisons : 1o parce que je craindrais que cette fée me jetât un sort ; 2o parce qu’ayant lu dans une de mes biographies que je suis bossu, toutes les bossues sont mes sœurs. Qui peut s’assurer de n’être pas bossu ? qui vous dira jamais que vous l’êtes ? Si vous vous regardez au miroir, vous n’en verrez rien ; se voit-on jamais tel qu’on est ? Vous trouverez à votre taille un tour qui vous sied à merveille. Tous les bossus sont fiers et heureux ; la chanson consacre les avantages de la bosse. À l’ouverture d’un sentier, ma bossue, affistolée, mit pied à terre majestueusement : chargée de son fardeau, comme tous les mortels. Serpentine s’enfonça dans un champ de blé, et disparut parmi les épis plus hauts qu’elle.

À midi, 2 juin, j’étais arrivé au sommet d’une colline d’où l’on découvrait Würtzbourg. La citadelle sur une hauteur, la ville au bas avec son palais, ses cloches et ses tourelles. Le palais, quoique épais, serait beau même à Florence ; en cas de pluie, le prince pourrait mettre tous ses sujets à l’abri dans son château, sans leur céder son appartement.

L’évêque de Würtzbourg était autrefois souverain à la nomination des chanoines du chapitre. Après son élection, il passait, nu jusqu’à la ceinture, entre ses confrères rangés sur deux files ; ils le fustigeaient. On espérait que les princes, choqués de cette manière de sacrer un dos royal, renonceraient à se mettre sur les rangs. Aujourd’hui cela ne réussirait pas : il n’est pas de descendant de Charlemagne qui ne se laissât fouetter trois jours de suite pour obtenir la couronne d’Yvetot.

J’ai vu le frère de l’empereur d’Autriche, duc de Würtzbourg[12] ; il chantait à Fontainebleau très agréablement, dans la galerie de François Ier, aux concerts de l’impératrice Joséphine.

On a retenu Schwartz deux heures au bureau des passe-ports. Laissé avec ma voiture dételée devant une église, j’y suis entré : j’ai prié avec la foule chrétienne, qui représente la vieille société au milieu de la nouvelle. Une procession est sortie et a fait le tour de l’église ; que ne suis-je moine sur les murs de Rome ! les temps auxquels j’appartiens s’accompliraient en moi.

Quand les premières semences de la religion germèrent dans mon âme, je m’épanouissais comme une terre vierge qui, délivrée de ses ronces, porte sa première moisson. Survint une brise aride et glacée, et la terre se dessécha. Le ciel en eut pitié ; il lui rendit ses tièdes rosées ; puis la brise souffla de nouveau. Cette alternative de doute et de foi a fait longtemps de ma vie un mélange de désespoir et d’ineffables délices. Ma bonne sainte mère, priez pour moi Jésus-Christ : votre fils a besoin d’être racheté plus qu’un autre homme.

Je quitte Würtzbourg à quatre heures et prends la route de Manheim. Entrée dans le duché de Bade ; village en goguettes ; un ivrogne me donne la main en criant : Vive l’empereur ! Tout ce qui s’est passé, à partir de la chute de Napoléon, est en Allemagne comme non avenu. Ces hommes, qui se sont levés pour arracher leur indépendance nationale à l’ambition de Bonaparte, ne rêvent que de lui, tant il a ébranlé l’imagination des peuples, depuis les Bédouins sous leurs tentes jusqu’aux Teutons dans leurs huttes.

À mesure que j’avançais vers la France, les enfants devenaient plus bruyants dans les hameaux, les postillons allaient plus vite, la vie renaissait.

À Bischofsheim, où j’ai dîné, une jolie curieuse s’est présentée à mon grand couvert : une hirondelle, vraie Procné, à la poitrine rougeâtre, s’est venue percher à ma fenêtre ouverte, sur la barre de fer qui soutenait l’enseigne du Soleil d’Or ; puis elle a ramagé le plus doucement du monde, en me regardant d’un air de connaissance et sans montrer la moindre frayeur. Je ne me suis jamais plaint d’être réveillé par la fille de Pandion ; je ne l’ai jamais appelé babillarde, comme Anacréon : j’ai toujours, au contraire, salué son retour de la chanson des enfants de l’île de Rhodes : « Elle vient, elle vient l’hirondelle, ramenant le beau temps et les belles années ! ouvrez, ne dédaignez pas l’hirondelle[13]. »

« François, m’a dit ma convive de Bischofsheim, ma trisaïeule logeait à Combourg, sous les chevrons de la couverture de ta tourelle ; tu lui tenais compagnie chaque année en automne, dans les roseaux de l’étang, quand tu rêvais le soir avec ta sylphide. Elle aborda ton rocher natal le jour même que tu t’embarquais pour l’Amérique, et elle suivit quelque temps ta voile. Ma grand’mère nichait à la fenêtre de Charlotte ; huit ans après, elle arriva à Jaffa avec toi ; tu l’as remarqué dans ton Itinéraire[14]. Ma mère, en gazouillant à l’aurore, tomba un jour dans ton cabinet aux Affaires étrangéres[15] ; tu lui ouvris la fenêtre. Ma mère a eu plusieurs enfants ; moi qui te parle, je suis de son dernier nid ; je t’ai déjà rencontré sur l’ancienne voie de Tivoli dans la campagne de Rome : t’en souviens-tu ? Mes plumes étaient si noires et si lustrées ! Tu me regardas tristement. Veux-tu que nous nous envolions ensemble ? »

— « Hélas ! ma chère hirondelle, qui sais si bien mon histoire, tu es extrêmement gentille ; mais je suis un pauvre oiseau mué, et mes plumes ne reviendront plus ; je ne puis donc m’envoler avec toi. Trop lourd de chagrins et d’années, me porter te serait impossible. Et puis, où irions-nous ? le printemps et les beaux climats ne sont plus de ma saison. À toi l’air et les amours, à moi la terre et l’isolement. Tu pars ; que la rosée rafraîchisse tes ailes ! qu’une vergue hospitalière se présente à ton vol fatigué, lorsque tu traverseras la mer d’Ionie ! Qu’un octobre serein te sauve du naufrage ! Salue pour moi les oliviers d’Athènes et les palmiers de Rosette. Si je ne suis plus quand les fleurs te ramèneront, je t’invite à mon banquet funèbre : viens au soleil couchant happer les moucherons sur l’herbe de ma tombe ; comme toi, j’ai aimé la liberté, et j’ai vécu de peu[16]. »

3 et 4 juin 1833.

Je me mis moi-même en route par terre, quelques instants après que l’hirondelle eut appareillé. La nuit fut couverte ; la lune se promenait, affaiblie et rongée, entre des nuages ; mes yeux, à moitié endormis, se fermaient en la regardant ; je me sentais comme expirer à la lumière mystérieuse qui éclaire les ombres : « j’éprouvais je ne sais quel paisible accablement, avant-coureur du dernier repos. » (Manzoni.)

Je m’arrête à Wiesenbach : auberge solitaire, étroit vallon cultivé entre deux collines boisées. Un Allemand de Brunswick, voyageur comme moi, ayant entendu prononcer mon nom, accourt. Il me serre la main, me parle de mes ouvrages ; sa femme, me dit-il, apprend à lire le français dans le Génie du Christianisme. Il ne cessait de s’étonner de ma jeunesse. « Mais, a-t-il ajouté, c’est la faute de mon jugement ; je devais vous croire, à vos derniers ouvrages, aussi jeune que vous me le paraissez. »

Ma vie a été mêlée à tant d’événements que j’ai, dans la tête de mes lecteurs, l’ancienneté de ces événements mêmes. Je parle souvent de ma tête grise : calcul de mon amour-propre, afin qu’on s’écrie en me voyant : « Ah ! il n’est pas si vieux ! » On est à l’aise avec des cheveux blancs : on peut s’en vanter ; se glorifier d’avoir les cheveux noirs serait de bien mauvais goût : grand sujet de triomphe d’être comme votre mère vous a fait ! mais être comme le temps, le malheur et la sagesse vous ont mis, c’est cela qui est beau ! Ma petite ruse m’a réussi quelquefois. Tout dernièrement un prêtre avait désiré me voir ; il resta muet à ma vue ; recouvrant enfin la parole, il s’écria : « Ah ! monsieur, vous pourrez donc encore combattre longtemps pour la foi ! »

Un jour, passant par Lyon, une dame m’écrivit ; elle me priait de donner une place à sa fille dans ma voiture et de la mener à Paris. La proposition me parut singulière ; mais enfin, vérification faite de la signature, l’inconnue se trouve être une dame fort respectable ; je répondis poliment. La mère me présenta sa fille, divinité de seize ans. La mère n’eut pas plutôt jeté les yeux sur moi, qu’elle devint rouge écarlate ; sa confiance l’abandonna : « Pardonnez, monsieur, me dit-elle en balbutiant ; je n’en suis pas moins remplie de considération… Mais vous comprenez les convenances… Je me suis trompée… Je suis si surprise… » J’insistai en regardant ma future compagne, qui semblait rire du débat ; je me confondais en protestations que je prendrais tous les soins imaginables de cette belle jeune personne ; la mère s’anéantissait en excuses et en révérences. Les deux dames se retirèrent. J’étais fier de leur avoir fait tant de peur. Pendant quelques heures, je me crus rajeuni par l’Aurore. La dame s’était figuré que l’auteur du Génie du Christianisme était un vénérable abbé de Chateaubriand, vieux bonhomme grand et sec, prenant incessamment du tabac dans une énorme tabatière de fer-blanc, et lequel pouvait très bien se charger de conduire une innocente pensionnaire au Sacré-Cœur.

On racontait à Vienne, il y a deux ou trois lustres, que je vivais tout seul dans une certaine vallée appelée la Vallée-aux-Loups. Ma maison était bâtie dans une île : lorsqu’on voulait me voir, il fallait sonner du cor au bord opposé de la rivière. (La rivière à Châtenay !) Alors, je regardais par un trou : si la compagnie me plaisait (chose qui n’arrivait guère) je venais moi-même la chercher dans un petit bateau ; sinon, non. Le soir, je tirais mon canot à terre, et l’on n’entrait point dans mon île. Au fait, j’aurais dû vivre ainsi ; cette histoire de Vienne m’a toujours charmé : M. de Metternich ne l’a pas sans doute inventée ; il n’est pas assez mon ami pour cela.

J’ignore ce que le voyageur allemand aura dit de moi à sa femme, et s’il se sera empressé de la détromper sur ma caducité. Je crains d’avoir les inconvénients des cheveux noirs et des cheveux blancs, et de n’être ni assez jeune ni assez sage. Au surplus, je n’étais guère en train de coquetterie à Wiesenbach ; une bise triste gémissait sous les portes et dans les corridors de l’hôtellerie : quand le vent souffle, je ne suis plus amoureux que de lui.

De Wiesenbach à Heidelberg, on suit le cours du Necker, encaissé par des collines qui portent des forêts sur un banc de sable et de sulfate sanguine. Que de fleuves j’ai vus couler ! Je rencontrai des pèlerins de Walthuren : ils formaient deux files parallèles des deux côtés du grand chemin : les voitures passaient au milieu. Les femmes marchaient pieds nus, un chapelet à la main, un paquet de linge sur la tête ; les hommes nu-tête, le chapelet aussi à la main. Il pleuvait ; dans quelques endroits, les nues aqueuses rampaient sur le flanc des collines. Des bateaux chargés de bois descendaient la rivière, d’autres la remontaient à la voile ou à la traîne. Dans les brisures des collines étaient des hameaux parmi les champs, au milieu de riches potagers ornés de rosiers du Bengale et différents arbustes à fleurs. Pèlerins, priez pour mon pauvre petit roi : il est exilé, il est innocent ; il commence son pèlerinage quand vous accomplissez le vôtre et quand je finis le mien. S’il ne doit pas régner, ce me sera toujours quelque gloire d’avoir attaché le débris d’une si grande fortune à ma barque de sauvetage. Dieu seul donne le bon vent et ouvre le port.

En approchant de Heidelberg, le lit du Necker, semé de rochers, s’élargit. On aperçoit le port de la ville et la ville elle-même qui fait bonne contenance. Le fond du tableau lui-même est terminé par un haut horizon terrestre : il semble barrer le fleuve.

Un arc de triomphe en pierres rouges annonce l’entrée de Heidelberg. À gauche, sur une colline, s’élèvent les ruines d’un château du moyen âge. À part leur effet pittoresque et quelques traditions populaires, les débris du temps gothique n’intéressent que les peuples dont ils sont l’ouvrage. Un Français s’embarrasse-t-il des seigneurs palatins, des princesses palatines, toutes grasses, toutes blanches qu’elles aient été, avec des yeux bleus ? On les oublie pour sainte Geneviève de Brabant. Dans ces débris modernes, rien de commun aux peuples modernes, sinon la physionomie chrétienne et le caractère féodal.

Il en est autrement (sans compter le soleil) des monuments de la Grèce et de l’Italie ; ils appartiennent à toutes les nations : ils en commencent l’histoire ; leurs inscriptions sont écrites dans des langues que tous les hommes civilisés connaissent. Les ruines mêmes de l’Italie renouvelée ont un intérêt général, parce qu’elles sont empreintes du sceau des arts, et les arts tombent dans le domaine public de la société. Une fresque du Dominiquin ou du Titien, qui s’efface ; un palais de Michel-Ange ou de Palladio, qui s’écroule, mettent en deuil le génie de tous les siècles.

On montre à Heidelberg un tonneau démesuré, Colisée en ruine des ivrognes ; du moins aucun chrétien n’a perdu la vie dans cet amphithéâtre des Vespasiens du Rhin ; la raison, oui : ce n’est pas grande perte.

Au débouché de Heidelberg, les collines à droite et à gauche du Necker s’écartent, et l’on entre dans une plaine. Une chaussée tortueuse, élevée de quelques pieds au-dessus du niveau des blés, se dessine entre deux rangées de cerisiers maltraités du vent et de noyers souvent du passant insultés[17].

À l’entrée de Manheim, on traverse des plants de houblon, dont les longs échalas secs n’étaient encore décorés qu’au tiers de leur hauteur par la liane grimpante. Julien l’Apostat a écrit contre la bière une jolie épigramme[18] ; l’abbé de la Bletterie[19] l’a imitée avec assez d’élégance :

Tu n’es qu’un faux Bacchus…
J’en atteste le véritable.
.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  
Que le Gaulois, pressé d’une soif éternelle,
Au défaut de la grappe ait recours aux épis,
De Cérès qu’il vante le fils :
Vive le fils de Semèle.

Quelques vergers, des promenades ombragées de saules, à toute venue, forment le faubourg verdoyant de Manheim. Les maisons de la ville n’ont souvent qu’un étage au-dessus du rez-de-chaussée. La principale rue est large et plantée d’arbres au milieu : c’est encore une cité déchue. Je n’aime pas le faux or ; aussi n’ai-je pas voulu d’or de Manheim ; mais j’ai certainement de l’or de Toulouse, à en juger par les désastres de ma vie ; qui plus que moi cependant a respecté le temple d’Apollon ?

3 et 4 juin 1833.

J’ai traversé le Rhin à deux heures de l’après-midi ; Au moment où je passais, un bateau à vapeur remontait le fleuve. Qu’eût dit César s’il eût rencontré une pareille machine lorsqu’il bâtissait son pont ?

De l’autre côté du Rhin, en face de Manheim, on retrouve la Bavière, par une suite des odieuses coupures et des tripotages des traités de Paris, de Vienne et d’Aix-la-Chapelle. Chacun a fait sa part avec des ciseaux, sans égard à la raison, à l’humanité, à la justice, sans s’embarrasser du lopin de population qui tombait dans une gueule royale.

En roulant dans le Palatinat cis-rhénan, je songeais que ce pays formait naguère un département de la France, que la blanche Gaule était ceinte du Rhin, écharpe bleue de la Germanie. Napoléon, et la République avant lui, avaient réalisé le rêve de plusieurs de nos rois et surtout de Louis XIV. Tant que nous n’occuperons pas nos frontières naturelles, il y aura guerre en Europe, parce que l’intérêt de la conservation pousse la France à saisir les limites nécessaires à son indépendance nationale. Ici, nous avons planté des trophées pour réclamer en temps et lieu.

La plaine entre le Rhin et les monts Tonnerre est triste ; le sol et les hommes semblent dire que leur sort n’est pas fixé, qu’ils n’appartiennent à aucun peuple ; ils paraissent s’attendre à de nouvelles invasions d’armées, comme à de nouvelles inondations du fleuve. Les Germains de Tacite dévastaient de grands espaces à leurs frontières et les laissaient vides entre elles et leurs ennemis. Malheur à ces populations limitrophes qui cultivent les champs de bataille où les nations doivent se rencontrer !

En approchant de…, j’ai vu une chose mélancolique : un bois de jeunes pins de cinq à six pieds abattus et liés en fagots, une forêt coupée en herbe. J’ai parlé du cimetière de Lucerne où se pressent à part les sépultures des enfants. Je n’ai jamais senti plus vivement le besoin de finir mes courses, de mourir sous la protection d’une main amie appliquée sur mon cœur pour l’interroger lorsqu’on dira : « Il ne bat plus. » Du bord de ma tombe, je voudrais pouvoir jeter en arrière un regard de satisfaction sur mes nombreuses années, comme un pontife arrivé au sanctuaire bénit la longue file des lévites qui lui servirent de cortège.

Louvois incendia le Palatinat ; malheureusement la main qui tenait le flambeau était celle de Turenne. La révolution a ravagé le même pays, témoin et victime tour à tour de nos luttes aristocratiques et plébéiennes. Il suffit des noms des guerriers pour juger de la différence des temps : d’un côté Condé, Turenne, Créqui, Luxembourg, La Force, Villars ; de l’autre, Kellermann, Hoche, Pichegru, Moreau. Ne renions aucun de nos triomphes ; les gloires militaires surtout n’ont connu que des ennemis de la France, et n’ont eu qu’une opinion : sur le champ de bataille, l’honneur et le péril nivellent les rangs. Nos pères appelaient le sang sorti d’une blessure non mortelle, sang volage : mot caractéristique de ce dédain de la mort, naturel aux Français dans tous les siècles. Les institutions ne peuvent rien changer à ce génie national. Les soldats qui, après la mort de Turenne, disaient : « Qu’on lâche la Pie, nous camperons où elle s’arrêtera », auraient parfaitement valu les grenadiers de Napoléon.

Sur les hauteurs de Dunkeim, premier rempart des Gaules de ce côté, on découvre des assiettes de camps et des positions militaires, aujourd’hui dégarnies de soldats : Burgondes, Francs, Goths, Huns, Suèves, flots du déluge des Barbares, ont tour à tour assailli ces hauteurs.

Non loin de Dunkeim, on aperçoit les éboulements d’un monastère. Les moines enclos dans cette retraite avaient vu bien des armées circuler à leurs pieds ; ils avaient donné l’hospitalité à bien des guerriers : là, quelque croisé avait fini sa vie, changé son heaume contre le froc ; là furent des passions qui appelèrent le silence et le repos avant le dernier repos et le dernier silence. Trouvèrent-elles ce qu’elles cherchaient ? ces ruines ne le diront pas.

Après les débris du sanctuaire de la paix, viennent les décombres du repaire de la guerre, les bastions, mantelets, courtines, tourillons démolis d’une forteresse. Les remparts s’écroulent comme les cloîtres. Le château était embusqué dans un sentier scabreux pour le fermer à l’ennemi : il n’a pas empêché le temps et la mort de passer.

De Dunkeim à Frankenstein, la route se faufile dans un vallon si resserré qu’il garde à peine la voie d’une voiture ; les arbres descendant de deux talus opposés se joignent et s’embrassent dans la ravine. Entre la Messénie et l’Arcadie, j’ai suivi des vallons semblables, au beau chemin près : Pan n’entendait rien aux ponts et chaussées. Des genêts en fleurs et un geai m’ont reporté au souvenir de la Bretagne ; je me souviens du plaisir que me fit le cri de cet oiseau dans les montagnes de Judée. Ma mémoire est un panorama ; là, viennent se peindre sur la même toile les sites et les cieux les plus divers avec leur soleil brûlant ou leur horizon brumeux.

L’auberge à Frankenstein est placée dans une prairie de montagnes, arrosée d’un courant d’eau. Le maître de la poste parle français ; sa jeune sœur, ou sa femme, ou sa fille, est charmante. Il se plaint d’être Bavarois : il s’occupe de l’exploitation des forêts ; il me représentait un planteur américain.

À Kaiserslautern, où j’arrivai de nuit comme à Bamberg, je traversai la région des songes : que voyaient dans leur sommeil tous ces habitants endormis ? Si j’avais le temps, je ferais l’histoire de leurs rêves ; rien ne m’aurait rappelé la terre, si deux cailles ne s’étaient répondu d’une cage à l’autre. Dans les champs en Allemagne, depuis Prague jusqu’à Manheim, on ne rencontre que des corneilles, des moineaux et des alouettes ; mais les villes sont remplies de rossignols, de fauvettes, de grives, de cailles ; plaintifs prisonniers et prisonnières qui vous saluent aux barreaux de leur geôle quand vous passez. Les fenêtres sont parées d’œillets, de réséda, de rosiers, de jasmins. Les peuples du nord ont les goûts d’un autre ciel ; ils aiment les arts et la musique ; les Germains vinrent chercher la vigne en Italie ; leurs fils renouvelleraient volontiers l’invasion pour conquérir aux mêmes lieux des oiseaux et des fleurs.

Le changement de la veste du postillon m’avertit, le mardi 4 juin, à Saarbruck, que j’entrais en Prusse. Sous la croisée de mon auberge je vis défiler un escadron de hussards ; ils avaient l’air fort animés : je l’étais autant qu’eux ; j’aurais joyeusement concouru à frotter ces messieurs, bien qu’un vif sentiment de respect m’attache à la famille royale de Prusse, bien que les emportements des Prussiens à Paris n’aient été que les représailles des brutalités de Napoléon à Berlin ; mais si l’histoire a le temps d’entrer dans ces froides justices qui font dériver les conséquences des principes, l’homme témoin des faits vivants est entraîné par ces faits, sans aller chercher dans le passé les causes dont ils sont sortis et qui les excusent. Elle m’a fait bien du mal, ma patrie ; mais avec quel plaisir je lui donnerais mon sang ! Oh ! les fortes têtes, les politiques consommés, les bons Français surtout, que ces négociateurs des traités de 1815 !

Encore quelques heures, et ma terre natale va de nouveau tressaillir sous mes pas. Que vais-je apprendre ? Depuis trois semaines j’ignore ce qu’ont dit et fait mes amis. Trois semaines ! long espace pour l’homme qu’un moment emporte, pour les empires que trois journées renversent ! Et ma prisonnière de Blaye, qu’est-elle devenue ? Pourrai-je lui transmettre la réponse qu’elle attend ? Si la personne d’un ambassadeur doit être sacrée, c’est la mienne ; ma carrière diplomatique devint sainte auprès du chef de l’Église ; elle achève de se sanctifier auprès d’un monarque infortuné : j’ai négocié un nouveau pacte de famille entre les enfants du Béarnais ; j’en ai porté et rapporté les actes de la prison à l’exil, et de l’exil à la prison.

4 et 5 juin.

En passant la limite qui sépare le territoire de Saarbruck de celui de Forbach, la France ne s’est pas montrée à moi d’une manière brillante : d’abord un cul-de-jatte, puis un autre homme qui rampait sur les mains et sur les genoux, traînant après lui ses jambes comme deux queues torses ou deux serpents morts ; ensuite ont paru dans une charrette deux vieilles, noires, ridées, avant-garde des femmes françaises. Il y avait de quoi faire rebrousser chemin à l’armée prussienne.

Mais après j’ai trouvé un beau jeune soldat à pied avec une jeune fille ; le soldat poussait devant lui la brouette de la jeune fille, et celle-ci portait la pipe et le sabre du troupier. Plus loin une autre jeune fille tenant le manche d’une charrue, et un laboureur âgé piquant les bœufs ; plus loin un vieillard mendiant pour un enfant aveugle ; plus loin, une croix. Dans un hameau, une douzaine de têtes d’enfants, à la fenêtre d’une maison non achevée, ressemblaient à un groupe d’anges dans une gloire. Voici une garçonnette de cinq à six ans, assise sur le seuil de la porte d’une chaumière ; tête nue, cheveux blonds, visage barbouillé, faisant une petite mine à cause d’un vent froid ; ses deux épaules blanches sortant d’une robe déchirée, les bras croisés sur ses genoux haussés et rapprochés de sa poitrine, regardant ce qui se passait autour d’elle avec la curiosité d’un oiseau ; Raphaël l’aurait croquée, moi j’avais envie de la voler à sa mère.

À l’entrée de Forbach, un groupe de chiens savants se présente : les deux plus gros attelés au fourgon des costumes ; cinq ou six autres de différentes queues, museaux, tailles et pelage, suivent le bagage, chacun son morceau de pain à la gueule. Deux graves instructeurs, l’un portant un gros tambour, l’autre ne portant rien, guident la bande. Allez, mes amis, faites le tour de la terre comme moi, afin d’apprendre à connaître les peuples. Vous tenez tout aussi bien votre place dans le monde que moi ; vous valez bien les chiens de mon espèce. Présentez la patte à Diane, à Mirza, à Pax, chapeau sur l’oreille, épée au côté, la queue en trompette entre les deux basques de votre habit ; dansez pour un os ou pour un coup de pied, comme nous faisons nous autres hommes ; mais n’allez pas vous tromper en sautant pour le roi !

Lecteurs, supportez ces arabesques ; la main qui les dessina ne vous fera jamais d’autre mal ; elle est séchée. Souvenez-vous, quand vous les verrez, qu’ils ne sont que les capricieux enroulements tracés par un peintre à la voûte de son tombeau.

À la douane, un vieux cadet de commis a fait semblant de visiter ma calèche. J’avais préparé une pièce de cent sous ; il la voyait dans ma main, mais il n’osait la prendre à cause des chefs qui le surveillaient. Il a ôté sa casquette sous prétexte de me mieux fouiller, l’a posée sur le coussin devant moi, me disant tout bas : « Dans ma casquette, s’il vous plaît. » Oh ! le grand mot ! Il renferme l’histoire du genre humain ; que de fois la liberté, la fidélité, l’amitié, le dévouement, l’amour ont dit : « Dans ma casquette, s’il vous plaît ! » Je donnerai ce mot à Béranger pour le refrain d’une chanson.

Je fus frappé, en entrant à Metz, d’une chose que je n’avais pas remarquée en 1821 ; les fortifications à la moderne enveloppent les fortifications à la gothique : Guise et Vauban sont deux noms bien associés.

Nos ans et nos souvenirs sont étendus en couches régulières et parallèles, à différentes profondeurs de notre vie, déposés par les flots du temps qui passent successivement sur nous. C’est de Metz que sortit en 1792 la colonne engagée sous Thionville avec notre petit corps d’émigrés. J’arrive de mon pèlerinage à la retraite du prince banni que je servais dans son premier exil. Je lui donnai alors un peu de mon sang, je viens de pleurer auprès de lui ; à mon âge, on n’a guère plus que des larmes.

En 1821 M. de Tocqueville, beau-frère de mon frère, était préfet de la Moselle[20]. Les arbres, gros comme des échalas, que M. de Tocqueville plantait en 1820 à la porte de Metz, donnent maintenant de l’ombre. Voilà une échelle à mesurer nos jours ; mais l’homme n’est pas comme le vin, il ne s’améliore pas en comptant par feuilles. Les anciens faisaient infuser des roses dans le Falerne ; lorsqu’on débouchait une amphore d’un consulat séculaire, elle embaumait le festin. La plus pure intelligence se mêlerait à de vieux ans, que personne ne serait tenté de s’enivrer avec elle.

Je n’avais pas été un quart d’heure dans l’auberge à Metz, que voici venir Baptiste en grande agitation : il tire mystérieusement de sa poche un papier blanc dans lequel était enveloppé un cachet ; M. le duc de Bordeaux et Mademoiselle l’avaient chargé de ce cachet, lui recommandant de ne me le donner que sur terre de France. Ils avaient été bien inquiets toute la nuit avant mon départ, craignant que le bijoutier n’eût pas le temps d’achever l’ouvrage.

Le cachet a trois faces : sur l’une est gravée une ancre ; sur la seconde, les deux mots que Henri m’avait dits lors de notre première entrevue : « Oui, toujours ! » sur la troisième, la date de mon arrivée à Prague. Le frère et la sœur me priaient de porter le cachet pour l’amour d’eux. Le mystère de ce présent, l’ordre des deux enfants exilés de ne me remettre le témoignage de leur souvenir que sur terre de France, remplirent mes yeux de larmes. Le cachet ne me quittera jamais ; je le porterai pour l’amour de Louise et de Henri.

J’eusse aimé à voir à Metz la maison de Fabert[21], soldat devenu maréchal de France, et qui refusa le collier des ordres, sa noblesse ne remontant qu’à son épée.

Les Barbares nos pères égorgèrent, à Metz, les Romains surpris au milieu des débauches d’une fête ; nos soldats ont valsé au monastère d’Alcobaça avec le squelette d’Inès de Castro : malheurs et plaisirs, crimes et folies, quatorze siècles vous séparent, et vous êtes aussi complètement passés les uns que les autres. L’éternité commencée tout à l’heure est aussi ancienne que l’éternité datée de la première mort, du meurtre d’Abel. Néanmoins les hommes, durant leur apparition éphémère sur ce globe, se persuadent qu’ils laissent d’eux quelque trace : eh ! bon Dieu, oui, chaque mouche a son ombre.

Parti de Metz, j’ai traversé Verdun où je fus si malheureux, où demeure aujourd’hui l’amie solitaire de Carrel[22]. J’ai côtoyé les hauteurs de Valmy ; je n’en veux pas plus parler que de Jemmapes : j’aurais peur d’y trouver une couronne.

Châlons m’a rappelé une grande faiblesse de Bonaparte ; il y exila la beauté[23]. Paix à Châlons qui me dit que j’ai encore des amis.

À Château-Thierry j’ai trouvé mon dieu, La Fontaine. C’était l’heure du salut : la femme de Jean n’y était plus, et Jean était retourné chez madame de la Sablière.

En rasant le mur de la cathédrale de Meaux, j’ai répété à Bossuet ses paroles : « L’homme arrive au tombeau traînant après lui la longue chaîne de ses espérances trompées. »

À Paris j’ai passé les quartiers habités par moi avec mes sœurs dans ma jeunesse ; ensuite le Palais de justice, remémoratif de mon jugement ; ensuite la Préfecture de police, qui me servit de prison. Je suis enfin rentré dans mon hospice, en dévidant ainsi le fil de mes jours. Le fragile insecte des bergeries descend au bout d’une soie vers la terre, où le pied d’une brebis va l’écraser.

Paris, rue d’Enfer, 6 Juin 1833.

En descendant de voiture, et avant de me coucher, j’écrivis une lettre à madame la duchesse de Berry pour lui rendre compte de ma mission. Mon retour avait mis la police en émoi ; le télégraphe l’annonça au préfet de Bordeaux et au commandant de la forteresse de Blaye : on eut ordre de redoubler de surveillance ; il paraît même qu’on fit embarquer Madame avant le jour fixé pour son départ[24]. Ma lettre manqua Son Altesse Royale de quelques heures et lui fut portée en Italie. Si Madame n’eût point fait de déclaration ; si même, après cette déclaration, elle en eût nié les suites ; bien plus, si, arrivée en Sicile, elle eût protesté contre le rôle qu’elle avait été contrainte de jouer pour échapper à ses geôliers, la France et l’Europe auraient cru son dire, tant le gouvernement de Philippe était suspect. Tous les Judas auraient subi la punition du spectacle qu’ils avaient donné au monde dans la tabagie de Blaye. Mais Madame n’avait pas voulu conserver un caractère politique en niant son mariage ; ce qu’on gagne par le mensonge en réputation d’habileté, on le perd en considération ; l’ancienne sincérité que vous avez pu professer vous défend à peine. Qu’un homme estimé du public s’avilisse, il n’est plus à l’abri dans son nom, mais derrière son nom. Madame, par son aveu, s’est échappée des ténèbres de sa prison : l’aigle femelle, comme l’aigle mâle, a besoin de liberté et de soleil.

M. le duc de Blacas, à Prague, m’avait annoncé la formation d’un conseil dont je devais être le chef, avec M. le chancelier[25] et M. le marquis de La Tour-Maubourg[26] : j’allais devenir seul (toujours selon M. le duc) le conseil de Charles X, absent pour quelques affaires. On me montra un plan : la machine était fort compliquée ; le travail de M. de Blacas conservait quelques dispositions faites par la duchesse de Berry, lorsque, de son côté, elle avait prétendu organiser l’État en venant follement, mais bravement, se mettre à la tête de son royaume in partibus. Les idées de cette femme aventureuse ne manquaient point de bon sens : elle avait divisé la France en quatre grands gouvernements militaires, désigné les chefs, nommé les officiers, enrégimenté les soldats, et, sans s’embarrasser si tout son monde était au drapeau, elle était elle-même accourue pour le porter ; elle ne doutait point de trouver aux champs la chape de saint Martin ou l’oriflamme, Galaor ou Bayard. Coups de haches d’armes et balles de mousquetons, retraite dans les forêts, périls aux foyers de quelques amis fidèles, cavernes, châteaux, chaumières, escalades, tout cela allait et plaisait à Madame. Il y a dans son caractère quelque chose de bizarre, d’original et d’entraînant qui la fera vivre. L’avenir la prendra à son gré, en dépit des personnes correctes et des sages couards.

J’aurais porté aux Bourbons, s’ils m’avaient appelé, la popularité dont je jouissais au double titre d’écrivain et d’homme d’État. Il m’était impossible de douter de cette popularité, car j’avais reçu les confidences de toutes les opinions. On ne s’en était pas tenu à des généralités ; chacun m’avait désigné ce qu’il désirait en cas d’événement ; plusieurs m’avaient confessé leur génie et fait toucher au doigt et à l’œil la place à laquelle ils étaient éminemment propres. Tout le monde (amis et ennemis) m’envoyait auprès du duc de Bordeaux. Par les différentes combinaisons de mes opinions et de mes fortunes, par les ravages de la mort qui avait enlevé successivement les hommes de ma génération, je semblais être resté le seul au choix de la famille royale.

Je pouvais être tenté du rôle qu’on m’assignait ; il y avait de quoi flatter ma vanité dans l’idée d’être, moi serviteur inconnu, et rejeté des Bourbons, d’être l’appui de leur race, de tendre la main dans leurs tombeaux à Philippe-Auguste, saint Louis, Charles V, Louis XII, François Ier, Henri IV, Louis XIV ; de protéger de ma faible renommée le sang, la couronne et les ombres de tant de grands hommes, moi seul contre la France infidèle et l’Europe avilie.

Mais pour arriver là qu’aurait-il fallu faire ? ce que l’esprit le plus commun eût fait : caresser la cour de Prague, vaincre ses antipathies, lui cacher mes idées jusqu’à ce que je fusse à même de les développer.

Et, certes, ces idées allaient loin : si j’avais été gouverneur du jeune prince, je me serais efforcé de gagner sa confiance. Que s’il eût recouvré sa couronne, je ne lui aurais conseillé de la porter que pour la déposer au temps venu. J’eusse voulu voir les Capet disparaître d’une façon digne de leur grandeur. Quel beau, quel illustre jour que celui où, après avoir relevé la religion, perfectionné la constitution de l’État, élargi les droits des citoyens, rompu les derniers liens de la presse, émancipé les communes, détruit le monopole, balancé équitablement le salaire avec le travail, raffermi la propriété en en contenant les abus, ranimé l’industrie, diminué l’impôt, rétabli notre honneur chez les peuples, et assuré, par des frontières reculées, notre indépendance contre l’étranger ; quel beau jour que celui-là, où, après toutes ces choses accomplies, mon élève eût dit à la nation solennellement convoquée :

« Français, votre éducation est finie avec la mienne. Mon premier aïeul, Robert le Fort, mourut pour vous, et mon père a demandé grâce pour l’homme qui lui arracha la vie. Mes ancêtres ont élevé et formé la France à travers la barbarie ; maintenant, la marche en avant, le progrès de la civilisation ne permettent plus que vous ayez un tuteur. Je descends du trône ; je confirme tous les bienfaits de mes pères en vous déliant de vos serments à la monarchie. » Dites si cette fin n’aurait pas surpassé ce qu’il y a de plus merveilleux dans cette race ? Dites si jamais temple assez magnifique aurait pu être élevé à sa mémoire ? Comparez-la, cette fin, à celle que feraient les fils décrépits de Henri IV, accrochés obstinément à un trône submergé dans la démocratie, essayant de conserver le pouvoir à l’aide des mesures de police, des moyens de violence, des voies de corruption, et traînant quelques instants une existence dégradée ? « Qu’on fasse mon frère roi, disait Louis XIII enfant, après la mort de Henri IV, moi je ne veux pas être roi. » Henri V n’a d’autre frère que son peuple : qu’il le fasse roi.

Pour arriver à cette résolution, toute chimérique qu’elle semble, il faudrait sentir la grandeur de sa race, non parce qu’on est descendu d’un vieux sang, mais parce qu’on est l’héritier d’hommes par qui la France fut puissante, éclairée et civilisée.

Or, je viens de le dire tout à l’heure, le moyen d’être appelé à mettre la main à ce plan eût été de cajoler les faiblesses de Prague, d’élever des pies-grièches avec l’enfant du trône à l’imitation de Luynes, de flatter Concini à l’instar de Richelieu. J’avais bien commencé à Carlsbad ; un petit bulletin de soumission et de commérage aurait avancé mes affaires. M’enterrer tout vivant à Prague, il est vrai, n’était pas facile, car non seulement j’avais à vaincre les répugnances de la famille royale, mais encore la haine de l’étranger. Mes idées sont odieuses aux cabinets ; ils savent que je déteste les traités de Vienne, que je ferais la guerre à tout prix pour donner à la France des frontières nécessaires, et pour rétablir en Europe l’équilibre des puissances.

Cependant avec des marques de repentir, en pleurant, en expiant mes péchés d’honneur national, en me frappant la poitrine, en admirant pour pénitence le génie des sots qui gouvernent le monde, peut-être aurais-je pu ramper jusqu’à la place du baron de Damas ; puis, me redressant tout à coup, j’aurais jeté mes béquilles.

Mais, hélas, mon ambition, où est-elle ? ma faculté de dissimuler, où est-elle ? mon art de supporter la contrainte et l’ennui, où est-il ? mon moyen d’attacher de l’importance à quoi que ce soit, où est-il ? Je pris deux ou trois fois la plume, je commençai deux ou trois brouillons menteurs pour obéir à madame la dauphine, qui m’avait ordonné de lui écrire. Bientôt, révolté contre moi, j’écrivis d’un trait, en suivant mon allure, la lettre qui devait me casser le cou. Je le savais très bien ; j’en pesais très bien les résultats : peu importait. Aujourd’hui même que la chose est faite, je suis ravi d’avoir envoyé le tout au diable et jeté mon gouvernat par une aussi large fenêtre. On me dira : « Ne pouviez-vous exprimer les mêmes vérités en les énonçant avec moins de crudité ? » Oui, oui, en délayant, tournoyant, emmiellant, chevrotant, tremblotant :

… Son œil pénitent ne pleure qu’eau bénite[27].

Je ne sais pas cela.

Voici la lettre (abrégée cependant de près de moitié) qui fera hérisser le poil de nos diplomates de salon. Le duc de Choiseul avait eu un peu de mon humeur ; aussi a-t-il passé la fin de sa fin à Chanteloup.

Paris, rue d’Enfer, 30 juin 1833.
« Madame,

« Les moments les plus précieux de ma longue carrière sont ceux que madame la dauphine m’a permis de passer auprès d’elle. C’est dans une obscure maison de Carlsbad qu’une princesse, objet de la vénération universelle, a daigné me parler avec confiance. Au fond de son âme le ciel a déposé un trésor de magnanimité et de religion que les prodigalités du malheur n’ont pu tarir. J’avais devant moi la fille de Louis XVI de nouveau exilée ; cette orpheline du Temple, que le roi martyr avait pressée sur son cœur avant d’aller cueillir la palme ! Dieu est le seul nom que l’on puisse prononcer quand on vient à s’abîmer dans la contemplation des impénétrables conseils de sa providence.

« L’éloge est suspect quand il s’adresse à la prospérité : avec la dauphine l’admiration est à l’aise. Je l’ai dit, madame : vos malheurs sont montés si haut, qu’ils sont devenus une des gloires de la révolution. J’aurai donc rencontré une fois dans ma vie des destinées assez supérieures, assez à part, pour leur dire, sans crainte de les blesser ou de n’être pas compris, ce que je pense de l’état futur de la société. On peut causer avec vous du sort des empires, vous qui verriez passer sans les regretter, aux pieds de votre vertu, tous ces royaumes de la terre dont plusieurs se sont déjà écoulés aux pieds de votre race.

« Les catastrophes qui vous firent leur plus illustre témoin et leur plus sublime victime, toutes grandes qu’elles paraissent, ne sont néanmoins que les accidents particuliers de la transformation générale qui s’opère dans l’espèce humaine ; le règne de Napoléon, par qui le monde a été ébranlé, n’est qu’un anneau de la chaîne révolutionnaire. Il faut partir de cette vérité pour comprendre ce qu’il y a de possible dans une troisième restauration, et quel moyen cette restauration a de s’encadrer dans le plan du changement social. Si elle n’y entrait pas comme un élément homogène, elle serait inévitablement rejetée d’un ordre de choses contraires à sa nature.

« Ainsi, madame, si je vous disais que la légitimité a des chances de revenir par l’aristocratie de la noblesse et du clergé avec leurs privilèges, par la cour avec ses distinctions, par la royauté avec ses prestiges, je vous tromperais. La légitimité en France n’est plus un sentiment ; elle est un principe en tant qu’elle garantit les propriétés et les intérêts, les droits et les libertés ; mais s’il demeurait prouvé qu’elle ne veut pas défendre ou qu’elle est impuissante à protéger ces propriétés et ces intérêts, ces droits et ces libertés, elle cesserait même d’être un principe. Lorsqu’on avance que la légitimité arrivera forcément, qu’on ne saurait se passer d’elle, qu’il suffit d’attendre, pour que la France à genoux vienne lui crier merci, on avance une erreur. La Restauration peut ne reparaître jamais ou ne durer qu’un moment, si la légitimité cherche sa force là où elle n’est plus.

« Oui, madame, je le dis avec douleur, Henri V pourrait rester un prince étranger et banni ; jeune et nouvelle ruine d’un antique édifice déjà tombé, mais enfin une ruine. Nous autres, vieux serviteurs de la légitimité, nous aurons bientôt dépensé le petit fonds d’années qui nous reste, nous reposerons incessamment dans notre tombe, endormis avec nos vieilles idées, comme les anciens chevaliers avec leurs anciennes armures que la rouille et le temps ont rongées, armures qui ne se modèlent plus sur la taille et ne s’adaptent plus aux usages des vivants.

« Tout ce qui militait en 1789 pour le maintien de l’ancien régime, religion, lois, mœurs, usages, propriétés, classes, privilèges, corporations, n’existe plus. Une fermentation générale se manifeste ; l’Europe n’est guère plus en sûreté que nous ; nulle société n’est entièrement détruite, nulle entièrement fondée ; tout y est usé ou neuf, ou décrépit ou sans racine ; tout y a la faiblesse de la vieillesse ou de l’enfance. Les royaumes sortis des circonscriptions territoriales tracées par les derniers traités sont d’hier ; l’attachement à la patrie a perdu sa force, parce que la patrie est incertaine et fugitive pour des populations vendues à la criée, brocantées comme des meubles d’occasion, tantôt adjointes à des populations ennemies, tantôt livrées à des maîtres inconnus. Défoncé, sillonné, labouré, le sol est ainsi préparé à recevoir la semence démocratique, que les journées de Juillet ont mûrie.

« Les rois croient qu’en faisant sentinelle autour de leurs trônes ils arrêteront les mouvements de l’intelligence ; ils s’imaginent qu’en donnant le signalement des principes ils les feront saisir aux frontières ; ils se persuadent qu’en multipliant les douanes, les gendarmes, les espions de police, les commissions militaires, ils les empêcheront de circuler. Mais ces idées ne cheminent pas à pied, elles sont dans l’air, elles volent, on les respire. Les gouvernements absolus, qui établissent des télégraphes, des chemins de fer, des bateaux à vapeur, et qui veulent en même temps retenir les esprits au niveau des dogmes politiques du xive siècle, sont inconséquents ; à la fois progressifs et rétrogrades, ils se perdent dans la confusion résultante d’une théorie et d’une pratique contradictoires. On ne peut séparer le principe industriel du principe de la liberté ; force est de les étouffer tous les deux ou de les admettre l’un et l’autre. Partout où la langue française est entendue, les idées arrivent avec les passe-ports du siècle.

« Vous voyez, madame, combien le point de départ est essentiel à bien choisir. L’enfant de l’espérance sous votre garde, l’innocence réfugiée sous vos vertus et vos malheurs comme sous un dais royal, je ne connais pas de plus imposant spectacle ; s’il y a une chance de succès pour la légitimité, elle est là toute entière. La France future pourra s’incliner, sans descendre, devant la gloire de son passé, s’arrêter tout émue devant cette grande apparition de son histoire représentée par la fille de Louis XVI, conduisant par la main le dernier des Henris. Reine protectrice du jeune prince, vous exercerez sur la nation l’influence des immenses souvenirs qui se confondent dans votre personne auguste. Qui ne se sentira renaître une confiance inaccoutumée lorsque l’orpheline du Temple veillera à l’éducation de l’orphelin de saint Louis ?

« Il est à désirer, madame, que cette éducation, dirigée par des hommes dont les noms soient populaires en France, devienne publique dans un certain degré. Louis XIV, qui justifie d’ailleurs l’orgueil de sa devise, a fait un grand mal à sa race en isolant les fils de France dans les barrières d’une éducation orientale.

« Le jeune prince m’a paru doué d’une vive intelligence. Il devra achever ses études par des voyages chez les peuples de l’ancien et même du nouveau continent, pour connaître la politique et ne s’effrayer ni des institutions ni des doctrines. S’il peut servir comme soldat dans quelque guerre lointaine et étrangère, on ne doit pas craindre de l’exposer. Il a l’air résolu ; il semble avoir au cœur du sang de son père et de sa mère ; mais s’il pouvait jamais éprouver autre chose que le sentiment de la gloire dans le péril, qu’il abdique : sans le courage, en France, point de couronne.

« En me voyant, madame, étendre dans un long avenir la pensée de l’éducation de Henri V, vous supposerez naturellement que je ne le crois pas destiné à remonter de sitôt sur le trône. Je vais essayer de déduire avec impartialité les raisons opposées d’espérance et de crainte.

« La restauration peut avoir lieu aujourd’hui, demain. Je ne sais quoi de si brusque, de si inconstant se fait remarquer dans le caractère français, qu’un changement est toujours probable ; il y a toujours cent contre un à parier, en France, qu’une chose quelconque ne durera pas : c’est à l’instant que le gouvernement paraît le mieux assis qu’il s’écroule. Nous avons vu la nation adorer et détester Bonaparte, l’abandonner, le reprendre, l’abandonner encore, l’oublier dans son exil, lui dresser des autels après sa mort, puis retomber de son enthousiasme. Cette nation volage, qui n’aima jamais la liberté que par boutades, mais qui est constamment affolée d’égalité ; cette nation multiforme fut fanatique sous Henri IV, factieuse sous Louis XIII, grave sous Louis XIV, révolutionnaire sous Louis XVI, sombre sous la République, guerrière sous Bonaparte, constitutionnelle sous la Restauration : elle prostitue aujourd’hui ses libertés à la monarchie dite républicaine, variant perpétuellement de nature selon l’esprit de ses guides. Sa mobilité s’est augmentée depuis qu’elle s’est affranchie des habitudes du foyer et du joug de la religion.

« Ainsi donc, un hasard peut amener la chute du gouvernement du 9 août ; mais un hasard peut se faire attendre : un avorton nous est né ; mais la France est une mère robuste ; elle peut, par le lait de son sein, corriger les vices d’une paternité dépravée.

« Quoique la royauté actuelle ne semble pas viable, je crains toujours qu’elle ne vive au delà du terme qu’on pourrait lui assigner. Depuis quarante ans, tous les gouvernements n’ont péri en France que par leur faute. Louis XVI a pu vingt fois sauver sa couronne et sa vie ; la République n’a succombé qu’à l’excès de ses fureurs ; Bonaparte pouvait établir sa dynastie, et il s’est jeté en bas du haut de sa gloire ; sans les ordonnances de Juillet, le trône légitime serait encore debout. Le chef du gouvernement actuel ne commettra aucune de ces fautes qui tuent ; son pouvoir ne sera jamais suicidé ; toute son habileté est exclusivement employée à sa conservation : il est trop intelligent pour mourir d’une sottise, et il n’a pas en lui de quoi se rendre coupable des méprises du génie, ou des faiblesses de l’honneur et de la vertu. Il a senti qu’il pourrait périr par la guerre, il ne fera pas la guerre ; que la France soit dégradée dans l’esprit des étrangers, peu lui importe : des publicistes prouveront que la honte est de l’industrie et l’ignominie du crédit.

« La quasi-légitimité veut tout ce que veut la légitimité, à la personne royale près : elle veut l’ordre ; elle peut l’obtenir par l’arbitraire mieux que la légitimité. Faire du despotisme avec des paroles de liberté et de prétendues institutions royalistes, c’est tout ce qu’elle veut ; chaque fait accompli enfante un droit récent qui combat un ancien droit, chaque heure commence une légitimité. Le temps a deux pouvoirs : d’une main il renverse, de l’autre il édifie. Enfin le temps agit sur les esprits par cela seul qu’il marche ; on se sépare violemment du pouvoir, on l’attaque, on le boude ; puis la lassitude survient ; le succès réconcilie à sa cause : bientôt il ne reste plus en dehors que quelques âmes élevées, dont la persévérance met mal à l’aise ceux qui ont failli.

« Madame, ce long exposé m’oblige à quelques explications devant Votre Altesse Royale.

« Si je n’avais fait entendre une voix libre au jour de la fortune, je ne me serais pas senti le courage de dire la vérité au temps du malheur. Je ne suis point allé à Prague de mon propre mouvement ; je n’aurais pas osé vous importuner de ma présence : les dangers du dévouement ne sont point auprès de votre auguste personne, ils sont en France : c’est là que je les ai cherchés. Depuis les journées de Juillet je n’ai cessé de combattre pour la cause légitime. Le premier, j’ai osé proclamer la royauté de Henri V. Un jury français, en m’acquittant, a laissé subsister ma proclamation. Je n’aspire qu’au repos, besoin de mes années ; cependant je n’ai pas hésité à le sacrifier lorsque des décrets ont étendu et renouvelé la proscription de la famille royale. Des offres m’ont été faites pour m’attacher au gouvernement de Louis-Philippe : je n’avais pas mérité cette bienveillance ; j’ai montré ce qu’elle avait d’incompatible avec ma nature, en réclamant ce qui pouvait me revenir des adversités de mon vieux roi. Hélas ! ces adversités, je ne les avais pas causées et j’avais essayé de les prévenir. Je ne remémore point ces circonstances pour me donner une importance et me créer un mérite que je n’ai pas ; je n’ai fait que mon devoir ; je m’explique seulement, afin d’excuser l’indépendance de mon langage. Madame pardonnera à la franchise d’un homme qui accepterait avec joie un échafaud pour lui rendre un trône.

« Quand j’ai paru devant Votre Majesté à Carlsbad, je puis dire que je n’avais pas le bonheur d’en être connu. À peine m’avait-elle fait l’honneur de m’adresser quelques mots dans ma vie. Elle a pu voir, dans les conversations de la solitude, que je n’étais pas l’homme qu’on lui avait peut-être dépeint ; que l’indépendance de mon esprit n’ôtait rien à la modération de mon caractère, et surtout ne brisait pas les chaînes de mon admiration et de mon respect pour l’illustre fille de mes rois.

« Je supplie encore Votre Majesté de considérer que l’ordre des vérités développées dans cette lettre, ou plutôt dans ce mémoire, est ce qui fait ma force, si j’en ai une ; c’est par là que je touche à des hommes de divers partis et que je les ramène à la cause royaliste. Si j’avais répudié les opinions du siècle, je n’aurais eu aucune prise sur mon temps. Je cherche à rallier auprès du trône antique ces idées modernes qui, d’adverses qu’elles sont, deviennent amies en passant à travers ma fidélité. Les opinions libérales qui affluent n’étant plus détournées au profit de la monarchie légitime reconstruite, l’Europe monarchique périrait. Le combat est à mort entre les deux principes monarchique et républicain, s’ils restent distincts et séparés : la consécration d’un édifice unique rebâti avec les matériaux divers de deux édifices vous appartiendrait à vous, madame, qui avez été admise à la plus haute comme à la plus mystérieuse des initiations, le malheur non mérité, à vous qui êtes marquée à l’autel du sang des victimes sans tache, à vous qui, dans le recueillement d’une sainte austérité, ouvririez avec une main pure et bénie les portes du nouveau temple.

« Vos lumières, madame, et votre raison supérieure éclaireront et rectifieront ce qu’il peut y avoir de douteux et d’erroné dans mes sentiments touchant l’état présent de la France.

« Mon émotion, en terminant cette lettre, passe ce que je puis dire.

« Le palais des souverains de Bohême est donc le Louvre de Charles X et de son pieux et royal fils ! Hradschin est donc le château de Pau du jeune Henri ! et vous, madame, quel Versailles habitez-vous ! à quoi comparer votre religion, vos grandeurs, vos souffrances, si ce n’est à celles des femmes de la maison de David, qui pleuraient au pied de la croix ? Puisse Votre Majesté voir la royauté de saint Louis sortir radieuse de la tombe ! Puisse-je m’écrier, en rappelant le siècle qui porte le nom de votre glorieux aïeul ; car, madame, rien ne vous va, rien ne vous est contemporain que le grand et le sacré :

. . . . . . . . . . Ô jour heureux pour moi !
De quelle ardeur j’irais reconnaître mon roi[28] !

« Je suis, avec le plus profond respect, madame, de Votre Majesté

« Le très-humble et très-obéissant serviteur,
« Chateaubriand. »

Après avoir écrit cette lettre, je rentrai dans les habitudes de ma vie : je retrouvai mes vieux prêtres, le coin solitaire de mon jardin, qui me parut bien plus beau que le jardin du comte de Choteck, mon boulevard d’Enfer, mon cimetière de l’Ouest, mes Mémoires ramenteurs de mes jours passés, et surtout la petite société choisie de l’Abbaye-aux-Bois. La bienveillance d’une amitié sérieuse fait abonder les pensées ; quelques instants du commerce de l’âme suffisent au besoin de ma nature ; je répare ensuite cette dépense d’intelligence par vingt-deux heures de rien-faire et de sommeil.

Paris, rue d’Enfer, 25 août 1833.

Tandis que je commentais à respirer, je vis entrer un matin chez moi le voyageur qui avait remis un paquet de ma part à madame la duchesse de Berry, à Palerme ; il m’apportait cette réponse de la princesse :

« Naples, 10 août 1833.

« Je vous ai écrit un mot, monsieur le vicomte, pour vous accuser la réception de votre lettre, voulant une occasion sûre pour vous parler de ma reconnaissance de ce que vous avez vu et fait à Prague. Il me paraît que l’on vous a peu laissé voir, mais assez cependant pour juger que, malgré les moyens employés, le résultat, en ce qui regarde notre cher enfant, n’est pas tel qu’on pouvait le craindre. Je suis bien aise d’en avoir de vous l’assurance ; mais on mande de Paris que M. de Barrande est éloigné. Que cela va-t-il devenir ? Combien il me tarde d’être à mon poste !

« Quant aux demandes que je vous avais prié de faire (et qui n’ont pas été parfaitement accueillies), on a prouvé par là que l’on n’était pas mieux informé que moi : car je n’avais nul besoin de ce que je demandais, n’ayant en rien perdu mes droits.

« Je vais vous demander vos conseils pour répondre aux sollicitations qui me sont faites de toutes parts. Vous ferez de ce qui suit l’usage que, dans votre sagesse, vous jugerez convenable. La France royaliste, les personnes dévouées à Henri V, attendent de sa mère, libre enfin, une proclamation.

« J’ai laissé à Blaye quelques lignes qui doivent être connues aujourd’hui ; on espère plus de moi ; on veut savoir la triste histoire de ma détention pendant sept mois dans cette impénétrable bastille. Il faut qu’elle soit connue dans ses plus grands détails ; qu’on y voie la cause de tant de larmes et de chagrins qui ont brisé mon cœur. On y apprendra les tortures morales que j’ai dû souffrir. Justice doit y être rendue à qui il appartient ; mais aussi il y faudra dévoiler les atroces mesures prises contre une femme sans défense, puisqu’on lui a toujours refusé un conseil, par un gouvernement à la tête duquel est son parent, pour m’arracher un secret qui, dans tous les cas, ne pouvait concerner la politique, et dont la découverte ne devait pas changer ma situation si j’étais à craindre pour le gouvernement français, qui avait le pouvoir de me garder, mais non le droit, sans un jugement que j’ai plus d’une fois réclamé.

« Mais mon parent, mari de ma tante, chef d’une famille à laquelle, en dépit d’une opinion si généralement et si justement répandue contre elle, j’avais bien voulu faire espérer la main de ma fille, Louis-Philippe enfin, me croyant enceinte et non mariée (ce qui eût décidé toute autre famille à m’ouvrir les portes de ma prison), m’a fait infliger toutes les tortures morales pour me forcer à des démarches par lesquelles il a cru pouvoir établir le déshonneur de sa nièce. Du reste, s’il faut m’expliquer d’une manière positive sur mes déclarations et ce qui les a motivées, sans entrer dans aucuns détails sur mon intérieur, dont je ne dois compte à personne, je dirai avec toute vérité qu’elles m’ont été arrachées par les vexations, les tortures morales et l’espoir de recouvrer ma liberté.

« Le porteur vous donnera des détails et vous parlera de l’incertitude forcée sur le moment de mon voyage et sa direction, ce qui s’est opposé au désir que j’avais de profiter de votre offre obligeante en vous engageant à me joindre avant d’arriver à Prague, ayant bien besoin de vos conseils. Aujourd’hui il serait trop tard, voulant arriver près de mes enfants le plus tôt possible. Mais, comme rien n’est sûr dans ce monde, et que je suis accoutumée aux contrariétés, si, contre ma volonté, mon arrivée à Prague était retardée, je compte bien sur vous à l’endroit où je serais obligée de m’arrêter, d’où je vous écrirai ; si, au contraire, j’arrive près de mon fils aussitôt que je le désire, vous savez mieux que moi si vous y devez venir. Je ne puis que vous assurer du plaisir que j’aurais à vous voir en tout temps et en tous lieux.

« Marie-Caroline. »
« Naples, 18 août 1833. »

« Notre ami n’ayant pu encore partir je reçois des rapports sur ce qui se passe à Prague qui ne sont pas de nature à diminuer mon désir de m’y rendre, mais aussi me rendent plus urgent le besoin de vos conseils. Si donc vous pouvez vous rendre à Venise sans tarder, vous m’y trouverez, ou des lettres poste restante, qui vous diront où vous pouvez me rejoindre. Je ferai encore une partie du voyage avec des personnes pour lesquelles j’ai bien de l’amitié et de la reconnaissance, M. et madame de Bauffremont. Nous parlons souvent de vous ; leur dévouement à moi et à notre Henri leur fait bien souhaiter de vous voir arriver. M. de Mesnard[29] partage bien ce désir. »

Madame de Berry rappelle dans sa lettre un petit manifeste[30] publié à sa sortie de Blaye et qui ne valait pas grand’chose, parce qu’il ne disait ni oui ni non. La lettre d’ailleurs est curieuse comme document historique, en révélant les sentiments de la princesse à l’égard de ses parents geôliers, et en indiquant les souffrances endurées par elle. Les réflexions de Marie-Caroline sont justes ; elle les exprime avec animation et fierté. On aime encore à voir cette mère courageuse et dévouée, enchaînée ou libre, constamment préoccupée des intérêts de son fils. Là, du moins dans ce cœur, est de la jeunesse et de la vie. Il m’en coûtait de recommencer un long voyage ; mais j’étais trop touché de la confiance de cette pauvre princesse pour me refuser à ses vœux et la laisser sur les grands chemins. M. Jauge accourut au secours de ma misère, comme la première fois.

Je me remis en campagne avec une douzaine de volumes éparpillés autour de moi, Or, pendant que je pérégrinais derechef dans la calèche du prince de Bénévent, il mangeait à Londres au râtelier de son cinquième maître, en expectative de l’accident qui l’enverra peut-être dormir à Westminster, parmi les saints, les rois et les sages ; sépulture justement acquise à sa religion, sa fidélité et ses vertus.


  1. Ce livre a été écrit, sur la route de Carlsbad à Paris, du 1er  au 5 juin 1833, — et à Paris, rue d’Enfer, du 6 juin au 25 août 1833.
  2. Cette célèbre retraite s’exécuta sous la conduite du maréchal de Belle-Ile, qui sortit de Prague dans la nuit du 16 au 17 décembre 1742 et se rendit à Égra le 26. Le froid fut excessif. Vauvenargue, naturellement faible, en souffrit plus que les autres, et se vit bientôt obligé de donner sa démission d’officier : il était alors capitaine au régiment du Roi, infanterie.
  3. Éloge funèbre des officiers qui sont morts dans la guerre de 1741, Voltaire, Œuvres complètes, tome 47, édition de Kehl.
  4. L’auteur s’adresse ici à une Cynthie imaginaire. Cynthie est un des noms antiques de Diane, née au pied du mont Cynthus.
  5. Benjamin Constant a donné, en 1809, une imitation estimée de la trilogie de Wallenstein, de Schiller.
  6. Sur la margrave de Bayreuth, sœur du grand Frédéric, voir au tome IV la note 1 de la page 189 (note 15 du Livre VIII de la Troisième Partie).
  7. Sur le comte de Tournon qui, après avoir été intendant de Bayreuth, fut préfet de Rome, de 1809 à 1814, voir au tome V la note 1 de la page 58 (note 76 du Livre XII de la Troisième Partie).
  8. Voltaire n’a peut être rien écrit de plus charmant que ses vers sur l’Amitié :

    Du ciel alors daignant descendre,
    L’Amitié vint à mon secours.
    Elle était peut-être aussi tendre,
    Mais moins vive que les Amours.
    Épris de sa beauté nouvelle
    Et par sa lumière éclairé,
    Je la suivis, mais je pleurai
    De ne pouvoir plus suivre qu’elle.

  9. Jean-Louis-Eugène Lerminier (1803-1857). Après avoir débuté au barreau de Paris, il ouvrit un cours privé sur l’histoire et la philosophie du droit, écrivit en même temps dans les journaux de l’opposition, notamment dans le Globe, et fut appelé, en 1831, à une chaire de Législation comparée, créée pour lui au Collège de France. Ses idées libérales et la forme oratoire qu’il leur donnait lui valurent, auprès de la jeunesse des écoles, une bruyante popularité. En 1839, s’étant rallié au gouvernement, il perdit aussitôt la faveur de son public et fut obligé de quitter sa chaire. Resté fidèle à la maison d’Orléans, il devint, après la révolution de 1848, un des principaux rédacteurs de l’Assemblée nationale, et fit dans cette feuille une guerre très vive à la république. Outre de nombreux articles de revues et journaux, il a publié : Introduction à l’histoire du droit (1829) ; — Philosophie du droit (1831) ; — Influence de la philosophie sur la législation (1833) ; — Lettres philosophiques écrites de Paris à un Berlinois (1833) ; — Au delà du Rhin, tableau de l’Allemagne depuis Mme de Staël (1835) ; — Histoire des législations comparées (1837) ; — Histoire des législateurs et des constitutions de la Grèce antique (1852). — Le 15 octobre 1832, il avait publié dans la Revue des deux Mondes un article intitulé : De l’Opinion légitimiste ; M. de Chateaubriand. C’est à cet article que fait allusion l’auteur des Mémoires dans la page qu’on vient de lire.
  10. C’est le premier couplet d’une des chansons de Béranger, la Vivandière (1817), dont voici exactement le premier couplet :

     Vivandière du régiment,
      C’est Catin qu’on me nomme.
     Je vends, je donne et bois gaiement
      Mon vin et mon rogomme.
     J’ai le pied leste et l’œil mutin,
    Tintin, tintin, tintin, r’lin tintin.
     J’ai le pied leste et l’œil mutin.
      Soldats, voilà Catin !

  11. Le maréchal Berthier, major-général de Napoléon, qui l’avait créé vice-connétable, prince de Wagram et prince souverain de Neuchâtel, et qui lui avait fait épouser la nièce du roi de Bavière, avait été des plus empressés, en 1814, à abandonner l’empereur et à jurer fidélité à Louis XVIII, qui le nomma pair de France et capitaine des gardes. Au 20 mars, il suivit d’abord le roi à Gand ; mais, mal vu de la petite cour du prince, il se retira en Bavière, à Bamberg. Le désespoir s’empara de lui. Un jour, le 1er  juin 1815, un régiment russe, musique en tête, passe sous ses fenêtres, se dirigeant vers la frontière de France. À cette vue, comme frappé subitement de folie, Berthier se précipite du balcon de son château sur le pavé et se tue.
  12. Ferdinand-Joseph-Jean-Baptiste, archiduc d’Autriche, frère de l’empereur François Ier, né le 6 mai 1769. Grand-duc de Toscane depuis le 2 juillet 1790, il perdit ses États en 1796. En 1805, l’évêché de Würtzbourg ayant été sécularisé par le traité de Presbourg et transformé en grand-duché, l’archiduc Ferdinand en devint titulaire. À la chute de l’Empire, la Toscane revint à l’Autriche et Ferdinand y fut réintégré ; il mourut en 1824. Lorsqu’il avait recouvré la Toscane, en 1814, le territoire de l’évêché de Würtzbourg était retourné à la Bavière.
  13. Ces lignes sont une traduction du Chélidonisme conservé par Athénée.
  14. On lit, en effet, dans l’Itinéraire, lorsque Chateaubriand raconte son arrivée à Jaffa : « Le vent tomba à midi. Le calme continua le reste de la journée et se prolongea jusqu’au 29 (septembre 1806). Nous reçûmes à bord trois nouveaux passagers : deux bergeronnettes et une hirondelle. Je ne sais ce qui avait pu engager les premières à quitter les troupeaux ; quant à la dernière, elle allait peut-être en Syrie, et elle venait peut-être de France. J’étais bien tenté de lui demander des nouvelles de ce toit paternel que j’avais quitté depuis si longtemps. Je me rappelle que, dans mon enfance, je passais des heures entières à voir, avec je ne sais quel plaisir triste, voltiger les hirondelles en automne ; un secret instinct me disait que je serais voyageur comme ces oiseaux. Ils se réunissaient à la fin du mois de septembre, dans les joncs d’un grand étang : là, poussant des cris et exécutant mille évolutions sur les eaux, ils semblaient essayer leurs ailes et se préparer à de longs pèlerinages. Pourquoi de tous les souvenirs de l’existence, préférons-nous ceux qui remontent vers notre berceau ? Les jouissances de l’amour-propre, les illusions de la jeunesse ne se présentent point avec charme à la mémoire, nous y trouvons au contraire de l’aridité ou de l’amertume ; mais les plus petites circonstances réveillent au fond du cœur les éducations du premier âge et toujours avec un attrait nouveau. Au bord des lacs de l’Amérique, dans un désert inconnu qui ne raconte rien au voyageur, dans une terre qui n’a pour elle que la grandeur de sa solitude, une hirondelle suffisait pour me retracer les scènes des premiers jours de ma vie, comme elle me les a rappelées sur la mer de Syrie, à la vue d’une terre antique, retentissante de la voix des siècles et des traditions de l’histoire. »
  15. La page du Congrès de Vérone (t. II. p. 389), où Chateaubriand raconte son renvoi du ministère des affaires étrangères, le 6 juin 1824, débute par ces lignes charmantes : « Le 6, au matin, nous ne dormions pas ; l’aube murmurait dans le petit jardin : les oiseaux gazouillaient : nous entendîmes l’aurore se lever ; une hirondelle tomba par notre cheminée dans notre chambre ; nous lui ouvrîmes la fenêtre : si nous avions pu nous envoler avec elle ! »
  16. Voir l’Appendice No 1 : Chateaubriand et l’hirondelle.
  17. Boileau, Épitre VI.
  18. Voici la traduction — en prose — de l’épigramme de Julien :

    « Qui es-tu ? d’où viens-tu, nouveau Bacchus ? Certes, je ne reconnais point en toi le Bacchus véritable, et je n’en sais pas d’autre que celui de Jupiter. Il a le parfum du nectar, et toi tu sens le bouc. Puisque, à défaut de raisins, les Celtes t’ont formé d’épis, il faut t’appeler le produit de Cérès et non de Bacchus. Vraiment, Pyrogène, tu n’es plus bromios, mais bromos seulement. »

  19. La Bletterie (Jean-Philippe-René de) était Breton comme Chateaubriand. Il naquit à Rennes le 25 février 1696. Son Histoire de l’empereur Julien l’Apostat lui valut d’être nommé membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres. On lui doit également une Histoire de l’empereur Jovien et une traduction de Tacite (1755-1768). Voltaire, qui lui reprochait d’avoir fait parler l’historien latin en bourgeois du Marais, lança contre lui, à cette occasion, plusieurs épigrammes, entre autres ce Huitain bigarré :

    On dit que ce nouveau Tacite
    Aurait dû garder le tacet ;
    Ennuyer ainsi non licet.
    Ce petit pédant prestolet
    Movet bilem, la bile excite.
    En français, le mot de sifflet
    Convient beaucoup, multum decet,
    À ce translateur de Tacite.

    La Bletterie mourut le 1er  juin 1772.

  20. Le père d’Alexis de Tocqueville. Ch. — Sur M. de Tocqueville le père, voir au tome I, la note 2 de la page 232 (note 38 du Livre V de la Première Partie). M. de Tocqueville administra le département de la Moselle du 19 février 1817 au 27 juin 1823.
  21. Abraham Fabert, né en 1599 à Metz, où son père était imprimeur. Il reçut le bâton de maréchal de France en 1658 et mourut en 1663.
  22. Au mois d’août 1830, Armand Carrel fut nommé préfet du Cantal : il refusa. « Des circonstances de sa vie intérieure, que chacun savait alors, dit Sainte-Beuve (Causeries du lundi, t. VI, p. 93), et que ses amis, arrivés au pouvoir auraient dû apprécier, le détournaient, impérieusement, d’accepter des fonctions publiques en province. » Dans ses Indiscrétions contemporaines, le Dr Bonnet de Malherbe, l’un des collaborateurs de Carrel au National, a été, comme de raison, beaucoup moins discret que Sainte-Beuve : « Lorsqu’il était sous-lieutenant dans un régiment d’infanterie, écrit M. de Malherbe, Carrel était devenu l’amant de la femme d’un de ses chefs de bataillon, avec lequel cette irrégularité lui valut, lorsqu’il eut quitté le service, un duel. Cette liaison devint bientôt une chaîne, à laquelle Carrel fut rivé jusqu’à la fin de ses jours et qui eut une grande influence sur sa destinée. Après la révolution de Juillet, on lui offrit la préfecture du Cantal… Quelque maigre que put sembler la pitance à l’ancien collègue de MM. Thiers et Mignet, Carrel ne refusa pas et il se disposait à se rendre à son poste, lorsqu’il reçut la visite d’un ambassadeur officieux que M. Guizot, ministre de l’intérieur, lui envoyait pour lui faire quelques observations au sujet de son intérieur, dont le ministre avait été informé, et lui faire comprendre qu’il devait aller seul prendre la direction administrative qui lui était confiée. Carrel éconduisit l’ambassadeur sans avoir donné de réponse positive ; mais, après en avoir conféré avec la personne intéressée, il notifia au ministre un refus très net. »
  23. Sur l’exil de Mme Récamier à Châlons, voir tome IV. page 420 (Livre XI de la Troisième Partie).
  24. L’embarquement de la duchesse de Berry eut lieu le 8 juin 1833.
  25. Le marquis de Pastoret. — Claude-Emmanuel-Joseph-Pierre, marquis de Pastoret (1755-1840), était maître des requêtes au moment de la Révolution, et il en adopta les principes. En 1791, il fut élu procureur-général syndic du département de Paris ; il fit en cette qualité rendre le décret qui transformait l’église Sainte-Geneviève en Panthéon et composa l’inscription célèbre qui se lit encore sur la frise du fronton : Aux grands hommes la Patrie reconnaissante. À l’Assemblée législative, où l’envoyèrent les électeurs de Paris, il siégea au côté droit et défendit avec une égale ardeur la Constitution et le Roi. Après le 10 août, il dut pourvoir à sa sûreté, s’enfuit en Provence, puis en Savoie, d’où il ne revint qu’en 1795. Élu aussitôt député du Var au Conseil des Cinq-Cents, il y marqua sa place au premier rang des défenseurs de la liberté, ce qui lui valut d’être condamné à la déportation au 18 fructidor. Il put échapper aux poursuites et gagner la Suisse. Rentré en France après le 18 brumaire, il fut nommé, en 1804, professeur de législation au collège de France, professeur de philosophie à la Faculté des lettres en 1809, et, la même année, membre du Sénat conservateur. Louis XVIII l’appela à la pairie le 4 juin 1815 et lui conféra en 1817 le titre de marquis. Vice-président de la Chambre des pairs en 1820, ministre d’État et membre du Conseil privé en 1826, il fut élevé à la dignité de chancelier de France en 1829, à la mort de M. Dambray. Après la révolution de Juillet, il fut destitué de toutes ses fonctions publiques pour refus de serment. Charles X le choisit en 1834 pour tuteur des enfants du duc de Berry. Louis XVIII lui avait donné pour devise : Bonus semper et fidelis, par allusion aux deux chiens qui supportaient ses armes. Le marquis de Pastoret était membre de trois Académies (Française, des Inscriptions et des Sciences morales). Son principal ouvrage est l’Histoire de la législation des anciens peuples (1817-1837, onze vol. in-8o.)
  26. Sur le marquis de La Tour-Maubourg, voir au tome V, la note 1 de la page 286 (note 47 du Livre XIV de la Troisième Partie).
  27. Mathurin Régnier, dans le portrait de Macette.
  28. Racine, Athalie, Acte I, scène I.
  29. Mesnard (Louis-Charles-Bonaventure-Pierre, comte de), né à Luçon (Vendée) le 18 septembre 1769. Élève de l’École de Brienne, il devint sous-lieutenant aux carabiniers en 1786, capitaine au régiment de Conti-Dragons en 1789, émigra en 1791 et fit, dans les gardes du corps du roi, la campagne de 1792, à l’armée des princes. Lorsqu’elle fut licenciée, il se retira en Angleterre et prit part à l’expédition de l’île d’Yeu (1795). Attaché à la personne du duc de Berry, il ne le quitta pas jusqu’en 1814, rentra avec lui en France et devint son aide de camp et son gentilhomme d’honneur. En 1816, il fut chargé d’aller à Marseille recevoir la duchesse de Berry, dont il fut nommé premier écuyer. Dans la nuit du 13 février 1820, il était auprès du duc de Berry lorsque le prince fut assassiné par Louvel. À la naissance du duc de Bordeaux, il fut choisi pour être son aide de camp. Le 23 décembre 1823, il fut promu pair de France. Après les journées de juillet, il suivit la famille royale et reprit ses fonctions auprès de la duchesse de Berry, la suivit en Vendée et fut arrêté avec elle à Nantes le 7 novembre 1832. Traduit devant la Cour d’assises de Montbrison, il fut acquitté, le 15 mars 1833, après une admirable plaidoirie de M. Hennequin, le plus éloquent des avocats royalistes après Berryer. Il rejoignit alors la duchesse de Berry, ne revint en France qu’en 1840, et mourut à Paris le 18 avril 1842.
  30. Voici ce petit manifeste, que les journaux du temps n’osèrent pas publier, et qui est très peu connu.

    « Mère de Henri V, j’étais venue sans autre appui que ses malheurs et son bon droit, pour mettre un terme aux calamités que subit la France, en y rétablissant l’autorité légitime, l’ordre et la stabilité, gages nécessaires au repos et à la paix des nations. La trahison m’a livrée à nos ennemis. Retenue prisonnière et longtemps opprimée par des personnes auxquelles je n’avais fait que du bien, j’ai gémi de leur ingratitude et souffert avec résignation les maux dont ils m’ont accablée ; mais je ne cesserai de protester contre l’usurpation des droits d’un enfant que la justice, les liens du sang, l’honneur et la foi jurée obligeaient à protéger et à défendre.

    « Je remercie les Français des nombreux témoignages d’attachement qu’ils m’ont donnés ; mon cœur n’en perdra jamais le souvenir.

    « Je prie tous ceux qu’on a persécutés à cause île mon fils ou de moi, ceux qui m’avaient offert des conseils dont on m’a privée malgré la triste situation où j’étais réduite et ceux qui ont réclamé, au nom de la France et du mien, contre la séquestration et les souffrances morales qui étouffaient jusqu’à mes plaintes, de recevoir l’assurance que je n’oublierai jamais leur affection, ni les peines qu’ils ont endurées.

    « Les reproches qu’on a osé m’attribuer envers des amis dont je connaissais trop le dévouement pour accuser la conduite m’ont vivement offensée : je désavoue avec indignation ces suppositions injurieuses.

    « Quel que soit l’avenir que la Providence réserve à mon fils, aimer la France, consacrer à réparer ses malheurs, ses soins et sa vie, désirer qu’elle soit heureuse, s’il n’était pas chargé lui-même de faire son bonheur, tels seront, dans tous les temps, ses sentiments et ses vœux, tels seront toujours aussi les miens.

    « Les Français n’ont joui de la vraie liberté que sous la protection de leur souverain légitime : c’est à l’héritier du nom, et, j’espère, des vertus du grand Henri, qu’il appartiendra d’en continuer le règne, et de réaliser ce qu’il avait promis à la France.

    Marie-Caroline.
    « De la citadelle de Blaye, le 7 juin 1833. »