Mémoires d'un père pour servir à l'instruction de ses enfants (LDB, 1891)/XVII

Texte établi par Maurice Tourneux,  (3p. 270-294).

LIVRE XVII


Cette résolution parut inopinée et soudaine parmi le peuple ; mais elle étoit préméditée dans le conseil des chefs de la Révolution. La Bastille, comme prison d’État, n’avoit cessé d’être odieuse par l’usage souvent inique qu’en avoit fait, sous les précédens règnes, le despotisme des ministres ; et, comme forteresse, elle étoit redoutable, surtout à ces faubourgs populeux et mutins que dominoient ses murs, et qui, dans leurs émeutes, se voyoient sous le feu du canon de ses tours. Pour remuer à son gré ce peuple et le faire agir hardiment, la faction républicaine vouloit donc qu’il fût délivré de ce voisinage importun. Les gens de bien les plus paisibles et même les plus éclairés vouloient aussi que la Bastille fût détruite, en haine de ce despotisme dont elle étoit le boulevard ; en quoi ils s’occupoient bien plus de leur sécurité que de leur sûreté réelle : car le despotisme de la licence est mille fois plus redoutable que celui de l’autorité, et la populace effrénée est le plus cruel des tyrans. Il ne falloit donc pas que la Bastille fût détruite, mais que les clefs en fussent déposées dans le sanctuaire des lois.

La cour la croyoit imprenable ; elle l’auroit été, ou l’attaque et le siège en auroient coûté bien du sang, si elle avoit été défendue ; mais l’homme à qui la garde en étoit confiée, le marquis de Launey, ne voulut, ou n’osa, ou ne sut faire usage des moyens qu’il avoit d’en rendre la résistance meurtrière ; et cette populace, qui l’a si lâchement assassiné, lui devoit des actions de grâces.

De Launey avoit espéré d’intimider le peuple ; mais il est évident qu’il voulut l’épargner. Il avoit quinze pièces de canon sur les tours ; et, quoi qu’en ait dit la calomnie pour pallier le crime de son assassinat, pas un seul coup de canon de ces tours ne fut tiré. Il y avoit de plus, dans l’intérieur du château, trois canons chargés à mitraille, braqués en face du pont-levis. Ceux-ci auroient fait du carnage dans le moment que le peuple vint se jeter en foule dans la première cour ; il n’en fit tirer qu’un, et qu’une seule fois. Il étoit pourvu d’armes à feu de toute espèce, de six cents mousquetons, de douze fusils de rempart d’une livre et demie de balle, et de quatre cents biscaïens. Il avoit fait venir de l’Arsenal des caissons, des boulets, quinze mille cartouches et vingt milliers de poudre. Enfin, pour écraser les assiégeans, s’ils s’avançoient jusqu’au pied des murs de la place, il avoit fait porter sur les deux tours du pont-levis un amas de pavés et de débris de fer ; mais, dans tous ces apprêts pour soutenir un siège, il avoit oublié les vivres ; et, enfermé dans son château avec quatre-vingts invalides, trente-deux soldats suisses et son état-major, il n’avoit, le jour de l’attaque, pour toutes provisions de bouche, que deux sacs de farine et un peu de riz ; preuve que tout le reste n’étoit rien qu’un épouvantail.

Le petit nombre de soldats suisses qu’on lui avoit envoyés étoient des hommes sûrs et disposés à se défendre ; les invalides ne l’étoient pas, il devoit bien le savoir ; mais du moins n’auroit-il pas dû les exposer à la peur de mourir de faim. Trop inférieur à sa position, et dans cet étourdissement dont la présence du péril frappe une tête foible, il le regardoit d’un œil fixe, mais trouble, et plutôt immobile d’étonnement que de résolution. Malheureusement, cette prévoyance qui lui manquoit, personne dans les conseils ne l’eut pour lui.

Pour enivrer un peuple de son premier succès, on a outrément exalté, comme un exploit, l’attaque et la prise de la Bastille. Voici ce que j’en ai appris de la bouche même de celui qui fut proclamé et porté en triomphe comme ayant conduit l’entreprise et comme en étant le héros.

« La Bastille n’a point été prise de vive force, m’a dit le brave Élie ; elle s’est rendue avant même d’être attaquée ; elle s’est rendue sur la parole que j’ai donnée, foi d’officier françois, et de la part du peuple, qu’il ne seroit fait aucun mal à personne si on se rendoit. » Voilà le fait dans sa simplicité, et tel qu’Élie me l’a attesté ; en voici les détails écrits sous sa dictée.

Les avant-cours de la Bastille avoient été abandonnées. Quelques hommes déterminés ayant osé rompre les chaînes du pont-levis qui fermoit la première, le peuple en foule y étoit entré. De là, sourd à la voix des soldats qui, du haut des tours, s’abstenoient de tirer sur lui et lui crioient de s’éloigner, il voulut se porter vers les murs du château. Ce fut alors qu’on fit feu sur lui ; et, mis en fuite, il se sauva sous les abris des avant-cours. Un seul mort et quelques blessés jetèrent l’épouvante jusqu’à l’Hôtel de ville, et l’on y vint, au nom du peuple, demander instamment que l’on fît cesser le carnage en employant la voie des députations. Il en arriva deux, l’une par l’Arsenal et l’autre du côté du faubourg Saint-Antoine. « Avancez, leur crioient les invalides du haut des tours, nous ne tirerons pas sur vous, avancez avec vos drapeaux. Le gouverneur va descendre, on va baisser le pont du château pour vous introduire, et nous donnerons des otages. » Déjà le drapeau blanc étoit arboré sur les tours, et les soldats y tenoient leurs fusils renversés en signe de paix ; mais ni l’une ni l’autre députation n’osa s’avancer jusqu’à la dernière avant-cour. Cependant la foule du peuple s’y pressoit vers le pont-levis, en faisant feu de tous côtés. Les assiégés eurent donc lieu de croire que ces apparences de députation n’étoient qu’une ruse pour les surprendre ; et, après avoir inutilement crié au peuple de ne pas avancer, ils se virent contraints de tirer à leur tour.

Le peuple, repoussé une seconde fois, et furieux d’avoir vu tomber quelques-uns des siens sous le feu de la place, s’en vengea selon sa coutume. Les casernes et les boutiques de l’avant-cour furent pillées, le logement du gouverneur fut livré aux flammes. Un coup de canon à mitraille et une décharge de mousqueterie avoient écarté cette foule de pillards et d’incendiaires, lorsqu’à la tête d’une douzaine de braves citoyens, Élie, s’avançant jusqu’au bord du fossé, cria qu’on se rendît, et qu’il ne seroit fait aucun mal à personne. Alors il vit, par une ouverture du tablier du pont-levis, une main passer et lui présenter un billet. Ce billet fut reçu au moyen d’une planche qu’on étendit sur le fossé ; il étoit conçu en ces mots :

Nous avons vingt milliers de poudre ; nous ferons sauter le château si vous n’acceptez pas la capitulation.

Signé : de Launey.

Élie, après avoir lu le billet, cria qu’il acceptoit ; et, du côté du fort, toutes hostilités cessèrent. De Launey cependant, avant de se livrer au peuple, vouloit que la capitulation fût ratifiée et signée à l’Hôtel de ville, et que, pour garantir sa sûreté et celle de sa troupe, une garde imposante les reçût et les protégeât ; mais les malheureux invalides, croyant hâter leur délivrance, firent violence au gouverneur, en criant de la cour : « La Bastille se rend !  »

Ce fut alors que de Launey, saisissant la mèche d’un canon, menaça, résolut peut-être d’aller mettre le feu aux poudres. Les sentinelles qui les gardoient lui présentèrent la baïonnette ; et, malgré lui, sans plus de précaution ni de délai, il se vit forcé de se rendre.

D’abord, le petit pont-levis du fort étant ouvert, Élie entra avec ses compagnons, tous braves gens, et bien déterminé à tenir sa parole. En le voyant, le gouverneur vint à lui, l’embrassa, et lui présenta son épée avec les clefs de la Bastille.

« Je refusai, m’a-t-il dit, son épée, et je n’acceptai que les clefs. » Les compagnons d’Élie accueillirent l’état-major et les officiers de la place avec la même cordialité, jurant de leur servir de garde et de défense ; mais ils le jurèrent en vain.

Dès que le grand pont fut baissé (et il le fut sans qu’on ait su par quelle main), le peuple se jeta dans la cour du château, et, plein de furie, il se saisit de la troupe des invalides. Les Suisses, qui n’étoient vêtus que de sarraux de toile, s’échappèrent parmi la foule ; tout le reste fut arrêté. Élie et les honnêtes gens qui étoient entrés les premiers avec lui firent tous leurs efforts pour arracher des mains du peuple les victimes qu’eux-mêmes ils lui avoient livrées ; mais sa férocité se tint obstinément attachée à sa proie. Plusieurs de ces soldats à qui on avoit promis la vie furent assassinés, d’autres furent traînés dans Paris comme des esclaves. Vingt-deux furent amenés à la Grève, et, après des humiliations et des traitemens inhumains, ils eurent la douleur de voir pendre deux de leurs camarades. Présentés à l’Hôtel de ville, un forcené leur dit : « Vous avez fait feu sur vos concitoyens ; vous méritez d’être pendus, et vous le serez sur-le-champ. » Heureusement les gardes-françoises demandèrent grâce pour eux ; le peuple se laissa fléchir ; mais il fut sans pitié pour les officiers de la place. De Launey, arraché des bras de ceux qui vouloient le sauver, eut la tête tranchée sous les murs de l’Hôtel de ville. Au milieu de ses assassins, il défendit sa vie avec le courage du désespoir ; mais il succomba sous le nombre. Delosme-Salbray, son major, fut égorgé de même. L’aide-major, Mirai, l’avoit été près de la Bastille. Person, vieux lieutenant des invalides, fut assassiné sur le port Saint-Paul, comme il retournoit à l’hôtel. Un autre lieutenant, Caron, fut couvert de blessures. La tête du marquis de Launey fut promenée dans Paris par cette même populace qu’il auroit foudroyée s’il n’en avoit pas eu pitié.

Tels furent les exploits de ceux qu’on a depuis appelés les héros et les vainqueurs de la Bastille. Le 14 juillet 1789, vers les onze heures du matin, le peuple s’y étoit assemblé ; à quatre heures quarante minutes, elle s’étoit rendue ; à six heures et demie, on portoit la tête du gouverneur en triomphe au Palais-Royal. Au nombre des vainqueurs, qu’on a fait monter à huit cents, ont été mis des gens qui n’avoient pas même approché de la place.

Le peuple, après cette conquête, ivre de son pouvoir, mais sans cesse nourri de soupçons et d’inquiétudes, et d’autant plus farouche qu’il frémissoit encore des dangers qu’il avoit courus, ne montra plus que le caractère d’un tyran ombrageux et cruel. On devoit savoir que, pour lui, de la licence au crime il n’y avoit de barrière que la crainte des châtimens ; et, dans un temps de trouble et de sédition, la défense de la Bastille étoit, pour le repos public, un objet de haute importance. On vient de voir à quel excès elle avoit été délaissée. Ni Broglie, ministre et général, ni le conseil du roi, ni le parti des nobles, personne ne s’étoit avişé de savoir si la garnison en étoit sûre et suffisante, si elle avoit du pain et des vivres, et si le commandant étoit un homme d’un courage assez froid et assez ferme pour la défendre. On l’avoit supposée inutile ou inattaquable, ou plutôt on sembloit l’avoir mise en oubli.

Il n’en est pas moins vrai que, si de Launey avoit fait usage de son artillerie, il eût épouvanté Paris. Il se souvint sans doute qu’il servoit un bon roi, et, parmi le peuple, chacun le savoit comme lui.

Paris, au moment de l’attaque, s’étoit porté vers la Bastille. Les sexes et les âges, tout venoit se confondre autour de ces remparts hérissés de canons. Qu’est-ce donc qui les rassuroit ? Le roi permet qu’on menace son peuple, mais le roi ne veut pas que son peuple soit écrasé. Quelle leçon funeste on a donnée aux rois par l’exemple de celui-ci ! Le soir, le peuple, encore plus altéré de sang, poussé au crime par le crime, demande la tête de Flesselles, qui, le matin, dit-il, lui a refusé des armes, et qui, d’intelligence avec la cour, l’a trahi, l’a trompé, et s’est joué de lui avec la dernière insolence ; et la Grève et l’Hôtel de ville retentissoient de ces clameurs ; mais le foyer de la fermentation et de la rage populaire, ce n’étoit point la Grève, c’étoit le district de Saint-Roch, le quartier du Palais-Royal : c’étoit là que Flesselles avoit été proscrit.

Durant l’attaque de la Bastille, le malheureux avoit assisté au comité de l’Hôtel de ville, assailli d’une troupe de brigands qui l’accabloient d’injures et qui lui annonçoient la mort. Après deux heures de silence et d’angoisses, il avoit résolu de passer de la salle du comité dans la grande salle, pour demander au peuple à être entendu et jugé par l’assemblée générale des électeurs, las de vivre, et voulant mourir plutôt que d’endurer une si cruelle agonie. En effet, c’étoit se livrer à une mort certaine que d’aller se jeter dans cette foule impitoyable. Il y passa, et il y prit séance dans le cercle des électeurs. Il se voyoit couché en joue de toutes parts ; mais, d’autres incidens ayant fait diversion à la fureur dont il étoit l’objet, il profita de ce relâche ; et, se penchant vers un ecclésiastique qui étoit auprès de lui (c’étoit l’abbé Fauchet), il lui tendit la main, le conjurant tout bas de se rendre à la hâte au district de Saint-Roch. « On y veut ma tête, ajouta-t-il, et c’est de là que partent toutes les accusations intentées contre moi. Allez, et dites-leur que je ne demande que le temps de me justifier. » Fauchet, s’étant ému pour lui d’un sentiment de compassion, alla implorer cette grâce, et l’implora inutilement. Il s’agissoit d’épouvanter ceux qui, comme Flesselles, se croiroient par devoir attachés au parti du roi ; et, pour vaincre la probité par la terreur, il falloit encore des victimes. Le peuple n’étoit pas encore assez habitué au crime ; et, pour l’y aguerrir, on vouloit l’y exercer. Le district, conducteur de l’insurrection, fut donc inexorable, et Flesselles ne revit plus celui dont il attendoit son salut.

Ici je dois faire observer quels étoient, à l’Hôtel de ville, ceux qu’on y envoyoit demander la tête de Flesselles. « C’étoient, nous dit un fidèle témoin[1], des hommes armés comme des sauvages ; et quels hommes ? de ceux qu’on ne se souvient pas d’avoir jamais rencontrés au grand jour. D’où sortoient-ils ? qui les avoit tirés de leurs réduits ténébreux ?

« À la tête du comité des électeurs, nous dit le même témoin, Flesselles marquoit encore quelque assurance on le vit jusqu’au moment fatal écoutant tout le monde avec un air d’empressement et d’affabilité si naturel qu’il s’en seroit tiré, si le parti de le faire périr n’avoit pas été pris irrévocablement. Il fut témoin de la joie féroce qu’on fit éclater à la vue de cette lance au bout de laquelle étoit la tête du gouverneur de la Bastille. Il fut témoin des efforts que firent, dans ces momens, quelques bons citoyens pour arracher au peuple quelques-unes de ses victimes. Il entendit les cris de ceux qui demandoient que lui-même il leur fût livré.

« Cependant, parmi tant d’horreurs, hasardant tout pour échapper, et se croyant oublié un moment, il osa sortir de sa place et se glisser parmi la foule. Il l’avoit percée en effet ; mais ceux qui l’avoient poursuivi dans cette salle, et qui sans doute avoient promis sa mort, le poursuivoient encore en lui criant : « Au Palais-Royal ! au Palais Royal ! — Soit », leur dit-il en sortant ; et, le moment d’après, sur l’escalier de l’Hôtel de ville, un de ces brigands lui cassa la tête d’un coup de pistolet. Cette tête fut aussi promenée dans Paris en triomphe, et ce triomphe fut applaudi. Il en fut de même du meurtre des soldats invalides que l’on voyoit égorger dans les rues, tant le délire de la fureur avoit étouffé dans les âmes tout sentiment d’humanité !

« J’ai remarqué, ajoute mon témoin en se servant d’une expression de Tacite, que, si, parmi le peuple, peu de gens alors osoient le crime, plusieurs le vouloient, et tout le monde le souffroit. Ils n’étoient pas de la nation, ces brigands qu’on voyoit remplir l’Hôtel de ville, les uns presque nus, et les autres bizarrement vêtus d’habits de diverses couleurs, hors d’eux-mêmes, et la plupart ou ne sachant ce qu’ils vouloient, ou demandant la mort des proscrits qu’on leur désignoit, et la demandant d’un ton auquel, plus d’une fois, il ne fut pas possible de résister. »

Si l’Assemblée nationale eût voulu pressentir les maux dont le royaume étoit menacé par cette effroyable anarchie ; si elle avoit prévu l’impuissance où elle seroit elle-même de faire rentrer dans les liens d’une autorité légitime cette bête féroce qu’elle auroit déchaînée ; si ceux qui la flattoient avoient pensé qu’un jour peut-être eux-mêmes ils en seroient la proie, ils en auroient frémi d’une salutaire frayeur. Mais, pour se donner à soi-même une autorité dominante, on ne songea qu’à désarmer celle qui seule auroit pu tout sauver.

La bourgeoisie de Paris, se laissant aveugler sur ses intérêts véritables, se livra aux transports d’une joie insensée quand il fut décidé que la Bastille seroit détruite. On n’eût pas vu avec plus d’allégresse, sous le règne de Louis XI, les cages de fer se briser. L’histoire rendra cependant ce témoignage à la mémoire de Louis XVI que, de sept prisonniers qui se trouvèrent à la Bastille, aucun n’y avoit été enfermé sous son règne.

Tandis que la ville de Paris se déclaroit hautement soulevée contre l’autorité royale, les moteurs de la rébellion triomphoient à Versailles, en paroissant gémir des malheurs et des crimes qu’ils avoient commandés ; et, pour en effrayer le roi, ils l’en affligeoient tous les jours. « Vous déchirez de plus en plus mon cœur, leur dit-il enfin, par le récit que vous me faites des malheurs de Paris. Il n’est pas possible de croire que les ordres que j’ai donnés aux troupes en soient la cause. » Non, ils ne l’étoient pas, car ils se réduisoient à maintenir la police et la paix.

Cependant l’Assemblée demandoit au roi, avec les plus vives instances, l’éloignement des troupes, le renvoi des nouveaux ministres et le rappel des précédens. Il commença par ordonner le renvoi des troupes qui étoient au Champ-de-Mars ; mais le départ des autres camps n’étoit pas ordonné, et dans Paris, qui se croyoit toujours menacé d’un assaut, cette nuit du 14 au 15 juillet fut terrible encore. Le peuple, toujours plus farouche, soit de peur et de rage ; les motions du Palais-Royal étoient des listes de proscription. Le lendemain, à travers une foule d’opinions diverses qui agitoient l’Assemblée nationale, la voix du baron de Marguerittes[2] se fit entendre. « Ce n’est pas, dit-il, dans une circonstance aussi affligeante qu’il faut discourir : toute parole superflue est un crime de lèse-humanité. Je persiste dans l’avis que je proposai hier d’envoyer au roi sur-le-champ de nouveaux députés, lesquels lui diront : « Sire, le sang a coulé, et c’est celui de vos sujets. Chaque jour, chaque instant, ajoute aux désordres affreux qui règnent dans la capitale et dans tout le royaume. Sire, le mal est à son comble ; c’est en éloignant les troupes de Paris et de Versailles, c’est en chargeant les députés de la nation de porter en votre nom des paroles de paix, que le calme peut se rétablir. Oui, Sire, il est un moyen digne de vous, et surtout de vos vertus personnelles : ce moyen, fondé sur l’amour inaltérable des François pour leur roi, est de mettre en ce jour toute votre confiance dans les représentans de votre fidèle nation. Nous vous conjurons, Sire, de vous réunir sans délai à l’Assemblée nationale pour y entendre la vérité, et aviser, avec le consseil naturel de Votre Majesté, aux mesures les plus promptes pour rétablir le calme et l’union, et assurer le salut de l’État. »

Cet avis adopté par acclamation, une députation nouvelle alloit se rendre auprès du roi, lorsque le duc de Liancourt vint annoncer que le roi lui-même alloit venir, et qu’il apportoit les dispositions les plus favorables.

Cette nouvelle causoit dans l’Assemblée la plus sensible joie, et tous les gens de bien la faisoient éclater, lorsque Mirabeau se hâta de la réprimer : « Le sang de nos frères coule à Paris, dit Mirabeau ; cette bonne ville est dans les horreurs des convulsions pour défendre sa liberté et la nôtre ; et nous pourrions nous abandonner à quelque allégresse avant de savoir qu’on va rétablir le calme, la paix et le bonheur ! Quand tous les maux du peuple devroient finir, serions-nous insensibles à ceux qu’il a déjà soufferts ? Qu’un morne respect soit le premier accueil fait au monarque par les représentans d’un peuple malheureux. Le silence des peuples est la leçon des rois. »

Comme si le sang répandu, comme si les crimes du peuple, les crimes commandés par lui-même et par ses complices, avoient pu s’imputer au roi ! Cependant, malgré l’évidence d’une si noire calomnie, la véhémence de ce discours replongeoit l’Assemblée dans un triste silence, lorsque le roi parut ; et, debout, au milieu des députés qui, debout comme lui, l’écoutoient, il leur parla ainsi :

« Messieurs, je vous ai assemblés pour vous consulter sur les affaires les plus importantes de l’État. Il n’en est point de plus instante et qui affecte plus sensiblement mon cœur que les désordres affreux qui règnent dans la capitale. Le chef de la nation vient avec confiance au milieu de ses représentans leur témoigner sa peine, et les inviter à trouver les moyens de ramener l’ordre et le calme. Je sais qu’on a donné d’injustes préventions ; je sais qu’on a osé publier que vos personnes n’étoient point en sûreté. Seroit-il donc nécessaire de vous rassurer sur des bruits aussi coupables, démentis d’avance par mon caractère connu ? Eh bien ! c’est moi qui ne suis qu’un avec ma nation ; c’est moi qui me fie à vous. Aidez-moi dans cette circonstance à assurer le salut de l’État ; je l’attends de l’Assemblée nationale. Le zèle des représentans de mon peuple, réunis pour le salut commun, m’en est un sûr garant ; et, comptant sur la fidélité et l’amour de mes sujets, j’ai donné ordre aux troupes de s’éloigner de Paris et de Versailles. Je vous autorise et vous invite même à faire connoître mes intentions à la capitale. »

Après la réponse du président, qui se terminoit à demander au roi pour l’Assemblée une communication toujours libre et immédiate avec sa personne, le roi s’étant retiré, l’Assemblée entière se mit en foule à sa suite, et forma son cortège depuis la salle jusqu’au palais.

Ce fut sans doute un spectacle majestueux que ce cortège national accompagnant le roi à travers une multitude qui faisoit retentir les airs d’acclamations et de vœux, tandis que, du haut du balcon de la façade du château, la reine, embrassant le Dauphin, le présentoit au peuple, et sembloit le recommander aux députés de la nation ; mais ce triomphe étoit réellement celui des factieux, auxquels le roi venoit de se livrer. Les confidens de la Révolution étoient encore en petit nombre ; le reste étoit de bonne foi ; mais les fourbes, au fond de leur cœur, insultant à la noble sincérité du roi et à la crédule simplicité de la multitude, s’applaudissoient des pas rapides qu’ils faisoient faire à leur puissance, et laissoient exhaler ces sentimens de joie et d’amour mutuel qu’ils sauroient réprimer lorsqu’il en seroit temps.

La nombreuse députation que l’on fit partir pour Paris y fut reçue, dès la barrière jusqu’à l’Hôtel de ville, par une armée de cent mille hommes diversement armés d’instrumens de carnage : scène évidemment préparée, comme pour étaler les moyens qu’on avoit de se faire obéir si le roi n’avoit point cédé ; et à cet appareil terrible se mêloit une joie de conquérans de cette liberté sans frein qui n’avoit produit que des crimes, et dont les meilleurs citoyens eux-mêmes se laissoient encore enivrer. Un blocus, un siège, une famine, un massacre, étoient les noirs fantômes dont on les avoit effrayés ; et, en voyant éloignées les troupes que l’on croyoit chargées de commettre ces crimes, Paris ne croyoit plus rien avoir à craindre.

Arrivés à l’Hôtel de ville, les députés furent applaudis, couronnés comme les sauveurs et les libérateurs d’une ville assiégée ; calomnie perpétuelle que le marquis de La Fayette, dans le discours qu’il prononça, se dispensa de démentir, n’osant rendre hommage aux intentions du roi, dans la crainte d’offenser le peuple.

Il eût été naturel, il eût été juste de rappeler dans ce moment ce que le roi avoit dit tant de fois, qu’il n’avoit assemblé des troupes que pour maintenir dans Paris l’ordre, la sûreté, le calme, et pour servir de sauvegarde au repos des bons citoyens. Ce fut là ce que La Fayette passa sous silence.

« Messieurs, dit-il, voici enfin le moment le plus désiré par l’Assemblée nationale : le roi étoit trompé, il ne l’est plus. Il est venu aujourd’hui au milieu de nous, sans armes, sans troupes, sans cet appareil inutile, aux bons rois. Il nous a dit qu’il avoit donné ordre aux troupes de se retirer : oublions nos malheurs, ou plutôt ne les rappelons que pour en éviter à jamais de pareils. »

À son tour, le sincère et courageux Lally-Tolendal se fit entendre ; et, pour donner à mon récit toute la vérité qu’il peut avoir, c’est le sien que je vais transcrire[3].

« Dans la salle où nous fûmes reçus, il y avoit, dit-il, des citoyens de toutes les classes. Un peuple immense étoit sur la place, et j’éprouvai qu’on eût pu facilement, si tout le monde s’étoit accordé à le vouloir, tourner toute leur exaltation du côté de l’ordre et de la justice. Ils tressailloient en m’entendant parler de l’honneur du nom françois. Lorsque je leur dis qu’ils seroient libres, que le roi l’avoit promis, qu’il étoit venu se jeter dans nos bras, qu’il se fioit à eux, qu’il renvoyoit ses troupes, ils m’interrompirent par des cris de Vive le roi ! Lorsque je leur dis : « Nous venons de vous apporter la paix de la part du roi et de l’Assemblée nationale », ce fut à qui répéteroit : La paix ! la paix ! Lorsque j’ajoutai : « Vous aimez vos femmes, vos enfans, votre roi, votre patrie », tous répondirent mille fois : Oui. Lorsque enfin, les pressant davantage, je hasardai de leur dire : « N’est ce pas que vous ne voudriez pas déchirer tout ce que vous aimez par des discordes sanglantes ? n’est-ce pas qu’il n’y aura plus de proscriptions ? La loi seule en doit prononcer. Plus de mauvais citoyens ; votre exemple les rendra bons », ils répétèrent encore : « La paix, et plus de proscriptions ! »

Ainsi dès lors rien n’étoit plus facile que de rétablir l’ordre et que d’entretenir la plus heureuse intelligence entre le monarque et son peuple. Le roi ne désiroit rien tant que d’être aimé, et à ce prix rien ne lui étoit pénible. La ville de Paris venoit de se donner Bailly pour maire, et La Fayette pour commandant de sa milice. Le roi, qui seul auroit dû nommer à ces deux places, agréa sans difficulté les choix que la ville avoit faits. Elle avoit demandé le rappel de Necker : Necker fut rappelé, ainsi que Montmorin, La Luzerne et Saint-Priest, qui avoient partagé sa disgrâce ; et les nouveaux ministres prévinrent leur renvoi en donnant leur démission. Enfin Paris, de nouveau travaillé par ses perfides agitateurs, désira que le roi vînt lui-même à l’Hôtel de ville dissiper ses fausses alarmes, et le roi s’y rendit (le 17 juillet 1789), sans autre garde que la milice bourgeoise de Versailles et de Paris, au milieu de deux cent mille hommes armés de faux, de pioches, de fusils et de lances, traînant des canons avec eux.

À l’arrivée du roi, et sur son passage, toute acclamation en sa faveur étoit défendue, et, si aux cris de Vive la nation ! quelques-uns ajoutoient Vive le roi ! des brigands apostés leur imposoient silence. Le roi s’en aperçut, et il dévora cette injure. Après avoir entendu à la barrière la harangue du maire Bailly, dans laquelle il lui disoit que, si Henri IV avoit conquis sa ville, cette ville à son tour venoit de conquérir son roi, il reçut à l’Hôtel de ville la cocarde républicaine, il la reçut sans répugnance ; et, comme sa réconciliation avec son peuple étoit sincère, il lui montra tant de candeur et de bonté qu’enfin tous les cœurs en furent émus. Les félicitations des orateurs portèrent l’émotion jusqu’à l’enthousiasme, et, lorsque Lally-Tolendal prit la parole, ce ne furent plus que des élans de sensibilité et des transports d’amour.

« Eh bien, citoyens, leur dit-il, êtes-vous satisfaits ? Le voilà, ce roi que vous demandiez à grands cris, et dont le nom seul excitoit vos transports lorsqu’il y a deux jours nous le proférions au milieu de vous. Jouissez de sa présence et de ses bienfaits. Voilà celui qui vous a rendu vos assemblées nationales, et qui veut les perpétuer ; voilà celui qui a voulu établir vos libertés, vos propriétés, sur des bases inébranlables ; voilà celui qui vous a offert, pour ainsi dire, d’entrer avec lui en partage de son autorité, ne se réservant que celle qui lui étoit nécessaire pour votre bonheur, celle qui doit à jamais lui appartenir, et que vous-mêmes devez le conjurer de ne jamais perdre. Ah ! qu’il recueille enfin des consolations ! que son cœur noble et pur emporte d’ici la paix dont il est si digne ! et puisque, surpassant les vertus de ses prédécesseurs, il a voulu placer sa puissance et sa grandeur dans votre amour, n’être obéi que par l’amour, n’être gardé que par l’amour, ne soyons ni moins sensibles, ni moins généreux, que notre roi, et prouvons-lui que même sa puissance, que même sa grandeur, ont plus gagné mille fois qu’elles n’ont sacrifié.

« Et vous, Sire, permettez à un sujet qui n’est ni plus fidèle ni plus dévoué que tous ceux qui vous environnent, mais qui l’est autant qu’aucun de ceux qui vous obéissent, permettez-lui d’élever sa voix vers vous, et de vous dire : « Le voilà, ce peuple qui vous idolâtre, ce peuple que votre seule présence enivre, et dont les sentimens pour votre personne sacrée ne peuvent jamais être l’objet d’un doute. Regardez, Sire, consolez vous en regardant tous les citoyens de votre capitale ; voyez leurs yeux, écoutez leurs voix, pénétrez dans leurs cœurs qui volent au-devant de vous. Il n’est pas ici un seul homme qui ne soit prêt à verser pour vous, pour votre autorité légitime, jusqu’à la dernière goutte de son sang. Non, Sire, cette génération françoise n’est pas assez malheureuse pour qu’il lui ait été réservé de démentir quatorze siècles de fidélité. Nous périrons tous, s’il le faut, pour défendre un trône qui nous est aussi sacré qu’à vous et à l’auguste famille que nous y avons placée il y a huit cents ans. Croyez, Sire, croyez que nous n’avons jamais porté à votre cœur une atteinte douloureuse qu’elle n’ait déchiré le nôtre ; qu’au milieu des calamités publiques, c’en est une de vous affliger, même par une plainte qui vous avertit, qui vous implore et qui ne vous accuse jamais. Enfin, tous les chagrins vont disparoître, tous les troubles vont s’apaiser. Un seul mot de votre bouche a tout calmé. Notre vertueux roi a rappelé ses vertueux conseils ; périssent les ennemis publics qui voudroient encore semer la division entre la nation et son chef ! Roi, sujets, citoyens, confondons nos cœurs, nos vœux, nos efforts, et déployons aux yeux de l’univers le spectacle magnifique d’une de ses plus belles nations, libre, heureuse, triomphante sous un roi juste, chéri, révéré, qui, ne devant plus rien à la force, devra tout à ses vertus et à notre amour. »

Tolendal fut vingt fois interrompu par des cris de Vive le roi ! Le peuple étoit ravi d’être rendu à ses sentimens naturels ; le roi les partageoit, et son émotion les lui exprimoit plus vivement que n’eût fait l’éloquence. Mais, si ces sentimens avoient été durables entre son peuple et lui, il auroit été trop puissant au gré des factieux qui vouloient le réduire à n’être plus qu’un fantôme de roi.

  1. Les premières lignes de cette citation sont empruntées à la relation bien connue de J. Dusaulx : De l’insurrection parisienne et de la prise de la Bastille. Mais la suite n’est pas de l’écrivain auquel Marmontel l’attribue, et je n’ai pas retrouvé le texte qu’il avait sous les yeux.
  2. J.-A. Teissier, baron de Marguerittes (1745-1794), député de la noblesse de la sénéchaussée de Nîmes et de Beaucaire.
  3. Ce passage, ainsi que les trois autres que l’on trouvera plus loin, sont extraits du Mémoire de M. le comte de Lally-Tolendal, ou Seconde Lettre à ses commettants, Paris, Desenne, janvier 1793, in-8.