Mémoires d'un père pour servir à l'instruction de ses enfants (LDB, 1891)/VII

Texte établi par Maurice Tourneux,  (2p. 157-247).

LIVRE VII





Mon aventure avec le duc d’Aumont m’avoit fait deux grands biens : elle m’avoit fait renoncer à un projet de mariage formé à la légère, et dont j’ai eu depuis quelque raison de croire que je me serois repenti ; elle avoit mis pour moi dans l’âme de Bouvard les germes de cette amitié qui m’a été si salutaire. Mais ces bons offices n’étoient pas les seuls que le duc d’Aumont m’eût rendus en me persécutant.

D’abord mon âme, que les délices de Paris, d’Avenay, de Passy, de Versailles, avoient trop amollie, avoit besoin que l’adversité lui rendit son ancienne trempe et le ressort qu’elle avoit perdu ; le duc d’Aumont avoit pris soin de remettre en vigueur mon courage et mon caractère. En second lieu, sans m’occuper bien sérieusement, le Mercure ne laissoit pas de captiver mon attention, de consumer mon temps, de me dérober à moi-même, de m’interdire toute entreprise honorable pour mes talens, et de les asservir à une rédaction minutieuse et presque mécanique ; le duc d’Aumont les avoit remis en liberté, et m’avoit rendu l’heureux besoin d’en faire un digne et noble usage. Enfin, j’étois résolu à sacrifier au travail du Mercure huit ou dix des plus belles années de ma vie, avec l’espérance d’amasser une centaine de mille francs, auxquels je bornois mon ambition. Or, les loisirs que m’avoit procurés le duc d’Aumont ne me valurent guère moins dans le même nombre d’années, sans rien prendre sur les plaisirs de mes sociétés à la ville, ni des campagnes délicieuses où je passois le temps des trois belles saisons.

Je ne compte pas l’avantage d’avoir été reçu à l’Académie françoise plus tôt que je n’aurois dû l’être en ne faisant que le Mercure. L’intention du duc d’Aumont n’étoit pas de m’y conduire par la main ; il le fit cependant sans le vouloir, et même en ne le voulant pas.

J’ai observé plus d’une fois, et dans les circonstances les plus critiques de ma vie, que, lorsque la fortune a paru me contrarier, elle a mieux fait pour moi que je n’aurois voulu moi-même. Ici me voilà ruiné, et, du milieu de ma ruine, vous allez, mes enfans, voir naître le bonheur le plus égal, le plus paisible et le plus rarement troublé dont un homme de mon état se puisse flatter de jouir. Pour l’établir solidement et sur sa base naturelle, je veux dire sur le repos de l’esprit et de l’âme, je commençai par me délivrer de mes inquiétudes domestiques. L’âge ou les maladies, celle surtout qui sembloit être contagieuse dans ma famille, diminuoient successivement le nombre de ces bons parens que j’avois eu tant de plaisir à faire vivre dans l’aisance. J’avois déjà obtenu de mes tantes de cesser tout commerce, et, après avoir liquidé nos dettes, j’avois ajouté des pensions au revenu de mon petit bien. Or, ces pensions de cent écus chacune étant réduites au nombre de cinq, il me restoit à moi d’abord la moitié de mes mille écus de pension sur le Mercure ; j’avois de plus les cinq cents livres d’intérêts de dix mille francs que j’avois employés au cautionnement de M. Odde ; j’y ajoutai une rente de cinq cent quarante livres sur le duc d’Orléans, et, du surplus des fonds qui me restoient dans la caisse du Mercure, j’achetai quelques effets royaux. Ainsi, pour mon loyer, mon domestique et moi, je n’avois guère moins de mille écus à dépenser. Je n’en avois jamais dépensé davantage. Mme Geoffrin vouloit même que le payement de mon loyer cessât dès lors ; mais je la priai de permettre que j’essayasse encore un an si mes facultés ne me suffiroient pas, en l’assurant que, si mon loyer me gênoit, je le lui avouerois sans rougir. Je ne fus point à cette peine. Bien malheureusement le nombre des pensions que je faisois diminua par la mort de mes deux sœurs qui étoient au couvent de Clermont, et que m’enleva la même maladie dont étoient morts nos père et mère. Peu de temps après je perdis mes deux vieilles tantes, les seules qui me restoient à la maison. La mort ne me laissa que la sœur de ma mère, cette tante d’Albois qui vit encore. Ainsi j’héritois tous les ans de quelques-uns de mes bienfaits. D’un autre côté, les premières éditions de mes Contes commencèrent à m’enrichir.

Tranquille du côté de la fortune, ma seule ambition étoit l’Académie françoise, et cette ambition même étoit modérée et paisible. Avant d’atteindre à ma quarantième année j’avois encore trois ans à donner au travail, et dans trois ans j’aurois acquis de nouveaux titres à cette place. Ma traduction de Lucain s’avançoit, je préparois en même temps les matériaux de ma Poétique, et la célébrité de mes Contes alloit toujours croissant à chaque édition nouvelle. Je croyois donc pouvoir me donner du bon temps.

Vous avez vu de quelle manière obligeante l’officieux Bouret avoit débuté avec moi. La connoissance faite, la liaison formée, ses sociétés avoient été les miennes. Dans l’un des contes de la Veillée, j’ai peint le caractère de la plus intime de ses amies, la belle Mme Gaulard. L’un de ses deux fils[1], homme aimable, occupoit à Bordeaux l’emploi de la recette générale des fermes ; il avoit fait un voyage à Paris ; et, la veille de son départ, l’un des plus beaux jours de l’année, nous dînions ensemble chez notre ami Bouret, en belle et bonne compagnie. La magnificence de cet hôtel que les arts avoient décoré, la somptuosité de la table, la naissante verdure des jardins, la sérénité d’un ciel pur, et surtout l’amabilité d’un hôte qui, au milieu de ses convives, sembloit être l’amoureux de toutes les femmes, le meilleur ami de tous les hommes, enfin tout ce qui peut répandre la belle humeur dans un repas, y avoient exalté les esprits. Moi qui me sentois le plus libre des hommes, le plus indépendant, j’étois comme l’oiseau qui, échappé du lien qui le tenoit captif, s’élance dans l’air avec joie ; et, pour ne rien dissimuler, l’excellent vin qu’on me versoit contribuoit à donner l’essor à mon âme et à ma pensée.

Au milieu de cette gaieté, le jeune fils de Mme Gaulard nous faisoit ses adieux ; et, en me parlant de Bordeaux, il me demanda s’il pouvoit m’y être bon à quelque chose. « À m’y bien recevoir, lui dis-je, lorsque j’irai voir ce beau port et cette ville opulente : car, dans les rêves de ma vie, c’est l’un de mes projets les plus intéressans. — Si je l’avois su, me dit-il, vous auriez pu l’exécuter dès demain : j’avois une place à vous offrir dans ma chaise. Et moi, me dit l’un des convives (c’étoit un juif appelé Gradis[2], l’un des plus riches négocians de Bordeaux), et moi je me serois chargé de faire voiturer vos malles. — Mes malles, dis-je, n’auroient pas été lourdes ; mais pour mon retour à Paris ?… Dans six semaines, reprit Gaulard, je vous y aurois ramené. — Tout cela n’est donc plus possible ? leur demandai-je. — Très possible de notre part, me dirent-ils, mais nous partons demain. » Alors, disant quatre mots à l’oreille au fidèle Bury, qui me servoit à table, je l’envoyai faire mes paquets ; et aussitôt, buvant à la santé de mes compagnons de voyage : « Me voilà prêt, leur dis-je, et nous partons demain. » Tout le monde applaudit à une résolution si leste, et tout le monde but à la santé des voyageurs.

Il est difficile d’imaginer un voyage plus agréable une route superbe, un temps si beau, si doux, que nous courions la nuit, en dormant, les glaces baissées. Partout les directeurs, les receveurs des fermes empressés à nous recevoir ; je croyois être dans ces temps poétiques et dans ces beaux climats où l’hospitalité s’exerçoit par des fêtes.

À Bordeaux, je fus accueilli et traité aussi bien qu’il étoit possible, c’est-à-dire qu’on m’y donna de bons dîners, d’excellens vins, et même des salves de canon des vaisseaux que je visitois. Mais, quoiqu’il y eût dans cette ville des gens d’esprit et faits pour être aimables, je jouis moins de leur commerce que je n’aurois voulu : un fatal jeu de dés, dont la fureur les possédoit, noircissoit leur esprit et absorboit leur âme. J’avois tous les jours le chagrin d’en voir quelqu’un navré de la perte qu’il avoit faite. Ils sembloient ne dîner et ne souper ensemble que pour s’entr’égorger au sortir de table ; et cette âpre cupidité, mêlée aux jouissances et aux affections sociales, étoit pour moi quelque chose de monstrueux.

Rien de plus dangereux pour un receveur général des fermes qu’une telle société. Quelque intacte que fût sa caisse, sa seule qualité de comptable lui devoit interdire les jeux de hasard, comme un écueil sinon de sa fidélité, au moins de la confiance qu’on y avoit mise ; et je ne fus pas inutile à celui-ci pour l’affermir dans la résolution de ne jamais se laisser gagner à la contagion de l’exemple.

Une autre cause altéroit le plaisir que m’auroit fait le séjour de Bordeaux : la guerre maritime faisoit des plaies profondes au commerce de cette grande ville. Le beau canal que j’avois sous les yeux ne m’en offroit que les débris ; mais je me formois aisément l’idée de ce qu’il devoit être dans son état paisible, prospère et florissant.

Quelques maisons de commerçans, où l’on ne jouoit point, étoient celles que je fréquentois le plus et qui me convenoient le mieux ; mais aucune n’avoit pour moi autant d’attrait que celle d’Ansely[3]. Ce négociant étoit un philosophe anglois, d’un caractère vénérable. Son fils, quoique bien jeune encore, annonçoit un homme excellent ; et ses deux filles, sans être belles, avoient un charme naturel dans l’esprit et dans les manières qui m’engageoit autant et plus que n’eût fait la beauté. La plus jeune des deux, Jenny, avoit fait sur mon âme une impression vive. Ce fut pour elle que je composai la romance de Pétrarque, et je la lui chantai en lui disant adieu.

Dans les loisirs que me laissoit la société d’une ville où, le matin, tout le monde est à ses affaires, je repris le goût de la poésie, et je composai mon Épître aux poètes. J’eus aussi pour amusement les facéties qu’on imprimoit à Paris dans ce moment-là contre un homme qui méritoit d’être châtié de son insolence, mais qui le fut aussi bien rigoureusement : c’étoit Le Franc de Pompignan.

Avec un mérite littéraire considérable dans sa province, médiocre à Paris, mais suffisant encore pour y être estimé, il y auroit joui paisiblement de cette estime, si l’excès de sa vanité, de sa présomption, de son ambition, ne l’avoit pas tant enivré. Malheureusement, trop flatté dans ses académies de Montauban et de Toulouse, accoutumé à s’y entendre applaudir dès qu’il ouvroit la bouche et avant même qu’il eût parlé, vanté dans les journaux dont il savoit gagner ou payer la faveur, il se croyoit un homme d’importance en littérature ; et, par malheur encore, il avoit ajouté à l’arrogance d’un seigneur de paroisse l’orgueil d’un président de cour supérieure dans sa ville de Montauban ; ce qui formoit un personnage ridicule dans tous les points. D’après l’opinion qu’il avoit de lui-même, il avoit trouvé malhonnête qu’à la première envie qu’il avoit témoignée d’être de l’Académie françoise on ne se fût pas empressé à l’y recevoir ; et, lorsqu’en 1758 Sainte-Palaye y avoit eu sur lui la préférence, il en avoit marqué un superbe dépit. Deux ans après, l’Académie n’avoit pas laissé de lui accorder ses suffrages, et il n’y avoit pour lui que de l’agrément dans l’unanimité de son élection ; mais, au lieu de la modestie que les plus grands hommes eux-mêmes affectoient, au moins en y entrant, il y apporta l’humeur de l’orgueil offensé, avec un excès d’âpreté et de hauteur inconcevable. Le malheureux avoit conçu l’ambition d’être je ne sais quoi dans l’éducation des enfans de France. Il savoit que, dans ses principes de religion, M. le Dauphin n’aimoit pas Voltaire, et qu’il voyoit de mauvais œil l’atelier encyclopédique ; il faisoit sa cour à ce prince ; il croyoit s’être rendu recommandable auprès de lui par ses odes sacrées, dont la magnifique édition ruinoit son libraire ; il croyoit l’avoir très flatté en lui confiant le manuscrit de sa traduction des Géorgiques ; il ne savoit pas à qui sa vanité avoit affaire ; il ne savoit pas que cette traduction, si péniblement travaillée, en vers durs, raboteux, martelés, sans couleur et sans harmonie, comparée au chef-d’œuvre de la poésie latine, étoit, par le Dauphin lui-même, soumise à l’œil moqueur de la critique et tournée en dérision. Il crut faire un coup de parti en attaquant publiquement, dans son discours de réception à l’Académie françoise, cette classe de gens de lettres que l’on appeloit philosophes, et singulièrement Voltaire et les encyclopédistes.

Il venoit de faire cette sortie lorsque je partis pour Bordeaux ; et, ce qui n’étoit guère moins étonnant que son arrogance, c’étoit le succès qu’elle avoit eu. L’Académie avoit écouté en silence cette insolente déclamation ; le public l’avoit applaudie ; Pompignan étoit sorti de là triomphant et enflé de sa vaine gloire.

Mais, peu de temps après, commença contre lui la légère escarmouche des Facéties parisiennes ; et ce fut l’un de ses amis, le président Barbot[4], qui, étant venu me voir, m’apprit que « ce pauvre M. de Pompignan étoit la fable de Paris ». Il me montra les premières feuilles qu’il venoit de recevoir ; c’étoient les Quand et les Pourquoi. Je vis la tournure et le ton que prenoit la plaisanterie.

« Vous êtes donc l’ami de M. Le Franc ? lui demandai-je. — Hélas ! oui, me dit-il. — Je vous plains donc, car je connois les railleurs qui sont à ses trousses. Voilà les Quand et les Pourquoi ; bientôt les Si, les Mais, les Car, vont venir à la file ; et je vous annonce qu’on ne le quittera point qu’il n’ait passé par les particules. » La correction fut encore plus sévère que je n’avois prévu ; on se joua de lui de toutes les manières. Il voulut se défendre sérieusement ; il n’en fut que plus ridicule. Il adressa un mémoire au roi ; son mémoire fut bafoué. Voltaire parut rajeunir pour s’égayer à ses dépens : en vers, en prose, sa malice fut plus légère, plus piquante, plus féconde en idées originales et plaisantes qu’elle n’avoit jamais été. Une saillie n’attendoit pas l’autre. Le public ne cessoit de rire aux dépens du triste Le Franc. Obligé de se tenir enfermé chez lui pour ne pas entendre chanter sa chanson dans le monde, et pour ne pas se voir montré au doigt, il finit par aller s’ensevelir dans son château, où il est mort sans avoir jamais osé reparoître à l’Académie. J’avoue que je n’eus aucune pitié de lui, non seulement parce qu’il étoit l’agresseur, mais parce que son agression avoit été sérieuse et grave, et n’alloit pas à moins, si on l’en avoit cru, qu’à faire proscrire nombre de gens de lettres, qu’il dénonçoit et désignoit comme les ennemis du trône et de l’autel.

Lorsque nous fûmes sur le point, Gaulard et moi, de revenir à Paris : « Allons-nous, me dit-il, retourner par la même route ? n’aimeriez-vous pas mieux faire le tour par Toulouse, Montpellier, Nîmes, Avignon, Vaucluse, Aix, Marseille, Toulon, et par Lyon, Genève, où nous verrions Voltaire, dont mon père a été connu ? » Vous pensez bien que j’embrassai ce beau projet avec transport ; et, avant de partir, j’écrivis à Voltaire.

À Toulouse, nous fûmes reçus par un ami intime de Mme Gaulard, M. de Saint-Amand, homme de l’ancien temps pour la franchise et la politesse, et qui dans cette ville occupoit un très bon emploi[5]. Pour moi, je n’y retrouvai plus aucune de mes connoissances. J’eus même de la peine à reconnoître la ville, tant les objets de comparaison et l’habitude de voir Paris la rapetissoient à mes yeux.

De Toulouse à Béziers, nous fûmes occupés à suivre et à observer le canal du Languedoc. Ce fut là véritablement pour moi un sujet d’admiration, parce que j’y voyois réunies la grandeur et la simplicité, deux caractères qui ne se montrent jamais ensemble sans causer d’étonnement.

La jonction des deux mers et le commerce de l’une et de l’autre étoient le résultat de deux ou trois grandes idées combinées par le génie. La première étoit celle d’un amas d’eaux immense, dans l’espèce de coupe que forment des montagnes du côté de Revel, à quelques lieues de Carcassonne, pour être perpétuellement la source et le réservoir du canal ; la seconde étoit le choix d’une éminence inférieure au réservoir, mais dominant, d’un côté, l’intervalle de ce point-là jusqu’à Toulouse, et, de l’autre côté, l’espace du même point jusqu’à Béziers ; en sorte que les eaux du réservoir, conduites jusque-là par une pente naturelle, s’y tiendroient suspendues dans un vaste niveau, et n’auroient plus qu’à s’épancher d’un côté vers Béziers, de l’autre vers Toulouse, pour alimenter le canal et aller déposer les barques dans l’Orbe d’un côté, et de l’autre dans la Garonne. Enfin, une troisième et principale idée étoit la construction des écluses dans tous les points où les barques auroient à s’élever ou à descendre ; l’effet de ces écluses étant, comme l’on sait, de recevoir les barques, et, en se remplissant ou se vidant à volonté, de leur servir comme d’échelons dans les deux sens, soit pour descendre, soit pour monter au niveau du canal.

En vous épargnant des détails de prévoyance et d’industrie où l’inventeur étoit entré pour rendre intarissable la source des eaux du canal et en mesurer le volume, sans jamais le faire dépendre du cours des rivières voisines, ni communiquer avec elles, je dirai seulement que je ne négligeai aucun de ces détails. Mais le principal objet de mon attention fut le bassin de Saint-Ferréol, la source du canal et le réservoir de ses eaux. Ce bassin, formé, comme je l’ai dit, par un cercle de montagnes, a deux mille deux cent vingt-deux toises de circonférence et cent soixante pieds de profondeur. La gorge des montagnes qui l’environnent est fermée par un mur de trente-six toises d’épaisseur. Lorsqu’il est plein, ses eaux s’épanchent en cascade ; mais, dans les temps de sécheresse, ces épanchoirs n’en versent plus, et alors c’est du fond du réservoir qu’on les tire. Voici comment : dans l’épaisseur de la digue sont pratiquées deux voûtes qui, à quarante pieds de distance, se prolongent sous le réservoir ; à l’une de ces voûtes sont adaptés verticalement trois tubes de bronze du calibre des plus gros canons, et par lesquels, quand leurs robinets s’ouvrent, l’eau du réservoir tombe dans un aqueduc pratiqué le long de la seconde voûte ; en sorte que, lorsqu’on pénètre jusqu’à ces robinets, on a cent soixante pieds d’eau sur la tête. Nous ne laissâmes pas de nous avancer jusque-là, à la lueur du goudron enflammé que notre conducteur portoit dans une poêle car nulle autre lumière n’auroit tenu à la commotion de l’air qu’excita bientôt sous la voûte l’explosion des eaux, quand tout à coup, avec un fort levier de fer, notre homme ouvrit le robinet de l’un des trois tuyaux, puis celui du second, puis celui du troisième. À l’ouverture du premier, le plus effroyable tonnerre se fit entendre sous la voûte ; et deux fois, coup sur coup, ce mugissement redoubla. Je croyois voir crever le fond du réservoir, et les montagnes des environs s’écrouler sur nos têtes. L’émotion profonde, et, à dire vrai, la frayeur que ce bruit nous avoit causée, ne nous empêcha point d’aller voir ce qui se passoit sous la seconde voûte. Nous y pénétrâmes, au bruit de ces tonnerres souterrains ; et là nous vîmes trois torrens s’élancer par l’ouverture des robinets. Je ne connois dans la nature aucun mouvement comparable à la violence de la colonne d’eau qui, en flots d’écume, s’échappoit de ces tubes. L’œil ne pouvoit la suivre ; sans étourdissement on ne pouvoit la regarder. Le bord de l’aqueduc où fuyoit ce torrent n’avoit que quatre pieds de large ; il étoit revêtu d’une pierre de taille polie, humide et très glissante. C’étoit là que nous étions debout, pâlissans, immobiles ; et, si le pied nous eût manqué, l’eau du torrent nous eût roulés à mille pas dans un clin d’œil. Nous sortîmes en frémissant, et nous sentîmes les rochers auxquels la digue est appuyée trembler à cent pas de distance.

Quoique bien familiarisé avec le mécanisme du canal, je ne laissai pas d’être émerveillé encore, lorsque du pied de la colline de Béziers je vis comme un long escalier de huit écluses contiguës, par où les barques descendoient ou montoient avec une égale facilité.

À Béziers, je trouvai un ancien militaire de mes amis, M. de La Sablière, qui, après avoir joui longtemps de la vie de Paris, étoit venu achever de vieillir dans sa ville natale, et y jouir d’une considération méritée par ses services. Dans l’asile voluptueux qu’il s’étoit fait, il nous reçut avec cette hilarité gasconne à laquelle contribuoient l’aisance d’une fortune honnête, l’état d’une âme libre et calme, le goût de la lecture, un peu de la philosophie antique, et cette salubrité renommée de l’air qu’on respire à Béziers. Il me demanda des nouvelles de La Popelinière, chez lequel nous avions passé ensemble de beaux jours. « Hélas ! lui répondis-je, nous ne nous voyons plus ; son fatal égoïsme lui a fait oublier l’amitié. Je vais vous confier ce que je n’ai dit à personne :

« Immédiatement après le mariage de ma sœur, j’avois obtenu pour son mari un emploi à Chinon, l’entrepôt du tabac, emploi facile et simple, et que ma sœur auroit pu conserver si elle avoit perdu son mari. Cet emploi valoit cent louis. En même temps La Popelinière avoit obtenu, pour un de ses parens, l’emploi des traites de Saumur, emploi de receveur comptable, et qui, d’un détail infini et d’une extrême difficulté, ne valoit que douze cents livres. La Popelinière ne laissa pas de me prier d’en accepter l’échange, en alléguant la bienséance, vu que son homme, à lui, demeuroit à Chinon. Comme il me demandoit ce service au nom de l’amitié, je ne balançai pas à le lui rendre. Je tâchai même de me persuader que les talens de mon beau-frère auroient été ensevelis dans un magasin de tabac ; au lieu que, dans une recette qui demandoit un homme instruit, vigilant, appliqué, il pourroit se faire connoître et mériter de l’avancement. Je ne crus donc pas lui faire tort ; et, généreux à ses dépens, je le fus à l’excès : car, l’emploi de Chinon étant d’une valeur double de celui de Saumur, La Popelinière m’offroit pour cet échange un dédommagement annuel de douze cents livres ; et moi je ne voulus, pour compensation, que le plaisir de l’obliger. Eh bien ! ce mince emploi, où mon beau-frère avoit rétabli l’ordre, l’activité, l’exactitude, et qu’on lui avoit permis de joindre à celui du grenier à sel qu’il avoit obtenu depuis, quelqu’un, à mon insu, l’a sollicité pour un autre, et mon beau-frère l’a perdu. — Et La Popelinière a souffert qu’on vous l’ait enlevé ? — Que vouliez-vous qu’il fît ? — Et, sandis ! étoit-il sans crédit dans sa compagnie ? et du moins ne devoit-il pas reconnoître et faire valoir ce que vous aviez fait pour lui ? — Que direz-vous donc, ajoutai-je, quand vous saurez que c’est lui-même qui, sans m’en dire un mot, a demandé, sollicité cet emploi pour son secrétaire, et en a dépouillé le mari de ma sœur ? — Cela n’est pas possible. — Cela n’est que trop vrai : les fermiers généraux eux-mêmes me l’ont dit. » La Sablière, confondu, garda quelque temps le silence ; et puis : « Mon ami, me dit-il, nous l’avons aimé, vous et moi ; ne pensons qu’à cela ; jetons un voile sur le reste. » En effet, nous ne fîmes plus que nous retracer l’heureux temps où La Popelinière étoit pour nous un hôte aimable, et cette galerie mouvante de tableaux et de caractères qui chez lui nous avoit passé devant les yeux. « J’en aime encore le souvenir, me dit-il, mais comme d’un songe dont le réveil est sans regrets. »

Montpellier ne nous offrit rien d’intéressant que le Jardin des plantes ; encore ne fut-il pour nous qu’une promenade agréable, car nous étions en botanique aussi ignorans l’un que l’autre ; mais, comme nous nous connoissions en jolies femmes, nous eûmes le plaisir d’en suivre des yeux quelques-unes qui, avec un teint brun, nous sembloient très piquantes. Ce qu’on distingue en elles, c’est un air éveillé, une démarche leste et un œil agaçant. J’observai singulièrement qu’elles étoient très bien chaussées, ce qui, par tout pays, est un présage heureux.

À Nîmes, sur la foi des voyageurs et des artistes, nous nous attendions à être frappés d’admiration rien ne nous étonna. Il y a des choses dont la renommée exagère si fort la grandeur ou la beauté que l’opinion qu’on en a eue de loin ne peut plus que décroître lorsqu’on les voit de près. L’Amphithéâtre ne nous parut point vaste, et la structure ne nous surprit que par sa massive lourdeur. La Maison carrée nous fit plaisir à voir, mais le plaisir que fait une petite chose régulièrement travaillée.

Je ne veux pas oublier qu’à Nîmes, dans le cabinet d’un naturaliste appelé Séguier[6], nous vîmes une collection de pierres grises qui, fendues par lits, comme le talc, présentent les deux moitiés d’un poisson incrusté dont la figure est très distincte ; et cela n’est pas merveilleux ; mais, ce qui l’est pour moi, c’est ce que m’assura ce naturaliste, que ces pierres se trouvent dans les Alpes, et que l’espèce des poissons qu’elles renferment ne se trouvent plus dans nos mers.


Quærite, quos agitat mundi labor.

Lucan.

Nous ne vîmes Avignon qu’en passant, pour aller nous extasier à Vaucluse. Mais il fallut encore ici rabattre de l’idée que nous avions du séjour enchanté de Pétrarque et de Laure. Il en est de Vaucluse comme de Castalie, du Pénée et du Simoïs. La renommée en est due aux Muses, leur vrai charme est celui des vers qui les ont célébrés. Ce n’est pas que la cascade de la fontaine de Vaucluse ne soit belle, et par le volume et par les longs bondissemens de ses eaux parmi les rochers dont leur chute est entrecoupée ; mais, n’en déplaise aux poètes qui l’ont décrite, la source en est absolument dénuée des ornemens de la nature ; les deux bords en sont nus, arides, escarpés, sans ombrage ; ce n’est qu’au bas de la cascade que la rivière qu’elle forme commence à revêtir ses bords d’une assez riante verdure. Cependant, avant de quitter la source de ses eaux, nous nous assîmes, nous rêvâmes ; et, sans nous parler l’un à l’autre, les yeux fixés sur des ruines qui nous sembloient être les restes du château de Pétrarque, nous fûmes nous-mêmes quelques momens dans l’illusion poétique, en croyant voir autour de ces ruines errer les ombres des deux amans qui ont fait la gloire de ces bords.

Mais, ce qui plus réellement est fait pour le plaisir des yeux, ce sont l’enceinte et les dehors d’une petite ville que la rivière de Vaucluse vient embrasser, et dont elle baigne les murs ; ce qui l’a fait appeler l’Ile. Nous croyions en effet voir une île enchantée, en nous promenant alentour, sous deux rangs de mûriers et entre deux canaux d’une eau vive, pure et rapide. De jolis groupes de jeunes juives, qui se promenoient comme nous, ajoutoient à l’illusion que nous faisoit la beauté du lieu ; et d’excellentes truites, de belles écrevisses, que l’on nous servit à souper dans l’auberge qui terminoit cette charmante promenade, firent succéder aux plaisirs de l’imagination et à ceux de la vue les délices d’un nouveau sens.

Le beau temps, qui depuis Paris avoit si agréablement accompagné notre voyage, nous abandonna sur les confins de la Provence. Le pays où il pleut le plus rarement fut pluvieux pour nous. La ville d’Aix ne fut d’abord sur notre route qu’un passage pour aller voir Marseille et Toulon. Il fallut cependant faire une visite d’usage au gouverneur de la province, qui résidoit dans cette ville. Ce gouverneur, l’indigne fils du maréchal de Villars[7], me reçut avec une politesse qui, dans un autre, m’auroit flatté. Il marqua de l’empressement à nous retenir jusqu’à la Fête-Dieu. Nous nous y refusâmes ; mais il nous fit promettre que la veille de cette fête nous serions de retour à Aix, pour voir le lendemain la procession du roi René.

Ce furent pour moi deux objets d’un intérêt très vif et d’une attention très avide que ces deux ports célèbres, celui de Marseille pour le commerce, celui de Toulon pour la guerre ; et, quoiqu’à Marseille, une ville neuve, très magnifiquement bâtie, fût digne de nous occuper, le peu de temps que nous y fûmes s’employa tout à visiter le port, ses défenses, ses magasins, et tous les grands objets de ce commerce que la guerre faisoit languir, mais qui redeviendroit florissant à la paix. À Toulon, le port fut de même l’unique objet de nos pensées. Nous y reconnûmes la main de Louis XIV dans ces établissemens superbes où étoit empreinte sa grandeur, et dans lesquels, soit pour la construction, soit pour l’armement des vaisseaux, tout rappeloit encore une puissance respectable.

Ici, ce qui sembloit devoir m’en imposer le plus fut ce qui m’étonna le moins. L’une de mes envies étoit de voir la pleine mer. Je la vis, mais tranquille ; et les tableaux de Vernet me l’avoient si fidèlement représentée que la réalité ne m’en causa aucune émotion ; mes yeux y étoient aussi accoutumés que si j’étois né sur ses bords.

Le duc de Villars sembloit avoir voulu nous rendre témoins du gala qu’il donneroit chez lui la veille de la Fête-Dieu. En y arrivant le soir, nous y trouvâmes toute la bonne compagnie de la ville, le bal, grand jeu et grand souper.

Le lendemain, le mauvais temps nous priva du spectacle de la procession qu’on nous avoit si fort vantée. Nous en vîmes pourtant quelques échantillons par exemple, un crocheteur ivre, représentant la reine de Saba ; un autre, le roi Salomon ; trois autres, les rois mages, et tout cela crotté jusqu’aux oreilles. La reine de Saba n’en sautoit pas moins en cadence, et le roi Salomon n’en bondissoit pas moins derrière la reine de Saba. J’admirois le sérieux des Provençaux à ce spectacle, et nous eûmes grand soin d’imiter ce respect. J’eus pourtant quelquefois bien de la peine à ne pas rire. Je remarquai entre autres l’un de ces personnages qui, au bout d’une gaule, portoit un chiffon blanc, et derrière lui trois autres polissons qui faisoient dans la rue des mouvemens d’ivrognes toutes les fois que l’homme au chiffon blanc renversoit son bâton. Je demandai quel étoit le mystère que cela nous représentoit. « Ne voyez-vous pas, me répondit le notable à qui je parlois, que ce sont les trois mages que l’étoile conduit, et qui s’égarent de leur route dès que l’étoile disparoît ? » Je me contins. Rien n’ôte l’envie de rire comme la peur d’être lapidé.

Le gouverneur avoit exigé de nous de ne partir le lendemain de cette fête qu’après avoir dîné chez lui. À ce dîner, il se piqua d’assembler des gens de mérite, M. de Monclar[8] à leur tête. J’étois prévenu de la plus haute estime pour ce grand magistrat. Je la lui témoignai avec cette ingénuité de sentiment qui ne ressemble point à de la flatterie. Il y parut sensible, et y répondit avec bonté. Presque au sortir de table je pris congé du duc de Villars, aussi reconnoissant qu’on peut l’être des attentions et des empressemens d’un homme qu’on n’estime pas.

Sur notre route d’Aix à Lyon, il n’y eut rien de remarquable qu’un trait de bonne foi de l’hôtesse de Tain, village voisin de cette côte de l’Hermitage que ses vins ont rendue célèbre. À ce village, pendant que l’on changeoit nos chevaux, je dis à l’hôtesse, en lui présentant un louis d’or : « Madame, si vous avez d’excellent vin rouge de l’Hermitage, donnez-m’en six bouteilles, et payez-vous sur ce louis. » Elle me regarda d’un air satisfait de ma confiance. « Du vin rouge excellent, me dit-elle, je n’en ai point ; mais du blanc, j’en ai du meilleur. » Je me fiai à sa parole, et ce vin, dont elle ne prit que cinquante sous la bouteille, ne se trouva pas moins que du nectar.

Pressés de nous rendre à Genève, nous ne nous donnâmes pas même le temps de voir Lyon, réservant pour notre retour le plaisir d’admirer dans ce grand atelier du luxe les chefs-d’œuvre de l’industrie.

Rien de plus singulier, de plus original, que l’accueil que nous fit Voltaire. Il étoit dans son lit lorsque nous arrivâmes. Il nous tendit les bras ; il pleura de joie en m’embrassant ; il embrassa de même le fils de son ancien ami M. Gaulard. « Vous me trouvez mourant, nous dit-il ; venez-vous me rendre la vie ou recevoir mes derniers soupirs ? » Mon camarade fut effrayé de ce début ; mais moi, qui avois cent fois entendu dire à Voltaire qu’il se mouroit, je fis signe à Gaulard de se rassurer. En effet, le moment d’après, le mourant nous faisant asseoir auprès de son lit : « Mon ami, me dit-il, que je suis aise de vous voir ! surtout dans le moment où je possède un homme que vous serez ravi d’entendre. C’est M. de L’Écluse, le chirurgien-dentiste du feu roi de Pologne, aujourd’hui seigneur d’une terre[9] auprès de Montargis, et qui a bien voulu venir raccommoder les dents irracommodables de Mme Denis. C’est un homme charmant. Mais ne le connoissez-vous pas ? — Le seul L’Écluse que je connoisse est, lui dis-je, un acteur de l’ancien Opéra-Comique. — C’est lui, mon ami, c’est lui-même. Si vous le connoissez, vous avez entendu cette chanson du Rémouleur, qu’il joue et qu’il chante si bien. » Et à l’instant voilà Voltaire imitant L’Écluse, et, avec ses bras nus et sa voix sépulcrale, jouant le Rémouleur et chantant la chanson :


Je ne sais où la mettre
JeMa jeune fillette ;
Je ne sais où la mettre,
JeCar on me la che…


Nous riions aux éclats ; et lui, toujours sérieusement : « Je l’imite mal, disoit-il ; c’est M. de L’Écluse qu’il faut entendre ; et sa chanson de la Fileuse ! et celle du Postillon ! et la querelle des Écosseuses avec Vadé ! C’est la vérité même. Ah ! vous aurez bien du plaisir. Allez voir Mme Denis. Moi, tout malade que je suis, je m’en vais me lever pour dîner avec vous. Nous mangerons un ombre-chevalier, et nous entendrons M. de L’Écluse. Le plaisir de vous voir a suspendu mes maux, et je me sens tout ranimé. »

Mme Denis nous reçut avec cette cordialité qui faisoit le charme de son caractère. Elle nous présenta M. de L’Écluse ; et, à dîner, Voltaire l’anima, par les louanges les plus flatteuses, à nous donner le plaisir de l’entendre. Il déploya tous ses talens, et nous en parûmes charmés. Il le falloit bien, car Voltaire ne nous auroit point pardonné de foibles applaudissemens.

La promenade dans ses jardins fut employée à parler de Paris, du Mercure, de la Bastille (dont je ne lui dis que deux mots), du théâtre, de l’Encyclopédie, et de ce malheureux Le Franc, qu’il harceloit encore, son médecin lui ayant ordonné, disoit-il, pour exercice, de courre une heure ou deux, tous les matins, le Pompignan. Il me chargea d’assurer nos amis que tous les jours on recevroit de lui quelque nouvelle facétie. Il fut fidèle à sa promesse.

Au retour de la promenade il fit quelques parties d’échecs avec M. Gaulard, qui, respectueusement, le laissa gagner. Ensuite il revint à parler du théâtre, et de la révolution que Mlle Clairon y avoit faite. « C’est donc, me dit-il, quelque chose de bien prodigieux que le changement qui s’est fait en elle ? — C’est, lui dis-je, un talent nouveau ; c’est la perfection de l’art, ou plutôt c’est la nature même telle que l’imagination peut vous la peindre en beau. » Alors, exaltant ma pensée et mon expression pour lui faire entendre à quel point, dans les divers caractères de ses rôles, elle étoit avec vérité, et une vérité sublime, Camille, Roxane, Hermione, Ariane, et surtout Électre, j’épuisai le peu que j’avois d’éloquence à lui inspirer pour Clairon l’enthousiasme dont j’étois plein moi-même ; et je jouissois, en lui parlant, de l’émotion que je lui causois, lorsque enfin prenant la parole : « Eh bien ! mon ami, me dit-il avec transport, c’est comme Mme Denis ; elle a fait des progrès étonnans, incroyables. Je voudrois que vous lui vissiez jouer Zaïre, Alzire, Idamé ! le talent ne va pas plus loin. » Mme Denis jouant Zaïre ! Mme Denis comparée à Clairon ! Je tombai de mon haut, tant il est vrai que le goût s’accommode aux objets dont il peut jouir, et que cette sage maxime :


Quand on n’a pas ce que l’on aime,
Il faut aimer ce que l’on a,


est en effet non seulement une leçon de la nature, mais un moyen qu’elle se ménage pour nous procurer des plaisirs.

Nous reprîmes la promenade ; et, tandis que M. de Voltaire s’entretenoit avec Gaulard de son ancienne liaison avec le père de ce jeune homme, causant de mon côté avec Mme Denis, je lui rappelois le bon temps.

Le soir, je mis Voltaire sur le chapitre du roi de Prusse. Il en parla avec une sorte de magnanimité froide, et en homme qui dédaignoit une trop facile vengeance, ou comme un amant désabusé pardonne à la maîtresse qu’il a quittée le dépit et la rage qu’elle a fait éclater.

L’entretien du souper roula sur les gens de lettres qu’il estimoit le plus ; et, dans le nombre, il me fut facile de distinguer ceux qu’il aimoit du fond du cœur. Ce n’étoient pas ceux qui se vantoient le plus d’être en faveur auprès de lui. Avant d’aller se coucher, il nous lut deux nouveaux chants de la Pucelle, et Mme Denis nous fit remarquer que, depuis qu’il étoit aux Délices, c’étoit le seul jour qu’il eût passé sans rentrer dans son cabinet.

Le lendemain, nous eûmes la discrétion de lui laisser au moins une partie de sa matinée, et nous lui fîmes dire que nous attendrions qu’il sonnât. Il fut visible sur les onze heures. Il étoit dans son lit encore.

« Jeune homme, me dit-il, j’espère que vous n’aurez pas renoncé à la poésie ; voyons de vos nouvelles œuvres ; je vous dis tout ce que je sais : il faut que chacun ait son tour. »

Plus intimidé devant lui que je ne l’avois jamais été, soit que j’eusse perdu la naïve confiance du premier âge, soit que je sentisse mieux que jamais combien il étoit difficile de faire de bons vers, je me résolus avec peine à lui réciter mon Épître aux poètes : en fut très content ; il me demanda si elle étoit connue à Paris. Je répondis que non. « Il faut donc, me dit-il, la mettre au concours de l’Académie ; elle y fera du bruit. » Je lui représentai que je m’y donnois des licences d’opinions qui effaroucheroient bien du monde. « J’ai connu me dit-il, une honorable dame qui confessoit qu’un jour, après avoir crié à l’insolence, il lui étoit échappé enfin de dire : « Charmant insolent ! » L’Académie fera de même. »

Avant dîner, il me mena faire à Genève quelques visites ; et, en me parlant de sa façon de vivre avec les Genevois : « Il est fort doux, me dit-il, d’habiter dans un pays dont les souverains vous envoient demander votre carrosse pour venir dîner avec vous. »

Sa maison leur étoit ouverte ; ils y passoient les jours entiers ; et, comme les portes de la ville se fermoient à l’entrée de la nuit pour ne s’ouvrir qu’au point du jour, ceux qui soupoient chez lui étoient obligés d’y coucher, ou dans les maisons de campagne dont les bords du lac sont couverts.

Chemin faisant, je lui demandai comment, presque sans territoire et sans aucune facilité de commerce avec l’étranger, Genève s’étoit enrichie. « À fabriquer des mouvemens de montre, me dit-il, à lire vos gazettes, et à profiter de vos sottises. Ces gens-ci savent calculer les bénéfices de vos emprunts. »

À propos de Genève, il me demanda ce que je pensois de Rousseau. Je répondis que, dans ses écrits, il ne me sembloit être qu’un éloquent sophiste, et, dans son caractère, qu’un faux cynique qui crèveroit d’orgueil et de dépit dans son tonneau si on cessoit de le regarder. Quant à l’envie qui lui avoit pris de revêtir ce personnage, j’en savois l’anecdote, et je la lui contai.

Dans l’une des lettres de Rousseau à M. de Malesherbes, l’on a vu dans quel accès d’inspiration et d’enthousiasme il avoit conçu le projet de se déclarer contre les sciences et les arts. « J’allois, dit-il dans le récit qu’il fait de ce miracle, j’allois voir Diderot, alors prisonnier à Vincennes ; j’avois dans ma poche un Mercure de France que je me mis à feuilleter le long du chemin. Je tombe sur la question de l’Académie de Dijon, qui a donné lieu à mon premier écrit. Si jamais quelque chose a ressemblé à une inspiration subite, c’est le mouvement qui se fit en moi à cette lecture. Tout à coup je me sens l’esprit ébloui de mille lumières ; des foules d’idées vives s’y présentent à la fois avec une force et une confusion qui me jetèrent dans un désordre inexprimable. Je sens ma tête prise par un étourdissement semblable à l’ivresse. Une violente palpitation m’oppresse, soulève ma poitrine. Ne pouvant plus respirer en marchant, je me laisse tomber sous un arbre de l’avenue, et j’y passe une demi-heure dans une telle agitation qu’en me relevant j’aperçus tout le devant de ma veste mouillé de mes larmes, sans avoir senti que j’en répandois. »

Voilà une extase éloquemment décrite. Voici le fait dans sa simplicité, tel que me l’avoit raconté Diderot, et tel que je le racontai à Voltaire.

« J’étois (c’est Diderot qui parle), j’étois prisonnier à Vincennes ; Rousseau venoit m’y voir. Il avoit fait de moi son Aristarque, comme il l’a dit lui-même. Un jour, nous promenant ensemble, il me dit que l’Académie de Dijon venoit de proposer une question intéressante, et qu’il avoit envie de la traiter. Cette question étoit : Le rétablissement des sciences et des arts a-t-il contribué à épurer les mœurs ? « Quel parti prendrez-vous ? » lui demandai-je. Il me répondit : « Le parti de l’affirmative. — C’est le pont aux ânes, lui dis-je ; tous les talens médiocres prendront ce chemin-là, et vous n’y trouverez que des idées communes ; au lieu que le parti contraire présente à la philosophie et à l’éloquence un champ nouveau, riche et fécond. — Vous avez raison, me dit-il après y avoir réfléchi un moment, et je suivrai votre conseil. » Ainsi, dès ce moment, ajoutai-je, son rôle et son masque furent décidés. »

« Vous ne m’étonnez pas, me dit Voltaire ; cet homme-là est factice de la tête aux pieds, il l’est de l’esprit et de l’âme ; mais il a beau jouer tantôt le stoïcien et tantôt le cynique, il se démentira sans cesse, et son masque l’étouffera. »

Parmi les Genevois que je voyois chez lui, les seuls que je goûtai et dont je fus goûté furent le chevalier Huber et Cramer le libraire. Ils étoient tous les deux d’un commerce facile, d’une humeur joviale, avec de l’esprit sans apprêt, chose rare dans leur cité. Cramer jouoit, me disoit-on, passablement la tragédie ; il étoit l’Orosmane de Mme Denis, et ce talent lui valoit l’amitié et la pratique de Voltaire, c’est-à-dire des millions. Huber avoit un talent moins utile, mais amusant et très curieux dans sa futilité. L’on eût dit qu’il avoit des yeux au bout des doigts. Les mains derrière le dos, il découpoit en profil un portrait aussi ressemblant et plus ressemblant même qu’il ne l’auroit fait au crayon. Il avoit la figure de Voltaire si vivement empreinte dans l’imagination qu’absent comme présent ses ciseaux le représentoient rêvant, écrivant, agissant, et dans toutes ses attitudes. J’ai vu de lui des paysages en découpures sur des feuilles de papier blanc où la perspective étoit observée avec un art prodigieux. Ces deux aimables Genevois furent assidus aux Délices le peu de temps que j’y passai.

M. de Voltaire voulut nous faire voir son château de Tournay, où étoit son théâtre, à un quart de lieue de Genève. Ce fut, l’après-dînée, le but de notre promenade en carrosse. Tournay étoit une petite gentilhommière assez négligée, mais dont la vue est admirable. Dans le vallon, le lac de Genève, bordé de maisons de plaisance, et terminé par deux grandes villes ; au delà et dans le lointain, une chaîne de montagnes de trente lieues d’étendue, et ce Mont-Blanc chargé de neiges et de glaces qui ne fondent jamais telle est la vue de Tournay. Là je vis ce petit théâtre qui tourmentoit Rousseau, et où Voltaire se consoloit de ne plus voir celui qui étoit encore plein de sa gloire. L’idée de cette privation injuste et tyrannique me saisit de douleur et d’indignation. Peut-être qu’il s’en aperçut : car plus d’une fois, par ses réflexions, il répondit à ma pensée, et, sur la route, en revenant, il me parla de Versailles, du long séjour que j’y avois fait, et des bontés que Mme de Pompadour lui avoit autrefois témoignées. « Elle vous aime encore, lui dis-je ; elle me l’a répété souvent ; mais elle est foible et n’ose pas ou ne peut pas tout ce qu’elle veut, car la malheureuse n’est plus aimée, et peut-être elle porte envie au sort de Mme Denis et voudroit bien être aux Délices. — Qu’elle y vienne, dit-il avec transport, jouer avec nous la tragédie. Je lui ferai des rôles, et des rôles de reine : elle est belle, elle doit connoître le jeu des passions. — Elle connoît aussi, lui dis-je, les profondes douleurs et les larmes amères. — Tant mieux ! c’est là ce qu’il nous faut », s’écria-t-il comme enchanté d’avoir une nouvelle actrice. Et, en vérité, l’on eût dit qu’il croyoit la voir arriver. « Puisqu’elle vous convient, lui dis-je, laissez faire ; si le théâtre de Versailles lui manque, je lui dirai que le vôtre l’attend. »

Cette fiction romanesque réjouit la société. On y trouvoit de la vraisemblance ; et Mme Denis, donnant dans l’illusion, prioit déjà son oncle de ne pas l’obliger à céder ses rôles à l’actrice nouvelle. Il se retira quelques heures dans son cabinet, et le soir, à souper, les rois et leurs maîtresses étant l’objet de l’entretien, Voltaire, en comparant l’esprit et la galanterie de la vieille cour et de la cour actuelle, nous déploya cette riche mémoire à laquelle rien d’intéressant n’échappoit. Depuis Mme de La Vallière jusqu’à Mme de Pompadour, l’histoire-anecdote des deux règnes, et dans l’intervalle celle de la Régence, nous passa sous les yeux avec une rapidité et un brillant de traits et de couleurs à éblouir. Il se reprocha cependant d’avoir dérobé à M. de L’Écluse des momens qu’il auroit occupés, disoit-il, plus agréablement pour nous. Il le pria de nous dédommager par quelques scènes des Écosseuses, et il en rit comme un enfant.

Le lendemain (c’étoit le dernier jour que nous devions passer ensemble), il me fit appeler dès le matin, et, me donnant un manuscrit : « Entrez dans mon cabinet, me dit-il, et lisez cela ; vous m’en direz votre sentiment. » C’étoit la tragédie de Tancrède, qu’il venoit d’achever. Je la lus, et, en revenant le visage baigné de larmes, je lui dis qu’il n’avoit rien fait de plus intéressant. « À qui donneriez-vous, me demanda-t-il, le rôle d’Aménaïde ? — À Clairon, lui répondis-je, à la sublime Clairon, et je vous réponds d’un succès égal au moins à celui de Zaïre. — Vos larmes, reprit-il, me disent bien ce qu’il m’importe le plus de savoir ; mais, dans la marche de l’action, rien ne vous a-t-il arrêté ? — Je n’y ai trouvé, lui dis-je, à faire que ce que vous appelez des critiques de cabinet. On sera trop ému pour s’en occuper au théâtre. » Heureusement il ne me parla point du style ; j’aurois été obligé de dissimuler ma pensée, car il s’en falloit bien qu’à mon avis Tancrède fût écrit comme ses belles tragédies. Dans Rome sauvée et dans l’Orphelin de la Chine, j’avois encore trouvé la belle versification de Zaïre, de Mérope et de la Mort de César ; mais dans Tancrède je croyois voir la décadence de son style, des vers lâches, diffus, chargés de ces mots redondans qui déguisent le manque de force et de vigueur, en un mot la vieillesse du poète : car en lui, comme dans Corneille, la poésie de style fut la première qui vieillit ; et après Tancrède, où ce feu du génie jetoit encore des étincelles, il fut absolument éteint.

Affligé de nous voir partir, il voulut bien ne nous dérober aucun moment de ce dernier jour. Le désir de me voir reçu à l’Académie françoise, l’éloge de mes Contes, qui faisoient, disoit-il, leurs plus agréables lectures, enfin mon analyse de la Lettre, de Rousseau, à d’Alembert sur les spectacles, réfutation qu’il croyoit sans réplique, et dont il me sembloit faire beaucoup de cas, furent, durant la promenade, les sujets de son entretien. Je lui demandai si Genève avoit pris le change sur le vrai motif de cette lettre de Rousseau. « Rousseau, me dit-il, est connu à Genève mieux qu’à Paris. On n’y est dupe ni de son faux zèle, ni de sa fausse éloquence. C’est à moi qu’il en veut, et cela saute aux yeux. Possédé d’un orgueil outré, il voudroit que, dans sa patrie, on ne parlât que de lui seul. Mon existence l’y offusque, il m’envie l’air que j’y respire, et surtout il ne peut souffrir qu’en amusant quelquefois Genève, je lui dérobe à lui les momens où l’on pense à moi. »

Devant partir au point du jour, dès que, les portes de la ville étant ouvertes, nous pourrions avoir des chevaux, nous résolûmes, avec Mme Denis et MM. Huber et Cramer, de prolonger jusque-là le plaisir de veiller et de causer ensemble. Voltaire voulut être de la partie, et inutilement le pressâmes-nous d’aller se coucher ; plus éveillé que nous, il nous lut encore quelques chants du poème de Jeanne. Cette lecture avoit pour moi un charme inexprimable car, si Voltaire, en récitant les vers héroïques, affectoit, selon moi, une emphase trop monotone, une cadence trop marquée, personne ne disoit les vers familiers et comiques avec autant de naturel, de finesse et de grâce ; ses yeux et son sourire avoient une expression que je n’ai vue qu’à lui. Hélas ! c’étoit pour moi le chant du cygne, et je ne devois plus le revoir qu’expirant.

Nos adieux mutuels furent attendris jusqu’aux larmes, mais beaucoup plus de mon côté que du sien : cela devoit être, car, indépendamment de ma reconnoissance et de tous les motifs que j’avois de l’aimer, je le laissois dans l’exil.

À Lyon, nous donnâmes un jour à la famille de Fleurieu[10], qui m’attendoit à La Tourette, sa maison de campagne. Les deux jours suivans furent employés à voir la ville ; et, depuis la filature de l’or avec la soie jusqu’à la perfection des plus riches tissus, nous suivîmes rapidement toutes les opérations de l’art qui faisoit la richesse de cette ville florissante. Les ateliers, l’Hôtel de ville, le bel hôpital de la Charité, la bibliothèque des Jésuites, le couvent des Chartreux, la salle de spectacle, partagèrent notre attention.

Ici, je me rappelle qu’à mon passage pour aller à Genève, la demoiselle Destouches[11], directrice du spectacle, m’avoit fait demander laquelle de mes tragédies je voulois que l’on donnât à mon retour. Je fus sensible à cette honnêteté, mais je me bornai à lui en rendre grâces ; et je lui demandai, pour mon retour, celle des tragédies de Voltaire que ses acteurs jouoient le mieux. Ils donnèrent Alzire.

Tandis que ma philosophie épicurienne s’égayoit en province, la haine de mes ennemis ne s’endormoit pas à Paris. J’appris, en y arrivant, que d’Argental et sa femme faisoient courir le bruit que j’étois perdu dans l’esprit du roi, et que l’Académie auroit beau m’élire, Sa Majesté refuseroit son agrément à mon élection. Je trouvai mes amis frappés de cette opinion ; et, si j’avois eu autant d’impatience qu’ils en avoient eux-mêmes de me voir à l’Académie, j’aurois été bien malheureux. Mais, en les assurant qu’en dépit de l’intrigue j’obtiendrois cette place d’où l’on vouloit m’exclure, je leur déclarai qu’au surplus je serois encore assez fier si je la méritois même sans l’obtenir. Je m’appliquai donc à finir ma traduction de la Pharsale et ma Poétique françoise ; je mis l’Épître aux poètes au concours de l’Académie, et, à mesure que les éditions de mes Contes se succédoient, j’en faisois de nouveaux.

Le succès de l’Épître aux poètes fut tel que Voltaire l’avoit prédit ; mais ce ne fut pas sans difficulté qu’elle l’emporta sur deux ouvrages estimables qui lui disputoient le prix : l’un étoit l’Épître au peuple, de Thomas ; l’autre l’Épître, de l’abbé Delille, sur les avantages de la retraite pour les gens de lettres. Cette circonstance de ma vie fut assez remarquable pour nous occuper un moment.

À peine avois-je mis mon épître au concours, lorsque Thomas, selon sa coutume, vint me communiquer celle qu’il y alloit envoyer. Je la trouvai belle, et d’un ton si noble et si ferme que je crus au moins très possible qu’elle l’emportât sur la mienne. « Mon ami, lui dis-je après l’avoir entendue et fort applaudie, j’ai de mon côté une confidence à vous faire ; mais j’y mets deux conditions : l’une, que vous me garderez le secret le plus absolu ; l’autre, qu’après avoir appris ce que je vais vous confier, vous n’en ferez aucun usage, c’est-à-dire que vous vous conduirez comme si je ne vous avois rien dit. J’en exige votre parole. » Il me la donna. « À présent, poursuivis-je, apprenez que j’ai mis moi-même un ouvrage au concours. — En ce cas, me dit-il, je retire le mien. — C’est là ce que je ne veux point, répliquai-je, et pour deux raisons : l’une, parce qu’il est très possible que l’on rejette mon ouvrage comme hérétique, et qu’on lui refuse le prix : vous en allez juger vous-même ; l’autre, parce qu’il n’est pas décidé que mon ouvrage vaille mieux que le vôtre, et que je ne veux pas vous voler un prix qui peut-être vous appartient. Je m’en tiens donc à la parole que vous m’avez donnée. Écoutez mon épître. » Il l’entendit, et il convint qu’il y avoit des endroits hardis et périlleux. Nous voilà donc rivaux confidens l’un de l’autre, et concurrens de l’abbé Delille.

Or un jour, lorsque l’Académie examinoit, pour adjuger le prix, les pièces mises au concours, je rencontrai Duclos à l’Opéra, et lui en demandai des nouvelles. « Ne m’en parlez pas, me dit-il ; je crois que ce concours mettra le feu à l’Académie. Trois pièces, comme on n’en voit guère, se disputent le prix. Il y en a deux dont le mérite n’est pas douteux, tout le monde en convient ; mais la troisième nous tourne la tête. C’est l’ouvrage d’un jeune fou, plein de verve et d’audace, qui ne ménage rien, qui brave tous les préjugés littéraires, qui parle des poètes en poète et qui les peint tous de leur propre couleur, avec une pleine franchise ; ose louer Lucain et censurer Virgile, venger le Tasse des mépris de Boileau, apprécier Boileau lui-même et le réduire à sa juste valeur. D’Olivet en est furieux ; il dit que l’Académie se déshonore si elle couronne cet insolent ouvrage, et je crois cependant qu’il sera couronné. » Il le fut ; mais, lorsque je me présentai pour recevoir le prix, d’Olivet jura qu’il ne me le pardonneroit de sa vie.

Ce fut, je crois, dans ce temps-là que je publiai ma traduction de la Pharsale : dès lors, la rhétorique et la poétique se partagèrent mes études ; et mes Contes, par intervalles, leur dérobèrent quelques momens.

C’étoit surtout à la campagne que cette manière de rêver m’étoit favorable, et quelquefois l’occasion m’y faisoit rencontrer d’assez heureux sujets. Par exemple un soir, à Bezons, où M. de Saint-Florentin avoit une maison de campagne, étant à souper avec lui, comme on me parloit de mes Contes : « Il est arrivé, me dit-il, dans ce village, une aventure dont vous feriez peut-être quelque chose d’intéressant. » Et, en peu de mots, il me raconta qu’un jeune paysan et une jeune paysanne, cousins germains, faisant l’amour ensemble, la fille s’étoit trouvée grosse ; que, ni le curé ni l’official ne voulant leur permettre de se marier, ils avoient eu recours à lui, et qu’il avoit été obligé de leur faire venir la dispense de Rome. Je convins qu’en effet ce sujet, mis en œuvre, pouvoit avoir son intérêt. La nuit, quand je fus seul, il me revint dans la pensée, et s’empara de mes esprits, si bien que, dans une heure, tous les tableaux, toutes les scènes et les personnages eux-mêmes, tels que je les ai peints, en furent dessinés et comme présens à mes yeux. Dans ce temps-là le style de ce genre d’écrits ne me coûtoit aucune peine ; il couloit de source, et, dès que le conte étoit bien conçu dans ma tête, il étoit écrit. Au lieu de dormir, je rêvai toute la nuit à celui-ci. Je voyois, j’entendois parler Annette et Lubin aussi distinctement que si cette fiction eût été le souvenir tout frais encore de ce que j’aurois vu la veille. En me levant, au point du jour, je n’eus donc qu’à répandre rapidement sur le papier ce que j’avois rêvé ; et mon conte fut fait tel qu’il est imprimé.

L’après-dînée, avant la promenade, on me demanda, comme on faisoit souvent à la campagne, si je n’avois pas quelque chose à lire, et je lus Annette et Lubin. Je ne puis exprimer quelle fut la surprise de toute la société, et singulièrement la joie de M. de Saint-Florentin, de voir comme en si peu de temps j’avois peint le tableau dont il m’avoit donné l’esquisse. Il vouloit faire venir l’Annette et le Lubin véritables. Je le priai de me dispenser de les voir en réalité. Cependant, lorsqu’on fit un opéra-comique de ce conte, le Lubin et l’Annette de Bezons furent invités à venir se voir sur la scène. Ils assistèrent à ce spectacle dans une loge qu’on leur donna, et ils furent fort applaudis.

Mon imagination tournée à ce genre de fiction étoit pour moi, à la campagne, une espèce d’enchanteresse, qui, dès que j’étois seul, m’environnoit de ses prestiges ; tantôt à la Malmaison, au bord de ce ruisseau qui, par une pente rapide, roule du haut de la colline, et, sous des berceaux de verdure, va par de longs détours sillonner des gazons fleuris ; tantôt à Croix-Fontaine, sur ces bords que la Seine arrose, en décrivant un demi-cercle immense, comme pour le plaisir des yeux ; tantôt dans ces belles allées de Sainte-Assise ou sur cette longue terrasse qui domine la Seine, et d’où l’œil en mesure au loin le lit majestueux et le tranquille cours.

Dans ces campagnes on avoit la bonté de paroître me désirer, de m’y recevoir avec joie, de ne pas plus compter que moi les heureux jours que j’y passois, de ne jamais me voir m’en aller sans me dire qu’on en avoit quelque regret. Pour moi, j’aurois voulu pouvoir réunir toutes mes sociétés ensemble, ou me multiplier pour n’en quitter aucune. Elles ne se ressembloient pas ; mais chacune d’elles avoit pour moi ses délices et ses attraits.

La Malmaison appartenoit alors à M. Desfourniels ; c’étoit la société de Mme Harenc ; et j’ai dit assez de quels étroits liens d’amitié, de reconnoissance, mon cœur y étoit enveloppé. La femme qui m’a le plus chéri après ma mère, c’étoit Mme Harenc. Elle sembloit avoir inspiré à tous ses amis le tendre intérêt qu’elle prenoit à moi. Aimer et être aimé dans cette société intime étoit ma vie habituelle.

À Sainte-Assise, chez Mme de Montullé, l’amitié n’étoit pas sans réserve et sans défiance ; j’étois jeune, et de jeunes femmes croyoient devoir s’observer avec moi. De mon côté, je n’avois avec elles qu’une liberté mesurée et respectueusement timide ; mais, dans cette contrainte même, il y avoit je ne sais quoi de délicat et de piquant. D’ailleurs, la vie régulière et agréablement appliquée que l’on menoit à Sainte-Assise étoit de mon goût. Un père et une mère continuellement occupés à rendre l’instruction facile et attrayante pour leurs enfans ; l’un faisant pour eux de sa main ce curieux extrait des Mémoires de l’Académie des sciences, dont je conserve une copie ; l’autre abrégeant et réduisant l’Histoire naturelle de Buffon à ce qui, sans danger et avec bienséance, pouvoit en être lu par eux ; une institutrice attachée aux deux filles, leur enseignant l’histoire, la géographie, l’arithmétique, l’italien, et plus soigneusement encore les règles de la langue françoise, en les exerçant tous les jours à l’écrire correctement ; l’après-dînée, les pinceaux dans les mains de Mme de Montullé, les crayons dans les mains de ses filles et de leur gouvernante, et cette occupation, égayée par de rians propos ou par d’agréables lectures, leur servant de récréation ; à la promenade, M. de Montullé[12] excitant la curiosité de ses enfans pour la connoissance des arbres et des plantes, dont il leur faisoit faire une espèce d’herbier où étoient expliqués la nature, les propriétés, l’usage de ces végétaux ; enfin, dans nos jeux mêmes, d’ingénieuses ruses et des défis continuels pour piquer leur émulation, et rendre l’agréable utile en insinuant l’instruction jusque dans les amusemens : tel étoit pour moi le tableau de cette école domestique, où l’étude n’avoit jamais l’air de la gêne, ni l’enseignement l’air de la sévérité.

Vous pensez bien qu’un père et une mère qui instruisoient si bien leurs enfans étoient très cultivés eux-mêmes. M. de Montullé ne se piquoit pas d’être aimable, et se donnoit peu de soin pour cela ; mais Mme de Montullé avoit dans l’esprit et dans le caractère ce grain d’honnête coquetterie qui, mêlé avec la décence, donne aux agrémens d’une femme plus de vivacité, de brillant et d’attrait. Elle m’appeloit philosophe, bien persuadée que je ne l’étois guère ; et se jouer de ma philosophie étoit l’un de ses passe-temps. Je m’en apercevois ; mais je lui en laissois le plaisir.

Avec plus de cordialité, la bonne et toute simple Mme de Chalut m’attiroit à Saint-Cloud ; et, pour m’y retenir, elle avoit un charme irrésistible, celui d’une amitié qui, du fond de son cœur, versoit dans le mien, sans réserve, ce qu’elle avoit de plus caché, ses sentimens les plus intimes et ses intérêts les plus chers. Elle n’étoit pas nécessaire à mon bonheur, il faut que je l’avoue ; mais j’étois nécessaire au sien. Son âme avoit besoin de l’appui de la mienne ; elle s’y reposoit ; elle s’y soulageoit du poids de ses peines, de ses chagrins. Elle en eut un dont l’horreur est inexprimable : ce fut de voir ses anciens maîtres, ses bienfaiteurs, ses amis, le Dauphin, la Dauphine, frappés en même temps comme d’une invisible main, et, consumés de ce qu’elle appeloit un poison lent, se flétrir, sécher et s’éteindre[13]. Ce fut moi qui reçus ses regrets sur cette mort lente. Elle y mêloit des confidences qu’elle n’a faites qu’à moi seul, et dont le secret me suivra dans le silence du tombeau.

Mais des campagnes où je passois successivement les belles saisons de l’année, Maisons et Croix Fontaine étoient celles qui avoient pour moi le plus d’attraits. À Croix-Fontaine, ce n’étoient que des voyages ; mais toutes les voluptés du luxe, tous les raffinemens de la galanterie la plus ingénieuse et la plus délicate, y étoient réunis par l’enchanteur Bouret. Il étoit reconnu pour le plus obligeant des hommes et le plus magnifique. On ne parloit que de la grâce qu’il savoit mettre dans sa manière d’obliger. Hélas ! vous allez bientôt voir dans quel abîme de malheurs l’entraîna ce penchant aimable et funeste.

Cependant, comme il réunissoit deux grandes places de finance, celle de fermier général et celle de fermier des postes ; comme il avoit d’ailleurs, par ses relations et par la voie des courriers, toute facilité de se procurer, pour sa table, ce qu’il y avoit de plus exquis et de plus rare dans le royaume ; qu’il recevoit de tous côtés des présens de ses protégés, dont il avoit fait la fortune, ses amis ne voyoient dans ses profusions que les effets de son crédit et l’usage de ses richesses.

Mais Mme Gaulard, qui, vraisemblablement, voyoit mieux et plus loin que nous dans les affaires de son ami, et qui s’affligeoit des dépenses où se répandoit sa fortune, ne voulant plus en être ni l’occasion ni le prétexte, avoit pris à Maisons, sur la route de Croix-Fontaine, une maison simple et modeste, où elle vivoit habituellement solitaire, avec une nièce d’un naturel aimable et d’une gaieté de quinze ans. J’ai peint le caractère de Mme Gaulard dans l’un des contes de la Veillée, où, sous le nom d’Ariste, je me suis mis en scène. Ce caractère uni, simple, doux, naturel, et d’une égalité paisible, s’étoit si aisément accommodé du mien qu’à peine m’eut-elle connu à Paris et à Croix-Fontaine, elle me désira pour société intime dans sa retraite de Maisons ; et insensiblement je m’y trouvai si bien moi-même que je finis par y passer non seulement le temps de la belle saison, mais les hivers entiers, lorsqu’au tumulte et au bruit de la ville elle préféra le silence et le repos de la campagne. Quel charme avoit pour moi cette solitude, on s’en doute, et je le dirois sans mystère, car rien n’étoit plus légitime que mes intentions et mes vues ; mais, comme le succès n’y répondit pas, ce n’est là que l’un de ces songes dont le souvenir n’a rien d’intéressant que pour celui qui les a faits. Il suffit de savoir que cette retraite tranquille étoit celle où mes jours couloient avec le plus de calme et de rapidité.

Tandis que j’oubliois ainsi et le monde et l’Académie, et que je m’oubliois moi-même, mes amis, qui croyoient les honneurs littéraires usurpés par tous ceux qui les obtenoient avant moi, s’impatientoient de voir dans une seule année quatre nouveaux académiciens me passer sur le corps sans que j’en fusse ému ; tandis qu’à chaque élection nouvelle mes ennemis, assiégeant les portes de l’Académie, redoubloient de manœuvres et d’efforts pour m’en écarter.

En parlant de la parodie de Cinna, j’ai oublié de dire qu’il y avoit un mot piquant pour le comte de Choiseul-Praslin, alors ambassadeur à Vienne. On sait qu’Auguste dit à Cinna et à Maxime :


Vous qui me tenez lieu d’Agrippe et de Mécène.


Ce vers étoit ainsi parodié :


Vous qui me tenez lieu du Merle et de ma femme.


Or, ce nom de le Merle étoit un sobriquet donné au comte de Praslin. C’est pourquoi, lorsqu’il avoit pris pour maîtresse la Dangeville, Grandval, qui l’avoit eue, et qu’elle vouloit conserver pour suppléant, lui répondit :


Le merle a trop souillé la cage,
Le moineau n’y veut plus rentrer.


On m’avoit donc fait un crime auprès du duc de Choiseul de ce vers de la parodie :


Vous qui me tenez lieu du Merle et de ma femme.


Et, dans l’une de nos conférences, il me le cita comme insulte faite à son cousin. J’eus la foiblesse de répondre que ce vers n’étoit pas de ceux que j’avois sus. « Et comment donc étoit le vers que vous saviez ? demanda-t-il en me pressant. » Je répondis pour sortir d’embarras :


« Vous qui me tenez lieu de ma défunte femme.


— Fi donc, s’écria-t-il, ce vers est plat ; l’autre est bien meilleur ! il n’y a pas de comparaison. » Praslin n’étoit pas homme à prendre aussi gaiement la plaisanterie. Il avoit l’âme basse et triste ; et, dans les hommes de ce caractère, l’orgueil blessé est inexorable.

De retour de son ambassade, il fut fait ministre ď’État pour les affaires étrangères. Alors, en proſond politique, il tint conseil avec d’Argental et sa femme sur les moyens de m’interdire, au moins pour quelque temps encore, l’entrée de l’Académie.

Thomas y remportoit les prix d’éloquence avec une grande supériorité de talent sur tous ses rivaux. On résolut de me l’opposer ; et, pour cela, le comte de Praslin commença par se l’attacher en le prenant pour secrétaire, et en lui faisant accorder la place de secrétaire-interprète auprès des Ligues suisses. C’étoit se donner à soi-même l’honorable apparence de protéger un homme de mérite. Ainsi se décoroit et croyoit s’ennoblir la petitesse de la vengeance que l’on exerçoit contre moi, et l’on n’attendoit que le moment de mettre Thomas en avant pour me barrer le chemin de l’Académie.

Cependant mes amis et moi, en nous réjouissant du bien qui arrivoit à Thomas, nous ne pensions qu’à lever l’obstacle qui, dans l’opinion des académiciens, s’opposoit à mon élection. « Tant que l’on croira, me disoit d’Alembert, que le roi vous refuseroit, on n’osera pas vous élire. D’Argental, Praslin, le duc d’Aumont, assurent que nous essuierons ce refus. Il faut absolument détruire ce bruit-là. »

Rentré en grâce auprès de Mme de Pompadour, je lui communiquai ma peine, la suppliant de savoir du roi s’il me seroit favorable. Elle eut la bonté de le lui demander, et sa réponse fut que, si j’étois élu, il agréeroit mon élection. « Je puis donc, Madame, lui dis-je, en assurer l’Académie ? — Non, me dit-elle, non, vous me compromettriez ; il faut seulement dire que vous avez lieu d’espérer l’agrément du roi. — Mais, Madame, insistai-je, si le roi vous a dit formellement… — Je sais ce que le roi m’a dit, reprit-elle avec vivacité, mais sais-je ce que là-haut on lui fera dire ? » Ces mots me fermèrent la bouche, et je revins contrister d’Alembert en lui rendant compte de mon voyage.

Quand il eut bien pesté contre les âmes foibles, il fut décidé entre nous de m’en tenir à annoncer des espérances, mais d’un ton à laisser entendre qu’elles étoient fondées ; et, en effet, la mort de Marivaux, en 1763, laissa une place vacante ; je fis les visites d’usage de l’air d’un homme qui n’avoit rien à craindre du côté de la cour. Cependant cette inquiétude de Mme de Pompadour sur ce qu’on feroit dire au roi me tracassoit ; je cherchois dans ma tête quelque moyen de m’assurer de lui ; je crus en trouver un ; mais dans ce moment-là je ne pouvois en faire usage. Ma Poétique s’imprimoit il me falloit encore quelques mois pour la mettre au jour, et c’étoit l’instrument du dessein que j’avois formé. Heureusement l’abbé de Radonvilliers, ci-devant sous-précepteur des enfans de France, se présenta en même temps que moi pour la place vacante, et c’étoit faire une chose agréable à M. le Dauphin, peut-être au roi lui-même, que de lui céder cette place. J’allai donc à Versailles déclarer à mon concurrent que je me retirois. J’y avois peu de mérite, il l’auroit emporté sur moi, et telle étoit sa modestie qu’il fut sensible à cette déférence, comme s’il n’avoit dû qu’à moi tous les suffrages qu’il réunit en sa faveur.

Une circonstance bien remarquable de cette élection fut l’artifice qu’employèrent mes ennemis et ceux de d’Alembert et de Duclos pour nous rendre odieux à la cour du Dauphin. Ils avoient commencé par répandre le bruit que mon parti seroit contraire à l’abbé de Radonvilliers, et que si, dans le premier scrutin, il obtenoit la pluralité, au moins dans le second n’échapperoit-il pas à l’injure des boules noires. Cette prédiction faite, il ne s’agissoit plus que de la vérifier, et voici comment ils s’y prirent. Il y avoit à l’Académie quatre hommes désignés sous le nom de philosophes, étiquette odieuse dans ce temps-là. Ces académiciens notés étoient Duclos, d’Alembert, Saurin et Watelet. Les dignes chefs du parti contraire, d’Olivet, Batteux, et vraisemblablement Paulmy et Séguier, complotèrent de donner eux-mêmes des boules noires qu’on ne manqueroit pas d’attribuer aux philosophes ; et en effet quatre boules noires se trouvèrent dans le scrutin.

Grand étonnement, grand murmure de la part de ceux qui les avoient données ; et, les yeux fixés sur les quatre auxquels s’attachoit le soupçon, les fourbes disoient hautement qu’il étoit bien étrange qu’un homme aussi irrépréhensible et aussi estimable que M. l’abbé de Radonvilliers essuyât l’affront de quatre boules noires. L’abbé d’Olivet s’indignoit d’un scandale aussi honteux, aussi criant ; les quatre philosophes avoient l’air confondu. Mais la chance tourna bien vite à leur avantage, et à la honte de leurs ennemis. Voici par quel coup de baguette. L’usage de l’Académie, en allant au scrutin des boules, étoit de distribuer à chacun des électeurs deux boules, une blanche et une noire. La boîte dans laquelle on les faisoit tomber avoit aussi deux capsules, et au-dessus deux gobelets, l’un noir et l’autre blanc. Lorsqu’on vouloit être favorable au candidat, on mettoit la boule blanche dans le gobelet blanc, la noire dans le noir ; et, lorsqu’on lui étoit contraire, on mettoit la boule blanche dans le gobelet noir, la noire dans le blanc. Ainsi, lorsqu’on vérifioit le scrutin, il falloit retrouver le nombre des boules, et en trouver autant de blanches dans la capsule noire qu’il y en avoit de noires dans la capsule blanche.

Or, par une espèce de divination, l’un des philosophes, Duclos, ayant prévu le tour qu’on vouloit leur jouer, avoit dit à ses camarades : « Gardons dans nos mains nos boules noires, afin que, si ces coquins-là ont la malice d’en donner, nous ayons à produire la preuve que ces boules ne viennent pas de nous. » Après avoir donc bien laissé d’Olivet et les autres fourbes éclater en murmures contre les malveillans : « Ce n’est pas moi, dit Duclos en ouvrant la main, qui ai donné une boule noire, car j’ai heureusement gardé la mienne, et la voilà. — Ce n’est pas moi non plus, dit d’Alembert, voici la mienne. » Watelet et Saurin dirent la même chose en montrant les leurs. À ce coup de théâtre, la confusion retomba sur les auteurs de l’artifice. D’Olivet eut la naïveté de trouver mauvais qu’on eût paré le coup en retenant ses boules noires, alléguant les lois de l’Académie sur le secret inviolable du scrutin. « Monsieur l’abbé, lui dit d’Alembert, la première des lois est celle de la défense personnelle, et nous n’avions que ce moyen d’éloigner de nous le soupçon dont on a voulu nous charger. »

Ce trait de prévoyance de la part de Duclos fut connu dans le monde, et les d’Olivet, pris à leur piège, furent la fable de la cour.

Enfin, l’impression de ma Poétique étant achevée, je priai Mme de Pompadour d’obtenir du roi qu’un ouvrage qui manquoit à notre littérature lui fût présenté. « C’est, lui dis-je, une grâce qui ne coûtera rien au roi ni à l’État, et qui prouvera que je suis bien voulu et bien reçu du roi. » Je dois ce témoignage à la mémoire de cette femme bienfaisante, qu’à ce moyen facile et simple de décider publiquement le roi en ma faveur, son beau visage fut rayonnant de joie. « Volontiers, me dit-elle, je demanderai pour vous au roi cette grâce, et je l’obtiendrai. » Elle l’obtint sans peine, et, en me l’annonçant : « Il faut, me dit-elle, donner à cette présentation toute la solennité possible, et que le même jour toute la famille royale et tous les ministres reçoivent votre ouvrage de votre main. »

Je ne confiai mon secret qu’à mes amis intimes ; et, mes exemplaires étant bien magnifiquement reliés (car je n’y épargnai rien), je me rendis un samedi au soir à Versailles avec mes paquets. En arrivant, je fis prier, par Quesnay, Mme de Pompadour de disposer le roi à me bien recevoir.

Le lendemain je fus introduit par le duc de Duras. Le roi étoit à son lever. Jamais je ne l’ai vu si beau. Il reçut mon hommage avec un regard enchanteur. J’aurois été au comble de la joie s’il m’eût dit trois paroles, mais ses yeux parlèrent pour lui. Le Dauphin, que l’abbé de Radonvilliers avoit favorablement prévenu, voulut bien me parler. « J’ai ouï dire beaucoup de bien de cet ouvrage, me dit-il ; j’en pense beaucoup de l’auteur. » En me disant ces mots, il me navra le cœur de tristesse, car je lui vis la mort sur le visage et dans les yeux.

Dans toute cette cérémonie le bon duc de Duras fut mon conducteur, et je ne puis dire avec quel intérêt il s’empressa à me faire bien accueillir. Lorsque je descendis chez Mme de Pompadour, à qui j’avois déjà présenté mon ouvrage : « Allez-vous-en, me dit-elle, chez M. de Choiseul lui offrir son exemplaire, il vous recevra bien, et laissez-moi celui de M. de Praslin, je le lui offrirai moi-même. »

Après mon expédition, j’allai bien vite annoncer à d’Alembert et à Duclos le succès que je venois d’avoir, et le lendemain je fis présent de mon livre à l’Académie. J’en distribuai des exemplaires à ceux des académiciens que je savois bien disposés pour moi. Mairan disoit que cet ouvrage étoit un pétard que j’avois mis sous la porte de l’Académie pour la faire sauter, si on me la fermoit ; mais toutes les difficultés n’étoient pas encore aplanies.

Duclos et d’Alembert avoient eu je ne sais quelle altercation, en pleine Académie, au sujet du roi de Prusse et du cardinal de Bernis ; ils étoient brouillés tellement qu’ils ne se parloient point ; et, au moment où j’allois avoir besoin de leur accord et de leur bonne intelligence, je les trouvois ennemis l’un de l’autre. Duclos, le plus brusque des deux, mais le moins vif, étoit aussi le moins piqué. L’inimitié d’un homme tel que d’Alembert lui étoit pénible ; il ne demandoit qu’à se réconcilier avec lui ; mais il vouloit obtenir par moi que d’Alembert fît les avances.

« Je suis indigné, me dit-il, de l’oppression sous laquelle vous avez gémi, et de la persécution sourde et lâche que vous éprouvez encore. Il est temps que cela finisse. Bougainville est mourant ; il faut que vous ayez sa place. Dites à d’Alembert que je ne demande pas mieux que de vous l’assurer ; qu’il m’en parle à l’Académie, nous arrangerons votre affaire pour la prochaine élection. »

D’Alembert bondit de colère quand je lui proposai de parler à Duclos, « Qu’il aille au diable, me dit-il, avec son abbé de Bernis : je ne veux pas plus avoir affaire à l’un qu’à l’autre. — En ce cas-là, je renonce à l’Académie ; mon seul regret, lui dis-je, est d’y avoir pensé. — Pourquoi donc ? reprit-il avec chaleur ; est-ce que pour en être vous avez besoin de Duclos ? — Et de qui n’aurois-je pas besoin, lorsque mes amis m’abandonnent, et que mes ennemis sont plus ardens à me nuire et plus agissans que jamais ? Ah ! ceux-là parleroient au diable pour m’ôter une seule voix ; mais ce que j’ai dit autrefois en vers, je l’éprouve : moi-même :


L’amitié se rebute, et le malheur la glace ;
La haine est implacable, et jamais ne se lasse.


— Vous serez de l’Académie malgré vos ennemis, reprit-il. — Non, Monsieur, non, je n’en serai point, et je ne veux point en être. Je serois ballotté, supplanté, insulté par un parti déjà trop nombreux et trop fort. J’aime mieux vivre obscur ; pour cela, grâce au Ciel, je n’aurai besoin de personne. — Mais, Marmontel, vous vous fâchez, je ne sais pas pourquoi… — Ah ! je le sais bien, moi l’ami de mon cœur, l’homme sur qui je comptois le plus au monde, n’a que deux mots à dire pour me tirer de l’oppression… — Eh bien ! morbleu ! je les dirai ; mais rien ne m’a tant coûté en ma vie. — Duclos a donc des torts bien graves envers vous ? — Comment ! vous ne savez donc pas avec quelle insolence, en pleine Académie, il a parlé du roi de Prusse ? — Du roi de Prusse ! et que fait à ce roi une insolence de Duclos ? Ah ! d’Alembert, ayez besoin de mon ennemi le plus cruel, et que, pour vous servir, il ne s’agisse que de lui pardonner, je vais l’embrasser tout à l’heure. — Allons, dit-il, ce soir je me réconcilie avec Duclos ; mais qu’il vous serve bien, car ce n’est qu’à ce prix et pour l’amour de vous… — Il me servira bien », lui dis-je. Et, en effet, Duclos, ravi de voir d’Alembert revenir à lui, agit en ma faveur aussi vivement que lui-même.

Mais à la mort de Bougainville, et au moment où je me flattois de lui succéder sans obstacle, d’Alembert m’envoya chercher. « Savez-vous, me dit-il, ce qui se trame contre vous ? On vous oppose un concurrent en faveur duquel Praslin, d’Argental et sa femme, briguent les voix à la ville, à la cour. Ils se vantent d’en réunir un très grand nombre, et je le crains, car ce concurrent, c’est Thomas. — Je ne crois pas, lui dis-je, que Thomas se prête à cette manœuvre. — Mais, me dit-il, Thomas y est fort embarrassé. Vous savez qu’ils l’ont empêtré de bienfaits, de reconnoissance ; ensuite ils l’ont engagé de loin à penser à l’Académie ; et, sur ce qu’il leur a fait observer que sa qualité de secrétaire personnel du ministre feroit obstacle à son élection, Praslin lui a obtenu du roi un brevet qui ennoblit sa place. À présent que l’obstacle est levé, on exige qu’il se présente et on lui répond de la grande pluralité des voix. Il est à Fontainebleau en présence de son ministre, et obsédé par d’Argental ; je vous conseille de l’aller voir. »

Je partis, et, en arrivant, j’écrivis à Thomas pour lui demander un rendez-vous. Il répondit qu’il se trouveroit sur les cinq heures au bord du grand bassin. Je l’y attendis ; et, en l’abordant : « Vous, vous doutez bien, mon ami, lui dis-je, du sujet qui m’amène. Je viens savoir de vous si ce que l’on m’assure est vrai. » Et je lui répétai ce que m’avoit dit d’Alembert.

« Tout cela est vrai, me répondit Thomas ; et il est vrai encore que M. d’Argental m’a signifié ce matin que M. de Praslin veut que je me présente ; qu’il exige de moi cette marque d’attachement ; que telle a été la condition du brevet qu’il m’a fait avoir ; qu’en l’acceptant j’ai dû entendre pourquoi il m’étoit accordé, et que, si je manque à mon bienfaiteur par égard pour un homme qui l’a offensé, je perds ma place et ma fortune. Voilà ma position. À présent, dites-moi ce que vous feriez à ma place. — Est-ce bien sérieusement, lui dis-je, que vous me consultez ? — Oui, me dit-il en souriant, et de l’air d’un homme qui avoit pris son parti. — Eh bien ! lui dis-je, à votre place, je ferois ce que vous ferez. — Non, sans détour, que feriez-vous ? — Je ne sais pas, lui dis-je, me donner pour exemple ; mais ne suis-je pas votre ami ? n’êtes-vous pas le mien ? — Oui, me dit-il, je ne m’en cache pas.


Je l’ai dit à la terre, au ciel, à Gusman même.


— Eh bien repris-je, si j’avois un fils, et s’il avoit le malheur de servir contre son ami la haine d’un Gusman, je lui… — N’achevez pas, me dit Thomas en me serrant la main ; ma réponse est faite, et bien faite. — Eh ! mon ami, lui dis-je, croyez-vous que j’en aie douté ? — Vous êtes cependant venu vous en assurer, me dit-il avec un doux reproche. — Non, certes, répondis-je, ce n’est pas pour moi que j’en ai voulu l’assurance, mais pour des gens qui ne connoissent pas votre âme aussi bien que je la connois. — Dites-leur, reprit-il, que, si jamais j’entre à l’Académie, ce sera par la belle porte. Et, à l’égard de la fortune, j’en ai si peu joui, et m’en suis passé si longtemps, que j’espère bien n’avoir pas désappris à m’en passer encore. » À ces mots, je fus si ému que je lui aurois cédé la place, s’il avoit voulu l’accepter, et s’il l’avoit pu décemment ; mais la haine de son ministre contre moi étoit si déclarée que nous aurions passé, lui pour l’avoir servie, moi pour y avoir succombé. Nous nous en tînmes donc à la conduite libre et franche qui nous convenoit à tous deux. Il ne se mit point sur les rangs, et il perdit sa place de secrétaire du ministre. On n’eut pourtant pas l’impudence de lui ôter celle de secrétaire-interprète des Suisses. Il fut reçu de l’Académie immédiatement après moi ; il le fut par acclamation, mais à une longue distance car, de 1763 jusqu’en 1766, il n’y eut point de place vacante, quoique, année commune, le nombre des morts, à l’Académie, fût de trois en deux ans.

Je dois dire, à la honte du comte de Praslin et à la gloire de Thomas, que celui-ci, après s’être refusé à un acte de servitude et de bassesse, crut devoir ne se retirer de chez un homme qui lui avoit fait du bien que lorsqu’il seroit renvoyé. Il resta près de lui un mois encore, se trouvant, comme de coutume, tous les matins à son lever, sans que cet homme dur et vain lui dît une parole, ni qu’il daignât le regarder. Dans une âme naturellement noble et fière comme étoit celle de Thomas, jugez combien cette humble épreuve devoit être pénible ! Enfin, après avoir donné à la reconnoissance au delà de ce qu’il devoit, voyant combien le vil orgueil de ce ministre étoit irréconciliable avec l’honnêteté modeste et patiente, il lui fit dire qu’il se voyoit forcé de prendre son silence pour un congé, et il se retira. Cette conduite acheva de faire connoître son caractère ; et, du côté même de la fortune, il ne perdit rien à s’être conduit en honnête homme. Le roi lui en sut gré, et non seulement il obtint dans la suite une pension de deux mille livres sur le trésor royal, mais un beau logement au Louvre, que lui fit donner le comte d’Angiviller, son ami et le mien.

Vous venez de voir, mes enfans, à travers bien de difficultés j’étois arrivé à l’Académie ; mais je ne vous ai pas dit quelles épines la vanité du bel esprit avoit semées sur mon chemin.

Durant les contrariétés que j’éprouvois, Mme Geoffrin étoit mal à son aise ; elle m’en parloit quelquefois du bout de ses lèvres pincées ; et, à chaque nouvelle élection qui reculoit la mienne, je voyois qu’elle en avoit du dépit. « Eh bien ! me disoit-elle, il est donc décidé que vous n’en serez point ? » Moi qui ne voulois pas qu’elle en fût tracassée, je répondois négligemment que « c’étoit le moindre de mes soucis ; que l’auteur de la Henriade, de Zaïre, de Mérope, n’avoit été de l’Académie qu’à cinquante ans passés ; que je n’en avois pas quarante ; que j’en serois peut-être quelque jour ; mais qu’au surplus, d’honnêtes gens, et d’un mérite bien distingué, se consoloient de n’en pas être, et que je m’en passerois comme eux ». Je la suppliois de ne pas s’en inquiéter plus que moi. Elle ne s’en inquiétoit pas moins, et de temps en temps, à sa manière, et par de petits mots, elle tâtoit les dispositions des académiciens.

Un jour elle me demanda : « Que vous a fait M. de Marivaux, pour vous moquer de lui et le tourner en ridicule ? — Moi, Madame ? — Oui, vous-même, qui lui riez au nez et faites rire à ses dépens… — En vérité, Madame, je ne sais ce que vous voulez me dire. — Je veux vous dire ce qu’il m’a dit ; Marivaux est un honnête homme qui ne m’en a pas imposé. Il m’expliquera donc lui-même ce que je n’entends pas, car de ma vie il n’a été, ni présent, ni absent, l’objet de mes plaisanteries. — Eh bien ! voyez-le donc, et tâchez, me dit-elle, de le dissuader : car, même dans ses plaintes, il ne dit que du bien de vous. » En traversant le jardin du Palais-Royal, sur lequel il logeoit, je le vis, et je l’abordai.

Il eut d’abord quelque répugnance à s’expliquer, et il me répétoit qu’il n’en seroit pas moins juste à mon égard lorsqu’il s’agiroit de l’Académie. « Monsieur, lui dis-je enfin avec un peu d’impatience, laissons l’Académie, elle n’est pour rien dans la démarche que je fais auprès de vous ; ce n’est point votre voix que je sollicite, c’est votre estime que je réclame, et dont je suis jaloux. — Vous l’avez entière, me dit-il. — Si je l’ai, veuillez donc me dire en quoi j’ai donné lieu aux plaintes que vous faites de moi. — Quoi ! me dit-il, avez-vous oublié que chez Mme Du Bocage, un soir, étant assis auprès de Mme de Villaumont, vous ne cessâtes l’un et l’autre de me regarder et de rire en vous parlant à l’oreille ? Assurément c’étoit de moi que vous riiez, et je ne sais pourquoi, car ce jour-là je n’étois pas plus ridicule que de coutume.

— Heureusement, lui dis-je, ce que vous rappelez m’est très présent, voici le fait : Mme de Villaumont vous voyoit pour la première fois, et, comme on faisoit cercle autour de vous, elle me demanda qui vous étiez. Je vous nommai. Elle, qui connoissoit dans les gardes-françoises un officier de votre nom, me soutint que vous n’étiez pas M. de Marivaux. Son obstination me divertit ; la mienne lui parut plaisante ; et, en me décrivant la figure du Marivaux qu’elle connoissoit, elle vous regardoit : voilà tout le mystère. — Oui, me dit-il ironiquement, la méprise étoit fort risible ! cependant vous aviez tous deux un certain air malin et moqueur que je connois bien, et qui n’est pas celui d’un badinage simple. — Très simple étoit pourtant le nôtre, et très innocent, je vous le jure. Au surplus, ajoutai-je, c’est la vérité toute nue. J’ai cru vous la devoir, m’en voilà quitte ; et, si vous ne m’en croyez pas, ce sera moi, Monsieur, qui aurai à me plaindre de vous. » Il m’assura qu’il m’en croyoit ; et il ne laissa pas de dire à Mme Geoffrin qu’il n’avoit pris cette explication que pour une manière adroite de m’excuser auprès de lui. La mort m’enleva son suffrage ; mais, s’il me l’avoit accordé, il se seroit cru généreux.

La dame de Villaumont, dont je vous ai parlé, étoit fille de Mme Gaulard, et la rivale de Mme de Brionne en beauté ; plus vive même et plus piquante.

Mme Du Bocage, chez qui nous soupions quelquefois, étoit une femme de lettres d’un caractère estimable, mais sans relief et sans couleur. Elle avoit, comme Mme Geoffrin, une société littéraire, mais infiniment moins agréable, et analogue à son humeur douce, froide, polie et triste. J’en avois été quelque temps ; mais le sérieux m’en étouffoit, et j’en fus chassé par l’ennui. Dans cette femme, un moment célèbre, ce qui étoit vraiment admirable, c’étoit sa modestie. Elle voyoit gravé au bas de son portrait : Forma Venus, arte Minerva ; et jamais on ne surprit en elle un mouvement de vanité. Revenons aux plaintes que faisoient de moi des gens d’un autre caractère.

Parmi les académiciens dont les voix ne m’étoient point assurées, nous comptions le président Hénault et Moncrif. Mme Geoffrin leur parla et revint à moi courroucée. « Est-il possible, me dit-elle, que vous passiez votre vie à vous faire des ennemis voilà Moncrif qui est furieux contre vous, et le président Hénault qui n’est guère moins irrité. — De quoi, Madame ? et que leur ai-je fait ? — Ce que vous avez fait ! votre livre de la Poétique, car vous avez toujours la rage de faire des livres. — Et dans ce livre, qu’est-ce qui les irrite ? — Pour Moncrif, je le sais, dit-elle, il ne s’en cache point, il le dit hautement. Vous citez de lui une chanson, et vous l’estropiez ; elle avoit cinq couplets, vous n’en citez que trois. — Hélas ! Madame, j’ai cité les meilleurs, et je n’ai retranché que ceux qui répétoient la même idée. — Vraiment ! c’est de quoi il se plaint, que vous ayez voulu corriger son ouvrage. Il ne vous le pardonnera ni à la vie ni à la mort. — Qu’il vive donc, Madame, et qu’il meure mon ennemi pour ses deux couplets de chanson ; je supporterai ma disgrâce. Et le bon président, quelle est envers lui mon offense ? — Il ne me l’a point dit ; mais c’est encore, je crois, de votre livre qu’il se plaint. Je le saurai. » Elle le sut. Mais, quand il fallut me le dire et que je l’en pressai, ce fut une scène comique dont l’abbé Raynal fut témoin.

« Eh bien ! Madame, vous avez vu le président Hénault ; vous a-t-il dit enfin quel est mon tort ? — Oui, je le sais ; mais il vous le pardonne, il veut bien l’oublier ; n’en parlons plus. — Au moins, Madame, dois-je savoir quel est ce crime involontaire qu’il a la bonté d’oublier. — Le savoir, à quoi bon ? cela est inutile. Vous aurez sa voix, c’est assez. — Non, ce n’est pas assez, et je ne suis pas fait pour essuyer des plaintes sans savoir quel en est l’objet. — Madame, dit l’abbé Raynal, je trouve que M. Marmontel a raison. — Ne voyez-vous pas, reprit-elle, qu’il ne veut le savoir que pour en plaisanter et pour en faire un conte ? — Non, Madame, je vous promets d’en garder le silence dès que j’aurai su ce que c’est. — Ce que c’est ! toujours votre livre et votre fureur de citer. Ne l’ai-je point là, votre livre ? — Oui, Madame, il est là. — Voyons cette chanson du président que vous avez citée à propos des chansons à boire. La voici :


Venge-moi d’une ingrate maîtresse, etc.


De qui la tenez-vous, cette chanson ? — De Jélyotte. — Eh bien ! Jélyotte ne vous l’a pas donnée telle qu’elle est, puisqu’il faut vous le dire. Il y a un Ô que vous avez retranché. — Un Ô, Madame ! — Eh oui, un Ô. — N’y a-t-il pas un vers qui dit : Que d’attraits ? — Oui, Madame.


Que d’attraits ! dieux ! qu’elle étoit belle !


— Justement, c’est là qu’est la faute. Il falloit dire : Ô dieux ! qu’elle étoit belle ! — Eh ! Madame, le sens est le même. — Oui, Monsieur ; mais, lorsque l’on cite, il faut citer fidèlement. Chacun est jaloux de ce qu’il a fait ; cela est naturel. Le président ne vous a pas prié de citer sa chanson. — Je l’ai citée avec éloge. — Il n’y falloit donc rien changer. Puisqu’il y avoit mis Ô dieux ! cela lui plaisoit davantage. Que vous avoit-il fait, pour lui ôter son Ô ? Du reste, il m’a bien assuré que cela n’empêcheroit point qu’il ne rendît justice à vos talens. »

L’abbé Raynal mouroit d’envie de rire et moi aussi. Mais nous nous retînmes, car Mme Geoffrin étoit déjà assez confuse, et, lorsqu’elle avoit tort, il n’y avoit point à badiner.

En nous en allant, je contai à l’abbé mon aventure avec Marivaux et ma querelle avec Moncrif. « Ah ! me dit-il, cela nous prouve que, lorsqu’on dit d’un homme qu’il a des ennemis, il faut, avant de le juger, bien regarder s’il a mérité d’en avoir. »

Lorsque ce détroit fut passé, ma vie reprit son cours libre et tranquille. D’abord elle se partagea entre la ville et la campagne, et l’une et l’autre me rendoient heureux. De mes sociétés à la ville, la seule dont je n’étois plus étoit celle des Menus-Plaisirs. Cury, qui en avoit été l’âme, étoit infirme et ruiné. Il mourut peu de temps après.

Lorsque son secret a été connu (et il ne l’a été qu’après sa mort), j’ai quelquefois entendu dire dans le monde qu’il auroit dû se déclarer pour auteur de la parodie. J’ai toujours soutenu qu’il ne le devoit pas ; et malheur à moi s’il l’eût fait ! car c’auroit été lui qu’on auroit opprimé, et j’en serois mort de chagrin. Ma faute étoit à moi, et il eût été souverainement injuste qu’un autre en eût porté la peine. Au reste, la parodie, telle qu’on l’avoit vue, pleine de grossières injures, n’étoit pas celle qu’il avoit faite. Il auroit donc fallu qu’en s’accusant de l’une il eût été reçu à désavouer l’autre ; et, quand il auroit fait cette distinction, auroit-on voulu l’écouter ? Il eût été perdu, et j’en aurois été la cause. Il fit, en gardant le silence, ce qu’il y avoit de plus juste et de meilleur à faire pour moi comme pour lui, et je lui devois les douceurs de la vie que je menois depuis que ma bienheureuse disgrâce m’avoit rendu à moi-même et à mes amis.

Je ne mets pas au nombre de mes sociétés particulières l’assemblée qui se tenoit les soirs chez Mlle de Lespinasse : car, à l’exception de quelques amis de d’Alembert, comme le chevalier de Chastellux, l’abbé Morellet, Saint-Lambert et moi, ce cercle étoit formé de gens qui n’étoient point liés ensemble. Elle les avoit pris çà et là dans le monde, mais si bien assortis que, lorsqu’ils étoient là, ils s’y trouvoient en harmonie comme les cordes d’un instrument monté par une habile main. En suivant la comparaison, je pourrois dire qu’elle jouoit de cet instrument avec un art qui tenoit du génie ; elle sembloit savoir quel son rendroit la corde qu’elle alloit toucher ; je veux dire que nos esprits et nos caractères lui étoient si bien connus que, pour les mettre en jeu, elle n’avoit qu’un mot à dire. Nulle part la conversation n’étoit plus vive, ni plus brillante, ni mieux réglée que chez elle. C’étoit un rare phénomène que ce degré de chaleur tempérée et toujours égale où elle savoit l’entretenir, soit en la modérant, soit en l’animant tour à tour. La continuelle activité de son âme se communiquoit à nos esprits, mais avec mesure ; son imagination en étoit le mobile, sa raison le régulateur. Et remarquez bien que les têtes qu’elle remuoit à son gré n’étoient ni foibles ni légères ; les Condillac et les Turgot étoient du nombre ; d’Alembert étoit auprès d’elle comme un simple et docile enfant. Son talent de jeter en avant la pensée et de la donner à débattre à des hommes de cette classe ; son talent de la discuter elle-même, et, comme eux, avec précision, quelquefois avec éloquence ; son talent d’amener de nouvelles idées et de varier l’entretien, toujours avec l’aisance et la facilité d’une fée qui, d’un coup de baguette, change à son gré la scène de ses enchantemens ; ce talent, dis-je, n’étoit pas celui d’une femme vulgaire. Ce n’étoit pas avec les niaiseries de la mode et de la vanité que, tous les jours, durant quatre heures de conversation, sans langueur et sans vide, elle savoit se rendre intéressante pour un cercle de bons esprits. Il est vrai que l’un de ses charmes étoit ce naturel brûlant qui passionnoit son langage, et qui communiquoit à ses opinions la chaleur, l’intérêt, l’éloquence du sentiment. Souvent aussi chez elle, et très souvent, la raison s’égayoit ; une douce philosophie s’y permettoit un léger badinage ; d’Alembert en donnoit le ton ; et qui jamais sut mieux que lui


Mêler le grave au doux, le plaisant au sévère ?


L’histoire d’une personne aussi singulièrement douée que l’étoit Mlle de Lespinasse doit être pour vous, mes enfans, assez curieuse à savoir. Le récit n’en sera pas long.

Il y avoit à Paris une marquise du Deffand, femme pleine d’esprit, d’humeur et de malice. Galante et assez belle dans sa jeunesse, mais vieille dans le temps dont je vais parler, presque aveugle et rongée de vapeurs et d’ennui, retirée dans un couvent avec une étroite fortune, elle ne laissoit pas de voir encore le grand monde où elle avoit vécu. Elle avoit connu d’Alembert chez son ancien amant, le président Hénault, qu’elle tyrannisoit encore, et qui, naturellement très timide, étoit resté esclave de la crainte longtemps après avoir cessé de l’être de l’amour. Mme du Deffand, charmée de l’esprit et de la gaieté de d’Alembert, l’avoit attiré chez elle, et si bien captivé qu’il en étoit inséparable. Il logeoit loin d’elle, et il ne passoit pas un jour sans l’aller voir.

Cependant, pour remplir les vides de sa solitude, Mme du Deffand cherchoit une jeune personne bien élevée et sans fortune qui voulût être sa compagne et à titre d’amie, c’est-à-dire de complaisante, vivre avec elle dans son couvent ; elle rencontra celle-ci ; elle en fut enchantée, comme vous croyez bien. D’Alembert ne fut pas moins charmé de trouver chez sa vieille amie un tiers aussi intéressant.

Entre cette jeune personne et lui, l’infortune avoit mis un rapport qui devoit rapprocher leurs âmes. Ils étoient tous les deux ce qu’on appelle enfans de l’amour. Je vis leur amitié naissante, lorsque Mme du Deffand les menoit avec elle souper chez mon amie Mme Harenc ; et c’est de ce temps-là que datoit notre connoissance. Il ne falloit pas moins qu’un ami tel que d’Alembert pour adoucir et rendre supportables à Mlle de Lespinasse la tristesse et la dureté de sa condition, car c’étoit peu d’être assujettie à une assiduité perpétuelle auprès d’une femme aveugle et vaporeuse ; il falloit, pour vivre avec elle, faire comme elle du jour la nuit et de la nuit le jour, veiller à côté de son lit, et l’endormir en faisant la lecture ; travail qui fut mortel à cette jeune fille, naturellement délicate, et dont jamais depuis sa poitrine épuisée n’a pu se rétablir. Elle y résistoit cependant, lorsque arriva l’incident qui rompit sa chaîne.

Mme du Deffand, après avoir veillé toute la nuit chez elle-même ou chez Mme de Luxembourg, qui veilloit comme elle, donnoit tout le jour au sommeil, et n’étoit visible que vers les six heures du soir. Mlle de Lespinasse, retirée dans sa petite chambre sur la cour du même couvent, ne se levoit guère qu’une heure avant sa dame ; mais cette heure si précieuse, dérobée à son esclavage, étoit employée à recevoir chez elle ses amis personnels, d’Alembert, Chastellux, Turgot, et moi de temps en temps. Or, ces messieurs étoient aussi la compagnie habituelle de Mme du Deffand ; mais ils s’oublioient quelquefois chez Mlle de Lespinasse, et c’étoient des momens qui lui étoient dérobés ; aussi ce rendez-vous particulier étoit-il pour elle un mystère, car on prévoyoit bien qu’elle en seroit jalouse. Elle le découvrit : ce ne fut, à l’entendre, rien de moins qu’une trahison. Elle en fit les hauts cris, accusant cette pauvre fille de lui soustraire ses amis, et déclarant qu’elle ne vouloit plus nourrir ce serpent dans son sein.

Leur séparation fut brusque ; mais Mlle de Lespinasse ne resta point abandonnée. Tous les amis de Mme du Deffand étoient devenus les siens. Il lui fut facile de leur persuader que la colère de cette femme étoit injuste. Le président Hénault lui-même se déclara pour elle. La duchesse de Luxembourg donna le tort à sa vieille amie, et fit présent d’un meuble complet à Mlle de Lespinasse, dans le logement qu’elle prit. Enfin, par le duc de Choiseul, on obtint pour elle, du roi, une gratification annuelle qui la mettoit au-dessus du besoin, et les sociétés de Paris les plus distinguées se disputèrent le bonheur de la posséder.

D’Alembert, à qui Mme du Deffand proposa impérieusement l’alternative de rompre avec Mlle de Lespinasse ou avec elle, n’hésita point, et se livra tout entier à sa jeune amie. Ils demeuroient loin l’un de l’autre ; et, quoique dans le mauvais temps il fût pénible pour d’Alembert de retourner le soir de la rue de Bellechasse à la rue Michel-le-Comte, où logeoit sa nourrice, il ne pensoit point à quitter celle-ci. Mais chez elle il tomba malade, et assez dangereusement pour inquiéter Bouvart, son médecin. Sa maladie étoit une de ces fièvres putrides dont le premier remède est un air libre et pur. Or, son logement chez sa vitrière étoit une petite chambre mal éclairée, mal aérée, avec un lit à tombeau très étroit. Bouvart nous déclara que l’incommodité de ce logement pouvoit lui être très funeste. Watelet lui en offrit un dans son hôtel, voisin du boulevard du Temple : il y fut transporté ; Mlle de Lespinasse, quoi qu’on en pût penser et dire, s’établit sa garde-malade. Personne n’en pensa et n’en dit que du bien.

D’Alembert revint à la vie, et dès lors, consacrant ses jours à celle qui en avoit pris soin, il désira de loger auprès d’elle. Rien de plus innocent que leur intimité ; aussi fut-elle respectée ; la malignité même ne l’attaqua jamais ; et la considération dont jouissoit Mlle de Lespinasse, loin d’en souffrir aucune atteinte, n’en fut que plus honorablement et plus hautement établie. Mais cette liaison si pure, et du côté de d’Alembert toujours tendre et inaltérable, ne fut pas pour lui aussi douce, aussi heureuse qu’elle auroit dû l’être.

L’âme ardente et l’imagination romantique de Mlle de Lespinasse lui firent concevoir le projet de sortir de l’étroite médiocrité où elle craignoit de vieillir. Avec tous les moyens qu’elle avoit de séduire et de plaire, même sans être belle, il lui parut possible que, dans le nombre de ses amis, et même des plus distingués, quelqu’un fût assez épris d’elle pour vouloir l’épouser. Cette ambitieuse espérance, plus d’une fois trompée, ne se rebutoit point ; elle changeoit d’objet, toujours plus exaltée et si vive qu’on l’auroit prise pour l’enivrement de l’amour. Par exemple, elle fut un temps si éperdument éprise de ce qu’elle appeloit l’héroïsme et le génie de Guibert que, dans l’art militaire et le talent d’écrire, elle ne voyoit rien de comparable à lui. Celui-là cependant lui échappa comme les autres. Alors ce fut à la conquête du marquis de Mora, jeune Espagnol d’une haute naissance, qu’elle crut pouvoir aspirer ; et en effet, soit amour, soit enthousiasme, ce jeune homme avoit pris pour elle un sentiment passionné. Nous le vîmes plus d’une fois en adoration devant elle, et l’impression qu’elle avoit faite sur cette âme espagnole prenoit un caractère si sérieux que la famille du marquis se hâta de le rappeler. Mlle de Lespinasse, contrariée dans ses désirs, n’étoit plus la même avec d’Alembert ; et non seulement il en essuyoit des froideurs, mais souvent des humeurs chagrines pleines d’aigreur et d’amertume. Il dévoroit ses peines et n’en gémissoit qu’avec moi. Le malheureux ! tels étoient pour elle son dévouement et son obéissance qu’en l’absence de M. de Mora c’étoit lui qui, dès le matin, alloit quérir ses lettres à la poste et les lui apportoit à son réveil. Enfin, le jeune Espagnol étant tombé malade dans sa patrie, et sa famille n’attendant que sa convalescence pour le marier convenablement, Mlle de Lespinasse imagina de faire prononcer par un médecin de Paris que le climat de l’Espagne lui seroit mortel ; que, si on vouloit lui sauver la vie, il falloit qu’on le renvoyât respirer l’air de la France ; et cette consultation, dictée par Mlle de Lespinasse, ce fut d’Alembert qui l’obtint de Lorry, son ami intime, et l’un des plus célèbres médecins de Paris. L’autorité de Lorry, appuyée par le malade, eut en Espagne tout son effet. On laissa partir le jeune homme ; il mourut en chemin, et le chagrin profond qu’en ressentit Mlle de Lespinasse, achevant de détruire cette frêle machine que son âme avoit ruinée, la précipita dans le tombeau.

D’Alembert fut inconsolable de sa perte. Ce fut alors qu’il vint comme s’ensevelir dans le logement qu’il avoit au Louvre. J’ai dit ailleurs comme il y passa le reste de sa vie[14]. Il se plaignoit souvent à moi de la funeste solitude où il croyoit être tombé. Inutilement je lui rappelois ce qu’il m’avoit tant dit lui-même du changement de son amie. « Oui, me répondoit-il, elle étoit changée, mais je ne l’étois pas ; elle ne vivoit plus pour moi, mais je vivois toujours pour elle. Depuis qu’elle n’est plus, je ne sais plus pourquoi je vis. Ah ! que n’ai-je à souffrir encore ces momens d’amertume qu’elle savoit si bien adoucir et faire oublier ! Souvenez-vous des heureuses soirées que nous passions ensemble. À présent, que me reste-t-il ? Au lieu d’elle, en rentrant chez moi, je ne vais plus retrouver que son ombre. Ce logement du Louvre est lui-même un tombeau où je n’entre qu’avec effroi. »

Je résume ici en substance les conversations que nous avions ensemble en nous promenant seuls le soir aux Tuileries ; et je demande si c’est là le langage d’un homme à qui la nature auroit refusé la sensibilité du cœur.

Bien plus heureux que lui, je vivois au milieu des femmes les plus séduisantes, sans tenir à aucune par les liens de l’esclavage. Ni la jolie et piquante Filleul, ni l’ingénue et belle Séran, ni l’éblouissante Villaumont, ni aucune de celles avec qui je me plaisois le plus, ne troubloit mon repos. Comme je savois bien qu’elles ne pensoient pas à moi, je n’avois ni la simplicité ni la fatuité de penser à elles. J’aurois pu dire comme Atys, et avec plus de sincérité :


J’aime les roses nouvelles,
J’aime à les voir s’embellir :
Sans leurs épines cruelles,
J’aimerois à les cueillir.


Ce qui me ravissoit en elles, c’étoient les grâces de leur esprit, la mobilité de leur imagination, le tour facile et naturel de leurs idées et de leur langage, et une certaine délicatesse de pensée et de sentiment qui, comme celle de leur physionomie, semble réservée à leur sexe. Leurs entretiens étoient une école pour moi non moins utile qu’agréable ; et, autant qu’il m’étoit possible, je profitois de leurs leçons. Celui qui ne veut écrire qu’avec précision, énergie et vigueur, peut ne vivre qu’avec des hommes ; mais celui qui veut, dans son style, avoir de la souplesse, de l’aménité, du liant, et ce je ne sais quoi qu’on appelle du charme, fera très bien, je crois, de vivre avec des femmes. Lorsque je lis que Périclès sacrifioit tous les matins aux Grâces, ce que j’entends par là, c’est que tous les jours Périclès déjeunoit avec Aspasie.

Cependant, quelque intéressante que fût pour moi, du côté de l’esprit, la société de ces femmes aimables, elle ne me faisoit pas négliger d’aller fortifier mon âme, élever, étendre, agrandir ma pensée, et la féconder dans une société d’hommes dont l’esprit pénétroit le mien et de chaleur et de lumière. La maison du baron d’Holbach, et, depuis quelque temps, celle d’Helvétius, étoient le rendez-vous de cette société, composée en partie de la fleur des convives de Mme Geoffrin, et en partie de quelques têtes que Mme Geoffrin avoit trouvées trop hardies et trop hasardeuses pour être admises à ses dîners. Elle estimoit le baron d’Holbach, elle aimoit Diderot, mais à la sourdine, et sans se commettre pour eux. Il est vrai qu’elle avoit admis et comme adopté Helvétius, mais jeune encore, avant qu’il eût fait des folies.

Je n’ai jamais bien su pourquoi d’Alembert se tint éloigné de la société dont je parle. Lui et Diderot, associés de travaux et de gloire dans l’entreprise de l’Encyclopédie, avoient été d’abord cordialement unis, mais ils ne l’étoient plus ; ils parloient l’un de l’autre avec beaucoup d’estime, mais ils ne vivoient point ensemble et ne se voyoient presque plus. Je n’ai jamais osé leur en demander la raison.

Jean-Jacques Rousseau et Buffon furent d’abord quelque temps de cette société philosophique ; mais l’un rompit ouvertement ; l’autre, avec plus de ménagement et d’adresse, se retira et se tint à l’écart. Pour ceux-ci, je crois bien savoir quel fut le système de leur conduite.

Buffon, avec le Cabinet du roi et son Histoire naturelle, se sentoit assez fort pour se donner une existence considérable. Il voyoit que l’école encyclopédique étoit en défaveur à la cour et dans l’esprit du roi ; il craignit d’être enveloppé dans le commun naufrage, et, pour voguer à pleines voiles, ou du moins pour louvoyer seul prudemment parmi les écueils, il aima mieux avoir à soi sa barque libre et détachée. On ne lui en sut pas mauvais gré. Mais sa retraite avoit encore une autre cause.

Buffon, environné chez lui de complaisans et de flatteurs, et accoutumé à une déférence obséquieuse pour ses idées systématiques, étoit quelquefois désagréablement surpris de trouver parmi nous moins de révérence et de docilité. Je le voyois s’en aller mécontent des contrariétés qu’il avoit essuyées. Avec un mérite incontestable, il avoit un orgueil et une présomption égale au moins à son mérite. Gâté par l’adulation, et placé par la multitude dans la classe de nos grands hommes, il avoit le chagrin de voir que les mathématiciens, les chimistes, les astronomes, ne lui accordoient qu’un rang très inférieur parmi eux ; que les naturalistes eux-mêmes étoient peu disposés à le mettre à leur tête, et que, parmi les gens de lettres, il n’obtenoit que le mince éloge d’écrivain élégant et de grand coloriste. Quelques-uns même lui reprochoient d’avoir fastueusement écrit dans un genre qui ne vouloit qu’un style simple et naturel. Je me souviens qu’une de ses amies m’ayant demandé comment je parlerois de lui, s’il m’arrivoit d’avoir à faire son éloge funèbre à l’Académie françoise, je répondis que je lui donnerois une place distinguée parmi les poètes du genre descriptif ; façon de le louer dont elle ne fut pas contente.

Buffon, mal à son aise avec ses pairs, s’enferma donc chez lui avec des commensaux ignorans et serviles, n’allant plus ni à l’une ni à l’autre Académie, et travaillant à part sa fortune chez les ministres, et sa réputation dans les cours étrangères, d’où, en échange de ses ouvrages, il recevoit de beaux présens ; mais du moins son paisible orgueil ne faisoit du mal à personne. Il n’en fut pas de même de celui de Rousseau.

Après le succès qu’avoient eu dans de jeunes têtes ses deux ouvrages couronnés à Dijon, Rousseau, prévoyant qu’avec des paradoxes colorés de son style, animés de son éloquence, il lui seroit facile d’entraîner après lui une foule d’enthousiastes, conçut l’ambition de faire secte ; et, au lieu d’être simple associé à l’école philosophique, il voulut être chef et professeur unique d’une école qui fût à lui ; mais, en se retirant de notre société, comme Buffon, sans querelle et sans bruit, il n’eût pas rempli son objet. Il avoit essayé, pour attirer la foule, de se donner un air de philosophe antique : d’abord en vieille redingote, puis en habit d’Arménien, il se montroit à l’Opéra, dans les cafés, aux promenades ; mais ni sa petite perruque sale et son bâton de Diogène, ni son bonnet fourré, n’arrêtoient les passans. Il lui falloit un coup d’éclat pour avertir les ennemis des gens de lettres, et singulièrement de ceux qui étoient notés du nom de philosophes, que J.-J. Rousseau avoit fait divorce avec eux. Cette rupture lui attireroit une foule de partisans ; et il avoit bien calculé que les prêtres seroient du nombre. Ce fut donc peu pour lui de se séparer de Diderot et de ses amis : il leur dit des injures, et, par un trait de calomnie lancé contre Diderot, il donna le signal de la guerre qu’il leur déclaroit en partant.

Cependant leur société, consolée de cette perte, et peu sensible à l’ingratitude dont Rousseau faisoit profession, trouvoit en elle-même les plaisirs les plus doux que puissent procurer la liberté de la pensée et le commerce des esprits. Nous n’étions plus menés et retenus à la lisière, comme chez Mme Geoffrin ; mais cette liberté n’étoit pas la licence, et il est des objets révérés et inviolables qui jamais n’y étoient soumis aux débats des opinions. Dieu, la vertu, les saintes lois de la morale naturelle, n’y furent jamais mis en doute, du moins en ma présence : c’est ce que je puis attester. La carrière ne laissoit pas d’être encore assez vaste ; et, à l’essor qu’y prenoient les esprits, je croyois quelquefois entendre les disciples de Pythagore ou de Platon. C’étoit là que Galiani étoit quelquefois étonnant par l’originalité de ses idées, et par le tour adroit, singulier, imprévu, dont il en amenoit le développement ; c’étoit là que le chimiste Roux nous révéloit, en homme de génie ; les mystères de la nature ; c’étoit là que le baron d’Holbach, qui avoit tout lu et n’avoit jamais rien oublié d’intéressant, versoit abondamment les richesses de sa mémoire ; c’étoit là surtout qu’avec sa douce et persuasive éloquence, et son visage étincelant du feu de l’inspiration, Diderot répandoit sa lumière dans tous les esprits, sa chaleur dans toutes les âmes. Qui n’a connu Diderot que dans ses écrits ne l’a point connu. Ses systèmes sur l’art d’écrire altéroient son beau naturel. Lorsqu’en parlant il s’animoit, et que, laissant couler de source l’abondance de ses pensées, il oublioit ses théories et se laissoit aller à l’impulsion du moment, c’étoit alors qu’il étoit ravissant. Dans ses écrits, il ne sut jamais former un tout ensemble : cette première opération, qui ordonne et met tout à sa place, étoit pour lui trop lente et trop pénible. Il écrivoit de verve avant d’avoir rien médité aussi a-t-il écrit de belles pages, comme il disoit lui-même, mais il n’a jamais fait un livre. Or, ce défaut d’ensemble disparoissoit dans le cours libre et varié de la conversation.

L’un des beaux momens de Diderot, c’étoit lorsqu’un auteur le consultoit sur son ouvrage. Si le sujet en valoit la peine, il falloit le voir s’en saisir, le pénétrer, et, d’un coup d’œil, découvrir de quelles richesses et de quelles beautés il étoit susceptible. S’il s’apercevoit que l’auteur remplit mal son objet, au lieu d’écouter la lecture, il faisoit dans sa tête ce que l’auteur avoit manqué. Étoit-ce une pièce de théâtre, il y jetoit des scènes, des incidens nouveaux, des traits de caractère ; et, croyant avoir entendu ce qu’il avoit rêvé, il nous vantoit l’ouvrage qu’on venoit de lui lire, et dans lequel, lorsqu’il voyoit le jour, nous ne retrouvions presque rien de ce qu’il en avoit cité. En général, et dans toutes les branches des connoissances humaines, tout lui étoit si familier et si présent qu’il sembloit toujours préparé à ce qu’on avoit à lui dire, et ses aperçus les plus soudains étoient comme les résultats d’une étude récente ou d’une longue méditation.

Cet homme, l’un des plus éclairés du siècle, étoit encore l’un des plus aimables ; et, sur ce qui touchoit à la bonté morale, lorsqu’il en parloit d’abondance, je ne puis exprimer quel charme avoit en lui l’éloquence du sentiment. Toute son âme étoit dans ses yeux, sur ses lèvres. Jamais physionomie n’a mieux peint la bonté du cœur.

Je ne vous parle point de ceux de nos amis que vous venez de voir sous l’œil de Mme Geoffrin, et soumis à sa discipline. Chez le baron d’Holbach et chez Helvétius ils étoient à leur aise, et d’autant plus aimables car l’esprit, dans ses mouvemens, ne peut bien déployer et sa force et sa grâce que lorsqu’il n’a rien qui le gêne ; et là il ressembloit au coursier de Virgile :


Qualis ubi abruptis fugit præsepia vinclis
Tandem liber equus, campoque potitus aperto…
Emicat, arrectisque fremit cervicibus alte,
Luxurians.


Vous devez comprendre combien il étoit doux pour moi de faire, deux ou trois fois la semaine, d’excellens dîners en aussi bonne compagnie : nous nous en trouvions tous si bien que, lorsque venoient les beaux jours, nous entremêlions ces dîners de promenades philosophiques en pique-nique dans les environs de Paris, sur les bords de la Seine : car le régal de ces jours-là étoit une ample matelote, et nous parcourions tour à tour les endroits renommés pour être les mieux pourvus en beau poisson. C’étoit le plus souvent Saint-Cloud : nous y descendions le matin en bateau, respirant l’air de la rivière, et nous en revenions le soir à travers le bois de Boulogne. Vous croyez bien que, dans ces promenades, la conversation languissoit rarement.

Une fois, m’étant trouvé seul quelques minutes avec Diderot, à propos de la Lettre à d’Alembert sur les spectacles, je lui témoignai mon indignation de la note que Rousseau avoit mise à la préface de cette lettre : c’étoit comme un coup de stylet dont il avoit frappé Diderot. Voici le texte de la lettre :

J’avois un Aristarque sévère et judicieux ; je ne l’ai plus, je n’en veux plus ; et il manque bien plus encore à mon cœur qu’à mes écrits.

Voici la note qu’il avoit attachée au texte :

Si vous avez tiré l’épée contre votre ami, n’en désespérez pas, car il y a moyen de revenir vers votre ami. Si vous l’avez attristé par vos paroles, ne craignez rien. Il est possible encore de vous réconcilier avec lui ; mais, pour l’outrage, le reproche injurieux, la révélation du secret et la plaie faite à son cœur en trahison, point de grâce à ses yeux : il s’éloignera sans retour. (Ecclés., XXII, 26, 27.)

Tout le monde savoit que c’étoit à Diderot que s’adressoit cette note infamante, et bien des gens croyoient qu’il l’avoit méritée, puisqu’il ne la réfutoit pas.

« Jamais, lui dis-je, entre vous et Rousseau mon opinion ne sera en balance : je vous connois, et je crois le connoître ; mais dites-moi par quelle rage et sur quel prétexte il vous a si cruellement outragé. — Retirons-nous, me dit-il, dans cette allée solitaire : là, je vous confierai ce que je ne dépose que dans le sein de mes amis. »

  1. Catherine-Suzanne Josset, veuve de Charles Gaulard, était aussi la mère de Mme Bouret de Villaumont, dont il sera question plus loin.
  2. La famille Gradis compte actuellement encore des représentants à Bordeaux.
  3. Le nom d’Ansely ne figure ni sous cette forme, ni sous aucune autre, dans les répertoires locaux de l’époque, et il ne semble pas qu’à l’exception de Marmontel, ses contemporains aient apprécié les qualités que celui-ci se plaît à lui reconnaître. La romance de Pétrarque et l’Épître aux poètes ont été recueillies dans l’édition des Œuvres de l’auteur donnée par lui-même (1787).
  4. Jean de Barbot, président à la cour des Aides de Guyenne, passait, à tort ou à raison, auprès de ses contemporains pour avoir fourni à Montesquieu le canevas de quelques-unes des Lettres persanes.
  5. Selon l’Almanach du Languedoc (1755), M. de Saint-Amand était receveur général du tabac à Toulouse.
  6. M. Gaston Boissier a publié dans la Revue des Deux-Mondes du 15 avril 1871 une étude sur Jean-François Séguier, naturaliste et antiquaire, dont une partie des papiers a été transportée à la Bibliothèque nationale, à la suite de la mission bibliographique de Chardon de La Rochette et de Prunelle dans les départements du Midi.
  7. Honoré-Armand, duc de Villars (1702-1770), membre de l’Académie française et l’un des correspondants de Voltaire. Grimm, en rappelant l’épitaphe proposée pour son tombeau : Ci-git l’ami des hommes, ajoute : « Je ne connais que M. de Mirabeau en droit de protester contre la profanation d’un titre qu’il s’est réservé exclusivement. » (Corresp. litt., octobre 1770.)
  8. J.-P.-Fr. de Ripert de Monclar (1711-1773), procureur général au parlement d’Aix, célèbre par son mémoire en faveur du mariage des protestants (1756) et par son Compte rendu des constitutions des Jésuites (1763).
  9. Le Tilloy, commune de Corbeilles-Gâtinais, arrondissement de Montargis, canton de Ferrières (Loiret).
  10. Jacques-Annibal Claret de Fleurieu (1693-1776), seigneur de La Tourette, terre située à Éveux, près de l’Arbresle (Rhône), prévôt des marchands de Lyon, et Marc-Antoine-Louis Claret de Fleurieu (1729-1793), secrétaire perpétuel de l’Académie de Lyon, ami de J.-J. Rousseau et de Voltaire.
  11. Mme Lobreau-Destouches fut longtemps directrice du théâtre de Lyon. En 1776, Voltaire sollicitait de La Tourette, de Vasselier et de Turgot, le renouvellement du bail qu’elle exploitait depuis 1752, et qui devait expirer deux ans plus tard,
  12. J.-B. -François de Montullé, ancien conseiller au Parlement, secrétaire des commandements de la reine (charge achetée, dit le duc de Luynes, 140,000 livres à Rossignol, son prédécesseur), associé libre de l’Académie royale de peinture et de sculpture. Montullé avait épousé la fille du fermier général Audry-Neveu. Exécuteur testamentaite du fameux amateur Jean de Jullienne, il lui avait consacré une notice dans le Nécrologe de 1767. Ses propres collections furent dispersées en 1783 sous les initiales M*** T***, et après sa mort (29 novembre 1787). Ses plus beaux dessins de l’École française provenaient de M. de Jullienne.
  13. Sur les soupçons d’empoisonnement qu’éveilla la mort du Dauphin et de la Dauphine, voir l’Espion dévalisé, p. 81-97, et la Vie privée de Louis XV, t.  IV p. 36.
  14. L’Éloge de d’Alembert a été imprimé dans le tome XVII des Œuvres de Marmontel publiées en 1787.