Mémoires d'un père pour servir à l'instruction de ses enfants (LDB, 1891)/XVIII

Texte établi par Maurice Tourneux,  (3p. 295-321).

LIVRE XVIII





Dans l’Assemblée nationale, du côté des communes, il y avoit comme dans le peuple deux esprits et deux caractères l’un, modéré, foible et timide c’étoit celui du plus grand nombre ; l’autre, fougueux, outré, violent et hardi : c’étoit celui des factieux. On avoit vu d’abord celui-ci, pour ménager l’autre, n’annoncer que des vues raisonnables et pacifiques. On avoit entendu l’un de ses organes conjurer le clergé, au nom d’un Dieu de paix, de se réunir avec l’ordre où l’on méditoit sa ruine. Nous venons de voir Mirabeau, dans sa harangue au roi, affecter un respect et un zèle hypocrites ; mais, lorsque après s’être assuré de la résolution et du dévouement du bas peuple, de la mollesse, de la nonchalance, de la timidité, de la classe aisée et paisible, ce parti se vit en état de maîtriser l’opinion, il cessa de dissimuler.

Dès le lendemain du jour où le roi étoit allé de si bonne foi se livrer à l’Assemblée nationale, on entreprit de poser en principe qu’elle avoit droit de s’ingérer dans la formation du ministère ; et les deux orateurs qui sur ce point attaquèrent de front la prérogative royale furent Mirabeau et Barnave, l’un et l’autre doués d’une éloquence populaire : Mirabeau, avec plus de fougue et par élans passionnés, souvent aussi en fourbe et avec artifice ; Barnave, avec plus de franchise, plus de nerf et plus de vigueur. Tous les deux avoient appuyé l’avis d’ôter au roi le libre choix de ses ministres, droit que Tolendal et Mounier avoient fortement défendu en soutenant que, sans cette liberté dans le choix des objets de sa confiance, le roi ne seroit plus rien. Le décret résultant de cette discussion l’avoit laissée irrésolue ; mais la question, une fois engagée, n’en étoit pas moins le signal de la lutte des deux pouvoirs.

Pour ce combat, il falloit aux communes une force toujours active et menaçante. De là tous les obstacles qu’éprouva Tolendal dans sa motion du 20 juillet. C’est encore lui qu’il faut entendre. : « À partir du point où nous étions, il étoit évident, dit-il, qu’il n’y avoit plus à redouter pour la liberté que les projets des factieux ou les dangers de l’anarchie. L’Assemblée nationale n’avoit à se mettre en garde que contre l’excès même de sa propre puissance. Il n’y avoit pas un moment à perdre pour rétablir l’ordre public. Déjà l’on avoit la nouvelle que la commotion éprouvée dans la capitale s’étoit fait sentir non seulement dans les villes voisines, mais dans les provinces lointaines. Les troubles s’annonçoient dans la Bretagne ; ils existoient dans la Normandie et dans la Bourgogne ; ils menaçoient de se répandre dans tout le royaume. Des émissaires, partis évidemment d’un point central, couroient par les chemins, traversant les villes et les villages sans y séjourner, faisant sonner le tocsin, et annonçant tantôt des troupes étrangères et tantôt des brigands, criant partout aux armes, plusieurs répandant de l’argent. »

En effet, j’en voyois moi-même traversant à cheval le hameau où j’étois alors, et nous criant qu’autour de nous des hussards portoient le ravage et incendioient les moissons, que tel village étoit en feu et tel autré inondé de sang. Il n’en étoit rien, mais dans l’âme du peuple la peur excitoit la furie, et c’étoit ce qu’on demandoit.

Les mains pleines de lettres qui attestoient les excès impunément commis de toutes parts, Tolendal se rendit à l’Assemblée nationale, et y proposa un projet de proclamation, qui, après avoir présenté à tous les François le tableau de leur situation, de leurs devoirs et de leurs espérances, les invitoit tous à la paix, mettoit en sûreté leur vie et leurs propriétés, menaçoit les méchans, protégeoit les bons, maintenoit les lois en vigueur et les tribunaux en activité.

« Ce projet, nous dit-il, fut couvert d’applaudissemens on demanda une seconde lecture, et les acclamations redoublèrent. Mais quel fut mon étonnement lorsque je vis un parti s’élever pour le combattre !… Suivant l’un, ma sensibilité avoit séduit ma raison. Ces incendies, ces emprisonnemens, ces assassinats, étoient des contrariétés qu’il falloit savoir supporter, comme nous avions dû nous y attendre. Suivant l’autre, mon imagination avoit créé des dangers qui n’existoient pas. Il n’y avoit de danger que dans ma motion… : danger pour la liberté, parce qu’on ôteroit au peuple une inquiétude salutaire qu’il falloit lui laisser ; danger pour l’Assemblée, qui alloit voir Paris se déclarer contre elle si elle acceptoit la motion ; danger pour le pouvoir législatif, qui, après avoir brisé l’action si redoutable de l’autorité, alloit lui en rendre une plus redoutable encore. »

Le meurtre de Bertier, intendant de Paris, celui de Foulon, son beau-père, massacrés à la Grève, leurs têtes promenées, et le corps de Foulon traîné et déchiré dans le Palais-Royal, faisoient voir que la populace, ivre de sang, en étoit encore altérée, et sembloient crier à l’Assemblée de se hâter d’admettre la motion de Tolendal. Lui-même il va nous dire le peu d’impression que fit cet horrible incident.

« Le lendemain (21 juillet), je fus éveillé par des cris de douleur. Je vis entrer dans ma chambre un jeune homme pâle, défiguré, qui vint se précipiter sur moi, et qui me dit en sanglotant : « Monsieur, vous avez passé quinze ans de votre vie à défendre la mémoire de votre père, sauvez la vie du mien, et qu’on lui donne des juges. Présentez-moi à l’Assemblée nationale, et que je lui demande des juges pour mon père. » C’étoit le fils du malheureux Bertier. Je le conduisis sur-le-champ chez le président de l’Assemblée. Le malheur voulut qu’il n’y eût point de séance dans la matinée. Le soir, il n’y avoit plus rien à faire pour cet infortuné. Le beau-père et le gendre avoient été mis en pièces.

« On croit bien, poursuit Tolendal, qu’à la première séance je me hâtai de fixer l’attention générale sur cet horrible événement. Je parlai au nom d’un fils dont le père venoit d’être massacré, et un fils qui étoit en deuil du sien (c’étoit Barnave) osa me reprocher de sentir lorsqu’il ne falloit que penser. Il ajouta ce que je ne veux même pas répéter (le sang qu’on a versé étoit-il donc si précieux ?), et, chaque fois qu’il élevoit les bras au milieu de ses déclamations sanguinaires, il montroit à tous les regards les marques lugubres de son malheur récent (les pleureuses), et les témoins incontestables de son insensibilité barbare. »

Mais telle étoit parmi les factieux la dépravation des esprits qu’une cruauté froide y passoit pour vertu et l’humanité pour foiblesse. Trente-six châteaux démolis ou brûlés dans une seule province ; en Languedoc, un M. de Barras coupé par morceaux devant sa femme enceinte et prête d’accoucher ; en Normandie, un vieillard paralytique jeté sur un bûcher ardent, et tant d’autres excès commis, étoient ou passés sous silence dans l’Assemblée, ou traités d’épisodes, si quelqu’un les y dénonçoit.

Il étoit de la politique des factieux de ne laisser au peuple faire aucun retour sur lui-même. Refroidi un moment, il auroit pu sentir qu’on l’égaroit, qu’on le trompoit ; que ces ambitieux ne faisoient de lui leur complice que pour en faire leur esclave, et que, de crime en crime, ils vouloient le réduire au point de ne plus voir pour lui de salut qu’en exécutant tous ceux qu’ils lui commanderoient. Aussi la proclamation proposée par Tolendal ne passa-t-elle enfin que lorsqu’on en eut retranché ce qui pouvoit modérer le peuple. Encore, de peur de donner trop d’authenticité à cette proclamation pacifique, tout affoiblie qu’elle étoit, ne voulut-on pas qu’elle fût envoyée par le roi dans les provinces du royaume, et lue en chaire dans les églises, mais seulement qu’on s’en remît aux députés du soin de la faire passer, chacun d’eux, à leurs commettans.

Le 31 juillet fut un jour remarquable par le retour de Necker, et par l’espèce de triomphe qu’il obtint à l’Hôtel de ville.

En revenant de Bâle, où il avoit reçu les deux lettres de son rappel, l’une du roi, l’autre de l’Assemblée nationale, Necker avoit sur sa route vu les excès auxquels les peuples se livroient ; il avoit tâché de les calmer, de répandre sur son passage des sentimens plus doux, et d’inspirer partout l’horreur de l’injustice et de la violence. Il trouvoit les chemins couverts de François que les événemens de Paris, que les assassinats commis près de l’Hôtel de ville, avoient glacés d’horreur et d’effroi, et qui s’en alloient chercher une autre contrée. Instruit de ces scènes sanglantes, dès lors son vœu le plus ardent avoit été de détourner le peuple de Paris de ses aveugles barbaries, de le ramener à des sentimens d’humanité, et de lui faire effacer la tache que ces criminelles violences imprimoient au caractère de la nation. Je parle ici d’après lui-même ; et, quelques erreurs, quelques fautes, quelques torts, qu’on lui attribue, personne au moins ici ne doutera de sa sincérité. Dans cette confiance, je lui cède la parole pour un récit qui, sans être moins vrai, en sera plus intéressant.

« Heureuse et grande journée pour moi (le 28 juillet 1789), nous a-t-il dit[1], belle et mémorable époque de ma vie, où, après avoir reçu les plus touchantes marques d’affection de la part d’un peuple immense, j’obtins de ses nombreux députés rassemblés à l’Hôtel de ville, et de lui-même ensuite, avec des cris de joie, non seulement l’entière liberté du prisonnier que j’avois défendu (le baron de Besenval), mais une amnistie générale, un oubli complet des motifs de plainte et de défiance, une généreuse renonciation aux sentimens de haine et de vengeance dont on étoit si fort animé, enfin une sorte de paix et de réunion avec ce grand nombre de citoyens qui, les uns, avoient déjà fui de leur pays, les autres étoient prêts à s’en éloigner ! Cette honorable déteṛmination fut le prix de mes larmes : je l’avois demandée au nom de l’intérêt que j’inspirois dans ce moment ; je l’avois demandée comme une reconnoissance de mon dernier sacrifice ; je l’avois demandée comme la seule et unique récompense à laquelle je voulois jamais prétendre. Je me prosternai, je m’humiliai de toutes les manières pour réussir. Je fis agir enfin toutes les puissances de mon âme ; et, secondé de l’éloquence d’un citoyen généreux et sensible (Clermont-Tonnerre), j’obtins l’objet de mes vœux ; et cette première faveur me fut accordée d’une voix unanime, et avec tous les élans d’enthousiasme et de bonté qui pouvoient me la rendre plus chère. »

Voici quelle fut la délibération de l’assemblée générale des électeurs à l’Hôtel de ville, le même jour 31 juillet.

« Sur le discours vrai, sublime et attendrissant de M. Necker, l’assemblée des électeurs, pénétrée des sentimens de justice et d’humanité qu’il respire, a arrêté que le jour que ce ministre si cher, si nécessaire, a été rendu à la France, devoit être un jour de fête. En conséquence elle déclare, au nom des habitans de cette capitale, certaine de n’être pas désavouée, qu’elle pardonne à tous ses ennemis, qu’elle proscrit tout acte de violence contraire au présent arrêté, et qu’elle regarde désormais comme les seuls ennemis de la nation ceux qui troubleṛont par aucun excès la tranquillité publique.

« Arrête en outre que le présent arrêté sera lu au prône de toutes les paroisses, publié à son de trompe dans toutes les rues et carrefours, et envoyé à toutes les municipalités du royaume, et les applaudissemens qu’il obtiendra distingueront les bons François. »

C’étoit le salut de l’État, mais la ruine de projets qui ne pouvoient réussir que par le trouble et la terreur.

« Dès la nuit même de ce jour mémorable, poursuit Necker, tout fut changé. Les chefs de la démocratie avoient d’autres pensées. Nuls ne vouloient encore de bonté, ni d’oubli, ni d’amnistie ; ils avoient besoin de toutes les passions du peuple ; ils avoient besoin surtout de ses défiances, et ils ne vouloient non plus, à aucun prix, qu’un grand événement important pût être rapporté à mes vœux et à mon influence. On assembla, donc les districts, et l’on sut les animer contre une déclaration que leurs représentans, que les anciens électeurs nommés par eux, qu’une assemblée générale de l’Hôtel de ville, avoient adoptée d’une voix unanime, et que le premier vœu du peuple avoit ratifiée. L’Assemblée nationale étoit mon espérance dans cette malheureuse contrariété ; mais elle accueillit l’opinion des districts, et je vis renverser de fond en comble l’édifice de mon bonheur. À quoi cependant ce bonheur s’étoit-il attaché ? À retenir au milieu de nous ceux qui, par leurs richesses et par leurs dépenses, entretenoient le travail et encourageoient l’industrie ; à voir les idées de persécution remplacées par un sentiment de confiance et de magnanimité ; à prévenir cette exaspération, suite inévitable des craintes et des alarmes que l’on dédaigne de calmer ; à préserver la nation françoise de ces effrayans tribunaux d’inquisition désignés sous le nom de Comités des recherches ; à rendre enfin la liberté plus aimable en lui donnant un air moins farouche, et en montrant comme elle peut s’allier aux sentimens de douceur, d’indulgence et de bonté, le plus bel ornement de la nature humaine et son premier besoin. Ah ! combien de malheurs auroient été prévenus si la délibération prise à l’Hôtel de ville n’avoit pas été détruite, si le premier vœu du peuple, si ce saint mouvement n’avoit pas été méprisé ! »

Lorsque Necker parloit ainsi, il étoit loin de prévoir quels attentats, quelles atrocités, mettroient le comble aux forfaits passés.

Mais dès lors il devoit sentir combien lui-même il seroit déplacé et misérablement inutile parmi des hommes dédaigneux de tous principes de morale et de tous sentimens de justice et d’humanité.

C’étoit en exerçant le plus violent despotisme qu’on avoit fait annuler l’arrêté de l’Hôtel de ville ; et ce que Necker a passé sous silence, cet autre témoin que personne n’a osé démentir, Tolendal, l’a dit hautement.

« À l’entrée de la nuit, les factieux s’étoient rassemblés dans ce Palais-Royal, fameux désormais par tous les genres de crimes, après l’avoir été par tous les genres de dépravation ; dans ce Palais-Royal, où l’histoire sera obligée de dire que l’on corrompoit les mœurs, que l’on débauchoit les troupes, que l’on traînoit les cadavres des morts, et que l’on proscrivoit les têtes des vivans. Là ils avoient juré de faire révoquer l’arrêté de l’Hôtel de ville, et ils s’étoient mis en marche. Un district effrayé avoit communiqué son effroi à plusieurs autres ; le tocsin avoit sonné ; la troupe avoit grossi ; l’Hôtel de ville avoit craint de se voir assiégé ; enfin, sur la réclamation de plusieurs districts seulement, la commune de Paris avoit été forcée de céder, et l’assemblée des électeurs, par un nouvel arrêté, avoit rétracté celui du matin, en disant qu’elle l’expliquoit. »

Le 1er août, lorsqu’à l’élection du président, Thouret fut nommé au scrutin, à l’instant même le frémissement des factieux et leur menace se firent entendre dans l’Assemblée. L’élection fut dénoncée au Palais-Royal comme une trahison ; Thouret y fut proscrit s’il acceptoit la présidence ; on le menaça de venir l’assassiner dans sa maison ; il se démit, et ce fut comme le coup mortel pour la liberté de l’Assemblée, le plus grand nombre étant celui des âmes foibles à qui la peur imposoit silence ou commandoit l’opinion.

Les tribunaux étoient eux-mêmes épouvantés ; les lois étoient sans force, et le peuple les méprisoit. Il avoit entendu déclarer nuls les anciens édits ; il refusoit de payer des impôts antérieurement établis ; personne n’osoit l’y contraindre, et la faction lui laissoit croire qu’elle l’en avoit délivré.

Cependant les fonds des finances étoient tous épuisés et leurs sources presque taries. Necker vint exposer à l’Assemblée la détresse où il se trouvoit, et demander qu’elle autorisât un emprunt de trente millions à cinq pour cent. Cet intérêt modique fut malignement chicané ; on le morcela d’un cinquième ; et, le public ne voyant plus dans Necker qu’un ministre contrarié et mal voulu dans les communes, le signal de sa décadence fut le terme de son crédit.

Une contribution patriotique fut la ressource momentanée que l’Assemblée mit en usage ; et, au surplus, laissant le ministre se travailler d’inquiétudes pour subvenir aux besoins de l’État, elle entama l’ouvrage d’une constitution qu’elle s’autorisa elle-même à créer, non seulement sans les pouvoirs et l’aveu de la nation, mais au mépris des défenses expresses que la nation elle-même lui avoit faites dans ses mandats de toucher aux anciennes bases et aux principes fondamentaux de la monarchie existante.

Jusque-là on n’avoit cessé d’espérer mettre un terme aux usurpations des communes, et tous les moyens de conciliation avoient été mis en usage. Le 4 août, la séance du soir avoit été marquée par des résolutions et par des sacrifices qui auroient dû tout pacifier. Le clergé et la noblesse avoient fait, par acclamation, l’abandon de leurs privilèges. Ces renonciations, faites avec une sorte d’enthousiasme, avoient été reçues de même, et la très grande pluralité de l’Assemblée les regardoit comme le sceau d’une pleine et durable réconciliation. Le bon archevêque de Paris avoit proposé qu’un Te Deum en fût chanté en actions de grâces ; Tolendal, qui ne perdoit jamais de vue le salut de l’État, avoit fait la motion que Louis XVI fût proclamé restaurateur de la liberté françoise ; l’une et l’autre proposition avoient enlevé toutes les voix. Enfin, le roi lui-même avoit consenti sans réserve à toutes les renonciations faites et rédigées en décret dans la séance du 4 août ; mais il refusoit son acceptation pure et simple à la déclaration ambigüe des droits de l’homme et aux dix-neuf articles de la constitution qui lui avoient été présentés. Il y avoit même d’autres articles auxquels on prévoyoit qu’il refuseroit sa sanction ; et, quoique le veto qu’il se réservoit ne fût que suspensif, c’en étoit assez pour arrêter le mouvement révolutionnaire. Il falloit franchir cet obstacle ; et, si on vouloit forcer sa résistance, le roi pouvoit bien prendre une résolution à laquelle il s’étoit longtemps refusé.

Ce fut là bien réellement ce qui fit former, le projet d’avoir le roi à Paris, et ce qui fit envoyer à Versailles (le 5 octobre 1789) trente mille séditieux avec des canons à leur tête, et une foule de ces femmes immondes que l’on fait marcher en avant dans toutes les émeutes. Le prétexte de leur mission étoit d’aller se plaindre de la cherté du pain.

Je ne décrirai point la brutalité de cette populace conduite à Versailles pour enlever le roi et sa famille. La procédure du Châtelet a révélé cet horrible mystère, ce crime dont l’Assemblée eut beau vouloir laver le duc d’Orléans et Mirabeau. Les faits en sont consignés dans les mémoires du temps que mes enfans liront. Ils y verront, en frémissant, les fidèles gardes, du corps, à qui le roi avoit défendu de tirer sur le peuple, massacrés jusque sur le seuil de l’appartement de la reine, et leurs têtes portées au bout des piques sous les fenêtres du palais ; ils verront cette reine, éperdue et tremblante pour le roi et pour ses enfans, s’enfuir de son lit, qu’on vient percer à coups de baionnettes, et allant se jeter dans les bras du roi, où elle croyoit mourir ; ils les verront, ces augustes époux, au milieu d’un peuple farouche, opposer à sa rage la plus magnanime douceur, lui montrer leurs enfans afin de l’attendrir, et lui demander ce qu’il veut que l’on fasse pour l’apaiser : Que le roi vienne avec nous à Paris. Ce fut la réponse du peuple, et l’aveu du complot qu’on lui faisoit exécuter.

Ce qu’on ne peut oublier, c’est que la nuit où cette horde sanguinaire remplissoit les cours du château, quelques voix s’étant élevées dans la salle des députés pour proposer d’aller en corps se ranger à côté du roi et réprimer les mouvemens du peuple, Mirabeau réfuta insolemment cette motion, en disant qu’il ne seroit pas de la dignité de l’Assemblée nationale de se déplacer : il n’avoit garde de vouloir s’opposer à son propre ouvrage.

Le roi pouvoit encore s’éloigner ; tout étoit préparé pour son départ ; ses carrosses, ses gardes, l’attendoient, lui et sa famille, aux grilles de l’Orangerie ; quelques amis fidèles le pressoient de saisir le temps où le peuple, dispersé dans Versailles, alloit se livrer au sommeil ; mais un plus grand nombre, tremblans et larmoyans, le conjuroient à genoux de ne pas les abandonner. Trompé par la sécurité de La Fayette, qui répondoit que tout seroit bientôt tranquille, le roi, par la fatalité de son étoile ou de son caractère, se livra à sa destinée, et perdit le moment qu’il ne devoit plus retrouver.

Dès qu’il fut arrivé aux Tuileries avec sa famille, l’Assemblée déclara qu’elle ne pouvoit rester séparée de la personne du roi ; elle vint elle-même s’établir à Paris (le 19 octobre 1789) ; et, dans ces translations, le bon peuple crut voir le gage de sa sûreté.

Le premier acte du roi, à Paris, fut son acceptation des premiers articles de la constitution et la sanction des droits de l’homme.

Ces Mémoires ne sont point l’histoire de la Révolution ; vous la lirez ailleurs, mes enfans, et vous verrez, depuis cette époque du 19 octobre, la suite de tant d’événemens mémorables, et tous faciles à prévoir après les premiers succès d’un parti vainqueur : les biens du clergé déclarés nationaux le 2 novembre ; la création des assignats le 21 décembre ; le nombre, la forme et la fabrication de cette monnaie, déterminés le 17 avril 1790 ; la noblesse et tous les titres abolis le 19 juin suivant ; la fuite du roi le 21 juin 1791 ; son retour à Paris le 25 ; enfin l’acceptation de la constitution entière par le roi le 3 septembre, et la promulgation de cet acte le 28 du même mois.

Là se termina la session de l’Assemblée constituante ; et ce fut alors que s’éloigna de moi cet ami qui, dans les travaux et les périls de la tribune, avoit si dignement rempli ses devoirs et mes espérances, et qui venoit d’être appelé à Rome pour y être comblé d’honneurs, l’abbé Maury, cet homme d’un talent si rare et d’un courage égal à ce rare talent.

En vous parlant de lui, je ne vous ai donné, mes enfans, que l’idée d’un bon ami, d’un homme aimable ; je dois vous le faire connoître en qualité d’homme public, et tel que ses ennemis eux-mêmes n’ont pu s’empêcher de le voir : invariable dans les principes de la justice et de l’humanité ; défenseur intrépide du trône et de l’autel ; aux prises tous les jours avec les Mirabeau et les Barnave ; en butte aux clameurs menaçantes du peuple des tribunes ; exposé aux insultes et aux poignards du peuple du dehors, et assuré que les principes dont il plaidoit la cause succomberoient sous le plus grand nombre ; tous les jours repoussé, tous les jours sous les armes, sans que la certitude d’être vaincu, le danger d’être lapidé, les clameurs, les outrages d’une populace effrénée, l’eussent jamais ébranlé ni lassé. Il sourioit aux menaces du peuple ; il répondoit par un mot plaisant ou énergique aux invectives des tribunes, et revenoit à ses adversaires avec un sang-froid imperturbable. L’ordre de ses discours, faits presque tous à l’improviste, et durant des heures entières, l’enchaînement de ses idées, la clarté de ses raisonnemens, le choix et l’affluence de son expression, juste, correcte, harmonieuse, et toujours animée sans aucune hésitation, rendoient comme impossible de se persuader que son éloquence ne fût pas étudiée et préméditée ; et cependant la promptitude avec laquelle il s’élançoit à la tribune et saisissoit l’occasion de parler forçoit de croire qu’il parloit d’abondance.

J’ai moi-même plus d’une fois été témoin qu’il dictoit de mémoire le lendemain ce qu’il avoit prononcé la veille, en se plaignant que dans ses souvenirs sa vigueur étoit affoiblie et sa chaleur éteinte. « Il n’y a, disoit-il, que le feu et la verve de la tribune qui puissent nous rendre éloquens. » Ce phénomène, dont on a vu si peu d’exemples, n’est explicable que par la prodigieuse capacité d’une mémoire à laquelle rien n’échappoit, et par des études immenses ; il est vrai qu’à ce magasin de connoissances et d’idées, que Cicéron a regardé comme l’arsenal de l’orateur, Maury ajoutoit l’habitude et la très grande familiarité de la langue oratoire ; avantage inappréciable que la chaire lui avoit donné.

Quant à la fermeté de son courage, elle avoit pour principe le mépris de la mort et cet abandon de la vie, sans lequel, disoit-il, une nation ne peut avoir de bons représentans, non plus que de bons militaires.

Tel s’étoit montré l’homme qui a été constamment mon ami, qui l’est encore et le sera toujours sans que les révolutions de sa fortune et de la mienne apportent aucune altération dans cette mutuelle et solide amitié.

Le moment où, peut-être pour la dernière fois nous embrassant, nous nous dîmes adieu, eut quelque chose d’une tristesse religieuse et mélancolique. « Mon ami, me dit-il, en défendant la bonne cause, j’ai fait ce que j’ai pu ; j’ai épuisé mes forces, non pas pour réussir dans une assemblée où j’étois inutilement écouté, mais pour jeter de profondes idées de justice et de vérité dans les esprits de la nation et de l’Europe entière. J’ai eu même l’ambition d’être entendu de la postérité. Ce n’est pas sans un déchirement de cœur que je m’éloigne de ma patrie et de mes amis ; mais j’emporte la ferme espérance que la puissance révolutionnaire sera détruite. »

J’admirai cette infatigable persévérance de mon ami ; mais, après l’avoir vu lutter inutilement contre cette force qui entraînoit ou qui renversoit tout ce qui s’opposoit à ses progrès rapides, je conservois peu d’espérance de vivre assez pour voir la fin de nos malheurs.

L’Assemblée législative, installée le 1er octobre 1791, suivit et même exagéra l’esprit de l’Assemblée constituante. Je ne fais encore que rappeler des dates pour arriver à ce qui m’est personnel.

Le 29 novembre, décret qui invite le roi à requérir les princes de l’Empire de ne pas souffrir les armemens des princes fugitifs.

Le 14 décembre, le roi prononce, sur sa déclaration à ces princes, un discours applaudi.

Le 1er janvier 1792, décret d’accusation contre les frères de Louis XVI.

Le 1er mars, mort de l’empereur Léopold.

Le 29 mai, assassinat de Gustave III, roi de Suède.

Le 20 avril, déclaration de guerre de la France au nouveau roi de Hongrie et de Bohême.

Au mois de juin, le roi refuse sa sanction à deux décrets ; et c’est là le prétexte du soulèvement des faubourgs que l’on envoie en masse et en tumulte aux Tuileries.

Le roi, qui les entend menacer avec des cris sauvages et par d’horribles imprécations d’enfoncer les portes de son appartement, ordonne qu’on les ouvre. Il se présente d’un air calme pour entendre leur pétition. On lui demande de sanctionner les décrets auxquels il a refusé son acceptation. « Ma sanction est libre, répond le roi ; et ce n’est ici le moment ni de la solliciter, ni de l’obtenir. »

Deux jours après, dans sa proclamation contre cet acte de violence, il déclara qu’on n’auroit jamais à lui arracher son consentement pour ce qu’il croiroit juste et convenable au bien public, mais qu’il exposeroit, s’il le falloit, sa tranquillité et sa sûreté même pour faire son devoir.

Cette résistance auroit été le frein du despotisme populaire. La libre acceptation des lois, et le droit que le roi s’étoit réservé de suspendre celles qu’il n’approuveroit pas, étoit l’article fondamental d’une monarchie tempérée, et du serment qu’on avoit prêté librement, dans tout le royaume, à la nation, à la loi et au roi ; mais cela seul eût arrêté le mouvement révolutionnaire, et la faction ne vouloit pas que son pouvoir fût limité.

Le 31 juillet fut marqué par l’arrivée des Marseillois à Paris, sorte de satellites qu’on avoit à ses ordres pour les grandes exécutions.

Le 3 août, au nom des sections de Paris, Pétion présente à l’Assemblée une pétition pour la déchéance du roi.

Le 6, on fait répandre aux Tuileries le bruit que le roi veut s’enfuir.

Ce fut alors que, par un pressentiment trop fidèle de ce qui alloit se passer, ma femme me pressa de quitter cette maison de campagne qu’elle avoit tant aimée, et d’aller chercher loin de Paris une retraite où, dans l’obscurité, nous pussions respirer en paix.

Nous ne savions où diriger nos pas ; le précepteur de nos enfans décida notre irrésolution. Ce fut lui qui nous assura qu’en Normandie, où il étoit né, nous trouverions sans peine un asile paisible et sûr ; mais il falloit du temps pour nous le procurer, et, en arrivant à Évreux, nous ne savions encore où aller reposer notre tête. Le maître de l’auberge où nous descendîmes avoit, à deux pas de la ville, dans le hameau de Saint-Germain, une maison assez jolie, située au bord de l’Iton, et à la porte des jardins de Navarre ; il nous l’offrit. Charmés de cette position, ce fut là que nous nous logeâmes, en attendant que plus près de Gaillon, lieu natal de Charpentier, sa famille nous eût trouvé une demeure convenable.

Si, dans l’état pénible où étoient nos esprits, un séjour pouvoit être délicieux, celui-là l’eût été pour nous ; mais à peine étions-nous arrivés à Évreux que nous apprîmes l’épouvantable événement du 10 août.

À Paris, dès le point du jour, de ce jour qui devoit en amener de si funestes, les places et les rues adjacentes aux Tuileries s’étoient remplies d’hommes armés avec un train d’artillerie. C’étoit le peuple des faubourgs, soutenu par la bande des Marseillois, qui venoit assiéger le roi dans son palais.

Ce malheureux prince n’avoit pour défense qu’un petit nombre de gardes suisses, et, quoiqu’on ait dit qu’il y avoit dans le jardin des Tuileries une foule de braves gens qui se seroient rangés autour de sa personne s’il avoit voulu se montrer, sans doute il ne crut pas la résistance ou permise ou possible ; on lui conseilla de se rendre avec sa famille au sein de l’Assemblée nationale ; il s’y réfugia.

Cependant ses braves soldats suisses, qui, fidèles à leurs consignes, défendoient dans les cours l’approche du palais, se virent obligés de tirer sur le peuple. Ils l’avoient repoussé, et tenoient ferme dans leur poste, lorsqu’ils apprirent que le roi s’étoit retiré. Alors ils perdirent courage, et, s’étant dispersés, ils furent presque tous massacrés dans Paris.

Le roi fut transféré et enfermé avec sa femme, ses enfans et sa sœur, dans la prison de la tour du Temple (le 13 août).

Le 31 août, le maire et le procureur-syndic de la ville (Pétion et Manuel) se présentèrent à l’Assemblée, à la tête d’une députation, au nom de laquelle Tallien, son orateur, annonça « qu’on avoit enfermé nombre de prêtres perturbateurs, et que, sous peu de jours, le sol de la liberté seroit purgé de leur présence ».

Le 2 septembre, au couvent des Carmes du Luxembourg, au séminaire de Saint-Firmin, rue Saint-Victor, à l’abbaye Saint-Germain-des-Prés, plusieurs prélats et un grand nombre de prêtres furent égorgés. Le carnage dura jusqu’au 6 à l’hôtel de la Force.

Le 8, les prisonniers d’Orléans, envoyés à Versailles, y furent massacrés.

Ce fut dans ces jours d’épouvante et de frémissement que vint loger auprès de nous, dans le hameau de Saint-Germain, un homme que je croyois m’être inconnu. Dans son déguisement, j’eus tant de peine à me rappeler où j’avois pu le voir qu’il fut obligé de se nommer : c’étoit Lorry[2], évêque d’Angers. Notre reconnoissance fut attendrie par le malheur de sa situation, qu’il ne laissoit pas de soutenir avec un courage assez ferme.

Nous voilà donc en société et en communauté de table, comme il le désira lui-même ; et, dans un meilleur temps, cette liaison fortuite nous auroit été réciproquement agréable. Logés ensemble au bord d’une jolie rivière, dans la plus belle saison de l’année, ayant pour promenades des jardins enchantés et une superbe forêt, parfaitement d’accord dans nos opinions, dans nos goûts et dans nos principes, les souvenirs d’un monde où nous avions vécu étoient pour nous des sujets d’entretien d’une abondance inépuisable ; mais toutes ces douceurs étoient empoisonnées par les chagrins dont nous étions continuellement abreuvés.

La Convention prit, le 21 septembre, la place de la Législative. Son premier décret fut l’abolition de la royauté.

Cependant, au nom de la liberté républicaine, des colonnes de volontaires accouroient aux armes ; nous nous trouvions sur leur passage, et notre repos en étoit troublé. D’ailleurs, l’approche de l’hiver rendoit humide et malsain le lieu où nous étions il fallut le quitter, et ce ne fut pas sans regret que nous y laissâmes le bon évêque. Nous nous retirâmes, ma femme et moi, à Couvicourt.

Le 11 décembre, le roi comparut à la barre de la Convention ; il y fut interrogé. Il demanda deux avocats, Tronchet et Target, pour conseils.

Target refusa son ministère à ces fonctions vénérables ; le vertueux Malesherbes s’empressa de s’offrir pour le remplacer ; on y consentit.

Tronchet et Malesherbes demandèrent à se donner pour adjoint l’honnête et sensible Desèze, et l’on y consentit encore.

Le 26, le roi comparut pour la seconde fois et avec ses trois défenseurs. Desèze porta la parole, mais le roi ne lui avoit permis, dans sa défense, aucun appareil oratoire. En lui obéissant, Desèze n’en fut que plus touchant.

Le 17 janvier 1793, la peine de mort fut prononcée à la pluralité de 366 voix contre 355.

Le roi interjeta l’appel à la nation. L’appel fut rejeté.

Le 19, il fut décidé, à la pluralité de 380 voix contre 310, qu’il ne seroit point sursis à l’exécution de la sentence, et, le 21, Louis XVI eut la tête tranchée sur la place de Louis XV.

Son confesseur, au pied de l’échafaud, lui dit ces mots à jamais mémorables : « Fils de saint Louis, montez au ciel. »

Le roi sur l’échafaud voulut parler au peuple ; Santerre, commandant l’exécution, et l’un des moteurs du faubourg Saint-Antoine, ordonna aux tambours de battre ensemble pour étouffer sa voix.

Cette exécution fut suivie, à peu d’intervalle, de celle des trois autres prisonniers du Temple. Le 21 janvier, le roi avoit péri sur l’échafaud ; le 16 octobre, la reine, son épouse, éprouva le même sort ; le 21 floréal (10 mai) de l’année suivante, Élisabeth, sœur du roi, termina, sous la même hache, son innocente vie, et, le 20 prairial (8 juin) de la même année, le Dauphin mourut au Temple.

  1. Sur l’administration de M. Necker, par lui-même (Amsterdam, 1791, in-12), p. 87.
  2. Michel-François Couet du Vivier de Lorry, évêque d’Angers de 1782 à 1791.