Mémoires artistiques de Mlle Péan de La Roche-Jagu, écrits par elle-même/Chapitre V’

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CHAPITRE v.


Une énergumène. — Une révérence à M. le juge de paix.

Deux jours après cette visite, j’entendis sonner violemment chez moi ; il était trois heures, et je fus surprise de voir Mme Lormeau à cette heure, car elle ne venait d’habitude que le soir. Après quelques mots échangés entre nous, elle me dit tout à coup, laissant éclater la rage qu’elle avait dans le coeur : « Mademoiselle, êtes-vous honnête. — En vérité, Madame, voilà un étrange préambule ! Je devrais m’en trouver blessée. — Eh bien, si vous êtes honnête, reprit-elle, vous allez me signer ce papier. » Alors, déroulant une pancarte, elle m’en fit la lecture. Vraiment, c’était ridicule, après trois années passées depuis l’exécution de cette cantate, de vouloir me faire signer cet écrit jésuitique : « Je m’engage à partager avec Mme Lormeau tout ce que j’aurai ou pourrai avoir, soit en cadeaux ou en argent. » « Oh ! Madame, je vois où vous en voulez venir maintenant, au gain du procès. — Oui, dit-elle, signez ! il m’en faut la moitié. — Non, certes, je ne signerai point une chose semblable, c’est tout à fait injuste, ce que vous me réclamez là, et je vous avoue même que je trouve votre demande fort peu délicate. » Sa fureur n’eut plus de bornes, et élevant la voix plus qu’une personne comme il faut ne devait le faire, elle m’appela à plusieurs reprises : voleuse ! — Déjà, dans diverses occasions, j’avais pu apprécier son caractère peu sociable, mais ceci était trop fort, et je lui dis : « Madame, je vous pose une question, veuillez y répondre : Si j’avais perdu mon procès, eussiez-vous payé la moitié des frais ? — Oh ! pour cela, non, repri-t-elle. — Vous venez donc de prononcer votre condamnation. Deux personnes étant associées dans une affaire, serait-ce juste, que lorsqu’il y aurait du gain, l’une prendrait sa part, et refuserait quand il y aurait perte, de supporter le déficit. « J’appris plus tard que, me trouvant d’accord avec le Code civil, j’avais, comme M. Jourdain, fait de la prose sans le savoir. « Ah ! voilà de grandes phrases, dit-elle (s’emportant encore davantage), mais je dirai partout que vous êtes une voleuse ! » Elle répéta tellement ce mot, qu’un de mes voisins frappa chez moi, et lui dit qu’il ne pouvait comprendre comment elle osait se permettre de traiter ainsi une femme honnête, et qui, assurément, n’avait rien à se reprocher, puisqu’elle avait poussé la délicatesse jusqu’à lui proposer de suivre le procès à frais communs.

J’eus bien de la patience, pour ne pas la prier de sortir de chez moi, car elle m’accabla d’injures pendant au moins une heure et demie, et elle s’en alla, criant comme une véritable furie, qu’elle allait me faire un procès et mettre arrêt sur mon argent.

Cette horrible scène me tourna le sang, et le lendemain, j’étais couverte de boutons. Cette maladie m’a forcée de subir un traitement de quatre mois, et mes travaux en ont souffert pendant ce temps. Cette pauvre femme (car on doit la plaindre d’avoir un tel caractère), se rendit chez mon avoué afin de mettre opposition à ce que je touchasse mon argent. Elle lui dit que j’avais consenti, par écrit, à lui en donner la moitié. Mon avoué en fut fort surpris, car il n’ignorait point qu’elle avait refusé de coopérer au procès. Alors il attendit ma visite. Quelques jours après, je m’y traînai malgré mes souffrances ; il me blâma beaucoup d’avoir signé l’engagement de lui donner 100 francs. « Mais je n’ai rien promis, ni rien signé, lui répondis-je très-étonnée à mon tour. — Comment, s’écria-t-il, cette dame a osé me dire une chose semblable, c’est un peu fort, il faut donc maintenant que vous la fassiez demander chez le juge de paix, afin de faire lever l’opposition qu’elle a mise, et ne perdez pas de temps. » En effet, elle y est appelée. M. le juge de paix me donna la parole, et je lui expliquai l’affaire. Lorsqu’elle eut son tour, elle s’exprima d’une manière si peu convenable, qu’à chaque instant M. le juge de paix était obligé de la rappeler à l’ordre ; il lui dit qu’il n’avait jamais vu une femme de la société se comporter ainsi ; et, se tournant de mon côté, il ajouta que j’avais raison et que je serais payée. Alors elle s’emporta et m’appela gueuse et coquine. M. le juge de paix la réprimanda de nouveau, lui disant de se retirer sur-le-champ.

La salle où se passait cette scène était fort grande ; Mme Lormeau alla vers la porte, mais se ravisant tout à coup, elle revint sur ses pas, et là, faisant une révérence bien moqueuse jusqu’à terre, elle s’écrie : « Oh ! le beau juge de paix que vous faites, vous connaissez, ma foi, bien votre métier. » Elle se préparait de nouveau à se retirer, lorsque M. le juge de paix, revenant de sa stupéfaction, appela à haute voix un huissier qui, entrant aussitôt, la repoussa rudement. « Qu’on s’empare de cette femme, dit le juge de paix : insulter un juge dans ses fonctions ! ça ne se passera pas ainsi. » Elle devint alors pâle et tremblante ! J’étais vengée !… Je me retirai : l’on m’entoura dans la salle d’attente, afin d’apprendre ce qui venait de se passer. Je dis : « C’est une femme de la société qui vient d’insulter M. le juge de paix. » Tout le monde, naturellement, était curieux de la voir sortir ; et, je le dis franchement, je me mis du nombre. Elle ne tarda guère à paraître, et me lança (comme si j’étais coupable de sa conduite) un regard furieux.