Mémoires d’outre-tombe/Appendice/Tome 5/1

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I

LA MORT DE LÉON XII[1].

M. de Marcellus, qui se trouvait alors à Rome, écrivait sur son Journal, sous cette même date du 17 février 1829, la note suivante :

Hier, je suis allé, en compagnie de M. de Chateaubriand, faire au pape Léon XII notre visite suprême. Celle-ci n’a pas été adressée au souverain du monde catholique par l’ambassadeur du roi fils aîné de l’Église, dans le vaste palais du Vatican. C’était le dernier hommage d’un fidèle à ce quelque chose sans nom qui restait du père commun des chrétiens, à ce cadavre étendu pontificalement, sous la lueur des cierges, dans la grande chapelle du Saint-Sacrement qui s’allonge sous l’aile droite de l’église de Saint-Pierre. Après quelques minutes de méditations pieuses et politiques, passées en silence aux pieds de ce pontife dont le visage pâle et animé supportait encore l’éclatante tiare, nous sommes sortis du plus beau temple du monde, tristes et préoccupés.

« Voilà ce qui demeure de nous quelques heures après la fin » m’a dit l’auteur du Génie du christianisme ; « il m’a semblé, sous les voûtes de Saint-Pierre, entendre encore cette voix qui retentit dans un de nos vieux cantiques de Saint-Sulpice :

La mort ne m’a laissé que les os seulement.

« Savez-vous ce qui est arrivé cette nuit ? Les gardes nobles qui veillent auprès de « ce reste tel qui va disparaître » ont cru voir le pape se ranimer. Ils ont entendu, au milieu de leur silence, un bruit léger qui s’échappait de la figure du pontife. Ils sont tombés la face contre terre et le bruit a cessé. C’était la peau du visage et les paupières qui se resserraient sous le contact de l’air, comme le parchemin craque sous les doigts. Je tiens cette anecdote funèbre du capitaine des gardes, le Suisse Pfeiffer, qui me l’a racontée ce matin. On n’entendra plus rien, pas même ce froissement du parchemin une fois fait pour toujours, de ce chef de l’Église habile et vertueux, qui prédisait, il y a peu de semaines, de longues agitations à ses États, à la France et à l’Europe. Il a été un modérateur éclairé des intérêts du monde pendant cinq ans d’un règne trop court, et il n’a recueilli que l’impopularité pour prix de ses pieux efforts. C’est l’histoire de tous les pays. »

Nous avons dépassé le môle d’Adrien et le Tibre au milieu de nos réflexions et de nos regrets. Ils nous ont suivis en face de cette Locanda dell’orso que Montaigne a rendue célèbre et où déjà de nombreux et joyeux buveurs s’applaudissaient de voir rouverts à leurs orgies les mille cabarets que les décrets du pape avaient fermés. À Ripetta, en nous séparant, M. de Chateaubriand m’a dit : « Voulez-vous que demain, pour nous distraire du lugubre spectacle qu’un pape vient de nous donner, nous allions voir mes fouilles de Torre-Vergatta ? La campagne romaine, déjà belle au début du printemps, et les souvenirs des siècles passés, nous feront oublier pour quelques heures nos sollicitudes du présent et nos tristesses. »

Nous sommes en effet partis aujourd’hui, tête à tête, dans mon petit wurst allemand, que, pour garder l’incognito, l’ambassadeur a préféré à ses pompeuses voitures, même à son coupé favori, que j’ai fait faire à Londres, en 1822, pour nous conduire à Windsor (il a traversé la mauvaise fortune de son maître, et il reparaît avec son crédit dans les rues de Rome). M. de Chateaubriand a conservé une taciturnité méditative, entrecoupée de rares interjections, jusqu’au pont Milvius. Là son front s’est déridé : « Admirez, » m’a-t-il dit, « la puissance de l’art de peindre. Ce pont, témoin d’une victoire qui changea la face du monde, et la plaine environnante, m’apparaissent bien moins comme ils sont que sous les couleurs de la magnifique fresque de Jules Romain au Vatican. C’est un chef-d’œuvre. Tout s’y trouve ; et surtout ce Tibre, gros des destinées humaines, qui va noyer Maxence et couronner Constantin. Ah ! pourquoi n’a-t-il pas éloigné miss Bathurst ! tant de beauté innocente et tant de vie ! Voilà la rive qui céda sous le poids si léger de la malheureuse fille. Rome ne m’offre que des images de deuil. » — Autre pause qu’il a interrompue un moment après le passage du pont. — « Avez-vous remarqué que Byron n’entend rien à la peinture ? Il est resté tout à fait Anglais de ce côté ; il ne l’est pas autant pour la musique, qu’il comprenait mieux que la plupart de ses compatriotes. Il aime les chants populaires, et, comme vous et moi, il en a surpris de bizarres en Orient. Mais là, plus qu’ailleurs, la chanson du peuple n’est pas de l’harmonie, c’est de la légende ou de l’histoire primitive. » — Puis, après un long silence, arrivés au tombeau de Néron, il m’a dit : « Je n’ai jamais prêté aucune attention à ce sarcophage falsifié, pas plus que s’il était véritablement le sépulcre de l’empereur parricide. La tombe d’un tyran n’excite que mon mépris. Mais retournons-nous, et d’ici contemplons Saint-Pierre, l’immortelle coupole, et cette croix qui brille au-dessus de toutes les collines : elle va consoler, par delà le désert d’Ostie, les regards du nautonier quand il lutte contre les flots. C’est là un sublime spectacle parce qu’il emporte avec lui vers les cieux l’imagination de l’homme et son espérance. » Un peu plus loin : — « Croyez-moi, laissons votre voiture sur cette route qui ramène à Paris et aux joies du monde. Entrons résolument à pied dans le désert de la campagne maudite, auquel j’ai toujours trouvé tant de charme. »

Après un rapide coup d’œil jeté sur ses fouilles, où on ne travaillait pas ce jour là. « Voilà ». m’a-t-il dit, « des frustes méconnaissables presque autant que leurs énigmatiques possesseurs ; j’ai risqué quelque argent à cette loterie des morts. Il y avait autour de ces marbres qui ne sont plus, des despotes, de prétendus affranchis, des esclaves, une foule d’ambitieux ; et dans ces trois classes d’hommes que le temps a également emportés, on se disputait le pouvoir, on s’égorgeait pour l’Empire. Il me semble voir surgir de ces ronces les ruines confondues de la République romaine et de l’affreuse domination de Tibère… » — Une petite fleur que M. de Chateaubriand a cueillie à ses pieds est venue le distraire de ces sombres réflexions : — « Combien la nature, si marâtre pour les hommes sous tant de climats, est partout une douce mère pour ses filles les plus innocentes, les herbes des champs ! Voyez cette violette blanche ; elle n’a pas le demi-éclat et le parfum de la violette de Virgile, violœ sublucet purpura nigræ, mais elle est la première à m’annoncer le printemps. »

Puis, revenus à ma voiture, le silence a recommencé : seulement comme nous nous rapprochions de la porte du Peuple et du tumulte de Rome. « Ici, comme chez nous, » a-t-il dit, « la tyrannie et la liberté ont également péri. Mais, à Rome, la robe de ce capucin qui soulève en passant une poussière antique achève de mettre en relief la vanité de tant de vanités. » — Et cette réflexion a clos la promenade, dont je me hâtai de consigner sur mon journal le minutieux récit. (Chateaubriand et son temps, p. 345 et suivantes.)

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  1. Ci-dessus, p. 132.