Mémoires artistiques de Mlle Péan de La Roche-Jagu, écrits par elle-même/Chapitre VI

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CHAPITRE vi.


Tribulations. — Grand prix de Rome

Mon père commençait à se désoler d’une séparation qui se prolongeait bien plus qu’il ne l’avait pensé, et sans avoir encore rapporté le moindre résultat pécuniaire. Ajoutez à cela les privations forcées qu’il savait que nous avions à supporter, et le chagrin profond qu’il ressentait d’être dans l’impossibilité de nous venir en aide. J’en éprouvais aussi beaucoup de ne pouvoir procurer à ma bonne mère ce bien-être dont elle avait toujours joui, et je pleurais souvent en silence de la voir se servir elle-même, après avoir eu plusieurs domestiques. L’amour de mon art me fit supporter cette position plus patiemment, malgré que je fusse habituée aussi à me faire servir, et ma pauvre mère me réprimandait même bien souvent pour cela (mais en enfant gâté) ; je n’en tenais guère compte. J’aurais été par exemple à mon piano, je sonnais ma bonne pour qu’elle me donnât mon mouchoir qui se trouvait sur le sopha. Aussi je crois que Dieu m’a envoyé tant d’épreuves pour me punir de tous ces travers, quoique cependant je n’eusse guère alors l’âge de raison et ne pouvais en apprécier le ridicule.

Mon bon papa Berton, qui avait tant le désir de me voir réussir, et étant si peiné de notre position qui devenait de plus en plus gênée, me dit un jour : « Ma chère enfant, je vais vous donner un travail à faire, travail que femme n’a point fait jusqu’à ce jour, parce qu’habituellement il ne s’en trouve pas beaucoup non plus qui aient eu le courage de faire de profondes études comme vous en avez fait. C’est le grand prix de Rome pour lequel je veux vous faire concourir ; si vous en remplissez bien toutes les conditions, si enfin la cantate que je vous remets, et qui est si dramatique, est bien rendue, je ne vous dis rien, mais j’ai mon projet. » — Je l’emportai et me mis aussitôt au travail avec courage ; ces mots de mon professeur : J’ai mon projet, me résonnaient doucement à l’oreille et me donnèrent une bonne inspiration, car je réussis au delà de mes espérances dans cette composition. Jamais mon cher maître ne m’avait donné autant d’éloges, et me dit enfin le fameux projet qu’il avait conçu. Il écrivit au roi afin de lui demander qu’il m’accordât la faveur (comme étant la première femme qui avait mérité le grand prix de Rome) d’une médaille en or et 600 fr. de pension. À cette époque, j’eus l’occasion d’écrire à M. le comte de Las-Cases, qui a toujours été pour moi si rempli de bienveillance, et je lui fis part de cette bonne nouvelle. Il me répondit aussitôt que, si la demande de M. Berton n’était pas encore envoyée au roi, il se chargerait avec grand plaisir, si je le désirais, de la lui remettre. En effet, cette nouvelle marque de bonté de M. le comte de Las-Cases ne pouvait manquer de m’être on ne peut plus agréable, et je m’empressai de lui faire parvenir la demande de mon illustre professeur, ainsi que la partition orchestrée de ma cantate. Il devait la remettre le lendemain soir au roi, c’était jour de réception. Le malheur, qui m’a tant poursuivie, lui fit rencontrer, avant d’arriver au salon, M. le baron Fain, qui lui demanda ce que c’était que ce rouleau de musique qu’il portait. M. le comte de Las-Cases lui en apprit le motif. Alors M. le baron Fain lui dit qu’il s’en chargeait et qu’il en faisait son affaire. M. de Las-Cases eut la bonté de m’en faire part, afin que je pusse partager l’espoir qu’il en avait conçu. Au bout de deux jours d’une douce attente, je reçus une lettre portant le cachet de la maison du roi. Mon cœur battait si fort que je manquai de me trouver mal ; enfin ma main tremblante brisa le cachet, et mon pauvre cœur le fut bientôt aussi. En récompense de mes travaux, M. le baron Fain m’écrivait qu’il m’envoyait une somme de 200 francs ; que, pour la médaille, la chose regardait M. le ministre de l’intérieur. — Je fondis en larmes, ma bonne mère ne pouvait me consoler : j’étais désespérée. Nous allâmes porter cette fatale nouvelle à mon cher maître, qui en fut de même bien peiné. Il me dit qu’il fallait faire de suite la démarche près du ministre. M. le comte de Las Cases de nouveau in tercéda aussi de ce côté en ma faveur ; mais M. Cavé répondit que jamais femme n’ayant concouru pour ce prix, on ne pouvait m’accorder une médaille, vu que ce serait une innovation, et qu’il n’y en avait point de frappée. Mais, ajouta-t-il, puisque l’on me reconnaissait du talent, il m’envoyait une lettre, afin de me recommander vivement à M. le directeur de l’Opéra-Comique. Cela me consola un peu. M. Crosnier me promettait toujours d’admettre mes ouvrages à son théâtre, et ne tenait nullement les promesses qu’il m’avait faites, ainsi qu’à M. le comte de Las-Cases, qui a eu l’obligeante bonté de lui écrire si souvent pour moi.