Mémoires artistiques de Mlle Péan de La Roche-Jagu, écrits par elle-même/Chapitre XIX

◄  XVIII.
XX.  ►

CHAPITRE xix.


Mon départ pour Morlaix, concert dans cette ville.

À Brest, on avait lu dans les journaux les éloges mérités adressés à Mlle de Roissy sur le talent remarquable avec lequel elle avait interprété le rôle de Lully, à l’Hôtel-de-Ville ; aussi, déterminai-je la directrice à lui donner une somme de 2,000 fr. pour quelques représentations ; mais cette fois, un écrit fut bien passé et elle arriva. Le plus grand enthousiasme l’accueillit ; elle chanta admirablement différents opéras. – Je montai un second concert afin de le donner de moitié avec elle ; déjà bien des billets avaient été pris, lorsque la directrice nous retira tous nos artistes, prétendant que ça lui faisait trop de tort pour son théâtre. On rendit donc l’argent, et je me déterminai à partir de suite pour Morlaix, ville à douze lieues de Brest, afin d’y préparer un concert. Mlle de Roissy, ayant terminé dans trois jours ses représentations, devait m’y rejoindre. — On fit mes malles en toute hâte, quant à moi je n’aurais pas eu la force de m’occuper de ces préparatifs de départ, tant je ressentais de chagrin de quitter mes amis. — Tout le long du dîner, je pleurai ; je partis ainsi sans faire d’adieux à personne. Mon amie et moi nous nous tînmes longtemps embrassées, et à six heures je montai dans la voiture où je devais voyager une partie de la nuit. — L’idée à laquelle je ne pouvais me faire était de me retrouver encore seule à Paris, car les deux mois et demi que j’avais passés à Brest m’avaient rendu la gaîté naturelle que j’ai. J’étais entourée de soins si délicats par ma chère Fanny et ses bons parents. Son pauvre père était souffrant de la goutte et ne quittait pas sa chambre ; si par hasard, le matin à neuf heures, je n’étais point encore descendue lui souhaiter le bonjour, il faisait demander des nouvelles de la Parisienne, c’est ainsi qu’il m’appelait ; et je m’empressais de me rendre près de lui et de l’égayer un peu.

J’arrivai à Morlaix à trois heures du matin ; je priai de me conduire au meilleur hôtel, ne connaissant pas le pays. On frappa et l’on réveilla l’hôte, qui vint à ma rencontre en se frottant les yeux. Je lui demandai une chambre et deux autres pour le surlendemain. Il monta, je le suivis. Rendu au premier étage, il ouvrit une porte et me dit : voici une chambre qui est très commode et où vous serez parfaitement. Je m’avançai et reculai aussitôt en jetant un cri ; il y avait un homme coiffé d’un énorme bonnet de coton qui ronflait dans le lit. Est-ce que vous êtes fou ? m’écriai-je, il y a là quelqu’un. — Ah ! pardon, c’est que je ne suis pas bien éveillé et je me suis trompé d’étage. Il me conduisit à la chambre au-dessus, dans laquelle il y avait deux lits que je m’empressai d’examiner. Je congédiai mon hôte, fermai ma porte à double tour et me mis à faire l’inspection de cette horrible chambre, qui tombait de vétusté ; elle ressemblait fort à celles que j’avais vues décrites dans certains romans, et j’avoue que je ne me sentais guère rassurée. Je me déterminai à me jeter toute habillée sur le lit ; mais quel est mon effroi ! Lorsque je m’approche de l’alcove, le plancher, tellement vermoulu, manque sous mes pieds ; un peu plus je serais tombée sur le ronfleur au casque-à-mèche, qui justement se trouvait au-dessous. Je me dirigeai alors en tremblant vers l’autre lit et m’y reposai quelques heures. — En me levant, je me fis faire un grand feu, car de la nuit je n’avais pu me réchauffer. Je sortis ensuite pour voir M. le maire, qui me reçut parfaitement et m’invita à dîner ; je refusai, ne voulant pas défaire mes malles (n’ayant tenu à part que ma toilette de concert). Il mit la salle de l’Hôtel-de-Ville à ma disposition et me donna toutes les facilités qui furent en son pouvoir. Je fis promptement faire des affiches et des billets. Le lendemain, à 1 heure, Mlle de Roissy et sa mère (qui l’accompagnait toujours) arrivèrent et me firent compliment du joli hôtel que j’avais choisi, c’était assurément le plus vilain de la ville. Le soir, à 8 heures, notre concert eut lieu ; il n’y avait pas beaucoup de monde, vu que le carême était fort avancé, mais la société qui y vint était magnifique de toilettes ; on n’y remarquait que velours, satin et plumes. Tout cela ne nous fit pas faire une forte recette, pourtant nous gagnâmes quelque chose. Plusieurs personnes distinguées vinrent nous engager à souper, mais nous refusâmes et retournâmes à notre modeste hôtel.

Le lendemain nous partîmes et arrivâmes à Rennes, où l’on nous donna une heure pour dîner. Nous mangeâmes en toute hâte, afin de pouvoir prendre un peu connaissance de cette ville, qui est fort jolie. De même, nous avons visité Tours, puis avons pris le chemin de fer, et six heures après, j’étais encore dans la capitale.