Mémoires d’outre-tombe/Appendice/Tome 5/6

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VI

LE SAC DE SAINT-GERMAIN-L’AUXERROIS[1]

Dans les premiers jours de juillet 1831, six mois après le sac de Saint-Germain-l’Auxerrois, le bruit s’était répandu que le gouvernement allait accorder à la révolution la démolition de la vieille église. Chateaubriand était alors à Genève. Il écrivit aussitôt la lettre suivante à Mme  de …, qui permit à la Revue de Paris de la publier :

Genève, 11 juillet 1831.

Je vous ai écrit hier, et voici encore une lettre. De quoi s’agit-il ? de Saint-Germain-l’Auxerrois. À qui conterais-je mes peines et mes idées, si ce n’est à vous ?

On va donc commencer, disent les journaux, la démolition de ce monument le 14 juillet. Noble manière d’inaugurer la monarchie élective, par la destruction d’une église, d’exécuter de sang-froid, et à tête reposée, ce que le vandalisme révolutionnaire faisait jadis dans la fièvre et les convulsions ! Le chapitre des comparaisons et des considérations serait ici trop long à parcourir ; un mot seulement à ce sujet. La révolution de Juillet ignore-t-elle que ce qui lui a le plus nui en Europe a été la dévastation de Saint-Germain-l’Auxerrois ? que les peuples qui tous, sans exception alors, sympathisaient avec nous, ont reculé, et que leurs dispositions favorables ont changé ? La non-intervention, si bien gardée, a achevé l’affaire. Une stupide manie de quelques Français, depuis quarante ans, est de compter pour rien les idées religieuses, et de les croire éteintes partout, comme elles le sont dans leur étroit cerveau. Ils oublient que tous les peuples libres ou tous ceux qui veulent l’être et qui sont en rapport avec nous sont religieux. Aux États-Unis, la loi vous force d’être chrétiens. Dans les républiques espagnoles, la religion catholique est la seule ; excepté, je crois, au Mexique, où l’on vient d’essayer quelque chose pour la tolérance. Les Cortès d’Espagne avaient décrété le seul exercice de la religion catholique. Si l’Italie s’émancipait, elle resterait chrétienne. La Belgique a fait sa révolution pour chasser un roi protestant. L’Allemagne, si philosophique, est chrétienne, et les Polonais, que sont-ils ? Ils vont au combat ou à la mort en invoquant la sainte Vierge. Skrinecki porte un scapulaire et fait des pèlerinages. Nos démolitions religieuses sont donc à la fois une ignorance historique et un contre-sens politique.

Sous le rapport des arts, la chose n’est pas moins déplorable. Quoi ! renouveler le vandalisme de 93 ! Que ne fait-on ce que j’ai proposé ? Que ne masque-t-on l’église par des arbres, en la laissant subsister en face du Louvre comme échelle et témoin de la marche de l’art ? Saint-Germain-l’Auxerrois est un des plus vieux monuments de Paris ; il est d’une époque dont il ne reste presque rien. Que sont donc devenus vos romantiques ? On porte le marteau dans une église, et ils se taisent ! Ô mes fils ! combien vous êtes dégénérés ! Faut-il que votre grand-père élève seul sa voix cassée en faveur de vos temples ? Vous ferez une ode, mais durera-t-elle autant qu’une ogive de Saint-Germain-l’Auxerrois ? Et les artistes ne présentent point de pétitions contre cette barbarie ! Comme le plus humble de leurs camarades, je suis prêt à mettre ma signature à la suite de leurs noms. Détruire est facile, on l’a dit mille fois ; et je ne connais pas au monde d’ouvriers qui aillent plus vite en cette besogne que les Français ; mais reconstruire ! Qu’ont-ils bâti depuis quarante ans ?

On veut percer une rue ! Très bien : commencez les abatis par le côté opposé au Louvre, par la place de Grève, cela vous donnera du temps ; vous serez deux ou trois ans, peut-être davantage, à tracer votre voie ; alors, quand vous arriverez à Saint-Germain, vous aurez mûri vos réflexions, vous jugerez mieux de l’effet même du monument, à l’extrémité de l’ouverture… On a abattu la Bastille et l’on a bien fait. La Bastille était une prison. Je ne sache pas qu’on ait enfermé personne à Saint-Germain-l’Auxerrois ; mais, même sur l’emplacement de la Bastille, qu’a-t-on élevé ? D’abord un arbre de la liberté que le sabre de Bonaparte a coupé, pour faire place à un éléphant d’argile ; et puis, après l’éléphant, que va-t-il survenir ? Et tout cela, vous le savez, était à toujours, pour les siècles, pour l’éternité, comme nos serments. Quand Napoléon ordonna les travaux du Carrousel et de la rue de Rivoli, il croyait bien voir la fin de son entreprise ; la rue de Rivoli a vu passer l’Empire et la Restauration sans être achevée. Qui vous répond que la nouvelle monarchie ira jusqu’au bout de la rue qu’elle va ouvrir par une ruine ? Nous autres Français, nous sommes trop conséquents dans le mal et pas assez logiques dans le bien : parce qu’une imprudence taquine a produit à Saint-Germain une vengeance sacrilège, est-il de toute nécessité de continuer la dernière ? Les Parisiens ne peuvent-ils s’amuser sans jeter les meubles par les fenêtres, ou sans abattre les monuments publics ? On honorerait bien mieux les héros de Juillet en leur donnant à enlever les places fortes bâties contre nous, avec notre argent, qu’en livrant à leur courage une église ravagée, où ils ne trouveront pas même le curé pour la défendre. N’enfoncerons-nous plus notre chapeau sur notre tête que pour marcher contre un vicaire ou pour monter à l’assaut d’un clocher, et aurons-nous encore longtemps le chapeau bas devant l’insolence étrangère ? Il serait triste qu’on apprît l’entrée des Russes à Varsovie le jour où notre gouvernement entrerait à Saint-Germain-l’Auxerrois ! Les deux belles victoires pour la monarchie populaire !…

Vous rirez de ma grande colère, vous me direz : « Qu’est-ce que cela vous fait, vous, exilé, qui ne reverrez peut-être jamais la France ? » Ne le prenez pas là, je suis Français jusque dans la moelle des os. Que la France entre dans un système politique généreux, et si la guerre survient, vous me verrez accourir pour partager le sort de ma patrie. J’aurais cent ans que mon cœur battrait encore pour la gloire, l’honneur et l’indépendance de mon pays. Déchiffrez, si vous pouvez, ce griffonnage écrit ab irato, une heure avant le départ du courrier.

Chateaubriand.

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  1. Ci-dessus, p. 334.