Mémoires artistiques de Mlle Péan de La Roche-Jagu, écrits par elle-même/Chapitre V

◄  IV.
VI.  ►

CHAPITRE v.


Mon arrivée à Paris.

J’arrivai dans la grande cité, munie de plusieurs lettres de recommandation, entre autres une pour M. Berton. Nous allâmes la lui porter, et ma mère lui dit combien elle désirait qu’il voulut bien me donner des leçons. Il répondit qu’il se sentait bien vieux, et qu’il ne voulait plus faire d’élèves. Elle insista ; alors il dit que ce serait à la condition de lui envoyer mon opéra, et que si véritablement il trouvait en moi de grandes dispositions, il m’accorderait la faveur que je sollicitais. – Au bout d’une huitaine de jours nous allâmes savoir la réponse ; et combien ma joie fut grande, lorsqu’en m’apercevant, il s’écria : – Oh ! mon enfant, je suis charmé de votre partition, elle est pleine d’heureuses idées, c’est avec grand plaisir que je deviens votre professeur ; et si vous avez du courage et de la persévérance, car il en faut beaucoup pour parcourir cette carrière si épineuse, vous ne pourrez manquer de réussir, après avoir fait de profondes études. Vous me promettez de bien étudier ? Oh oui ! lui répondis-je, j’en prends formellement l’engagement, qui, du reste ne devra pas me coûter à tenir, me sentant un désir si fortement prononcé.

Je travaillai avec ardeur. Nous avions pris un petit appartement très-modeste. Il y avait déjà dix-huit mois que je prenais des leçons du célèbre M. Berton ; il était très-satisfait de moi. J’avais refait mon opéra avec lui. Un jour, je lui montrai un grand air de soprano que je venais de composer ; il l’examina, et sa physionomie, si riante d’habitude, était impassible ; il lisait toujours, je le regardais du coin de l’œil, car sans qu’il me dît rien, je devinais d’ordinaire sa pensée. Il arriva à la fin du morceau, prit sa plume, et le barra en entier. Voyant la sotte figure que je fis alors, il partit d’un éclat de rire, me disant : Mon Chou (il m’appelait souvent ainsi), c’est tout à refaire, et la prochaine leçon il faut qu’il soit bien. Je ne pourrai jamais le bien faire, M. Berton, lui répondis-je le cœur gros. Je voudrais bien voir cela, reprit-il en riant toujours.

J’emportai donc mon morceau, et après m’être un peu soulagée par quelques larmes, je me mis à le composer de nouveau. Il me tardait qu’il le revît. Eh bien ! s’écria-t-il, voyons notre fameux morceau. Je le lui donnai en tremblant, car j’étais persuadée qu’il était encore mauvais. Je n’osais à peine lever les yeux sur mon cher professeur ; cependant, je m’aperçus bientôt qu’il en était satisfait. Il arriva à la dernière page sans prononcer un mot. Enfin, il se leva, fut à son bureau, prit son portrait (qu’il savait que je désirais beaucoup) et me le donna en m’embrassant, me disant que je méritais une récompense. M. Berton était le meilleur des hommes, ses élèves l’adoraient ; il me disait souvent qu’il avait pour moi des sentiments paternels, et il me l’a prouvé dans bien des circonstances. Voyant mon peu de fortune et tout ce que j’avais à payer pour mes études (car j’avais encore d’autres professeurs), il adresse à M. le maire de Brest une demande dont voici la copie que j’avais conservée.

   « Monsieur le Maire,

» Le vif intérêt que je porte à Mlle Péan de la Roche Jagu, mon élève, m’invite à vous dire toute ma pensée sur cette intéressante personne. Mlle Péan est douée des plus belles dispositions musicales, elle a de brillantes idées dans ses compositions et aurait déjà assez de savoir pour prendre rang parmi les amateurs les plus distingués. Mais sa position de fortune et surtout sa noble ambition artistique lui ont inspiré le désir de s’élever jusqu’aux sommités de l’art de la composition musicale. Ce désir est louable, sans doute, mais il est impossible d’y satisfaire, si l’on n’a pas entrepris préalablement les travaux convenables, c’est-à-dire une étude approfondie du contrepoint et de la fugue ; car, pour écrire convenablement une langue quelconque, il faut en avoir étudié la syntaxe et la grammaire. Pour ce travail, il faut au moins trois années. Mlle de la Roche Jagu a déjà, d’après mes conseils, fait une étude de dix-huit mois en ce genre ; il lui reste donc, pour être suffisamment instruite, dix-huit autres mois à étudier. Alors, elle pourra, en toute sûreté, se livrer à ses inspirations, et je ne doute nullement qu’après de telles études, elle n’obtienne des succès mérités et productifs.

» Ce sera donc à vous, Monsieur, à sa ville natale, qu’elle sera redevable de pouvoir terminer ses études, si vous daignez lui accorder la subvention que je sollicite en sa faveur. Sa reconnaissance sera éternelle, ainsi que celles que vous devront tous les amis des beaux-arts.

» J’ai l’honneur d’être, Monsieur le maire, avec les sentiments d’une haute considération, votre tout dévoué serviteur,

» Le chevalier : H. Berton,
» Membre de l’Institut et du Conservatoire,
» Officier de la Légion-d’Honneur, etc. »

Cette lettre fit son effet ; en outre, ma famille était si bien considérée à Brest, que M. le maire, après en avoir référé au conseil général, s’empressa de m’allouer une subvention de 1,800 fr.

Je travaillai sans relâche ; je composai un nouvel opéra, encore en trois actes, drame lyrique, intitulé : Nell ou le Gabier d’Artimon. C’était un ouvrage à grand spectacle, beaucoup de décors ; cela seul suffisait pour l’empêcher d’être admis au théâtre pour le début d’un compositeur ; aussi ne me servit-il que comme étude. J’en fis un autre en deux actes, sujet espagnol, dont le titre était : Gil Diaze. Le poème fut refusé, et cette partition est restée depuis dans mon portefeuille.