Mémoires d'un père pour servir à l'instruction de ses enfants (LDB, 1891)/XX

Texte établi par Maurice Tourneux,  (3p. 339-341).
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Les événemens dont je viens de rappeler le souvenir ont tellement occupé ma pensée qu’à travers tant de calamités publiques je me suis presque oublié moi-même. L’impression que faisoit sur moi cette foule de malheureux étoit si vive et si profonde qu’il est bien naturel que ce qui ne touchoit que moi me soit très souvent échappé. Ce n’est pas cependant que, par des diversions de travail et d’études, je n’eusse tâché de me défendre de ces réflexions fatigantes dont la continuité pouvoit se terminer par une noire mélancolie ou par une fixité d’idées, plus dangereuse encore pour le foible et fragile organe du bon sens.

Tant que mon imagination put me distraire par d’amusantes rêveries, je fis de nouveaux Contes, moins enjoués que ceux que j’avois faits dans les plus beaux jours de ma vie et les rians loisirs de la prospérité, mais un peu plus philosophiques et d’un ton qui convenoit mieux aux bienséances de mon âge et aux circonstances du temps[1].

Lorsque ces songes me manquèrent, je fis usage de ma raison, et j’essayois de mieux employer le temps de ma retraite et de ma solitude en composant, pour l’instruction de mes enfans, un Cours élémentaire en petits traités de grammaire, de logique, de métaphysique et de morale, où je recueillis avec soin ce que j’avois appris dans mes lectures en divers genres, pour leur en transmettre les fruits.

Quelquefois, pour les égayer ou pour les instruire d’exemples, j’employois nos soirées d’hiver à leur raconter, au coin du feu, de petites aventures de ma jeunesse, et ma femme, s’apercevant que ces récits les intéressoient, me pressa d’écrire pour eux les événemens de ma vie.

Ce fut ainsi que je fus engagé à écrire ces volumes de mes Mémoires. J’avouerai bien, comme Mme de Staal, que je ne m’y suis peint qu’en buste ; mais j’écrivois pour mes enfans.

Ces souvenirs étoient pour moi un soulagement véritable, en ce qu’ils effaçoient, au moins pour des momens, les tristes images du présent par les doux songes du passé.

Cependant je touche à l’époque où l’intérêt de la chose publique vint me saisir plus fortement, plus étroitement que jamais. Par mon devoir de citoyen, je fus appelé à cette assemblée primaire du canton de Gaillon, où alloit être proposée la nouvelle constitution. C’étoit le moment d’observer où en étoit l’esprit national, et ce moment étoit intéressant : car le problème alloit être mis en délibération et résolu simultanément par la pluralité des voix dans la totalité des assemblées primaires.

Dans celle où j’assistai, il me fut évident que deux partis se balançoient…

  1. Publiés après la mort de l’auteur sous le titre de Nouveaux Contes moraux : Paris, J.-B. Garnery et Maradan ; Strasbourg, les frères Levrault, an IX (1801), 4 vol.  in-8 et in-12 ; portrait gravé par Tassaert, d’après Boilly, et quatre figures de Monnet, gravées par L’Épine. Une partie de ces contes avait paru dans le Mercure, de 1789 à 1792. Le premier est intitulé la Veillée ; c’est celui auquel l’auteur a fait deux fois allusion (voyez tome II, p. 160 et 206).