Mémoires artistiques de Mlle Péan de La Roche-Jagu, écrits par elle-même/Chapitre XX

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CHAPITRE xx.


Retour à Paris.

J’eus bien de la peine à me refaire à ma vie triste et solitaire. — À cette époque, le privilége du troisième théâtre lyrique fut donné à M. Adolphe Adam. Je fus le voir et le prier d’y admettre mes ouvrages, il me le promit. Il y avait déjà quelque temps que je l’avais vu ; comme je craignais qu’il ne pensât plus à la promesse qu’il m’avait faite, je pris le parti de lui écrire, afin de lui demander une audition. Dès le lendemain il me répondit. Voici quelques fragments de sa lettre que j’ai conservée :

« Mademoiselle,

J’ai de telles préoccupations en ce moment qu’il me serait bien difficile de penser à une audition. Si vous aviez un poème susceptible d’être reçu, je ne verrais nul obstacle en ce que vous en composassiez la musique. – Excusez-moi donc du peu d’empressement apparent que j’ai mis à accueillir votre demande. Lorsque le temps sera venu, je m’en référerai à ce que j’ai déjà eu l’honneur de vous dire : je veux que l’Opéra national soit accessible à tous, et votre titre de femme et de femme de talent, sera pour moi un titre plus que suffisant pour que vous puissiez espérer un accueil favorable.

Accueillez l’expression de mes sentiments les plus distingués.

Votre bien dévoué,
Adolphe Adam. »

D’après une lettre comme celle-là, je n’aurais pas dû m’attendre à ce que M. Adam eût mis une aussi forte opposition à m’empêcher d’arriver au théâtre, comme on le verra un peu plus tard ; je ne veux point anticiper, j’y arriverai bientôt. Comme toutes les parties d’orchestre de mon opéra (la Jeunesse de Lully) étaient copiées, j’eus l’idée de donner une soirée à la salle de l’École-Lyrique, afin de le faire entendre. Je le montai donc, mais quelles peines n’ai-je pas eues ! Lorsque l’on a obtenu quelques succès, de basses jalousies naissent et l’on voudrait plus que jamais vous empêcher d’arriver au théâtre, parce qu’une fois que l’on y est parvenu, votre succès là est consolidé. Le public vient chaque soir vous applaudir, votre nom se répand de ville en ville ; on ne peut plus enfin (malgré le vif désir que l’on aurait) vous nuire. Au lieu que lorsque l’on n’en a eu que des parcelles, on y pense bien pendant huit jours mais on vous oublie bien vite. Il n’est peut-être pas d’exemple qu’une femme ait montré tant de persévérance et de courage que j’en ai eu, et ici je n’en tire nullement vanité, car je suis poussée comme malgré moi. J’ai entendu dire à plusieurs artistes (hommes), qu’à ma place ils se seraient sentis découragés. À cela je leur réponds : c’est que vous n’avez pas une véritable vocation et que je la sens fortement en moi. D’ailleurs, quel est l’auteur qui soit parvenu sans avoir éprouvé mille peines et toutes sortes d’injustices. M. Auber, dont les mélodies sont si ravissantes, a lutté pendant douze ans avant de se faire le nom glorieux qu’il a aujourd’hui. M. Meyerbeer, s’il n’avait pu donner cent mille francs pour faire jouer son Robert-le-Diable, le monde eût été privé de l’un des chefs-d’œuvre le plus remarquable. M. Adam n’a certes pas réussi de suite non plus. Félicien David, s’il ne s’était point fait entendre au Théâtre-Italien, serait resté dans le désert ; enfin tant d’autres. Ces exemples m’ont donc soutenue, quoiqu’assurément je sois loin de comparer mon faible talent à celui de ces compositeurs. Mais cependant je sens aussi, et sans la moindre présomption, que je puis arriver puisqu’à différentes reprises j’ai obtenu des succès et étant loin d’avoir les éléments que l’on trouve réunis au théâtre : d’excellents chanteurs qui répètent jusqu’à parfaite exécution ; un bon orchestre (car moi, lorsque j’obtenais deux répétitions d’orchestre, et d’un orchestre composé d’amateurs), c’était tout. Aussi l’exécution devait-elle laisser beaucoup à désirer. Ayant donc obtenu des succès avec tant d’inconvénients qui auraient pu me faire échouer, je crois pouvoir (sans vanité) en espérer de solides, avec les chances d’une bonne exécution.