Mémoires d’outre-tombe/Appendice/Tome 5/7

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VII

CHATEAUBRIAND ET LE JOURNAL DU MARÉCHAL DE CASTELLANE[1]

Dans les jours qui suivirent l’apparition de la brochure de Chateaubriand sur la Restauration et la monarchie élective, le général de Castellane écrivait sur son Journal, à la date du 3 avril 1831 :

On veut, à la Chambre des députés, discuter beaucoup l’histoire des neuf millions que le Roi a touchés à compte sur la liste civile. Une partie de cet argent a été donnée. M. Benjamin Constant a reçu 340 000 francs ; M. Mauguin 220 000 francs, à condition de rester tranquilles ; ils ont pris l’argent, sans tenir compte de leurs promesses. M. de Chateaubriand, dont le désintéressement l’a porté à renoncer à la pairie et à la dotation de 12 000 francs, a reçu du Roi 100 000 francs pour ne pas écrire. Aussi, dans le seul pamphlet qu’il a fait paraître[2] et qu’il annonce comme devant être l’unique et dernier, il ne traite pas mal la personne du Roi. Cette affaire s’est traitée par madame Adélaïde ; il voulait vendre son hospice, et ses terrains, rue d’Enfer, 3 ou 400 000 francs ; on a préféré lui donner tout bonnement 100 000 francs[3].

Que ce bruit ait couru quelques salons, il le faut bien croire ; ce qui est certain, c’est qu’il ne tient pas debout.

Lorsqu’éclata la révolution de 1830, Chateaubriand avait pour toute fortune son titre de pair de France, la pension de 12 000 francs que lui avait faite le roi Louis XVIII, et ce qu’il touchait comme ministre d’État. Le 10 août, il donna sa démission de pair de France et de ministre d’État, et, le 12, il adressa au ministre des finances la lettre suivante, qu’on a lue déjà dans les Mémoires, mais qu’il ne sera pas hors de propos de reproduire ici :

Monsieur le ministre des finances,

Il me reste des bontés de Louis XVIII et de la munificence nationale une pension de pair de douze mille francs, transformée en rentes viagères inscrites au grand-livre de la dette publique et transmissibles seulement à la première génération directe du titulaire. Ne pouvant prêter serment à Mgr le duc d’Orléans comme roi des Français, il ne serait pas juste que je continuasse à toucher une pension attachée à des fonctions que je n’exerce plus. En conséquence je viens la résigner entre vos mains. Elle aura cessé de courir pour moi le jour (10 août) où j’ai écrit à M. le président de la Chambre des pairs qu’il m’était impossible de prêter le serment exigé.

Après avoir rapporté ses lettres de démission, Chateaubriand ajoute :

Je restai nu comme un petit saint Jean… Mes broderies, mes dragonnes, franges, torsades, épaulettes, vendues à un juif et par lui fondues, m’ont rapporté sept cents francs, produit net de toutes mes grandeurs[4].

Et c’est cet homme qui, quelques mois après, se serait vendu, pour cent mille francs, au gouvernement à la face duquel il avait ainsi jeté ses démissions et son reste de fortune !

Chateaubriand aurait touché ces cent mille francs au mois d’avril 1831. Or, voici ce qu’il écrivait sur son Journal, à la date de mai 1831 :

La résolution que je conçus au moment de la catastrophe de juillet n’a point été abandonnée par moi. Je me suis occupé des moyens de vivre en terre étrangère, moyens difficiles, puisque je n’ai rien : l’acquéreur de mes œuvres m’a fait à peu près banqueroute, et mes dettes m’empêchent de trouver quelqu’un qui veuille me prêter… Je laisse ma procuration pour vendre la maison où j’écris cette page pour ordre de date. Si je trouve marchand à mon lit, je pourrai trouver un autre lit hors de France[5].

Le bruit, si légèrement accueilli par Castellane, est déjà, ce me semble, démontré faux. Mais voici qui est plus concluant encore. On a donné, dit-il, 100 000 francs à Chateaubriand, à la condition, acceptée par lui, de ne plus écrire. Mais alors, comment expliquer que, moins de six mois après, au mois d’octobre 1831, il écrive et publie sa brochure : De la nouvelle proposition relative au bannissement de Charles X et de sa famille, ou suite de mon dernier écrit : De la Restauration et de la monarchie élective ? Cette brochure n’était pas seulement une violente attaque contre la monarchie de Juillet ; elle renfermait, à l’adresse du roi Louis-Philippe, des paroles amères et cruelles, celles-ci par exemple :

Les dernières barricades ont chassé Charles X des Tuileries. Eh bien, dans ce château funeste, au lieu d’une couche innocente, sans insomnie, sans remords, sans apparition, qu’a trouvé Louis-Philippe ? Un trône vide que lui présente un spectre décapité portant dans sa main sanglante la tête d’un autre spectre.

Au mois de mai 1832, nouvelle brochure sur les 12 000 francs envoyés par la duchesse de Berry pour être distribués aux cholériques.

En ce même mois de mai 1832, le Mémoire sur la captivité de madame la duchesse de Berry. Ce Mémoire, où se trouvait la fameuse phrase : Madame, votre fils est mon roi, était particulièrement dur pour la personne de Louis-Philippe. Chateaubriand fut traduit devant les tribunaux pour délit de presse. Déjà, au mois de juin précédent, il avait été arrêté et retenu en prison pendant quinze jours, comme prévenu de complot contre la sûreté de l’État. Au lieu de le traîner en prison, au lieu de le traduire en cour d’assises et de lui préparer ainsi des ovations, le gouvernement — si le fait rapporté par Castellane eût été vrai — aurait eu un moyen bien simple de faire taire Chateaubriand : il lui aurait suffi de dire : « M. de Chateaubriand a reçu 100 000 francs du Roi. » — On ne l’a pas dit, et on ne pouvait pas le dire, parce que Chateaubriand n’avait rien reçu.

Et comment eût-il consenti à recevoir l’argent de Louis-Philippe, son ennemi, lui qui ne voulait même pas accepter celui que lui offrait le vieux roi auquel il restait si honorablement fidèle ? À l’avènement du ministère Polignac, il avait donné sa démission d’ambassadeur à Rome, et il était revenu à Paris, non seulement sans le sou, mais chargé d’une dette de soixante mille francs contractée pendant son ambassade. Au mois de juillet 1832, une trentaine de mille francs lui restait encore à payer sur ces soixante mille, en outre de ses vieilles dettes. « M. le duc de Lévis, dit-il dans ses Mémoires, à son retour d’un voyage en Écosse (au mois d’octobre 1831), m’avait dit de la part de Charles X que ce prince voulait continuer à me faire ma pension de pair ; je crus devoir refuser cette offre. Le duc de Lévis revint à la charge quand il me vit au sortir de la prison (juillet 1832) dans l’embarras le plus cruel, ne trouvant rien de ma maison et de mon jardin rue d’Enfer, et étant harcelé par une nuée de créanciers. J’avais déjà vendu mon argenterie. Le duc de Lévis m’apporta vingt mille francs, me disant noblement que ce n’était pas les deux années de pension de pairie que le roi reconnaissait me devoir, et que mes dettes à Rome n’étaient qu’une dette de la couronne. Cette somme me mettait en liberté, je l’acceptai comme un prêt momentané, et j’écrivis au roi la lettre suivante :

Sire,

Au milieu des calamités dont il a plu à Dieu de sanctifier votre vie, vous n’avez point oublié ceux qui souffrent au pied du trône de saint Louis. Vous daignâtes me faire connaître, il y a quelques mois, votre généreux dessein de me continuer la pension de pair à laquelle je renonçai en refusant le serment au pouvoir illégitime ; je pensai que Votre Majesté avait des serviteurs plus pauvres que moi et plus dignes de ses bontés. Mais les derniers écrits que j’ai publiés m’ont causé des dommages et suscité des persécutions ; j’ai essayé inutilement de vendre le peu de chose que je possède. Je me vois forcé d’accepter, non la pension annuelle que Votre Majesté se proposait de me faire sur sa royale indigence, mais un secours provisoire pour me dégager des embarras qui m’empêchent de regagner l’asile où je pourrai vivre de mon travail. Sire, il faut que je sois bien malheureux pour me rendre à charge, même un moment, à une couronne que j’ai soutenue de tous mes efforts et que je continuerai à servir le reste de ma vie.

Le comte Ferrand (voir, au tome III, des Mémoires, l’Appendice no IV) avait accusé Chateaubriand de s’être vendu à Napoléon en 1811, pour une somme de 70 000 fr. Voici que le maréchal de Castellane l’accuse de s’être vendu à Louis-Philippe, en 1831, pour une somme de 100 000 fr. Les deux allégations se valent : elles sont, l’une et l’autre tout bonnement ridicules.

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  1. Ci-dessus, p. 427.
  2. La brochure publiée le 24 mars 1831, sous ce titre : De la Restauration et de la monarchie élective.
  3. Journal du maréchal de Castellane, t. II, p. 425.
  4. Ci-dessus, p. 312.
  5. Ci-dessus, p. 341.