Mémoires d'un père pour servir à l'instruction de ses enfants (LDB, 1891)/VI

Texte établi par Maurice Tourneux,  (2p. 70-156).

LIVRE VI




Si le Mercure n’avoit été qu’un simple journal littéraire, je n’aurois eu en le composant qu’une seule tâche à remplir, et qu’une seule route à suivre ; mais, formé d’élémens divers et fait pour embrasser un grand nombre d’objets, il falloit que, dans tous ses rapports, il remplît sa destination ; que, selon les goûts des abonnés, il tînt lieu des gazettes aux nouvellistes ; qu’il rendît compte des spectacles aux gens curieux de spectacles ; qu’il donnât une juste idée des productions littéraires à ceux qui, en lisant avec choix, veulent s’instruire ou s’amuser ; qu’à la saine et sage partie du public qui s’intéresse aux découvertes des arts utiles, au progrès des arts salutaires, il fît part de leurs tentatives et des heureux succès de leurs inventions ; qu’aux amateurs des arts agréables il annonçât les ouvrages nouveaux, et quelquefois les écrits des artistes. La partie des sciences qui tomboit sous les sens, et qui pour le public pouvoit être un objet de curiosité, étoit aussi de son domaine ; mais il falloit surtout qu’il eût un intérêt local et de société pour ses abonnés de province, et que le bel esprit de telle ou de telle ville du royaume y trouvât de temps en temps son énigme, son madrigal, son épître insérée : cette partie du Mercure, la plus frivole en apparence, en étoit la plus lucrative.

Il eût été difficile d’imaginer un journal plus varié, plus attrayant, et plus abondant en ressources. Telle fut l’idée que j’en donnai dans l’avant-propos de mon premier volume, au mois d’août 1758. Sa forme, dis-je, le rend susceptible de tous les genres d’agrément et d’utilité ; et les talens n’ont ni fleurs ni fruits dont le Mercure ne se couronne. Littéraire, civil et politique, il extrait, il recueille, il annonce, il embrasse toutes les productions du génie et du goût ; il est comme le rendez-vous des sciences et des arts, et le canal de leur commerce… C’est un champ qui peut devenir de plus en plus fertile, et par les soins de la culture, et par les richesses qu’on y répandra… Il peut être considéré comme extrait ou comme recueil : comme extrait, c’est moi qu’il regarde ; comme recueil, son succès dépend des secours que je recevrai. Dans la partie critique, l’homme estimable à qui je succède, sans oser prétendre à le remplacer, me laisse un exemple d’exactitude et de sagesse, de candeur et d’honnêteté, que je me fais une loi de suivre… Je me propose de parler aux gens de lettres le langage de la vérité, de la décence et de l’estime ; et mon attention à relever les beautés de leurs ouvrages justifiera la liberté avec laquelle j’en observerai les défauts. Je sais mieux que personne, et je ne rougis pas de l’avouer, combien un jeune auteur est à plaindre, lorsque, abandonné à l’insulte, il a assez de pudeur pour s’interdire une défense personnelle. Cet auteur, quel qu’il soit, trouvera en moi, non pas un vengeur passionné, mais, selon mes lumières, un appréciateur équitable. Une ironie, une parodie, une raillerie ne prouve rien et n’éclaire personne ; ces traits amusent quelquefois ; ils sont même plus intéressans pour le bas peuple des lecteurs qu’une critique honnête et sensée ; le ton modéré de la raison n’a rien de consolant pour l’envie, rien de flatteur pour la malignité ; mais mon dessein n’est pas de prostituer ma plume aux envieux et aux méchans… À l’égard de la partie collective de cet ouvrage, quoique je me propose d’y contribuer autant qu’il est en moi, ne fût-ce que pour remplir les vides, je ne compte pour rien ce que je puis ; tout mon espoir est dans la bienveillance et les secours des gens de lettres, et j’ose croire qu’il est fondé. Si quelques-uns des plus estimables n’ont pas dédaigné de confier au Mercure les amusemens de leur loisir, souvent même les fruits d’une étude sérieuse, dans le temps que le succès de ce journal n’étoit qu’à l’avantage d’un seul homme, quels secours ne dois-je pas attendre du concours des talens intéressés à le soutenir ? Le Mercure n’est plus un fonds particulier : c’est un domaine public, dont je ne suis que le cultivateur et l’économe. »

Ainsi s’annonça mon travail : aussi fut-il bien secondé. Le moment étoit favorable ; une volée de jeunes poètes commençoient à essayer leurs ailes. J’encourageai ce premier essor, en publiant les brillans essais de Malfilâtre ; je fis concevoir de lui des espérances qu’il auroit remplies, si une mort prématurée ne nous l’avoit pas enlevé. Les justes louanges que je donnai au poème de Jumonville ranimèrent, dans le sensible et vertueux Thomas, ce grand talent que des critiques inhumaines avoient glacé. Je présentai au public les heureuses prémices de la traduction des Géorgiques, de Virgile, et j’osai dire que, si ce divin poème pouvoit être traduit en vers françois élégans et harmonieux, il le seroit par l’abbé Delille. En insérant dans le Mercure une héroïde de Colardeau, je fis sentir combien le style de ce jeune poète approchoit, par sa mélodie, sa pureté, sa grâce et sa noblesse, de la perfection des modèles de l’art. Je parlai avantageusement des Héroïdes de La Harpe. Enfin, à propos du succès de l’Hypermnestre, de Lemierre « Voilà donc, dis-je, trois nouveaux poètes tragiques qui donnent de belles espérances : l’auteur d’Iphigénie en Tauride, par sa manière sage et simple de graduer l’intérêt de l’action et par des morceaux de véhémence dignes des plus grands maîtres ; l’auteur d’Astarbé, par une poésie animée, par une versification pleine et harmonieuse, et par le dessein fier et hardi d’un caractère auquel il n’a manqué, pour le mettre en action, que des contrastes dignes de lui ; et l’auteur d’Hypermnestre, par des tableaux de la plus grande force. C’est au public, ajoutois-je, à les protéger, à les encourager, à les consoler des fureurs de l’envie. Les arts ont besoin du flambeau de la critique et de l’aiguillon de la gloire. Ce n’est point au Cid persécuté, c’est au Cid triomphant de la persécution que Cinna dut la naissance. Les encouragemens n’inspirent la négligence et la présomption qu’aux petits esprits ; pour les âmes élevées, pour les imaginations vives, pour les grands talens en un mot, l’ivresse du succès devient l’ivresse du génie. Il n’y a pour eux qu’un poison à craindre, c’est celui qui les refroidit. »

En plaidant la cause des gens de lettres, je ne laissois pas de mêler à des louanges modérées une critique assez sévère, mais innocente, et du même ton qu’un ami auroit pris avec son ami. C’étoit avec cet esprit de bienveillance et d’équité que, me conciliant la faveur des jeunes gens de lettres, je les avois presque tous pour coopérateurs.

Le tribut des provinces étoit encore plus abondant. Tout n’en étoit pas précieux ; mais, si dans les pièces de vers ou les morceaux de prose qui m’étoient envoyés il n’y avoit que des négligences, des incorrections, des fautes de détails, j’avois soin de les retoucher. Si même quelquefois il me venoit au bout de la plume quelques bons vers ou quelques lignes intéressantes, je les y glissois sans mot dire ; et jamais les auteurs ne se sont plaints à moi de ces petites infidélités.

Dans la partie des sciences et des arts j’avois encore bien des ressources. En médecine, dans ce temps-là, s’agitoit le problème de l’inoculation. La comète prédite par Halley, et annoncée par Clairaut, fixoit les yeux de l’astronomie. La physique me donnoit à publier des observations curieuses par exemple, on me sut bon gré d’avoir mis au jour les moyens de refroidir en été les liqueurs. La chimie me communiquoit un nouveau remède à la morsure des vipères, et l’inestimable secret de rappeler les noyés à la vie. La chirurgie me faisoit part de ses heureuses hardiesses et de ses succès merveilleux. L’histoire naturelle, sous le pinceau de Buffon, me présentoit une foule de tableaux dont j’avois le choix. Vaucanson me donnoit à décrire aux yeux du public ses machines ingénieuses. L’architecte Le Roy[1] et le graveur Cochin, après avoir parcouru en artistes, l’un les ruines de la Grèce et l’autre les merveilles de l’Italie, venoient m’enrichir à l’envi de brillantes descriptions ou d’observations savantes, et mes extraits de leurs voyages étoient pour mes lecteurs un voyage amusant. Cochin, homme d’esprit, et dont la plume n’étoit guère moins pure et correcte que le burin, faisoit aussi pour moi d’excellens écrits sur les arts qui étoient l’objet de ses études. Je m’en rappelle deux que les peintres et les sculpteurs n’ont sans doute pas oubliés : l’un Sur la lumière dans l’ombre, l’autre Sur les difficultés de la peinture et de la sculpture, comparées l’une avec l’autre[2]. Ce fut sous sa dictée que je rendis compte au public de l’exposition des tableaux en 1759, l’une des plus belles que l’on eût vues et qu’on ait vues depuis dans le salon des arts. Cet examen étoit le modèle d’une critique saine et douce ; les défauts s’y faisoient sentir et remarquer ; les beautés y étoient exaltées. Le public ne fut point trompé, et les artistes furent contens[3].

Dans ce temps-là s’ouvrit pour l’éloquence une nouvelle carrière. C’étoit à louer de grands hommes que l’Académie françoise invitoit les jeunes orateurs ; et quelle fut ma joie d’avoir à publier que le premier qui, dans cette lice, et par un digne éloge de Maurice de Saxe[4], venoit de remporter le prix, étoit l’intéressant jeune homme dont tant de fois j’avois ranimé le courage, l’auteur du poème de Jumonville, à qui la sincérité de mes conseils plaisoit au moins autant que l’équité de mes louanges, et qui, dans le secret de l’amitié la plus intime, avoit fait de moi le confident de ses pensées et le censeur de ses écrits !

Je m’étois mis en relation avec toutes les académies du royaume, tant pour les arts que pour les lettres ; et, sans compter leurs productions, qu’elles vouloient bien m’envoyer, les seuls programmes de leurs prix étoient intéressans à lire, par les vues saines et profondes qu’annonçoient les questions qu’ils donnoient à résoudre, soit en morale, soit en économie politique, soit dans les arts utiles, secourables et salutaires. Je m’étonnois quelquefois moi-même de la lumineuse étendue de ces questions, qui de tous côtés nous venoient du fond des provinces ; rien, selon moi, ne marquoit mieux la direction, la tendance, les progrès de l’esprit public.

Ainsi, sans cesser d’être amusant et frivole dans sa partie légère, le Mercure ne laissoit pas d’acquérir en utilité de la consistance et du poids. De mon côté, contribuant de mon mieux à le rendre à la fois utile et agréable, j’y glissois souvent de ces contes où j’ai toujours tâché de mêler quelque grain d’une morale intéressante. L’apologie du théâtre, que je fis en examinant la Lettre de Rousseau à d’Alembert sur les spectacles, eut tous les succès que peut avoir la vérité qui combat des sophismes, et la raison qui saisit corps à corps et serre de près l’éloquence.

Mais, comme il ne faut jamais être fier ni oublieux au point d’être méconnoissant, je ne veux pas vous laisser ignorer quelle étoit au besoin l’une de mes ressources. À Paris, la république des lettres étoit divisée en plusieurs classes qui communiquoient peu ensemble. Moi, je n’en négligeois aucune ; et des petits vers qui se faisoient dans les sociétés bourgeoises, tout ce qui avoit de la gentillesse et du naturel m’étoit bon. Chez un joaillier de la place Dauphine j’avois dîné souvent avec deux poètes de l’ancien Opéra-Comique, dont le génie étoit la gaieté, et qui n’étoient jamais si bien en verve que sous la treille de la guinguette. Pour eux, l’état le plus heureux étoit l’ivresse ; mais, avant que d’être ivres, ils avoient des momens d’inspiration qui faisoient croire à ce qu’Horace a dit du vin. L’un, dont le nom étoit Gallet, passoit pour un vaurien ; je ne le vis jamais qu’à table, et je n’en parle qu’à propos de son ami Panard, qui étoit bonhomme, et que j’aimois.

Ce vaurien, cependant, étoit un original assez curieux à connoître. C’étoit un marchand épicier de la rue des Lombards, qui, plus assidu au théâtre de la Foire qu’à sa boutique, s’étoit déjà ruiné lorsque je le connus. Il étoit hydropique, et n’en buvoit pas moins, et n’en étoit pas moins joyeux aussi peu soucieux de la mort que soigneux de la vie, et tel qu’enfin dans la captivité, dans la misère, sur un lit de douleur, et presqu’à l’agonie, il ne cessa de faire un jeu de tout cela.

Après sa banqueroute, réfugié au Temple, lieu de franchise alors pour les débiteurs insolvables, comme il recevoit tous les jours des mémoires de créanciers « Me voilà, disoit-il, logé au temple des mémoires. » Quand son hydropisie fut sur le point de l’étouffer, le vicaire du Temple étant venu lui administrer l’extrême-onction : « Ah ! Monsieur l’abbé, lui dit-il, vous venez me graisser les bottes ; cela est inutile, car je m’en vais par eau. » Le même jour il écrivit à son ami Collé, et, en lui souhaitant la bonne année par des couplets sur l’air


Accompagné de plusieurs autres,


il terminoit ainsi sa dernière gaieté :

De ces couplets soyez content ;
Je vous en ferois bien autant
Et plus qu’on ne compte d’apôtres ;
Mais, cher Collé, voici l’instant
Où certain fossoyeur m’attend,
Accompagné de plusieurs autres.


Le bonhomme Panard, aussi insouciant que son ami, aussi oublieux du passé et négligent de l’avenir, avoit plutôt dans son infortune la tranquillité d’un enfant que l’indifférence d’un philosophe. Le soin de se nourrir, de se loger, de se vêtir, ne le regardoit point : c’étoit l’affaire de ses amis, et il en avoit d’assez bons pour mériter cette confiance. Dans les mœurs, comme dans l’esprit, il tenoit beaucoup du naturel simple et naïf de La Fontaine. Jamais l’extérieur n’annonça moins de délicatesse ; il en avoit pourtant dans la pensée et dans l’expression. Plus d’une fois, à table, et, comme on dit, entre deux vins, j’avois vu sortir de cette masse lourde et de cette épaisse enveloppe des couplets impromptu pleins de facilité, de finesse et de grâce. Lors donc qu’en rédigeant le Mercure du mois j’avois besoin de quelques jolis vers, j’allois voir mon ami Panard. « Fouillez, me disoit-il, dans la boîte à perruque. » Cette boîte étoit en effet un vrai fouillis où étoient entassés pêle-mêle, et griffonnés sur des chiffons, les vers de ce poète aimable.

En voyant presque tous ses manuscrits tachés de vin, je lui en faisois le reproche. « Prenez, prenez, me disoit-il, c’est là le cachet du génie. » Il avoit pour le vin une affection si tendre qu’il en parloit toujours comme de l’ami de son cœur ; et, le verre à la main, en regardant l’objet de son culte et de ses délices, il s’en laissoit émouvoir au point que les larmes lui en venoient aux yeux. Je lui en ai vu répandre pour une cause bien singulière ; et ne prenez pas pour un conte ce trait qui achèvera de vous peindre un buveur.

Après la mort de son ami Gallet, l’ayant trouvé sur mon chemin, je voulus lui marquer la part que je prenois à son affliction : « Ah ! Monsieur, me dit-il, elle est bien vive et bien profonde ! Un ami de trente ans, avec qui je passois ma vie ! À la promenade, au spectacle, au cabaret, toujours ensemble ! Je l’ai perdu ! je ne chanterai plus, je ne boirai plus avec lui. Il est mort ! je suis seul au monde. Je ne sais plus que devenir. » En se plaignant ainsi, le bonhomme fondoit en larmes, et jusque-là rien de plus naturel ; mais voici ce qu’il ajouta « Vous savez qu’il est mort au Temple ? J’y suis allé pleurer et gémir sur sa tombe. Quelle tombe ! Ah ! Monsieur, ils me l’ont mis sous une gouttière, lui qui, depuis l’âge de raison, n’avoit pas bu un verre d’eau ! »

Vous allez à présent me voir vivre à Paris avec des gens de mœurs bien différentes, et j’aurois une belle galerie de portraits à vous peindre, si j’avois pour cela d’assez vives couleurs ; mais je vais du moins essayer de vous en crayonner les traits.

J’ai dit que, du vivant de Mme de Tencin, Mme Geoffrin l’alloit voir, et la vieille rusée pénétroit si bien le motif de ces visites qu’elle disoit à ses convives : « Savez-vous ce que la Geoffrin vient faire ici ? elle vient voir ce qu’elle pourra recueillir de mon inventaire. » En effet, à sa mort, une partie de sa société, et ce qu’il en restoit de mieux (car Fontenelle et Montesquieu ne vivoient plus), avoit passé dans la société nouvelle ; mais celle-ci ne se bornoit pas à cette petite colonie. Assez riche pour faire de sa maison le rendez-vous des lettres et des arts, et voyant que c’étoit pour elle un moyen de se donner dans sa vieillesse une amusante société et une existence honorable, Mme Geoffrin avoit fondé chez elle deux dîners : l’un (le lundi) pour les artistes, l’autre (le mercredi) pour les gens de lettres ; et une chose assez remarquable, c’est que, sans aucune teinture ni des arts ni des lettres, cette femme qui de sa vie n’avoit rien lu ni rien appris qu’à la volée, se trouvant au milieu de l’une ou de l’autre société, ne leur étoit point étrangère ; elle y étoit même à son aise ; mais elle avoit le bon esprit de ne parler jamais que de ce qu’elle savoit très bien, et de céder sur tout le reste la parole à des gens instruits, toujours poliment attentive, sans même paroître ennuyée de ce qu’elle n’entendoit pas ; mais plus adroite encore à présider, à surveiller, à tenir sous sa main ces deux sociétés naturellement libres ; à marquer des limites à cette liberté, à l’y ramener par un mot, par un geste, comme un fil invisible, lorsqu’elle vouloit s’échapper. « Allons, voilà qui est bien », étoit communément le signal de sagesse qu’elle donnoit à ses convives ; et, quelle que fût la vivacité d’une conversation qui passoit la mesure, chez elle on pouvoit dire ce que Virgile a dit des abeilles :


Hi motus animorum atque hæc certamina tanta
Pulveris exigui jactu compressa quiescent.


C’étoit un caractère singulier que le sien, et difficile à saisir et à peindre, parce qu’il étoit tout en demi-teintes et en nuances ; bien décidé pourtant, mais sans aucun de ces traits marquans par où le naturel se distingue et se définit. Elle étoit bonne, mais peu sensible ; bienfaisante, mais sans aucun des charmes de la bienveillance ; impatiente de secourir les malheureux, mais sans les voir, de peur d’en être émue ; sûre d’être fidèle amie et même officieuse, mais timide, inquiète en servant ses amis, dans la crainte de compromettre ou son crédit ou son repos. Elle étoit simple dans ses goûts, dans ses vêtemens, dans ses meubles, mais recherchée dans sa simplicité, ayant jusqu’au raffinement les délicatesses du luxe, mais rien de son éclat ni de ses vanités. Modeste dans son air, dans son maintien, dans ses manières, mais avec un fonds de fierté et même un peu de vaine gloire. Rien ne la flattoit plus que son commerce avec les grands. Chez eux, elle les voyoit peu ; elle y étoit mal à son aise ; mais elle savoit les attirer chez elle avec une coquetterie imperceptiblement flatteuse ; et dans l’air aisé, naturel, demi-respectueux et demi-familier dont ils y étoient reçus, je croyois voir une adresse extrême. Toujours libre avec eux, toujours sur la limite des bienséances, elle ne la passoit jamais. Pour être bien avec le Ciel, sans être mal avec son monde, elle s’étoit fait une espèce de dévotion clandestine : elle alloit à la messe comme on va en bonne fortune ; elle avoit un appartement dans un couvent de religieuses et une tribune à l’église des Capucins, mais avec autant de mystère que les femmes galantes de ce temps-là avoient des petites maisons. Toute sorte de faste lui répugnoit. Son plus grand soin étoit de ne faire aucun bruit. Elle désiroit vivement ďavoir de la célébrité et de s’acquérir une grande considération dans le monde, mais elle la vouloit tranquille. Un peu semblable à cet Anglois vaporeux qui croyoit être de verre, elle évitoit comme autant d’écueils tout ce qui l’auroit exposée au choc des passions humaines ; et de là sa mollesse et sa timidité, sitôt qu’un bon office demandoit du courage. Tel homme pour qui de bon cœur elle auroit délié sa bourse, n’étoit pas sûr de même que sa langue se déliât ; et, sur ce point, elle se donnoit des excuses ingénieuses. Par exemple, elle avoit pour maxime que, lorsque dans le monde on entendoit dire du mal de ses amis, il ne falloit jamais prendre vivement leur défense et tenir tête au médisant, car c’étoit le moyen d’irriter la vipère et d’en exalter le venin. Elle vouloit qu’on ne louât ses amis que très sobrement et par leurs qualités, non par leurs actions, car, en entendant dire de quelqu’un qu’il est sincère et bienfaisant, chacun peut se dire à soi-même : Et moi aussi, je suis bienfaisant et sincère. « Mais, disoit-elle, si vous citez de lui un procédé louable, une action vertueuse, comme chacun ne peut pas dire en avoir fait autant, il prend cette louange pour un reproche, et il cherche à la déprimer. » Ce qu’elle estimoit le plus dans un ami, c’étoit une prudence attentive à ne jamais le compromettre ; et, pour exemple, elle citoit Bernard, l’homme en effet le plus froidement compassé dans ses actions et dans ses paroles. « Avec celui-là, disoit-elle, on peut être tranquille, personne ne se plaint de lui ; on n’a jamais à le défendre. » C’étoit un avis pour des têtes un peu vives comme la mienne, car il y en avoit plus d’une dans la société ; et, si quelqu’un de ceux qu’elle aimoit se trouvoit en péril ou dans la peine, quelle qu’en fût la cause, et qu’il eût tort ou non, son premier mouvement étoit de l’accuser lui-même : sur quoi, trop vivement peut-être, je pris un jour la liberté de lui dire qu’il lui falloit des amis infaillibles et qui fussent toujours heureux.

L’un de ses foibles étoit l’envie de se mêler des affaires de ses amis, d’être leur confidente, leur conseil et leur guide. En l’initiant dans ses secrets, et en se laissant diriger et quelquefois gronder par elle, on étoit sûr de la toucher par son endroit le plus sensible ; mais l’indocilité, même respectueuse, la refroidissoit sur-le-champ, et, par un petit dépit sec, elle faisoit sentir combien elle en étoit piquée. Il est vrai que, pour se conduire selon les règles de la prudence, on ne pouvoit mieux faire que de la consulter. Le savoir-vivre étoit sa suprême science : sur tout le reste, elle n’avoit que des notions légères et communes ; mais, dans l’étude des mœurs et des usages, dans la connoissance des hommes et surtout des femmes, elle étoit profonde et capable d’en donner de bonnes leçons. Si donc il se mêloit un peu d’amour-propre dans cette envie de conseiller et de conduire, il y entroit aussi de la bonté, du désir d’être utile, et de la sincère amitié. À l’égard de son esprit, quoique uniquement cultivé par le commerce du monde, il étoit fin, juste et perçant. Un goût naturel, un sens droit, lui donnoient en parlant le tour et le mot convenables. Elle écrivoit purement, simplement et d’un style concis et clair, mais en femme qui avoit été mal élevée, et qui s’en vantoit. Dans un charmant éloge qu’a fait d’elle votre oncle[5], vous lirez qu’un abbé italien étant venu lui offrir la dédicace d’une grammaire italienne et françoise : « À moi, Monsieur, lui dit-elle, la dédicace d’une grammaire à moi qui ne sais pas seulement l’orthographe ! » C’étoit la pure vérité. Son vrai talent étoit celui de bien conter ; elle y excelloit, et volontiers elle en faisoit usage pour égayer la table ; mais sans apprêt, sans art et sans prétention, seulement pour donner l’exemple : car des moyens qu’elle avoit de rendre sa société agréable, elle n’en négligeoit aucun.

De cette société l’homme le plus gai, le plus animé, le plus amusant dans sa gaieté, c’étoit d’Alembert. Après avoir passé sa matinée à chiffrer de l’algèbre et à résoudre des problèmes de dynamique ou d’astronomie, il sortoit de chez sa vitrière comme un écolier échappé du collège, ne demandant qu’à se réjouir ; et, par le tour vif et plaisant que prenoit alors cet esprit si lumineux, si profond, si solide, il faisoit oublier en lui le philosophe et le savant, pour n’y plus voir que l’homme aimable. La source de cet enjouement si naturel étoit une âme pure, libre de passions, contente d’elle-même, et tous les jours en jouissance de quelque vérité nouvelle qui venoit de récompenser et de couronner son travail ; privilège exclusif des sciences exactes, et que nul autre genre d’études ne peut obtenir pleinement.

La sérénité de Mairan et son humeur douce et riante avoient les mêmes causes et le même principe. L’âge avoit fait pour lui ce que la nature avoit fait pour d’Alembert. Il avoit tempéré tous les mouvemens de son âme ; et ce qu’il lui avoit laissé de chaleur n’étoit plus qu’en vivacité dans un esprit gascon, mais rassis, juste et sage, d’un tour original, et d’un sel doux et fin. Il est vrai que le philosophe de Béziers étoit quelquefois soucieux de ce qui se passoit à la Chine ; mais, lorsqu’il en avoit reçu des nouvelles par quelques lettres de son ami le P. Parrenin[6], il en étoit rayonnant de joie.

Ô mes enfans ! quelles âmes que celles qui ne sont inquiètes que des mouvemens de l’écliptique, ou que des mœurs et des arts des Chinois ! Pas un vice qui les dégrade, pas un regret qui les flétrisse, pas une passion qui les attriste et les tourmente ; elles sont libres, de cette liberté qui est la compagne de la joie, et sans laquelle il n’y eut jamais de pure et durable gaieté.

Marivaux auroit bien voulu avoir aussi cette humeur enjouée ; mais il avoit dans la tête une affaire qui le préoccupoit sans cesse et lui donnoit l’air soucieux. Comme il avoit acquis par ses ouvrages la réputation d’esprit subtil et raffiné, il se croyoit obligé d’avoir toujours de cet esprit-là, et il étoit continuellement à l’affût des idées susceptibles d’opposition ou d’analyse, pour les faire jouer ensemble ou pour les mettre à l’alambic. Il convenoit que telle chose étoit vraie jusqu’à un certain point ou sous un certain rapport ; mais il y avoit toujours quelque restriction, quelque distinction à faire, dont lui seul s’étoit aperçu. Ce travail d’attention étoit laborieux pour lui, souvent pénible pour les autres ; mais il en résultoit quelquefois d’heureux aperçus et de brillans traits de lumière. Cependant, à l’inquiétude de ses regards, on voyoit qu’il étoit en peine du succès qu’il avoit ou qu’il alloit avoir. Il n’y eut jamais, je crois, d’amour-propre plus délicat, plus chatouilleux et plus craintif ; mais, comme il ménageoit soigneusement celui des autres, on respectoit le sien, et seulement on le plaignoit de ne pouvoir pas se résoudre à être simple et naturel.

Chastellux, dont l’esprit ne s’éclaircissoit jamais assez, mais qui en avoit beaucoup, et en qui des lueurs très vives perçoient de temps en temps la légère vapeur répandue sur ses pensées, Chastellux apportoit dans cette société le caractère le plus liant et la candeur la plus aimable. Soit que, se défiant de la justesse de ses idées, il cherchât à s’en assurer, soit qu’il voulût les nettoyer au creuset de la discussion, il aimoit la dispute et s’y engageoit volontiers, mais avec grâce et bonne foi ; et, sitôt que la vérité reluisoit à ses yeux, que ce fût de lui-même ou de vous qu’elle vint, il étoit content. Jamais homme n’a mieux employé son esprit à jouir de l’esprit des autres. Un bon mot qu’il entendoit dire, un trait ingénieux, un bon conte fait à propos, le ravissoit ; on l’en voyoit tressaillir d’aise, et, à mesure que la conversation devenoit plus brillante, les yeux de Chastellux et son visage s’animoient tout succès le flattoit comme s’il eût été le sien.

L’abbé Morellet, avec plus d’ordre et de clarté, dans un très riche magasin de connoissances de toute espèce, étoit, pour la conversation, une source d’idées saines, pures, profondes, qui, sans jamais tarir, ne débordoit jamais. Il se montroit à nos dîners avec une âme ouverte, un esprit juste et ferme, et dans le cœur autant de droiture que dans l’esprit. L’un de ses talens, et le plus distinctif, étoit un tour de plaisanterie finement ironique, dont Swift avoit eu seul le secret avant lui. Avec cette facilité d’être mordant, s’il avoit voulu l’être, jamais homme ne le fut moins ; et, s’il se permit quelquefois la raillerie personnelle, ce ne fut qu’un fouet dans sa main pour châtier l’insolence ou pour punir la malignité.

Saint-Lambert, avec une politesse délicate, quoiqu’un peu froide, avoit dans la conversation le tour d’esprit élégant et fin qu’on remarque dans ses ouvrages. Sans être naturellement gai, il s’animoit de la gaieté des autres ; et, dans un entretien philosophique ou littéraire, personne ne causoit avec une raison plus saine, ni avec un goût plus, exquis : Ce goût étoit celui de la petite cour de Lunéville, où il avoit vécu, et dont il conservoit le ton.

Helvétius, préoccupé de son ambition de célébrité littéraire, nous arrivoit la tête encore fumante de son travail de la matinée. Pour faire un livre distingué dans son siècle, son premier soin avoit été de chercher ou quelque vérité nouvelle à mettre au jour, ou quelque pensée hardie et neuve à produire et à soutenir. Or, comme depuis deux mille ans les vérités nouvelles et fécondes sont infiniment rares, il avoit pris pour thèse le paradoxe qu’il a développé dans son livre De l’Esprit. Soit donc qu’à force de contention il se fût persuadé à lui-même ce qu’il vouloit persuader aux autres, soit qu’il en fût encore à se débattre contre ses propres doutes, et qu’il s’exerçât à les vaincre, nous nous amusions à lui voir jeter successivement sur le tapis les questions qui l’occupoient, ou les difficultés dont il étoit en peine ; et, après lui avoir donné quelque temps le plaisir de les entendre discuter, nous l’engagions lui-même à se laisser aller au courant de nos entretiens. Alors il s’y livroit pleinement et avec chaleur, aussi simple, aussi naturel, aussi naïvement sincère dans ce commerce familier, que vous le voyez systématique et sophistique dans ses ouvrages. Rien ne ressemble moins à l’ingénuité de son caractère et de sa vie habituelle que la singularité préméditée et factice de ses écrits ; et cette dissemblance se trouvera toujours entre les mœurs et les opinions de ceux qui se fatiguent à penser des choses étranges. Helvétius avoit dans l’âme tout le contraire de ce qu’il a dit. Il n’y avoit pas un meilleur homme : libéral, généreux sans faste, et bienfaisant parce qu’il étoit bon, il imagina de calomnier tous les gens de bien et lui-même, pour ne donner aux actions morales d’autre mobile que l’intérêt ; mais, en faisant abstraction de ses livres, on l’aimoit lui tel qu’il étoit ; et l’on verra bientôt de quel agrément fut sa maison pour les gens de lettres. Un homme encore plus passionné que lui pour la gloire, c’étoit Thomas ; mais, plus d’accord avec lui-même, celui-ci n’attendoit ses succès que du rare talent qu’il avoit d’exprimer ses sentimens et ses idées, sûr de donner à des sujets communs l’originalité d’une haute éloquence, et à des vérités connues des développemens nouveaux, et beaucoup d’ampleur et d’éclat. Il est vrai qu’absorbé dans ses méditations, et sans cesse préoccupé de ce qui pouvoit lui acquérir une renommée étendue, il négligeoit les petits soins et le léger mérite d’être aimable en société. La gravité de son caractère étoit douce, mais recueillie, silencieuse, et souriant à peine à l’enjouement de la conversation, sans y contribuer jamais. Rarement même se livroit-il sur les sujets qui lui étoient analogues, à moins que ce ne fût dans une société intime et peu nombreuse ; c’étoit là seulement qu’il étoit brillant de lumière, étonnant de fécondité. Pour nos dîners, il y faisoit nombre, et ce n’étoit que par réflexion sur son mérite littéraire et sur ses qualités morales qu’il y étoit considéré. Thomas sacrifia toujours à la vertu, à la vérité, à la gloire, jamais aux grâces ; et il a vécu dans un siècle où, sans l’influence et la faveur des grâces, il n’y avoit point en littérature de brillante réputation.

À propos des grâces, parlons d’une personne qui en avoit tous les dons dans l’esprit et dans le langage, et qui étoit la seule femme que Mme Geoffrin eût admise à son dîner des gens de lettres ; c’étoit l’amie de d’Alembert, Mlle de Lespinasse : étonnant composé de bienséance, de raison, de sagesse, avec la tête la plus vive, l’âme la plus ardente, l’imagination la plus inflammable qui ait existé depuis Sapho. Ce feu qui circuloit dans ses veines et dans ses nerfs, et qui donnoit à son esprit tant d’activité, de brillant et de charme, l’a consumée avant le temps. Je dirai dans la suite quels regrets elle nous laissa. Je ne marque ici que la place qu’elle occupoit à nos dîners, où sa présence étoit d’un intérêt inexprimable. Continuel objet d’attention, soit qu’elle écoutât, soit qu’elle parlât elle-même (et personne ne parloit mieux), sans coquetterie, elle nous inspiroit l’innocent désir de lui plaire ; sans pruderie, elle faisoit sentir à la liberté des propos jusqu’où elle pouvoit aller sans inquiéter la pudeur et sans effleurer la décence.

Mon dessein n’est pas de décrire tout le cercle de nos convives. Il y en avoit d’oiseux et qui ne faisoient guère que jouir : gens instruits cependant, mais avares de leurs richesses, et qui, sans se donner la peine de semer, venoient recueillir. De ce nombre n’étoit assurément pas l’abbé Raynal ; et, dans l’usage qu’il faisoit de l’instruction dont il étoit plein, s’il donnoit quelquefois dans un excès, ce n’étoit pas dans un excès d’économie. La robuste vigueur de sa philosophie ne s’étoit pas montrée ; le vaste amas de ses connoissances n’étoit pas pleinement formé ; la sagacité, la justesse, la précision, étoient encore les qualités les plus marquées de son esprit, et il y ajoutoit une bonté d’âme et une aménité de mœurs qui nous le rendoient cher à tous. On trouvoit cependant que la facilité de son élocution et l’abondance de sa mémoire ne se tempéroient pas assez. Son débit étoit rarement susceptible de dialogue ; ce n’a été que dans sa vieillesse que, moins vif et moins abondant, il a connu le plaisir de causer.

Soit qu’il fût entré dans le plan de Mme Geoffrin d’attirer chez elle les plus considérables des étrangers qui venoient à Paris, et de rendre par là sa maison célèbre dans toute l’Europe ; soit que ce fût la suite et l’effet naturel de l’agrément et de l’éclat que donnoit à cette maison la société des gens de lettres, il n’arrivoit d’aucun pays ni prince, ni ministre, ni hommes ou femmes de nom qui, en allant voir Mme Geoffrin, n’eussent l’ambition d’être invités à l’un de nos dîners, et ne se fissent un grand plaisir de nous voir réunis à table. C’étoit singulièrement ces jours-là que Mme Geoffrin déployoit tous les charmes de son esprit, et nous disoit « Soyons aimables. » Rarement, en effet, ces dîners manquoient d’être animés par de bons propos.

Parmi ceux de ces étrangers qui venoient faire à Paris leur résidence, ou quelque long séjour, elle faisoit un choix des plus instruits, des plus aimables, et ils étoient admis dans le nombre de ses convives. J’en distinguerai trois, qui, pour les agrémens de l’esprit et l’abondance des lumières, ne le cédoient à aucun des François les plus cultivés : c’étoient l’abbé Galiani, le marquis de Caraccioli, depuis ambassadeur de Naples, et le comte de Creutz, ministre de Suède.

L’abbé Galiani étoit, de sa personne, le plus joli petit arlequin qu’eût produit l’Italie ; mais sur les épaules de cet arlequin étoit la tête de Machiavel. Épicurien dans sa philosophie, et, avec une âme mélancolique, ayant tout vu du côté ridicule, il n’y avoit rien ni en politique, ni en morale, à propos de quoi il n’eût quelque bon conte à faire ; et ces contes avoient toujours la justesse de l’à-propos, et le sel d’une allusion imprévue et ingénieuse. Figurez-vous avec cela, dans sa manière de conter et dans sa gesticulation, la gentillesse la plus naïve, et voyez quel plaisir devoit nous faire le contraste du sens profond que présentoit le conte avec l’air badin du conteur. Je n’exagère point en disant qu’on oublioit tout pour l’entendre quelquefois des heures entières. Mais, son rôle joué, il n’étoit plus de rien dans la société ; et, triste et muet, dans un coin, il avoit l’air d’attendre impatiemment le mot du guet pour rentrer sur la scène. Il en étoit de ses raisonnemens comme de ses contes : il falloit l’écouter. Si quelquefois on l’interrompoit : « Laissez-moi donc achever, disoit-il, vous aurez bientôt tout le loisir de me répondre. » Et lorsque, après avoir décrit un long cercle d’inductions (car c’étoit sa manière), il concluoit enfin, si l’on vouloit lui répliquer, on le voyoit se glisser dans la foule, et tout doucement s’échapper.

Caraccioli, au premier coup d’œil, avoit, dans la physionomie, l’air épais et massif avec lequel on peindroit la bêtise. Pour animer ses yeux et débrouiller ses traits, il falloit qu’il parlât ; mais alors, et à mesure que cette intelligence vive, perçante et lumineuse, dont il étoit doué, se réveilloit, on en voyoit jaillir comme des étincelles ; et la finesse, la gaieté, l’originalité de la pensée, le naturel de l’expression, la grâce du sourire, la sensibilité du regard, se réunissoient pour donner un caractère aimable, ingénieux, intéressant à la laideur. Il parloit mal et péniblement notre langue ; mais il étoit éloquent dans la sienne, et, lorsque le terme françois lui manquoit, il empruntoit de l’italien le mot, le tour, l’image dont il avoit besoin. Ainsi, à tout moment, il enrichissoit son langage de mille expressions hardies et pittoresques qui nous faisoient envie. Il les accompagnoit aussi de ce geste napolitain qui, dans l’abbé Galiani, animoit si bien l’expression ; et l’on disoit de l’un comme de l’autre qu’ils avoient de l’esprit jusqu’au bout des doigts. L’un comme l’autre avoit aussi d’excellens contes, et presque tous d’un sens fin, moral et profond. Caraccioli avoit fait des hommes une étude philosophique, mais il les avoit observés plus en politique et en homme d’État qu’en moraliste satirique. Il y avoit vu en grand les mœurs des nations, leurs usages et leurs polices ; et, s’il en citoit quelques traits particuliers, ce n’étoit qu’en exemple, et à l’appui des résultats qui formoient son opinion.

Avec des richesses inépuisables du côté du savoir, et un naturel très aimable dans la manière de les répandre, il avoit de plus à nos yeux le mérite d’être un excellent homme. Aucun de nous n’auroit pensé à faire son ami de l’abbé Galiani ; chacun de nous ambitionnoit l’amitié de Caraccioli ; et moi, qui en ai joui longtemps, je ne puis dire assez combien elle étoit désirable.

Mais l’un des hommes qui m’a le plus chéri, et que j’ai le plus tendrement aimé, a été le comte de Creutz. Il étoit aussi de la société littéraire et des dîners de Mme Geoffrin ; moins empressé à plaire, moins occupé du soin d’attirer l’attention, souvent pensif, plus souvent distrait, mais le plus charmant des convives lorsque, sans distraction, il se livroit à nous. C’étoit à lui que la nature avoit donné, par excellence, la sensibilité, la chaleur, la délicatesse du sens moral et de celui du goût, l’amour du beau dans tous les genres, et la passion du génie comme celle de la vertu ; c’étoit à lui qu’elle avoit accordé le don d’exprimer et de peindre en traits de feu tout ce qui avoit frappé son imagination ou vivement saisi son âme ; jamais homme n’est né poète si celui-là ne l’étoit pas. Jeune encore, et l’esprit orné d’une instruction prodigieuse, parlant le françois comme nous, et presque toutes les langues de l’Europe comme la sienne, sans compter les langues savantes, versé dans tous les genres de littérature ancienne et moderne, parlant de chimie en chimiste, d’histoire naturelle en disciple de Linnæus, et singulièrement de la Suède et de l’Espagne en curieux observateur des propriétés de ces climats et de leurs productions diverses, il étoit pour nous une source d’instruction embellie par la plus brillante élocution.

Je vous en dis assez pour vous faire sentir combien ce rendez-vous des gens de lettres devoit avoir d’intérêt et de charmes. Quant à moi, j’y tenois mon coin, ni trọp hardi, ni trop timide, gai, naturel, même un peu libre, bien voulu dans la société, chéri de ceux que j’estimois le plus et que j’aimois le plus moi-même. Pour Mme Geoffrin, quoique logé chez elle, je n’étois pas l’un des premiers dans sa faveur ; non qu’elle ne me sût bon gré d’égayer à mon tour, et même assez souvent, nos dîners et nos entretiens, ou par de petits contes, ou par des traits de plaisanterie que j’accommodois à son goût ; mais, quant à ma conduite personnelle, je n’avois pas assez la complaisance de la consulter et de suivre les avis qu’elle me donnoit ; et, de son côté, elle n’étoit pas assez sûre de ma sagesse pour n’avoir pas à craindre de ma part quelqu’un de ces chagrins que lui donnoit parfois l’imprudence de ses amis. Ainsi elle étoit avec moi sur un ton de bonté soucieuse et mal assurée ; et moi, en réserve avec elle, je tâchois de lui être agréable ; mais je ne voulois pas me laisser dominer.

Cependant elle me voyoit réussir avec tout son monde ; et, à son dîner du lundi, je n’étois pas moins bien accueilli qu’à son dîner des gens de lettres. Les artistes m’aimoient, parce qu’en même temps curieux et docile, je leur parlois sans cesse de ce qu’ils savoient mieux que moi. J’ai oublié de dire qu’à Versailles, au-dessous de mon logement, étoit la salle des tableaux qui successivement alloient décorer le palais, et qui étoient presque tous de la main des grands maîtres. C’étoit, dans mes délassemens, ma promenade du matin ; j’y passois des heures entières avec le bonhomme Portail[7], digne gardien de ce trésor, à causer avec lui sur le génie et la manière des différentes écoles d’Italie, et sur le caractère distinctif des grands peintres. Dans les jardins, j’avois pris aussi quelques idées comparatives de la sculpture antique et de la moderne. Ces études préliminaires m’avoient mis en état de raisonner avec nos convives ; et, en leur laissant l’avantage et l’amusement de m’instruire, j’avois à leurs yeux le mérite de me plaire à les écouter et à recueillir leurs leçons. Avec eux, je me gardois bien d’étaler en littérature d’autres connoissances que celles qui intéressoient les beaux-arts. Je n’avois pas eu de peine à m’apercevoir qu’avec de l’esprit naturel ils manquoient presque tous d’instruction et de culture. Le bon Carle Van Loo possédoit à un haut degré tout le talent qu’un peintre peut avoir sans génie ; mais l’inspiration lui manquoit, et pour y suppléer il avoit peu fait de ces études qui élèvent l’âme, et qui remplissent l’imagination de grands objets et de grandes pensées. Vernet, admirable dans l’art de peindre l’eau, l’air, la lumière et le jeu de ces élémens, avoit tous les modèles de ces compositions très vivement présens à la pensée ; mais, hors de là, quoique assez gai, c’étoit un homme du commun. Soufflot étoit un homme de sens, très avisé dans sa conduite, habile et savant architecte ; mais sa pensée étoit inscrite dans le cercle de son compas. Boucher avoit du feu dans l’imagination, mais peu de vérité, encore moins de noblesse ; il n’avoit pas vu les grâces en bon lieu ; il peignoit Vénus et la Vierge d’après les nymphes des coulisses ; et son langage se ressentoit, ainsi que ses tableaux, des mœurs de ses modèles et du ton de son atelier. Lemoyne, le sculpteur, étoit attendrissant par la modeste simplicité qui accompagnoit son génie ; mais sur son art même, qu’il possédoit si bien, il parloit peu, et, aux louanges qu’on lui donnoit, il répondoit à peine : timidité touchante dans un homme dont le regard étoit tout esprit et tout âme ! La Tour avoit de l’enthousiasme, et il l’employoit à peindre les philosophes de ce temps-là ; mais, le cerveau déjà brouillé de politique et de morale, dont il croyoit raisonner savamment, il se trouvoit humilié lorsqu’on lui parloit de peinture. Vous avez de lui, mes enfans, une esquisse[8] de mon portrait ce fut le prix de la complaisance avec laquelle je l’écoutois réglant les destins de l’Europe. Avec les autres je m’instruisois de ce qui concernoit leur art ; et, par là, ces dîners d’artistes avoient pour moi leur intérêt d’agrément et d’utilité.

Parmi les amateurs qui étoient de ces dîners, il y en avoit d’imbus d’assez bonnes études. Avec ceux-ci je n’étois pas en peine de varier la conversation, ni de la ranimer lorsqu’elle languissoit ; et ils me sembloient assez contens de ma façon de causer avec eux. Un seul ne me marquoit aucune bienveillance, et dans sa froide politesse je voyois de l’éloignement : c’étoit le comte de Caylus.

Je ne saurois dire lequel de nous deux avoit prévenu l’autre ; mais à peine avois-je connu le caractère du personnage que j’avois eu pour lui autant d’aversion qu’il en avoit pour moi. Je ne me suis jamais donné le soin d’examiner en quoi j’avois pu lui déplaire ; mais je savois bien, moi, ce qui me déplaisoit en lui : c’étoit l’importance qu’il se donnoit pour le mérite le plus futile et le plus mince des talens ; c’étoit la valeur qu’il attachoit à ses recherches minutieuses et à ses babioles antiques ; c’étoit l’espèce de domination qu’il avoit usurpée sur les artistes, et dont il abusoit en favorisant les talens médiocres qui lui faisoient la cour, et en déprimant ceux qui, plus fiers de leur force, n’alloient pas briguer son appui ; c’étoit enfin une vanité très adroite et très raffinée, et un orgueil très âpre et très impérieux, sous les formes brutes et simples dont il savoit l’envelopper. Souple et soyeux avec les gens en place de qui dépendoient les artistes, il se donnoit près de ceux-là un crédit dont ceux-ci redoutoient l’influence. Il accostoit les gens instruits, se faisoit composer par eux des mémoires sur les breloques que les brocanteurs lui vendoient ; faisoit un magnifique recueil de ces fadaises, qu’il donnoit pour antiques ; proposoit des prix sur Isis et Osiris pour avoir l’air d’être lui-même initié dans leurs mystères ; et, avec cette charlatanerie d’érudition, il se fourroit dans les académies sans savoir ni grec ni latin. Il avoit tant dit, tant fait dire par ses prôneurs qu’en architecture il étoit le restaurateur du style simple, des formes simples, du beau simple, que les ignorans le croyoient ; et, par ses relations avec les dilettanti, il se faisoit passer en Italie et dans toute l’Europe pour l’inspirateur des beaux-arts. J’avois donc pour lui cette espèce d’antipathie naturelle que les hommes simples et vrais ont toujours pour les charlatans.

Après avoir dîné chez Mme Geoffrin avec les gens de lettres ou avec les artistes, j’étois chez elle encore, le soir, d’une société plus intime, car elle m’avoit fait aussi la faveur de m’admettre à ses petits soupers. La bonne chère en étoit succincte : c’étoit communément un poulet, des épinards, une omelette. La compagnie en étoit peu nombreuse : c’étoient tout au plus cinq ou six de ses amis particuliers, ou un quadrille d’hommes et de femmes du plus grand monde, assortis à leur gré, et réciproquement bien aises d’être ensemble. Mais, quel que fût ce petit cercle de convives, Bernard et moi nous en étions. Un seul avoit exclu Bernard et n’avoit agréé que moi. Le groupe en étoit composé de trois femmes et d’un seul homme. Les trois femmes, assez semblables aux trois déesses du mont Ida, étoient la belle comtesse de Brionne[9], la belle marquise de Duras[10] et la jolie comtesse d’Egmont[11]. Leur Pâris étoit le prince Louis de Rohan[12] ; mais je soupçonne que dans ce temps-là il donnoit la pomme à Minerve : car, à mon gré, la Vénus du souper étoit la séduisante et piquante comtesse d’Egmont. Fille du maréchal de Richelieu, elle avoit la vivacité, l’esprit, les grâces de son père ; elle en avoit aussi, disoit-on, l’humeur volage et libertine ; mais c’étoit là ce que ni Mme Geoffrin ni moi ne faisions semblant de savoir. La jeune marquise de Duras, avec autant de modestie que Mme d’Egmont avoit de gentillesse, donnoit assez l’idée de Junon par sa noble sévérité, et par un caractère de beauté qui n’avoit rien d’élégant ni de svelte. Pour la comtesse de Brionne, si elle n’étoit pas Vénus même, ce n’étoit pas que, dans la régularité parfaite de sa taille et de tous ses traits, elle ne réunît tout ce qu’on peut imaginer pour définir ou peindre la beauté idéale. De tous les charmes, un seul lui manquoit, sans lequel il n’y a point de Vénus au monde, et qui étoit le prestige de Mme d’Egmont : c’étoit l’air de la volupté. Pour le prince de Rohan, il étoit jeune, leste, étourdi, bon enfant, haut par boutades en concurrence avec des dignités rivales de la sienne, mais gaiement familier avec des gens de lettres libres et simples comme moi.

Vous croyez bien qu’à ces petits soupers mon amour-propre étoit en jeu avec tous les moyens que je pouvois avoir d’être amusant et d’être aimable. Les nouveaux contes que je faisois alors, et dont ces dames avoient la primeur, étoient, avant ou après le souper, une lecture amusante pour elles. On se donnoit rendez-vous pour l’entendre ; et, lorsque le petit souper manquoit par quelque événement, c’étoit à dîner chez Mme de Brionne que l’on se rassembloit. J’avoue que jamais succès ne m’a plus sensiblement flatté que celui qu’avoient mes lectures dans ce petit cercle, où l’esprit, le goût, la beauté, toutes les grâces, étoient mes juges ou plutôt mes applaudisseurs. Il n’y avoit, ni dans mes peintures, ni dans mon dialogue, pas un trait tant soit peu délicat ou fin qui ne fût vivement senti, et le plaisir que je causois avoit l’air du ravissement. Ce qui me ravissoit moi-même, c’étoit de voir de près les plus beaux yeux du monde donner des larmes aux petites scènes touchantes où je faisois gémir la nature ou l’amour. Mais, malgré les ménagemens d’une politesse excessive, je m’apercevois bien aussi des endroits froids ou foibles qu’on passoit sous silence, et de ceux où j’avois manqué le mot, le ton de la nature, la juste nuance du vrai ; et c’étoit là ce que je notois pour le corriger à loisir.

D’après l’idée que je vous donne de la société de Mme Geoffrin, vous jugerez sans doute qu’elle auroit dû me tenir lieu de toute autre société ; mais j’avois à Paris d’anciens et bons amis qui étoient bien aises de me revoir, et avec qui j’étois moi-même bien aise de me retrouver. Mme Harenc, Mme Desfourniels, Mlle Clairon, et singulièrement Mme d’Hérouville, avoient droit au partage de mes plus doux momens. Je m’étois fait aussi quelques amis nouveaux d’une société charmante. Les intendans des Menus-Plaisirs n’étoient pas non plus négligés.

J’avois d’ailleurs bien observé que, pour valoir aux yeux de Mme Geoffrin ce qu’on valoit réellement, il falloit avec elle savoir tenir un certain milieu entre la négligence et l’assiduité ; ne la laisser ni se plaindre de l’une, ni se lasser de l’autre, et, dans les soins qu’on lui rendoit, ne manquer à rien, mais ne rien prodiguer. Les empressemens la suffoquoient. De la société même la plus aimable elle ne vouloit prendre que ce qu’il lui falloit, à ses heures et à son aise. Je me ménageois donc imperceptiblement l’avantage d’avoir des sacrifices à lui faire ; et, en lui parlant de la vie que je menois dans le monde, je lui faisois entendre, sans affectation, que le temps où j’étois chez elle j’aurois pu le passer fort doucement ailleurs. C’est ainsi que, durant dix ans que j’ai été son locataire, sans lui inspirer une amitié bien tendre, je n’ai jamais perdu son estime ni ses bontés ; et, jusqu’à l’accident de sa paralysie, je ne cessai jamais d’être du nombre des gens de lettres ses convives et ses amis.

Il faut tout dire cependant : il manquoit à la société de Mme Geoffrin l’un des agrémens dont je faisois le plus de cas, la liberté de la pensée. Avec son doux voilà qui est bien, elle ne laissoit pas de tenir nos esprits comme à la lisière ; et j’avois ailleurs des dîners où l’on étoit plus à son aise.

Le plus libre, ou plutôt le plus licencieux de tous, avoit été celui que donnoit toutes les semaines un fermier général nommé Pelletier, à huit ou dix garçons, tous amis de la joie. À ce dîner, les têtes les plus folles étoient Collé et Crébillon le fils. C’étoit entre eux un assaut continuel d’excellentes plaisanteries, et se mêloit du combat qui vouloit. Le personnel n’y étoit jamais atteint ; l’amour-propre du bel-esprit y étoit seul attaqué, mais il l’étoit sans ménagement, et il falloit s’en détacher et le sacrifier en entrant dans la lice. Collé y étoit brillant au delà de toute expression ; et Crébillon, son adversaire, avoit surtout l’adresse de l’animer en l’agaçant. Ennuyé d’être spectateur oisif, je me lançois quelquefois dans l’arène à mes périls et risques, et j’y recevois des leçons de modestie un peu sévères. Quelquefois aussi s’engageoit dans la querelle un certain Monticourt, railleur adroit et fin, et ce qu’on appeloit alors un persifleur de la première force ; mais la vanité littéraire, qu’il attaquoit en se jouant, ne nous donnoit sur lui aucune prise en s’avouant lui-même dénué de talens, il se rendoit invulnérable à la critique. Je le comparois à un chat, qui, couché sur le dos, et les pattes en l’air, ne nous présentoit que les griffes. Le reste des convives rioit de nos attaques, et ce plaisir leur étoit permis ; mais, lorsque la gaieté, cessant d’être railleuse, quittoit l’arme de la critique, chacun s’y livroit à l’envi. Bernard lui seul (car il étoit aussi de ces dîners) se tenoit toujours en réserve.

C’est une chose singulière que le contraste du caractère de Bernard avec sa réputation. Le genre de ses poésies avoit bien pu dans sa jeunesse lui mériter le surnom de Gentil, mais il n’étoit rien moins que gentil quand je l’ai connu. Il n’avoit plus avec les femmes qu’une galanterie usée ; et, quand il avoit dit à l’une qu’elle étoit fraîche comme Hébé, ou qu’elle avoit le teint de Flore, à l’autre qu’elle avoit le sourire des Grâces, ou la taille des nymphes, il leur avoit tout dit. Je l’ai vu à Choisy, à la fête des roses, qu’il y célébroit tous les ans dans une espèce de petit temple qu’il avoit décoré de toiles d’opéra, et qui, ce jour-là, étoit orné de tant de guirlandes de roses que nous en étions entêtés. Cette fête étoit un souper où les femmes se croyoient toutes les divinités du printemps. Bernard en étoit le grand prêtre. Assurément c’étoit pour lui le moment de l’inspiration, pour peu qu’il en fût susceptible : eh bien ! là même, jamais une saillie, ni d’enjouement, ni de galanterie un peu vive, ne lui échappoit ; il y étoit froidement poli. Avec les gens de lettres, dans leur gaieté même la plus brillante, il n’étoit que poli encore ; et, dans nos entretiens sérieux et philosophiques, rien de plus stérile que lui. Il n’avoit, en littérature, qu’une légère superficie ; il ne savoit que son Ovide. Ainsi, réduit presque au silence sur tout ce qui sortoit de la sphère de ses idées, il n’avoit jamais un avis, et, sur aucun objet de quelque conséquence, jamais personne n’a pu dire ce que Bernard avoit pensé. Il vivoit, comme on dit, sur la réputation de ses poésies galantes, qu’il avoit la prudence de ne pas publier. Nous en avions prévu le sort lorsqu’elles seroient imprimées : nous savions qu’elles étoient froides, vice impardonnable, surtout dans un poème de l’Art d’aimer ; mais telle étoit la bienveillance que sa réserve, sa modestie, sa politesse, nous inspiroient, qu’aucun de nous, du vivant de Bernard, ne divulgua ce fatal secret. J’en reviens au dîner où Collé déployoit un caractère si différent de celui de Bernard.

Jamais la verve de la gaieté ne fut d’une chaleur si continue et si féconde. Je ne saurois plus dire de quoi nous riions tant, mais je sais bien qu’à tous propos il nous faisoit tous rire aux larmes. Tout devenoit comique ou plaisant dans sa tête, sitôt qu’elle étoit exaltée. Il est vrai qu’il manquoit assez souvent à la décence ; mais, à ce dîner, on n’étoit pas excessivement sévère sur ce point.

Un incident assez singulier rompit cette joyeuse société. Pelletier devint amoureux d’une aventurière, qui lui fit accroire qu’elle étoit fille de Louis XV. Tous les dimanches elle alloit à Versailles voir, disoit-elle, Mesdames, ses sœurs ; et toujours elle revenoit avec quelque petit présent : c’étoit une bague, un étui, une montre, une boîte avec le portrait d’une de ces dames. Pelletier, qui avoit de l’esprit, mais une tête foible et légère, crut tout cela, et en grand mystère il épousa cette bohémienne. Dès lors vous pensez bien que sa maison ne nous convint plus ; et lui, bientôt après, ayant reconnu son erreur, et la honteuse sottise qu’il avoit faite, en devint fou, et alla mourir à Charenton.

Une liberté plus décente et plus aimable, une gaieté moins folle et assez vive encore, régnoient dans les soupers de Mme Filleul, où la jeune comtesse de Séran brilloit dans tout l’éclat de sa beauté naissante et de son naïf enjouement. À ces soupers, personne ne songeoit à avoir de l’esprit : c’étoit le moindre des soucis et de l’hôtesse et des convives ; et cependant il y en avoit infiniment et du plus naturel et du plus délicat. Mais, avant que de m’occuper des agrémens de cette société, il en est une dont l’attrait va bientôt me coûter assez cher pour ne pas échapper à mon souvenir. Écoutez, mes enfans, par quel enchaînement de circonstances, fortuitement rassemblées, fut amené l’un des événemens les plus notables de ma vie.

Dans la société de Mme Filleul, je revoyois Cury ; il étoit malheureux, et je l’en aimois davantage. J’ai déjà dit que dans le temps de sa prospérité il m’avoit témoigné beaucoup de bienveillance. Tout récemment encore il m’avoit invité à passer, avec lui et ses amis intimes, quelques beaux jours à Chennevières[13], sa maison de campagne, voisine d’Andrésy, où il avoit un canton de chasse. C’étoit là qu’à la vue d’une chaumière pittoresque j’avois imaginé le conte de la Bergère des Alpes. Heureux moment de calme et de sérénité, que devoit bientôt suivre un violent orage ! Là, tout le monde étoit chasseur, excepté moi ; mais je suivois la chasse, et, dans une île de la Seine où elle se passoit, assis au pied d’un saule, le crayon à la main, rêvant que j’étois sur les Alpes, je méditois mon conte, et je gardois le dîner des chasseurs. À leur retour, l’air vif et pur de la rivière m’avoit tenu lieu d’exercice, et me donnoit un appétit aussi dévorant que le leur.

Le soir, une table couverte du gibier de leur chasse, et couronnée de bouteilles d’excellent vin, offroit comme un champ libre à la joie et à la licence. Ce furent là pour Cury les dernières caresses et les adieux trompeurs de l’infidèle prospérité :


FortunHinc apicem rapax
Fortuna cum stridore acuto
FoSustulit.


Une petite gaieté qu’il s’étoit permise au théâtre de Fontainebleau, en y tournant en ridicule, dans un prologue de sa façon, les gentilshommes de la chambre, les lui avoit aliénés ; et, après avoir fait semblant de rire eux-mêmes de sa plaisanterie, ils s’en vengèrent en le forçant de quitter sa charge d’intendant des Menus-Plaisirs. Le plus sot de ces gentilshommes, le plus vain, le plus colérique, étoit le duc d’Aumont. Il s’étoit obstiné à la ruine de Cury ; il en étoit la principale cause, et il en tiroit vanité. Cela seul m’eût fait prendre ce petit duc en aversion ; mais j’avois personnellement à m’en plaindre, et voici pourquoi.

Mme de Pompadour ayant désiré que le Venceslas de Rotrou fût purgé des grossièretés de mœurs et de langage qui déparoient cette tragédie, j’avois bien voulu, pour lui complaire, me charger de ce travail ingrat ; et, les comédiens ayant eux-mêmes, à la lecture, approuvé mes corrections, la tragédie avoit été apprise et répétée avec ces changemens pour être jouée à Versailles ; mais Le Kain, qui me détestoit (j’en ai dit ailleurs la raison)[14], ayant fait semblant d’adopter les corrections de son rôle, m’avoit joué le tour perfide de rétablir, à mon insu, l’ancien rôle tel qu’il étoit, ce qui avoit étourdi tous les autres acteurs, et fait manquer à tous momens les répliques du dialogue et tous les effets de la scène. Je m’en étois plaint hautement comme d’une noirceur et d’une insolence inouïe ; et, dans les débats qu’elle avoit excités parmi les comédiens, me trouvant compromis, j’allois, dans le Mercure, instruire le public de la conduite de Le Kain, et démentir les bruits que faisoit courir sa cabale, lorsque le duc d’Aumont, qui la favorisoit, m’avoit fait imposer silence. J’avois donc bien aussi quelque raison de ne pas l’aimer.

Cury, dans son malheur, avoit conservé pour amis ses anciens camarades dans les Menus-Plaisirs. L’un d’eux, avec lequel j’étois particulièrement lié, Gagny[15], amateur de peinture et de musique françoise, et l’un des plus fidèles habitués de l’Opéra, avoit pris pour maîtresse une aspirante à ce théâtre, et il vouloit qu’elle débutât dans les grands rôles de Lully, à commencer par celui d’Oriane[16]. Il nous invita, Cury et moi, et quelques autres amateurs, à aller passer les fêtes de Noël à sa maison de campagne de Garges[17], pour y entendre la nouvelle Oriane et lui donner quelques leçons. Il faut noter que, de cette partie de plaisir, étoit La Ferté, intendant des Menus, et la belle Rosetti, sa maîtresse. La bonne chère, le bon vin, la bonne mine de l’hôte, nous faisoient trouver admirable la voix de Mlle Saint-Hilaire. Gagny croyoit entendre la Le Maure ; et, en pointe de vin, nous étions tous de son avis.

Tout se passoit le mieux du monde, lorsqu’un matin j’appris que Cury étoit attaqué d’un cruel accès de sa goutte. Je descendis chez lui bien vite. Je le trouvai au coin de son feu, les deux jambes emmaillotées, mais griffonnant sur son genou, et riant de l’air d’un satyre, car il en avoit tous les traits. Je voulus lui parler de son accès de goutte ; il me fit signe de ne pas l’interrompre, et, d’une main crochue, il acheva d’écrire. « Vous avez bien souffert, lui dis-je alors, mais je vois que le mal s’est adouci. — Je souffre encore, me dit-il, mais je n’en ris pas moins. Vous allez rire aussi. Vous savez avec quelle rage le duc d’Aumont m’a poursuivi ? Ce n’est pas trop, je crois, de m’en venger par une petite malice ; et voici celle qu’en dépit de la goutte j’ai ruminée cette nuit. »

Il avoit déjà fait une trentaine de vers de la fameuse parodie de Cinna ; il me les lut, et je confesse que, les ayant trouvés très plaisans, je l’invitai à continuer. « Laissez-moi donc travailler, me dit-il, car je suis en verve. » Je le laissai, et, lorsqu’au son de la cloche pour le dîner je descendis, je le trouvai qui, clopin-clopant, étoit lui-même descendu affublé de fourrure, et qui, avant qu’on fût assemblé, lisoit à La Ferté et à Rosetti ce qu’il m’avoit lu le matin, et quelques vers encore qu’il y avoit ajoutés. À cette seconde lecture, je retins aisément ces malins vers d’un bout à l’autre, aidé par les vers de Corneille, dont ils étoient la parodie, et que je savois tous par cœur. Le lendemain, Cury avança son ouvrage, et j’en fus toujours confident ; si bien qu’à mon retour à Paris j’en rapportai une cinquantaine de vers bien recueillis dans ma mémoire.

Je sais qu’en roulant dans le monde la pelote s’en est grossie ; mais voilà tout ce que je crois avoir été de la main de Cury. Je dois ajouter que dans ces vers il n’y avoit pas une seule injure, et j’en ai vu des plus grossières dans les copies infidèles qui s’en étoient multipliées.

Dans ces copies on avoit pris en gros l’idée de la parodie ; mais les détails en étoient presque tous altérés et défigurés. Il y avoit même des morceaux qui, n’étant pas calqués sur les vers de Corneille, avoient absolument échappé aux copistes. Par exemple, en contrefaisant cette manière d’opiner qui avoit valu à d’Argental le nom de Gobe-Mouche, ils avoient bien enfilé des mots vides de sens ; mais, dans ces mots entrecoupés, il n’y avoit aucune finesse, et pas un trait de ressemblance avec l’endroit de la parodie où d’Argental opinoit ainsi :


Oui, je serois d’avis… cependant il me semble
Que l’on peut… car enfin vous devez… mais je tremble.
Ce n’est pas qu’après tout, comme vous sentez bien,
Je ne fusse tenté de ne ménager rien ;
Mon froid enthousiasme est fait pour les extrêmes.
Mais les comédiens, les poètes eux-mêmes…
Je ne sais que vous dire, et crois, en attendant,
Que le plus sûr parti seroit le plus prudent.
C’est la seule raison qui fait que je balance,
Seigneur, et vous savez combien mon excellence
Délibère et consulte avant de décider.
Sans doute mieux que moi Le Kain peut vous guider ;
À sa subtilité je sais que rien n’échappe :
Il a pu vous convaincre, et moi-même il me frappe.
Toutefois je prétends qu’il est de certains cas
Où souvent… on croit voir ce que l’on ne voit pas.
Tel est mon sentiment, Seigneur, je le hasarde.
Jugez-nous ; c’est vous seul que l’affaire regarde.


C’étoit là le style et le ton de la plaisanterie de Cury. Tous ceux qui l’ont connu le savent comme moi ; et lorsque le duc d’Aumont disoit à ses confidens :


Et, par vos seuls avis, je serai cet hiver
Ou directeur de troupe, ou simple duc et pair ;


lorsqu’il répondoit à d’Argental, en admirant son éloquence :


Vous ne savez que dire ! ah ! c’est en dire assez :
Vous en dites toujours plus que vous ne pensez ;

je ne conçois pas comment ceux qui, tous les jours, entendoient Cury plaisanter ne reconnurent pas sa finesse ironique. Dès sa jeunesse, ce tour d’esprit s’étoit signalé par un trait remarquable et qui étoit connu.

Sa mère étoit en liaison intime avec M. Poultier, intendant de Lyon. Un jour qu’elle dînoit chez lui en grand gala, et son fils avec elle, celui-ci à côté de madame l’intendante, et sa mère à côté de monsieur l’intendant, M. Poultier, ayant attiré les yeux des convives sur une tabatière qu’on ne lui avoit pas vue encore, dit qu’elle lui venoit d’une main qui lui étoit bien chère.


Madame, est-ce la vôtre ou celle de ma mère ?


demanda le jeune Cury en s’adressant à l’intendante. L’un des convives, voulant faire preuve d’érudition, observa que ce vers étoit de Rodogune. « Non, répliqua M. Poultier, il est de l’Étourdi. » C’étoit rabattre avec bien de l’esprit une sottise et une impertinence.

Ce trait et beaucoup d’autres avoient rendu célèbre le talent de Cury pour de fines allusions. Heureusement on l’oublia.

La tête pleine de la parodie qu’il venoit de me confier, j’arrivai à Paris chez Mme Geoffrin, et, dès le jour suivant, j’y entendis parler de cette pièce curieuse. On n’en citoit que les deux premiers vers :


Que chacun se retire, et qu’aucun n’entre ici.
Vous, Le Kain, demeurez ; vous, d’Argental, aussi.


Mais c’en fut assez pour me faire croire qu’elle couroit le monde, et il m’échappa de dire en souriant « Quoi ! n’en savez-vous que cela ? » Aussitôt on me presse de dire ce que j’en savois ; il n’y avoit là, me disoit-on, que d’honnêtes gens, des gens sûrs, et Mme Geoffrin répondoit elle-même de la discrétion de ce petit cercle d’amis. Je cédai, je leur récitai ce que je savois de la parodie ; et, le lendemain, je fus dénoncé au duc d’Aumont, et par lui au roi, comme auteur de cette satire.

J’étois tranquillement à l’Opéra, à la répétition d’Amadis, pour entendre notre Oriane, lorsqu’on vint me dire que tout Versailles étoit en feu contre moi, qu’on m’accusoit d’être l’auteur d’une satire contre le duc d’Aumont, que la haute noblesse en crioit vengeance, et que le duc de Choiseul étoit à la tête de mes ennemis.

Je revins chez moi sur-le-champ, et j’écrivis au duc d’Aumont pour l’assurer que les vers qu’on m’attribuoit n’étoient pas de moi, et que, n’ayant jamais fait de satire contre personne, je n’aurois pas commencé par lui. Il eût fallu m’en tenir là ; mais, tout en écrivant, je me souvins qu’à propos de Venceslas et des mensonges publiés contre moi le duc d’Aumont m’avoit écrit lui-même qu’il falloit mépriser ces choses-là, et qu’elles tomboient d’elles-mêmes lorsqu’on ne les relevoit point. Je trouvai naturel et juste de lui renvoyer sa maxime, en quoi je fis une sottise. Aussi ma lettre fut-elle prise pour une nouvelle insulte, et le duc d’Aumont la produisit au roi comme la preuve du ressentiment qui m’avoit dicté la satire. Me moquer de lui en la désavouant, n’étoit-ce pas m’en accuser ? Ma lettre ne fit donc qu’attiser sa colère et celle de toute la cour. Je ne laissai pas de me rendre à Versailles, et, en y arrivant, j’écrivis au duc de Choiseul :


Monseigneur,

On me dit que vous prêtez l’oreille à la voix qui m’accuse et qui sollicite ma perte. Vous êtes puissant, mais vous êtes juste ; je suis malheureux, mais je suis innocent. Je vous prie de m’entendre et de me juger.

Je suis, etc.

Le duc de Choiseul, pour réponse, écrivit au bas de ma lettre, dans demi-heure, et me la renvoya. Dans demi-heure je me rendis à son hôtel, et je fus introduit.

« Vous voulez que je vous entende, me dit-il, j’y consens. Qu’avez-vous à me dire ? — Que je n’ai rien fait, Monsieur le duc, qui mérite l’accueil sévère que je reçois de vous, qui avez l’âme noble et sensible, et qui jamais n’avez pris plaisir à humilier les malheureux. — Mais, Marmontel, comment voulez-vous que je vous reçoive, après la satire punissable que vous venez de faire contre M. le duc d’Aumont ? — Je n’ai point fait cette satire ; je le lui ai écrit à lui-même. — Oui, et dans votre lettre vous lui avez fait une nouvelle insulte en lui rendant, en propres termes, le conseil qu’il vous avoit donné. — Comme ce conseil étoit sage, je me suis cru permis de le lui rappeler ; je n’y ai pas entendu malice. — Ce n’en est pas moins une impertinence, trouvez bon que je vous le dise. — Je l’ai senti après que ma lettre a été partie. — Il en est fort blessé ; il a raison de l’être. — Oui, j’ai eu ce tort-là, et je me le reproche comme un oubli des convenances. Mais, Monsieur le duc, cet oubli seroit-il un crime à vos yeux ? — Non, mais la parodie ? — La parodie n’est point de moi, je vous l’assure en honnête homme. — N’est-ce pas vous qui l’avez récitée ? — Oui, ce que j’en savois, dans une société où chacun dit tout ce qu’il sait ; mais je n’ai pas permis qu’on l’écrivît, quoiqu’on eût bien voulu l’écrire. — Elle court cependant. — On la tient de quelque autre. — Et vous, de qui la tenez-vous ? (Je gardai le silence.) Vous êtes le premier, ajouta-t-il, qu’on dise l’avoir récitée, et récitée de manière à déceler en vous l’auteur. — Quand j’ai dit ce que j’en savois, lui répondis-je, on en parloit déjà, on en citoit les premiers vers. Pour la manière dont je l’ai récitée, elle prouveroit aussi bien que j’ai fait le Misanthrope, le Tartuffe, et Cinna lui-même car je me vante, Monsieur le duc, de lire tout cela comme si j’en étois l’auteur. — Mais enfin, cette parodie, de qui la tenez-vous ? C’est là ce qu’il faut dire. — Pardonnez-moi, Monsieur le duc, c’est là ce qu’il ne faut pas dire, et ce que je ne dirai pas. — Je gage que c’est de l’auteur… — Eh bien ! Monsieur le duc, si c’étoit de l’auteur, devrois-je le nommer ? — Et comment, sans cela, voulez-vous que l’on croie qu’elle n’est pas de vous ? Toutes les apparences vous accusent. Vous aviez du ressentiment contre le duc d’Aumont ; la cause en est connue ; vous avez voulu vous venger. Vous avez fait cette satire, et, la trouvant plaisante, vous l’avez récitée ; voilà ce qu’on dit, voilà ce que l’on croit, voilà ce que l’on a droit de croire. Que répondez-vous à cela ? — Je réponds que cette conduite seroit celle d’un fou, d’un sot, d’un méchant imbécile, et que l’auteur de la parodie n’est rien de tout cela. Eh quoi ! Monsieur le duc, celui qui l’auroit faite auroit eu la simplicité, l’imprudence, l’étourderie de l’aller réciter lui-même, sans mystère, en société ? Non, il en auroit fait, en déguisant son écriture, une douzaine de copies qu’il auroit adressées aux comédiens, aux mousquetaires, aux auteurs mécontens. Je connois comme un autre cette manière de garder l’anonyme ; et, si j’avois été coupable, je l’aurois prise pour me cacher. Veuillez donc vous dire à vous-même : Marmontel, devant dix personnes qui n’étoient pas ses amis intimes, a récité ce qu’il savoit de cette parodie ; donc il n’en étoit pas l’auteur. Sa lettre à M. le duc d’Aumont est d’un homme qui ne craint rien ; donc il se sentoit fort de son innocence, et croyoit n’avoir rien à craindre. Ce raisonnement, Monsieur le duc, est le contre-pied de celui qu’on m’oppose, et n’en est pas moins concluant. J’ai fait deux imprudences l’une de réciter des vers que ma mémoire avoit surpris, et de les avoir dits sans l’aveu de l’auteur. — C’est donc bien à l’auteur que vous les avez entendu dire. — Oui, à l’auteur lui-même, car je ne veux point vous mentir. C’est donc à lui que j’ai manqué, et c’est là ma première faute. L’autre a été d’écrire à M. le duc d’Aumont d’un ton qui avoit l’air ironique et pas assez respectueux : Ce sont là mes deux torts, j’en conviens, mais je n’en ai point d’autres. — Je le crois, me dit-il ; vous me parlez en honnête homme. Cependant vous allez être envoyé à la Bastille. Voyez M. de Saint-Florentin : il en a reçu l’ordre du roi. — J’y vais, lui dis-je ; mais puis-je me flatter que vous ne serez plus au nombre de mes ennemis ? » Il me le promit de bonne grâce, et je me rendis chez le ministre, qui devoit m’expédier ma lettre de cachet.

Celui-ci me vouloit du bien. Sans peine il me crut innocent. « Mais que voulez-vous ? me dit-il ; M. le duc d’Aumont vous accuse, et veut que vous soyez puni. C’est une satisfaction qu’il demande pour récompense de ses services et des services de ses ancêtres. Le roi a bien voulu la lui accorder. Allez-vous-en trouver M. de Sartine ; je lui adresse l’ordre du roi ; vous lui direz que c’est de ma part que vous venez le recevoir. » Je lui demandai si, auparavant, je pouvois me donner le temps de dîner à Paris ; il me le permit.

J’étois invité à dîner ce jour-là chez mon voisin M. de Vaudesir[18], homme d’esprit et homme sage, qui, sous une épaisse enveloppe, ne laissoit pas de réunir une littérature exquise, beaucoup de politesse et d’amabilité. Hélas ! son fils unique étoit ce malheureux Saint-James, qui, après avoir dissipé follement une grande fortune qu’il lui avoit laissée, est allé mourir insolvable à cette Bastille où l’on m’envoyoit.

Après dîner, je confiai mon aventure à Vaudesir, qui me fit de tendres adieux. De là je me rendis chez M. de Sartine, que je ne trouvai point chez lui ; il dînoit ce jour-là en ville, et ne devoit rentrer qu’à six heures. Il en étoit cinq ; j’employai l’intervalle à aller prévenir et rassurer sur mon infortune ma bonne amie Mme Harenc. À six heures, je retournai chez le lieutenant de police. Il n’étoit pas instruit de mon affaire, ou il feignit de ne pas l’être. Je la lui racontai ; il en parut fâché. « Lorsque nous dînâmes ensemble, me dit-il, chez M. le baron d’Holbach, qui auroit prévu que la première fois que je vous reverrois ce seroit pour vous envoyer à la Bastille ? Mais je n’en ai pas reçu l’ordre. Voyons si en mon absence il est arrivé dans mes bureaux. » Il fit appeler ses commis ; et ceux-ci n’ayant entendu parler de rien « Allez-vous-en coucher chez vous, me dit-il, et revenez demain sur les dix heures ; cela sera tout aussi bon.

J’avois besoin de cette soirée pour arranger le Mercure du mois. J’envoyai donc prier à souper deux de mes amis ; et, en les attendant, je passai chez Mme Geoffrin pour lui annoncer ma disgrâce. Elle en savoit déjà quelque chose, car je la trouvai froide et triste ; mais, quoique mon malheur eût pris sa source dans sa société, et qu’elle-même en fût la cause involontaire, je ne touchai point cet article, et je crois qu’elle m’en sut bon gré.

Les deux amis que j’attendois étoient Suard et Coste[19] : celui-ci, jeune Toulousain, avec lequel j’avois été en société dans sa ville ; l’autre, sur qui je comptois pour la vie, étoit l’ami de cœur que je m’étois choisi. Il vouloit bien m’entretenir dans cette douce illusion en m’offrant librement lui-même les occasions de lui être utile. Il m’auroit offensé s’il eût paru douter du plein droit qu’il avoit de disposer de moi. Le désir de les occuper utilement pour eux-mêmes m’avoit fait entreprendre une collection des morceaux les plus curieux des anciens Mercures[20]. Ils en faisoient le choix en se jouant ; et les mille écus nets que me produisoit cette partie de mon domaine se partageoient entre eux.

Nous passâmes ensemble une partie de la nuit à tout disposer pour l’impression du Mercure prochain ; et, après avoir dormi quelques heures, je me levai, fis mes paquets, et me rendis chez M. de Sartine, où je trouvai l’exempt qui alloit m’accompagner. M. de Sartine vouloit qu’il se rendît à la Bastille dans une autre voiture que la mienne. Ce fut moi qui me refusai à cette offre obligeante ; et, dans le même fiacre, mon introducteur et moi, nous arrivâmes à la Bastille[21]. J’y fus reçu dans la salle du conseil par le gouverneur et son état-major ; et là je commençai à m’apercevoir que j’étois bien recommandé. Ce gouverneur, M. d’Abadie[22], après avoir lu les lettres que l’exempt lui avoit remises, me demanda si je voulois qu’on me laissât mon domestique, à condition cependant que nous serions dans une même chambre, et qu’il ne sortiroit de prison qu’avec moi. Ce domestique étoit Bury. Je le consultai là-dessus ; il me répondit qu’il ne vouloit pas me quitter. On visita légèrement mes paquets et mes livres, et l’on me fit monter dans une vaste chambre, où il y avoit pour meubles deux lits, deux tables, un bas d’armoire et trois chaises de paille. Il faisoit froid ; mais un geôlier nous fit bon feu et m’apporta du bois en abondance. En même temps on me donna des plumes, de l’encre et du papier, à condition de rendre compte de l’emploi et du nombre des feuilles que l’on m’auroit remises.

Tandis que j’arrangeois ma table pour me mettre à écrire, le geôlier revint me demander si je trouvois mon lit assez bon. Après l’avoir examiné, je répondis que les matelas en étoient mauvais et les couvertures malpropres. Dans la minute tout cela fut changé. On me fit demander aussi quelle étoit l’heure de mon dîner. Je répondis : l’heure de tout le monde. La Bastille avoit une bibliothèque ; le gouverneur m’en envoya le catalogue, en me donnant le choix des livres qui la composoient. Je le remerciai pour mon compte ; mais mon domestique demanda pour lui les romans de Prévost, et on les lui apporta.

De mon côté, j’avois assez de quoi me sauver de l’ennui. Impatienté depuis longtemps du mépris que les gens de lettres témoignoient pour le poème de Lucain, qu’ils n’avoient pas lu et qu’ils ne connoissoient que par la version barbare et ampoulée de Brébeuf, j’avois résolu de le traduire plus décemment et plus fidèlement en prose, et ce travail, qui m’appliqueroit sans fatiguer ma tête, se trouvoit le plus convenable au loisir solitaire de ma prison. J’avois donc apporté avec moi la Pharsale, et, pour l’entendre mieux, j’avois eu soin d’y joindre les Commentaires de César.

Me voilà donc au coin d’un bon feu, méditant la querelle de César et de Pompée, et oubliant la mienne avec le duc d’Aumont. Voilà, de son côté, Bury, aussi philosophe que moi, s’amusant à faire nos lits, placés dans les deux angles opposés de ma chambre, éclairée dans ce moment par un beau jour d’hiver, nonobstant les barreaux de deux fortes grilles de fer qui me laissoient la vue du faubourg Saint-Antoine.

Deux heures après, les verrous des deux portes qui m’enfermoient me tirent par leur bruit de ma profonde rêverie, et les deux geôliers, chargés d’un dîner que je crois le mien, viennent le servir en silence. L’un dépose devant le feu trois petits plats couverts d’assiettes de faïence commune ; l’autre déploie, sur celle des deux tables qui étoit vacante, un linge un peu grossier, mais blanc. Je lui vois mettre sur cette table un couvert assez propre, cuillère et fourchette d’étain, du bon pain de ménage et une bouteille de vin. Leur service fait, les geôliers se retirent, et les deux portes se referment avec le même bruit des serrures et des verrous.

Alors Bury m’invite à me mettre à table, et il me sert la soupe. C’étoit un vendredi. Cette soupe en maigre étoit une purée de fèves blanches, au beurre le plus frais, et un plat de ces mêmes fèves fut le premier que Bury me servit. Je trouvai tout cela très bon. Le plat de morue qu’il m’apportat pour le second service étoit meilleur encore. La petite pointe d’ail l’assaisonnoit, avec une finesse de saveur et d’odeur qui auroit flatté le goût du plus friand Gascon. Le vin n’étoit pas excellent, mais il étoit passable ; point de dessert : il falloit bien être privé de quelque chose. Au surplus, je trouvai qu’on dînoit fort bien en prison.

Comme je me levois de table, et que Bury alloit s’y mettre (car il y avoit encore à dîner pour lui dans ce qui restoit), voilà mes deux geôliers qui rentrent avec des pyramides de nouveaux plats dans les mains. À l’appareil de ce service en beau linge, en belle faïence, cuillère et fourchette d’argent, nous reconnûmes notre méprise ; mais nous ne fîmes semblant de rien ; et, lorsque nos geôliers, ayant déposé tout cela, se furent retirés : « Monsieur, me dit Bury, vous venez de manger mon dîner, vous trouverez bon qu’à mon tour je mange le vôtre. — Cela est juste », lui répondis-je ; et les murs de ma chambre furent, je crois, bien étonnés d’entendre rire.

Ce dîner étoit gras ; en voici le détail : un excellent potage, une tranche de bœuf succulent, une cuisse de chapon bouilli ruisselant de graisse et fondant, un petit plat d’artichauts frits en marinade, un d’épinards, une très belle poire de crésane, du raisin frais, une bouteille de vin vieux de Bourgogne, et du meilleur café de Moka ; ce fut le dîner de Bury, à l’exception du café et du fruit, qu’il voulut bien me réserver.

L’après-dîner, le gouverneur vint me voir, et me demanda si je me trouvois bien nourri, m’assurant que je le serois de sa table, qu’il auroit soin lui-même de couper mes morceaux, et que personne que lui n’y toucheroit. Il me proposa un poulet pour mon souper ; je lui rendis grâce, et lui dis qu’un reste de fruit de mon dîner me suffiroit. On vient de voir quel fut mon ordinaire à la Bastille, et l’on peut en induire avec quelle douceur, plutôt quelle répugnance, l’on se prêtoit à servir contre moi la colère du duc d’Aumont.

Tous les jours j’avois la visite du gouverneur : Comme il avoit quelque teinture de belles-lettres et même de latin, il se plaisoit à suivre mon travail, il en jouissoit ; mais bientôt, se dérobant lui-même à ces petites dissipations : « Adieu, me disoit-il, je m’en vais consoler des gens plus malheureux que vous. » Les égards qu’il avoit pour moi pouvoient bien n’être pas une preuve de son humanité ; mais j’en avois d’ailleurs un bien fidèle témoignage. L’un des geôliers s’étoit pris d’amitié pour mon domestique, et bientôt il s’étoit familiarisé avec moi. Un jour donc que je lui parlois du naturel sensible et compatissant de M. d’Abadie : « Ah ! me dit-il, c’est le meilleur des hommes ; il n’a pris cette place, qui lui est si pénible, que pour adoucir le sort des prisonniers. Il a succédé à un homme dur et avare, qui les traitoit bien mal ; aussi, quand il mourut, et que celui-ci prit sa place, ce changement se fit sentir jusque dans les cachots ; vous auriez dit (expression bien étrange dans la bouche d’un geôlier), vous auriez dit qu’un rayon de soleil avoit pénétré dans ces cachots. Des gens auxquels il nous est défendu de dire ce qui se passe au dehors nous demandoient : « Qu’est-il donc arrivé ? » Enfin, Monsieur, vous voyez comment est nourri votre domestique, nos prisonniers le sont presque tous aussi bien ; et les soulagemens qu’il dépend de lui de leur donner le soulagent lui-même, car il souffre à les voir souffrir. »

Je n’ai pas besoin de vous dire que ce geôlier lui-même étoit aussi un bon homme dans son état ; et je gardai bien de le dégoûter de cet état, où la compassion est si précieuse et si rare.

La manière dont on me traitoit à la Bastille me faisoit bien penser que n’y serois pas longtemps, et mon travail, entremêlé de lectures intéressantes (car j’avois avec moi Montaigne, Horace et La Bruyère), me laissoit peu de momens d’ennui. Une seule chose me plongeoit quelquefois dans la mélancolie les murs de ma chambre étoient couverts d’inscriptions qui toutes portoient le caractère des réflexions tristes et sombres dont, avant moi, des malheureux avoient été sans doute obsédés dans cette prison. Je croyois les y voir encore errans et gémissans, et leurs ombres m’environnoient.

Mais un objet qui m’étoit personnel vint plus cruellement tourmenter ma pensée. En parlant de la société de Mme Harenc, je n’ai pas fait mention d’un brave homme appelé Durand, qui avoit de l’amitié pour moi, mais qui, d’ailleurs, n’étoit remarquable que par une grande simplicité de mœurs.

Or, un matin, le neuvième jour de ma captivité, le major de la Bastille entra chez moi, et, d’un air grave et froid, sans aucun préambule, il me demanda si un nommé Durand étoit connu de moi. Je répondis que je connoissois un homme de ce nom. Alors, s’asseyant pour écrire, il continue son interrogatoire. L’âge, la taille, la figure de ce nommé Durand, son état, sa demeure, depuis quel temps je l’avois connu, dans quelle maison, rien ne fut oublié ; et, à chacune de mes réponses, le major écrivoit avec un visage de marbre. Enfin, m’ayant fait la lecture de mon interrogatoire, il me présente la plume pour le signer. Je le signe, et il se retire.

À peine est-il sorti, tous les peut-être les plus sinistres s’emparent de mon imagination. « Qu’aura-t-il donc fait, ce bon Durand ? Il va tous les matins au café, il y aura pris ma défense ; il y aura parlé avec trop de chaleur contre le duc d’Aumont ; il se sera répandu en murmures contre une autorité partiale, injuste, oppressive, qui accable l’homme innocent et foible pour complaire à l’homme puissant. Sur l’imprudence de ces propos, on l’aura lui-même arrêté ; et, à cause de moi et pour l’amour de moi, il va gémir dans une prison plus rigoureuse que la mienne. Foible comme il est, bien moins jeune et bien plus timide que moi, le chagrin va le prendre, il y succombera ; je serai cause de sa mort. Et la pauvre Mme Harenc, et tous nos bons amis, dans quel état ils doivent être, ô Dieu ! que de malheurs mon imprudence aura causés ! » C’est ainsi que, dans la pensée d’un homme captif, isolé, solitaire, dans les liens du pouvoir absolu, la réflexion grossit tous les mauvais présages et lui environne l’âme de noirs pressentimens. Dès ce moment je ne dormis plus d’un bon sommeil. Tous ces mets que le gouverneur me réservoit avec tant de soin furent trempés d’amertume. Je sentois dans le foie comme une meurtrissure ; et, si ma détention à la Bastille avoit duré huit jours encore, elle auroit été mon tombeau.

Dans cette situation, je reçus une lettre que M. de Sartine me faisoit parvenir. Elle étoit de Mlle S***[23], jeune personne intéressante et belle, avec qui j’étois sur le point de m’unir avant ma disgrâce. Dans cette lettre elle me témoignoit, de la manière la plus touchante, la part sincère et tendre qu’elle prenoit à mon malheur, en m’assurant qu’il n’étonnoit point son courage, et que, loin d’affoiblir ses sentimens pour moi, il les rendoit plus vifs et plus constans.

Je répondis d’abord par l’expression de toute ma sensibilité pour une amitié si généreuse ; mais j’ajoutai que la grande leçon que je recevois du malheur étoit de ne jamais associer personne aux dangers imprévus et aux révolutions soudaines auxquelles m’exposoit la périlleuse condition d’homme de lettres ; que, si dans ma situation je me sentois quelque courage, j’en étois redevable à mon isolement ; que ma tête seroit déjà perdue si, hors de ma prison, j’avois laissé une femme et des enfans dans la douleur, et qu’au moins de ce côté-là, qui seroit pour moi le plus sensible, je ne voulois jamais donner prise à l’adversité.

Mlle S** fut plus piquée qu’affligée de ma réponse, et peu de temps après elle s’en consola en épousant M. S**.

Enfin, le onzième jour de ma détention, à la nuit tombante, le gouverneur vint m’annoncer que la liberté m’étoit rendue, et le même exempt qui m’avoit amené me ramena chez M. de Sartine. Ce magistrat me témoigna quelque joie de me revoir, mais une joie mêlée de tristesse. « Monsieur, lui dis-je, dans vos bontés, dont je suis bien reconnoissant, je ne sais quoi m’afflige encore en me félicitant, vous avez l’air de me plaindre. Auriez-vous quelque autre malheur à m’annoncer (je pensois à Durand) ? — Hélas ! oui, me dit-il ; et ne vous en doutez-vous pas ? le roi vous ôte le Mercure. » Ces mots me soulagèrent ; et d’un signe de tête exprimant ma résignation je répondis « Tant pis pour le Mercure. — Le mal, ajouta-t-il, n’est peut-être pas sans remède. M. de Saint-Florentin est à Paris, il s’intéresse à vous, allez le voir demain matin. »

En quittant M. de Sartine, je courus chez Mme Harenc, impatient de voir Durand. Je l’y trouvai ; et, au milieu des acclamations de joie de toute la société, je ne vis que lui. « Ah ! vous voilà, lui dis-je en lui sautant au cou, que je suis soulagé ! » Ce transport, à la vue d’un homme pour qui je n’avois jamais eu de sentiment passionné, étonna tout le monde. On crut que la Bastille m’avoit troublé la tête. « Ah ! mon ami, me dit Mme Harenc en m’embrassant, vous voilà libre ! que j’en suis aise ! Et le Mercure ? — Le Mercure est perdu, lui dis-je. Mais, Madame, permettez-moi de m’occuper de ce malheureux homme. Qu’a-t-il donc fait pour me causer tant de chagrin ? » Je racontai l’histoire du major. Il se trouva que Durand étoit allé solliciter auprès de M. de Sartine la permission de me voir et qu’il s’étoit dit mon ami. M. de Sartine m’avoit fait demander ce que c’étoit que ce Durand, et, de cette question toute simple, le major avoit fait un interrogatoire. Éclairci et tranquille sur ce point-là, j’employai mon courage à relever les espérances de mes amis, et, après avoir reçu d’eux mille marques sensibles du plus tendre intérêt, j’allai voir Mme Geoffrin.

« Eh bien ! vous voilà, me dit-elle ; Dieu soit loué ! Le roi vous ôte le Mercure ; M. le duc d’Aumont est bien content, cela vous apprendra à écrire des lettres. — Et à dire des vers », ajoutai-je en souriant. Elle me demanda si je n’allois pas faire encore quelque folie. « Non, Madame ; mais je vais tâcher de remédier à celles que j’ai faites. Comme elle étoit réellement affligée de mon malheur, il fallut, pour se soulager, qu’elle m’en fit une querelle : pourquoi avois-je fait ces vers ? « Je ne les ai pas faits, lui dis-je. — Pourquoi donc les avez-vous dits ? — Parce que vous l’avez voulu. — Eh ! savois-je, moi, que ce fût une satire aussi piquante ? Vous qui la connoissiez, falloit-il vous vanter de la savoir ? Quelle imprudence ! Et puis vos bons amis de Presle et Vaudesir vont publiant qu’on vous envoie à la Bastille sur votre parole avec toutes sortes d’égards et de ménagemens ! — Eh quoi ! Madame, falloit-il laisser croire qu’on m’y traînoit en criminel ? — Il falloit se taire et ne pas narguer ces gens-là. Le maréchal de Richelieu a bien su dire qu’on l’avoit deux fois mené à la Bastille comme un coupable, et qu’il étoit bien singulier qu’on vous eût traité mieux que lui. — Voilà, Madame, un digne objet d’envie pour le maréchal de Richelieu. — Eh ! oui, Monsieur, ils sont blessés que l’on ménage celui qui les offense, et ils emploient tout leur crédit à se venger de lui ; cela est naturel. Ne voulez-vous pas qu’ils se laissent manger la laine sur le dos ! — Quels moutons ! » m’écriai-je d’un air un peu moqueur ; mais bientôt, m’apercevant que mes répliques l’animoient, je pris le parti du silence. Enfin, lorsqu’elle m’eut bien tout dit ce qu’elle avoit sur le cœur, je me levai d’un air modeste, et lui souhaitai le bonsoir.

Le lendemain matin, je m’éveillois à peine, lorsque Bury, en entrant dans ma chambre, m’annonça Mme Geoffrin. « Eh bien, mon voisin, me demanda-t-elle, comment avez-vous passé la nuit ? — Fort bien, Madame ; ni le bruit des verrous, ni le qui vive des rondes, n’a interrompu mon sommeil. — Et moi, dit-elle, je n’ai pas fermé l’œil. — Pourquoi donc, Madame ? — Ah ! pourquoi ? ne le savez-vous pas ? J’ai été injuste et cruelle. Je vous ai, hier au soir, accablé de reproches. Voilà comme on est : dès qu’un homme est dans le malheur, on l’accable, on lui fait des crimes de tout (et elle se mit à pleurer). — Eh ! bon Dieu, Madame, lui dis-je, pensez-vous encore à cela ? Pour moi, je l’avois oublié. Si je m’en ressouviens, ce ne sera jamais que comme d’une marque de vos bontés pour moi. Chacun a sa façon d’aimer : la vôtre est de gronder vos amis du mal qu’ils se sont fait, comme une mère gronde son enfant lorsqu’il est tombé. » Ces mots la consolèrent. Elle me demanda ce que j’allois faire. « Je vais suivre, lui dis-je, le conseil que m’a donné M. de Sartine, voir M. de Saint-Florentin, et de là me rendre à Versailles, et aborder, s’il est possible, Mme de Pompadour et M. le duc de Choiseul. Mais je suis de sang-froid, je possède ma tête, je me conduirai bien, n’en ayez point d’inquiétude. » Tel fut cet entretien, qui fait, je crois, autant d’honneur au caractère de Mme Geoffrin qu’aucune des bonnes actions de sa vie.

M. de Saint-Florentin me parut touché de mon sort. Il avoit fait pour moi tout ce que sa foiblesse et sa timidité lui avoient permis de faire ; mais ni Mme de Pompadour ni M. de Choiseul ne l’avoient secondé. Sans s’expliquer, il approuva que je les visse l’un et l’autre, et je me rendis à Versailles.

Mme de Pompadour, chez qui je me présentai d’abord, me fit dire par Quesnay que, dans la circonstance présente, elle ne pouvoit pas me voir. Je n’en fus point surpris ; je n’avois aucun droit de prétendre qu’elle se fît pour moi des ennemis puissans.

Le duc de Choiseul me reçut, mais pour m’accabler de reproches. « C’est bien à regret, me dit-il, que je vous revois malheureux ; mais vous avez bien fait tout ce qu’il falloit pour l’être, et vos torts se sont tellement aggravés par votre imprudence que les personnes qui vous vouloient le plus de bien ont été obligées de vous abandonner. — Qu’ai-je donc fait, Monsieur le duc ? qu’ai-je pu faire entre quatre murailles qui m’ait donné un tort de plus que ceux dont je me suis accusé devant vous ? — D’abord, reprit-il, le jour même que vous deviez vous rendre à la Bastille, vous êtes allé à l’Opéra vous vanter, d’un air insultant, que votre envoi à la Bastille n’étoit qu’une dérision et qu’une vaine complaisance qu’on avoit pour un duc et pair, contre lequel vous n’aviez cessé de déclamer dans les foyers de la Comédie, contre lequel vous avez écrit à l’armée les lettres les plus injurieuses ; contre lequel enfin vous avez fait, non pas seul, mais en société, la parodie de Cinna, dans un souper, chez Mlle Clairon, avec le comte de Valbelle, l’abbé Galiani, et autres joyeux convives : voilà ce que vous ne m’avez pas dit, et dont on est bien assuré. »

Pendant qu’il me parloit, je me recueillois en moi-même, et, lorsqu’il eut fini, je pris la parole à mon tour. « Monsieur le duc, lui dis-je, vos bontés me sont chères ; votre estime m’est encore plus précieuse que vos bontés, et je consens à perdre et vos bontés et votre estime si, dans tous ces rapports qu’on vous a faits, il y a un mot de vrai. — Comment ! s’écria-t-il avec un haut-le-corps, dans ce que je viens de vous dire pas un mot de vrai ? — Pas un mot, et je vous prie de permettre que, sur votre bureau, je signe article par article tout ce que je vais y répondre.

« Le jour que je devois aller à la Bastille, je n’eus certainement aucune envie d’aller à l’Opéra. » Et, après lui avoir rendu compte de l’emploi de mon temps depuis que je l’avois quitté : « Envoyez savoir, ajoutai-je, de M. de Sartine et de Mme Harenc, le temps que j’ai passé chez eux ce sont précisément les heures du spectacle.

« Quant aux foyers de la Comédie, le hasard fait que depuis six mois je n’y ai pas mis les pieds. La dernière fois qu’on m’y a vu (et j’en ai l’époque présente), c’est au début de Durancy[24] ; et, auparavant même, je défie que l’on me cite aucun mauvais propos de moi contre le duc d’Aumont.

« Par un hasard non moins heureux, il se trouve, Monsieur le duc, que, depuis l’ouverture de la campagne, je n’ai pas écrit à l’armée ; et, si on me fait voir une lettre, un billet qu’on y ait reçu de moi, je veux être déshonoré.

« À l’égard de la parodie, il est de toute fausseté qu’elle ait été faite aux soupers ni dans la société de Mlle Clairon. J’atteste même que chez elle jamais je n’ai entendu dire un seul vers de cette parodie ; et, si depuis qu’elle est connue on y en a parlé, comme il est très possible, ce n’a pas été devant moi.

« Voilà, Monsieur le duc, quatre assertions que je vais écrire et signer sur votre bureau, si vous voulez bien me le permettre ; et soyez bien sûr qu’âme qui vive ne vous prouvera le contraire, ni n’osera me le soutenir en face et devant vous. »

Vous pensez bien qu’en m’écoutant, la vivacité du duc de Choiseul s’étoit un peu modérée. « Marmontel, me dit-il, je vois qu’on m’en a imposé. Vous me parlez d’un ton à ne me laisser aucun doute sur votre bonne foi, et il n’y a que la vérité qui ose tenir ce langage ; mais il faut me mettre moi-même en état d’affirmer que la parodie n’est point de vous. Dites-moi quel en est l’auteur, et le Mercure vous est rendu. — Le Mercure, Monsieur le duc, ne me sera point rendu à ce prix. — Pourquoi donc ? — Parce que je préfère votre estime à quinze mille livres de rente. — Ma foi, dit-il, puisque l’auteur n’a pas l’honnêteté de se faire connoître, je ne sais pas pourquoi vous le ménageriez. — Pourquoi, Monsieur le duc ? parce qu’après avoir abusé imprudemment de sa confiance, le comble de la honte seroit de la trahir. J’ai été indiscret, mais je ne serai point perfide. Il ne m’a pas fait confidence de ses vers pour les publier. C’est un larcin que lui a fait ma mémoire ; et, si ce larcin est punissable, c’est à moi d’en être puni : me préserve le Ciel qu’il se nomme ou qu’il soit connu ! ce seroit bien alors que je serois coupable ! J’aurois fait son malheur, j’en mourrois de chagrin. Mais, à présent, quel est mon crime ? d’avoir fait ce que, dans le monde, chacun fait sans mystère ; et vous-même, Monsieur le duc, permettez-moi de vous demander si, dans la société, vous n’avez jamais dit l’épigramme, les vers plaisans ou les couplets malins que vous aviez entendu dire ? Qui jamais, avant moi, a été puni pour cela ? Les Philippiques, vous le savez, étoient un ouvrage infernal. Le Régent, la seconde personne du royaume, y étoit calomnié d’une manière atroce, et cet ouvrage infâme couroit de bouche en bouche, on le dictoit, on l’écrivoit, il y en avoit mille copies ; et cependant quel autre que l’auteur en a été puni ? J’ai su des vers, je les ai récités, je ne les ai laissé copier à personne ; et tout le crime de ces vers est de tourner en ridicule la vanité du duc d’Aumont. Tel est l’état de la cause en deux mots. S’il s’agissoit d’un complot parricide, d’un attentat, on auroit droit à me contraindre d’en dénoncer l’auteur ; mais pour une plaisanterie, en vérité, ce n’est pas la peine de me charger du rôle infâme de délateur, et il iroit non seulement de ma fortune, mais de ma vie, que je dirois comme Nicomède :


Le maître qui prit soin de former ma jeunesse
Ne m’a jamais appris à faire une bassesse, »

Je m’aperçus que le duc de Choiseul trouvoit du ridicule dans mon petit orgueil ; et, pour me le faire sentir, il me demanda, en souriant, quel avoit été mon Annibal. « Mon Annibal, lui répondis-je, Monsieur le duc, c’est le malheur, qui depuis longtemps m’éprouve et m’apprend à souffrir.

— Et voilà, reprit-il, ce que j’appelle un honnête homme. » Alors, le voyant ébranlé : « C’est cet honnête homme, lui dis-je, que l’on ruine et que l’on accable pour complaire à M. le duc d’Aumont, sans autre motif que sa plainte, sans autre preuve que sa parole. Quelle effroyable tyrannie ! » Ici le duc de Choiseul m’arrêta. « Marmontel, me dit-il, le brevet du Mercure étoit une grâce du roi ; il la retire quand il lui plaît ; il n’y a point là de tyrannie. — Monsieur le duc, lui répliquai-je, du roi à moi, le brevet du Mercure est une grâce ; mais, de M. le duc d’Aumont à moi, le Mercure est mon bien, et, par une accusation fausse, il n’a pas droit de me l’ôter… Mais non, ce n’est pas moi qu’il dépouille, ce n’est pas moi que l’on immole à sa vengeance. On égorge, pour l’assouvir, de plus innocentes victimes. Sachez, Monsieur le duc, qu’à l’âge de seize ans, ayant perdu mon père, et me voyant environné d’orphelins comme moi, et d’une pauvre et nombreuse famille, je leur promis à tous de leur servir de père. J’en pris à témoin le ciel et la nature ; et, dès lors jusqu’à ce moment, j’ai fait ce que j’avois promis. Je vis de peu ; je sais réduire et mes besoins et ma dépense ; mais cette foule de malheureux qui subsistoient du fruit de mon travail, mais deux sœurs que j’allois établir et doter, mais des femmes dont la vieillesse avoit besoin d’un peu d’aisance, mais la sœur de ma mère, veuve, pauvre et chargée d’enfans, que vont-ils devenir ? Je les avois flattés de l’espérance du bien-être ; ils ressentoient déjà l’influence de ma fortune ; le bienfait qui en étoit la source ne devoit plus tarir pour eux, et tout à coup ils vont apprendre… Ah ! c’est là que le duc d’Aumont doit aller savourer les fruits de sa vengeance ; c’est là qu’il entendra des cris et qu’il verra couler des larmes. Qu’il aille y compter ses victimes et les malheureux qu’il a faits ; qu’il aille s’abreuver des pleurs de l’enfance et de la vieillesse, et insulter aux misérables auxquels il arrache leur pain. C’est là que l’attend son triomphe. Il l’a demandé, m’a-t-on dit, pour récompense de ses services ; il devoit dire pour salaire : c’en est un digne de son cœur. » À ces mots, mes larmes coulèrent, et le duc de Choiseul, aussi ému que moi, me dit en m’embrassant : « Vous me pénétrez l’âme, mon cher Marmontel : je vous ai peut-être fait bien du mal, mais je m’en vais le réparer. »

Alors, prenant la plume avec sa vivacité naturelle, il écrivit à l’abbé Barthélemy : « Mon cher abbé, le roi vous a accordé le brevet du Mercure ; mais je viens de voir et d’entendre Marmontel ; il m’a touché, il m’a persuadé de son innocence ; ce n’est pas à vous d’accepter la dépouille d’un innocent ; refusez le Mercure ; je vous en dédommagerai. » Il écrivit à M. de Saint-Florentin : « Vous avez reçu, mon cher confrère, l’ordre du roi pour expédier le brevet du Mercure ; mais j’ai vu Marmontel, et j’ai à vous parler de lui. Ne pressez rien que nous n’ayons causé ensemble. » Il me lut ces billets, les cacheta, les fit partir, et me dit d’aller voir Mme de Pompadour, en me donnant pour elle un billet qu’il ne me lut point, mais qui m’étoit bien favorable, car je fus introduit dès qu’elle y eut jeté les yeux.

Mme de Pompadour étoit incommodée et gardoit le lit. J’approchai ; j’eus d’abord à essuyer les mêmes reproches que m’avoit faits le duc de Choiseul ; et, avec plus de douceur encore, j’y opposai les mêmes réponses. Ensuite : « Voilà donc, lui dis-je, les nouveaux torts qu’on me suppose pour obtenir du roi qu’après onze jours de prison il porte la sévérité jusqu’à prononcer ma ruine ! Si j’avois été libre, j’aurois peut-être enfin, Madame, pénétré jusqu’à vous. J’aurois démenti ces mensonges, et, en vous avouant ma seule et véritable faute, j’aurois trouvé grâce à vos yeux ; mais on commence par obtenir que je sois enfermé entre quatre murailles ; on profite du temps de ma captivité pour me calomnier impunément tout à son aise ; et les portes de ma prison ne s’ouvrent que pour me faire voir l’abîme que l’on a creusé sous mes pas. Mais c’est peu de nous y traîner, ma malheureuse famille et moi ; on sait qu’une main secourable peut nous en retirer encore ; on craint que cette main, dont nous avons déjà reçu tant de bienfaits, ne redevienne notre appui ; on nous ôte cette dernière et unique espérance ; et, parce que l’orgueil de M. le duc d’Aumont est irrité, il faut qu’une foule d’innocens soient privés de toute consolation. Oui, Madame, tel a été le but de ces mensonges, qui, en me faisant passer dans votre esprit pour un méchant ou pour un fou, vous indisposoient contre moi. C’est là surtout l’endroit sensible par où mes ennemis avoient su me percer le cœur.

« À présent, pour me mettre hors de défense, on exige de moi que je nomme l’auteur de cette parodie dont j’ai su et dit quelques vers. On me connoît assez, Madame, pour être bien sûr que jamais je ne le nommerai ; mais ne pas l’accuser, c’est, dit-on, me condamner moi-même ; et, si je ne veux pas être infâme, je suis perdu. Certes, si je ne puis me sauver qu’à ce prix, ma ruine est bien décidée. Mais depuis quand, Madame, est-ce un crime que d’être honnête ? depuis quand même est-ce à l’accusé de prouver qu’il est innocent ? et depuis quand l’accusateur est-il dispensé de la preuve ? Je veux bien cependant repousser par des preuves une attaque qui n’en a point ; et mes preuves sont mes écrits, mon caractère assez connu, et la conduite de ma vie. Depuis que j’ai eu le malheur d’être nommé parmi les gens de lettres, j’ai eu pour ennemis tous les écrivains satiriques. Il n’est point d’insolences que je n’en aie reçues et patiemment endurées. Que l’on me cite de moi une épigramme, un trait mordant, une ironie, enfin une raillerie approchant du caractère de celle-ci, et je consens qu’on me l’impute ; mais, si j’ai dédaigné ces petites vengeances, si ma plume, toujours décente et modérée, n’a jamais trempé dans le fiel, pourquoi, sur la parole et sur la foi d’un homme que la colère aveugle, croit-on que cette plume ait commencé par distiller contre lui son premier venin ? Je suis calomnié, Madame, je le suis devant vous, je le suis devant ce bon roi, qui ne peut croire qu’on lui en impose ; et, sans la pitié généreuse que je viens d’inspirer à M. le duc de Choiseul, ni le roi, ni vous-même, vous n’auriez jamais su que je fusse calomnié. »

À peine j’achevois, on annonça le duc de Choiseul. Il n’avoit pas perdu de temps, car je l’avois laissé à sa toilette. « Eh bien ! dit-il, Madame, vous l’avez entendu ? Que pensez-vous de ce qu’il éprouve ? — Que cela est horrible, répondit-elle, et qu’il faut, Monsieur, que le Mercure lui soit rendu. — C’est mon avis, dit le duc de Choiseul. — Mais, reprit-elle, il seroit peu convenable que le roi parût d’un jour à l’autre passer du noir au blanc. C’est à M. le duc d’Aumont à faire lui-même une démarche… — Ah ! Madame, vous prononcez mon arrêt, m’écriai-je : cette démarche que vous voulez qu’il fasse, il ne la fera point. — Il la fera, insista-t-elle. M. de Saint-Florentin est chez le roi ; il va venir me voir, et je vais lui parler. Allez l’attendre à son hôtel. »

Le vieux ministre, ne fut pas plus content que moi du biais que prenoit la foiblesse de Mme de Pompadour, et il ne me dissimula point qu’il en tiroit un mauvais augure. En effet, l’opiniâtre orgueil du duc d’Aumont fut intraitable : ni le comte d’Angiviller, son ami, ni Bouvard, son médecin, ni le duc de Duras, son camarade, ne purent lui inspirer un sentiment tant soit peu noble. Comme en lui-même il n’avoit rien qui pût le faire respecter, il prétendit au moins se faire craindre ; et il ne revint à la cour que bien déterminé à ne pas se laisser fléchir, déclarant qu’il regarderoit comme ses ennemis ceux qui lui parleroient d’une démarche en ma faveur. Personne n’osa tenir tête à l’un des hommes qui approchoient de plus près de la personne du roi, et tout cet intérêt que l’on prenoit à moi se réduisit à me laisser une pension de mille écus sur le Mercure ; l’abbé Barthélemy en refusa le brevet, et il fut accordé à un nommé Lagarde[25], bibliothécaire de Mme de Pompadour, et digne protégé de Colin[26], son homme d’affaires.

Dix ans après, le duc de Choiseul, en dînant avec moi, me rappela nos conversations, auxquelles il auroit bien voulu, disoit-il, que nous eussions eu des témoins. Je n’ai pu en donner, de souvenir, qu’une esquisse légère, et telle que ma mémoire, dès longtemps refroidie, a pu me la retracer ; mais il faut que la situation m’eût bien vivement inspiré, car il ajouta que de sa vie il n’avoit entendu un homme aussi éloquent que je le fus dans ces momens-là ; et, à ce propos : « Savez-vous, me dit-il, ce qui empêcha Mme de Pompadour de vous faire rendre le Mercure ? ce fut ce fripon de Colin, pour le faire donner à son ami Lagarde. » Ce Lagarde étoit si mal famé que, dans la société des Menus-Plaisirs, où il étoit souffert, on l’appeloit Lagarde-Bicêtre. C’étoit donc, mes enfans, à Lagarde-Bicêtre que l’on m’avoit sacrifié, et le duc de Choiseul m’en faisoit l’aveu !

Aussi dépourvu d’instruction que de talent, ce nouveau rédacteur fit si mal sa besogne que le Mercure, décrié, tomboit, et n’alloit plus être en état de payer les pensions dont il étoit chargé. Les pensionnaires, effrayés, vinrent me supplier de consentir à le reprendre, et m’offrirent d’aller tous ensemble demander qu’il me fût rendu ; mais, ayant une fois quitté cette chaîne importune, je ne voulus plus m’en charger. Heureusement, Lagarde étant mort, le Mercure fut fait un peu moins mal et dépérit plus lentement ; mais, pour sauver les pensions, il fallut enfin qu’on en fit une entreprise de librairie.

  1. Julien-David Le Roy (1724-1803), quatrième fils du célèbre horloger Julien Le Roy, auteur, entre autres ouvrages, des Ruines des plus beaux monuments de la Grèce (1758, in-folio, 60 pl., ou 1770, in-folio, 71 pl.).
  2. La Dissertation sur l’effet de la lumière dans les ombres relativement à la peinture, par M. C***, ornée d’une charmante planche dessinée et gravée par l’auteur, a été imprimée avec pagination continue et jointe au volume intitulé : Recueil de quelques pièces concernant les arts, extraites de plusieurs Mercures de France. Paris, Ch.-A. Jombert, 1757, in-12. La seconde dissertation ne semble pas avoir été tirée à part, ni réimprimée.
  3. Ce compte rendu parut dans le Mercure d’octobre 1759, 1er volume, p. 183-192.
  4. Éloge de Maurice, comte de Saxe, duc de Sémigalle et de Courlande, maréchal général des armées de S. M. T. C. Discours qui a remporté le prix de l’Académie françoise en 1759, par M. Thomas, professeur en l’Université de Paris au collège de Beauvais. Paris, B. Brunet, 1759, in-8o, 1 f. et 42 P.
  5. Portrait de Mme Geoffrin, par M. L. M. (l’abbé Morellet. Amsterdam et Paris, Pissot, 1778, in-8o. Réimp. en 1812, avec la Lettre et l’Éloge que d’Alembert et Thomas ont également écrits en l’honneur de leur bienfaitrice.
  6. Le P. Dominique Parrenin (1655-1742) avait adressé de Pékin à Mairan diverses lettres dont quelques-unes ont été imprimées dans un petit volume (1759, in-12) et réimp. à l’Imprimerie royale, 1770, in-8°. On voit par la date de la mort du savant astronome que Marmontel ne pouvait parler que par ouï-dire de la joie de Mairan lorsqu’il recevait ces fameuses lettres.
  7. Jacques-André Portail, à qui ses délicats crayons, longtemps confondus avec ceux de Watteau et de Lancret, ont conquis aujourd’hui une place d’honneur chez les raffinés. Ce passage, souvent cité, est à peu près tout ce que les contemporains nous ont laissé sur ce petit maître, dont la date et le lieu de naissance (Nantes, selon les uns ; Brest, selon les registres de l’Académie royale) ne sont même pas encore exactement connus.
  8. Cette esquisse, qui n’a figuré, que je sache, à aucune exposition rétrospective, avait dû, comme tant d’autres, rester de longues années entre les mains du peintre, puisqu’il s’ẹn dessaisit seulement à la fin de 1783. Par une lettre datée du 19 décembre de cette année, Marmontel le remercie d’un présent « qui lui sera précieux toute sa vie », et il ajoute : « Je souhaite bien vivement que l’état de vos yeux vous permette bientôt de finir cette belle esquisse ; mais, telle quelle, je la préfère au tableau le plus achevé qui ne seroit pas de votre main. » (Catalogue de la collection d’autographes Lucas de Montigny, no 1969 ; Aug. Laverdet, expert.) Quand Marmontel reçut son portrait, l’esprit du peintre était irrémédiablement ébranlé ; il quitta peu après Paris, et se survécut quatre ans encore à Saint-Quentin.
  9. Louise-Charlotte de Grammont, épouse de Charles-Louis de Lorraine, comte de Brionne.
  10. Louise-Henriette-Philippine de Noailles, épouse de Emmanuel-Céleste-Augustin, marquis, puis duc de Duras, alors brigadier d’infanterie.
  11. Jeanne-Sophie-Élisabeth-Louise-Armande Septimanie (1740-1773), épouse de Casimir Pignatelli, comte d’Egmont.
  12. Le futur cardinal qui devait jouer dans l’affaire du Collier le rôle que l’on sait, et qu’on désignait alors d’ordinaire sous le simple titre du prince Louis.
  13. Chennevières-lès-Louvre (Seine-et-Oise), hameau du canton de Luzarches, qu’il ne faut pas confondre avec Chennevières-sur-Marne.
  14. Voyez ce que l’auteur dit du jeu de Le Kain, sans le nommer, dans ses Élémens de littérature, article Déclamation.
  15. Barthélemy-Augustin Blondel de Gagny (1695-1776), trésorier de la Caisse des amortissements, possesseur de l’un des plus curieux et des plus riches cabinets du XVIIIe siècle ; voir les appendices du Livre-Journal de Lazare Duvaux, publié par M. L. Courajod pour la Société des bibliophiles français (1873, 2 vol.  in-8), et les Amateurs d’autrefois, par Clément de Ris (1877, in-8).
  16. Mlle Saint-Hilaire débuta dans Amadis le 30 décembre 1759. Voir le compte rendu de Marmontel, Mercure, année 1760, page 197.
  17. Garches (Seine-et-Oise). Clément de Ris assurait (en 1868) qu’une partie du pavillon de Blondel de Gagny subsistait encore.
  18. Georges-Nicolas Baudard de Vaudesir, fils du receveur des tailles de l’élection d’Angers, à qui il avait succédé, puis trésorier général des colonies françaises. Son fils Claude reçut, lorsque cette dernière charge fut supprimée, le titre de trésorier général de la marine, qu’il perdit en 1780. Mêlé comme témoin à l’affaire du Collier, il mourut en 1787 à la Bastille, après une banqueroute de vingt millions. Il avait bâti au bois de Boulogne la Folie Saint-James, dont le nom est resté à un quartier de Neuilly (C. Port, Dictionnaire du Maine-et-Loire). Il sera question plus loin d’une visite que fit Marmontel au château de Baudard de Vaudesir.
  19. Louis Coste de Pujolas, né à Toulouse en 1719, mort à Paris le 25 juin 1777, longtemps directeur des Affiches, Annonces et Avis divers, connus sous le nom d’Affiche de province (1752-1784, 33 vol.  in-4o). Le Nécrologe de 1778 contient une notice anonyme sur Coste de Pujolas par un de ses amis ; dans une note autographe que je possède, Meusnier de Querlon, véritable rédacteur de l’Affiche de province, conteste les titres de son chef de file aux éloges que lui prodiguait le Nécrologe.
  20. Choix des anciens Mercures, avec un extrait du Mercure françois. Paris, Chaubert, 1757-1764,108 vol.  in-12 et une Table générale, 1765, in-12.
  21. Les documents sur cet épisode capital de l’existence de Marmontel ne manquent pas, mais ils sont singulièrement dispersés. Dès 1829, J. Delort, dans son Histoire de la détention des gens de lettres à la Bastille et à Vincennes, faisait connaître quelques lettres provenant, semble-t-il, des archives de la Bastille et relatives à l’entrée et à la sortie de Marmontel. En 1835, Mommerqué communiqua au Bulletin de la Société de l’histoire de France un dossier beaucoup plus important, extrait, selon toute apparence, de ces mêmes archives, entassées alors dans les caves et dans les combles de l’Arsenal, et qui, depuis, n’y a pas fait retour. Ce dossier renfermait la lettre de Marmontel au duc d’Aumont (30 novembre 1759) à laquelle il fait allusion plus haut ; diverses lettres à Sartine, par Saint-Florentin, d’Abadie, gouverneur de la Bastille, et Marmontel ; le rapport d’un exempt sur Durand, « vieil homme vivant de son bien », dont le sort tourmentait si vivement le prisonnier, ainsi que le prouve une nouvelle lettre au lieutenant de police ; un désaveu formel de Cury, daté de Clichy, 5 janvier 1760, et adressé à Saint-Florentin ; l’avis de mise en liberté de Marmontel, 7 janvier 1760, et une note de la main de Sartine sur le revenu que celui-ci était menacé de perdre. Il existe un tirage à part de ces documents sous le titre de Détention à la Bastille de Marmontel et de Morellet (imp. Crapelet, 1835, in-8, 16 p.). M. Cocheris a publié en fac-similé dans le Bibliophile français illustré (t. , II, p. 184 et 191) la lettre de cachet et l’ordre de mise en liberté de Marmontel, reliés dans un registre de la Bastille appartenant à la Bibliothèque Mazarine.
  22. D’après une note que veut bien me communiquer M. Fernand Bournon, François-Jérôme d’Abadie (appelé quelquefois de L’Abadie), lieutenant de roi à la Bastille, fut nommé gouverneur à la mort de Baisle, le 8 décembre 1758. Il mourut subitement le 18 mai 1761.
  23. Mlle Sau…, dit la table des matières de l’édition de 1821. J’ignore qui elle entend désigner.
  24. C’est-à-dire de Madeleine-Céleste Fieuzal, dite Durancy, dont il a été question tome Ier, p. 219, et qui débuta le 19 juillet 1759 dans les rôles de Dorine de Tartufe et de Marinette du Florentin. L’arrestation de Marmontel étant du 27 décembre 1759, il ne saurait être question dans ce passage du début de Durancy père, qui, selon une note assez obscure de de Manne (Troupe de Voltaire, p. 202), aurait eu lieu le 15 novembre de la même année.
  25. Philippe Bridard de La Garde fort décrié en effet pour ses mœurs, et longtemps le chaperon, — pour ne pas dire pis, — de Mlle Le Maure ; auteur d’un roman agréable et trop peu connu, les Lettres de Thérèse (1737, 6 parties in-12).
  26. Colin, homme d’affaires de Mme de Pompadour, mort en 1775, à peu près ruiné. Sa bibliothèque, dont on a le catalogue, dénotait un curieux et un homme de goût. Il est souvent question de Colin dans la correspondance de Falconet avec Diderot et avec Catherine II.