Mémoires d’outre-tombe/Appendice/Tome 5/2

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II

LE CONCLAVE DE 1829[1]

Chateaubriand n’a point recueilli dans ses œuvres son discours au Sacré-Collège. Ce discours, prononcé le 18 février 1829, dans la sacristie de Saint Pierre, mérite pourtant de n’être pas perdu. Le voici :

Éminentissimes Seigneurs,

Il n’y a pas encore six ans que M. le duc de Laval-Montmorency vint au milieu de vous pour unir sa douleur à la vôtre, lorsque Pie VII, de religieuse mémoire, fut rappelé auprès du chef invisible de l’Église. Le roi Louis XVIII, au nom duquel mon noble prédécesseur vous porta la parole, est allé lui-même se placer auprès de saint Louis. J’étais alors ministre du vénérable monarque, restaurateur des libertés de la France. Mon nom eut l’insigne honneur de paraître dans les lettres qui furent adressées au sacré collège, et c’est moi qui viens aujourd’hui, ambassadeur de Charles X, roi non moins magnanime que son frère, vous exprimer le regret qu’éprouvera mon auguste maître pour la perte d’un souverain pontife que vos suffrages n’avaient point encore revêtu de l’autorité suprême à l’époque que je rappelle.

Ici Vos Éminences reconnaîtront les voies cachées de la Providence, et cette fragilité des choses humaines qui doivent être surtout présentes à la pensée de cette assemblée des princes de l’Église, où j’aperçois tant de courageux confesseurs de la foi.

Que vous dirai-je, messeigneurs, que vous ne sentiez mieux que moi ? La mémoire de Léon XII sera vénérée par la France. Le royaume que gouverne si glorieusement le fils aîné de l’Église n’oubliera pas les conseils pacifiques qui ont empêché la discorde de troubler, même passagèrement, les nouvelles prospérités de ma patrie. Léon XII joignait à ses vertus apostoliques cette modération d’esprit et cette connaissance de son siècle, si nécessaires aux chefs des Empires.

Éminentissimes seigneurs, vos lumières assureront au saint-siège, dans le prochain conclave, un successeur digne de ce pontife conciliateur. Si vous êtes des princes puissants, vous êtes aussi les ministres de cette religion charitable qui abolit l’esclavage parmi les hommes, qui, simple et sublime à la fois, est également appropriée aux besoins de la société naissante et à ceux de la société perfectionnée. Vos suffrages indépendants iront bientôt chercher parmi vos pairs un vrai pasteur pour la chrétienté, un souverain éclairé pour la plus illustre portion de cette noble Italie qui dicta des lois au monde antique, qui civilisa le monde moderne, qui, toujours féconde et jamais épuisée, nourrit aujourd’hui à l’ombre de sa gloire le souvenir de ses grandeurs.

Qu’il me soit permis, Éminentissimes seigneurs, d’offrir en particulier au sacré collège l’hommage de ma profonde vénération.

Dans sa lettre à Mme  Récamier, du 21 mars 1829, Chateaubriand parle du second discours qu’il prononça à Rome, celui-là en plein Conclave, le 10 mars 1829. Comme ce discours ne figure pas non plus dans ses Œuvres complètes, le lecteur sera sans doute bien aise de le trouver ici :

Éminentissimes Seigneurs,

La réponse de Sa Majesté Très-Chrétienne à la lettre que lui a adressée le sacré collège vous exprime, avec la noblesse qui appartient au fils aîné de l’Église, la douleur que Charles X a ressentie en apprenant la mort du père des fidèles, et la confiance qu’il repose dans le choix que la chrétienté attend de vous.

Le roi m’a fait l’insigne honneur de me désigner à l’entière créance du sacré collège réuni en conclave. Je viens une seconde fois, Éminentissimes seigneurs, vous témoigner mes regrets pour la perte du pontife conciliateur qui voyait la véritable religion dans l’obéissance aux lois et dans la concorde évangélique ; de ce souverain qui, pasteur et prince, gouvernait l’humble troupeau de Jésus-Christ du faîte des gloires diverses qui se rattachent au grand nom de l’Italie. Successeur futur de Léon XII, qui que vous soyez, vous m’écoutez sans doute en ce moment : pontife à la fois présent et inconnu, vous allez bientôt vous asseoir dans la chaire de Saint Pierre, à quelques pas du Capitole, sur les tombeaux de ces Romains de la République et de l’Empire, qui passèrent de l’idôlatrie des vertus à celle des vices, sur ces catacombes où reposent les ossements non entiers d’une autre espèce de Romains : quelle parole pourrait s’élever à la majesté du sujet ? Quelle voix pourrait s’ouvrir un passage à travers cet amas d’années qui ont étouffé tant de voix plus puissantes que la mienne ? Vous-même, illustre sénat de la chrétienté, pour soutenir le poids de ces innombrables souvenirs, pour regarder en face les siècles rassemblés autour de vous sur les ruines de Rome, n’avez-vous pas besoin de vous appuyer à l’autel du sanctuaire, comme moi au trône de Saint Louis ?

À Dieu ne plaise. Éminentissimes seigneurs, que je vous entretienne ici de quelque intérêt particulier, que je vous fasse entendre le langage d’une étroite politique : les choses sacrées veulent être envisagées aujourd’hui sous des rapports plus généraux et plus dignes. Le christianisme, qui renouvela d’abord la face du monde, a vu depuis se transformer les sociétés auxquelles il avait donné la vie. Au moment même où je parle, le genre humain est arrivé à l’une des époques caractéristiques de son existence, la religion chrétienne est encore là pour la saisir, parce qu’elle garde dans son sein tout ce qui convient aux esprits éclairés et aux cœurs généreux, tout ce qui est nécessaire au monde qu’elle a sauvé de la corruption du paganisme et de la destruction de la barbarie. En vain l’impiété a prétendu que le christianisme favorisait l’oppression et faisait rétrograder les jours : à la publication du nouveau pacte scellé du sang du juste, l’esclavage a cessé d’être le droit commun des nations ; l’effroyable définition de l’esclavage a été effacée du code romain : Non tam viles quam nulli sunt. Les sciences, demeurées presque stationnaires dans l’antiquité, ont reçu une impulsion rapide de cet esprit apostolique et rénovateur qui hâta l’écroulement du vieux monde ; partout où le christianisme s’est éteint, la servitude et l’ignorance ont reparu. Lumière quand elle se mêle aux facultés intellectuelles, sentiment quand elle s’associe aux mouvements de l’âme, la religion chrétienne croit avec la civilisation, et marche avec le temps ; un des caractères de la perpétuité qui lui est promise, c’est d’être toujours du siècle qu’elle voit passer, sans passer elle-même. La morale évangélique, raison divine, appuie la raison humaine dans ses progrès vers un but qu’elle n’a point encore atteint : après avoir traversé les âges de ténèbres et de force, le christianisme devient chez les peuples modernes le perfectionnement même de la société.

Éminentissimes seigneurs, vous choisirez pour exercer le pouvoir des clefs un homme de Dieu et qui comprendra bien sa haute mission. Par son caractère universel qui n’a jamais eu de modèle ou d’exemple dans l’histoire, un conclave n’est pas le conseil d’un État particulier, mais celui d’une nation composée de nations les plus diverses et répandue sur la surface du globe. Vous êtes, Éminentissimes seigneurs, les augustes mandataires de l’immense famille chrétienne pour un moment orpheline. Des hommes qui ne vous ont jamais vus, qui ne vous verront jamais, qui ne savent pas vos noms, qui ne parlent pas votre langue, qui habitent loin de vous sous un autre soleil, au delà des mers, aux extrémités de la terre, se soumettront à vos décisions que rien en apparence ne les oblige à suivre, obéiront à vos lois qu’aucune force matérielle n’impose, accepteront de vous un père spirituel avec respect et gratitude : tels sont les prodiges de la conviction religieuse. Princes de l’Église, il vous suffira de laisser tomber vos suffrages sur l’un d’entre vous pour donner à la communion des fidèles un chef qui, puissant par la doctrine et l’autorité du passé, n’en connaisse pas moins les nouveaux besoins du présent et de l’avenir, un pontife d’une vie sainte, mêlant la douceur de la charité à la sincérité de la foi. Toutes les couronnes forment le même vœu, toutes ont un même besoin de modération et de paix : que ne doit-on pas attendre de cette heureuse harmonie ? que ne peut-on pas espérer, Éminentissimes seigneurs, de vos lumières et de vos vertus ?

Il ne me reste qu’à vous renouveler l’expression de la sincère estime et de la parfaite affection du souverain aussi pieux que magnanime dont j’ai l’honneur d’être l’interprète auprès de vous.

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  1. Ci-dessus, pages 154 et 171.