Mémoires artistiques de Mlle Péan de La Roche-Jagu, écrits par elle-même/Chapitre X

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CHAPITRE x.


Un poème m’est donné par M. le Directeur de l’Opéra-Comique.

Voilà donc cinq opéras que je venais de composer, n’ayant même pas encore obtenu une simple audition. C’était vraiment désespérant. Je ne me décourageai cependant pas, et je continuai de solliciter. Enfin, un jour je reçus une lettre de M. le comte de Las-Cases, qui me disait avoir parlé de nouveau à M. Crosnier, et d’aller voir ce dernier, qui lui avait positivement promis de m’admettre à son théâtre. Je me rendis en toute hâte chez lui. Il me reçut parfaitement, et me dit : « Mademoiselle, je suis tout prêt à être agréable à M. le comte de Las-Cases ainsi qu’à vous ; cherchez donc un auteur, et priez-le de venir s’entendre avec moi sur un ouvrage en un acte, que je vous représenterai aussitôt que vous en aurez écrit la partition. » Je sortis bien joyeuse de chez lui. Je demeurais à cette époque dans la maison de M. Achille Dartois, que justement je rencontrai dans l’escalier. Il me souhaita le bonjour, et je lui fis part de la joie que j’éprouvais, ainsi que de mon embarras à trouver un auteur qui voulût bien me donner de suite un poème. « Ah ! s’écria M. Dartois, Crosnier vous trompe, je connais tout ça, il ne vous jouera point. Mais, repris-je, il a donné parole à M. de Las-Cases. — Oh ! alors, c’est différent, il en a besoin, et s’il en est ainsi, moi et mon frère, demain, nous nous rendrons chez lui et nous vous ferons immédiatement un opéra. Je le remerciai beaucoup, et rentrai chez moi encore bien plus contente. Le lendemain il vint me voir, et me dit que son frère et lui s’étaient entendus avec M. Crosnier, et que c’était une affaire conclue ; que dès qu’ils auraient terminé leur manuscrit, ils obtiendraient lecture, et qu’une fois accepté il me serait remis. J’attendis à peu près trois semaines. M. Achille Dartois, au sortir de la lecture, étant forcé de se rendre à la campagne ce jour même, m’écrivit que son poème avait été reçu à l’unanimité, et que le lendemain il viendrait me le remettre.

Comme je trouvai le temps long ! Il arriva à quatre heures, et sortit de sa poche son manuscrit. Oh ! donnez vite, m’écriai-je ! — Halte-là, dit-il, je ne vous le donne point ainsi. — Que voulez-vous dire, Monsieur ? — Je veux dire qu’avant de vous le livrer, il faut que vous m’écriviez une petite lettre dans laquelle vous reconnaîtrez que si, à l’audition de votre musique, mon frère et moi nous ne la trouvions pas bonne, nous pourrions reprendre notre manuscrit et en disposer en faveur d’un autre compositeur[1]. — Oh ! c’est M. Crosnier qui exige cela, m’écriai-je avec désespoir, pour ne point encore m’admettre ; non, Monsieur je ne ferai jamais une chose semblable.

M. Dartois, voyant que j’avais deviné juste, reprit d’un ton doux et patelin : « Je vous assure que non ; ce n’est simplement qu’une petite garantie que mon frère exige, ne connaissant pas votre musique ; moi qui ai déjà entendu une de vos partitions, je n’en suis nullement inquiet ; vous ne doutez pas du vif intérêt que je vous porte. » — Eh bien ! Monsieur, je réfléchirai là-dessus ; mais, je vous en supplie, laissez-moi votre manuscrit. — C’est impossible ; et, reprenant son livret qu’il avait posé sur ma table, il se disposait à s’en aller. Dire ce qui se passa en moi ne peut se décrire. Depuis si longtemps que j’attendais un poème reçu, le voir là, pour ainsi dire entre mes mains (le bonheur enfin), et prêt à m’échapper. Oh ! il eût fallu avoir plus d’expérience que je n’en avais alors ; je ne connaissais pas encore le monde : hélas ! maintenant, à mes dépens, j’ai le malheur de le connaître ! Je dis le malheur, et c’est à tort, car je ne serais point aujourd’hui victime d’une semblable mystification.

M. Dartois, voyant mon hésitation, tâcha de me convaincre que je n’avais rien à craindre en faisant cette lettre qu’il me demandait : la chose était si bien convenue. Il tira une copie de sa poche. Voilà à peu près ce qu’elle contenait : « Je m’engage à rendre le manuscrit du Mousquetaire aux auteurs, MM. Dartois, si, à l’audition de la musique, elle ne leur paraissait pas susceptible de réussir, etc. » — C’est en tremblant que je traçai ce fatal arrêt. — Il me remit alors le manuscrit, me disant de lui écrire à la campagne, dès que j’aurais composé le premier morceau, afin qu’il vienne l’entendre, et s’en alla, en me disant : Bon courage. — Courage !… oh ! oui, il m’en fallait ; car un pressentiment m’avertissait de ce qui m’est arrivé. — Le lendemain, je me mis au piano, et je commençai ma sixième partition, le Mousquetaire.



  1. On sait que lorsqu’un directeur fait remettre à un compositeur un poème reçu, celui-ci a, de droit, sa musique admise, sans même audition.