Mémoires amoureux (Félicien Fargèze)/1-04

Texte établi par Adolphe TabarantRamsey (p. 39-45).
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CHAPITRE QUATRIÈME

Mon portrait. Arrivée de l’oncle Pouchin.
Agathe et sa mère. Mes adieux au pays.

Cependant je prenais de la force, je me développais. J’atteignais les proportions athlétiques de mon père. « Le beau garçon ! » s’était écrié Sidonie. Beau, je veux bien, mais solidement bâti, surtout. Je jonglais avec des poids de quarante livres. Je roulais à la brouette des chargements de débardeur. Mes mains, dont je prenais grand soin, étaient connues pour la rudesse de leurs poignées amicales. L’ovale de mon visage s’éclairait de grands yeux gris ; ma bouche aux lèvres charnues avait ce léger prognathisme qui plaît aux femmes. Rien qu’un semis de moustaches. Des cheveux couleur de châtaigne, qui ondulaient sans aller jusqu’à la niaise frisure. J’étais, pour tout dire, le vrai fils à papa. Chacun célébrait ma bonne mine, et j’entendis un jour une commère, poings calés sur les rognons, jeter à une autre, sur mon passage : « Un vrai poupon d’amour, ce Félicien ! Il trouvera plus d’une garce pour le dorloter. »

Quand on sut à l’auberge Lureau la résolution que j’avais prise, la consternation fut générale. Quoi ? J’allais m’en aller ? Et nos bonnes résolutions ? Et Dijon, ses reines et ses impératrices ? disait l’imaginatif Morizot. Les yeux bovins d’Agathe filtrèrent des larmes. Je dus, pour ramener le sourire sur sa face lustrée, malaxer tendrement son fessier rebondi. Ma verve lyrique se dépensa pour elle en sonnets fous qui l’affolèrent. Sa poitrine ondulante roula plus que jamais sur mon dos, chaque fois qu’elle eut à se pencher vers notre table. Je ne pouvais aller pisser dans la cour sans qu’elle y vînt rôder, espérant de moi quelque surprise. Laquelle ? Sa mère s’en aperçut et se tint aux aguets. C’était une puissante paysanne de quarante-cinq ans, bouffie et couperosée. Elle passait pour avoir promu à tous les honneurs du cocuage feu le bonhomme Lureau, lequel, étant maître-marinier, ne séjournait que par intervalles à Saint-Brice, où il se reposait dans la béate léthargie de l’ivresse. Donc, elle nous épia du coin de l’œil, Agathe et moi, ce qui n’incita pas à plus de retenue ma démonstrative camarade. En réponse à mes déclarations rimées, une prose fleurant l’école des Sœurs me fut servie. Agathe m’y qualifiait de « cher époux », et son pucelage m’y était généreusement offert. « Oh ! mon aimé, s’exclamait la plantureuse enfant, chaque fois que j’entre dans mon lit, je me demande quand tu viendras prendre ce corps qui t’appartient. » Le corps d’Agathe ! « Nous pourrions profiter d’un jour où maman serait au marché », ajoutait-elle. Ces offres se multipliaient en de belles lettres sur papier à dentelle, qu’elle glissait adroitement dans une de mes poches. Je les lisais à la maison, sous ma petite lampe, et avec une apollonienne sérénité j’y répliquais par la quincaillerie de mon lyrisme alexandrin. C’était entre nous une joute grotesque et sublime. À dix-huit ans, cela s’appelle encore faire l’amour.

Et puis, sans transition, mon platonisme s’évapora. Mes amis connurent un Fargèze effervescent, impatient de vivre. Avec eux je partageai les dernières veillées de printemps, qui chez nous sont autant de messes de minuit bachiques. Je me révélai mystificateur, instigateur de paillardises, joyeux chercheur de noises. Je fus de tous les bals des environs. Un jour, j’eus l’infernale idée de semer dans une salle de danse une traînée de poudre, dont la flambée provoqua des paniques. Nullement batailleur, mais intervenant dans les querelles où je n’avais que faire, j’eus bientôt contre moi tous ceux à qui mes poings donnaient tort. Je menai, pour tout dire, la vie du parfait garnement de village, si bien qu’à maintes reprises mon père dut me rappeler au sérieux. Je paressais tout le long du jour, et dès l’après-souper j’allais rejoindre Morizot qui, de loin, suivait avec inquiétude mes exploits pendables. L’arrivée de la Mère-Picarde, qui portait mon oncle, me surprit au moment critique où ces gamineries excessives menaçaient de soulever contre moi tout le pays.

L’oncle Pouchin, face jaunâtre et plissée, n’opposa pas à mes prétentions le peu de forces que lui laissait une maladie de foie. Il accepta mes services, qui consisteraient à tenir la comptabilité de sa batellerie. J’en serais à la fois l’écrivain, l’intendant et le caissier. Une sinécure ! Il est vrai qu’en retour j’exigeais peu : la nourriture et deux écus par mois. Nous quitterions Saint-Brice trois jours plus tard, dès qu’une autre péniche, l’Avalanche, serait arrivée.

Trois jours ! Subitement déchantait ma joie. Ainsi, j’allais partir, abandonner le calme de mon Saint-Brice natal, qui m’avait été si doux jusque-là ! Et cette chère Agathe, toute rose et ronde, si désireuse d’être prise ? Partir, en n’ayant eu d’elle que quelques billets échauffés, des yeux en pluie, de furtifs contacts ! Je courus à l’auberge. La maman Lureau devait être au lavoir. Je trouvai ma bonne amie seule, manœuvrant sans zèle un balai sur le plancher. « Ah ! Félicien ! Je pensais justement à toi », me dit-elle. Je collai mes lèvres sur la rouge pulpe de ses joues. J’expliquai « qu’en passant, j’avais eu l’idée d’entrer. » Elle me regardait. « Maman n’est pas là », susurra-t-elle. Et ses yeux émus quêtaient ma décision. Je l’embrassai encore, ma poitrine broyant la sienne. Nous nous trouvions au bas du roide escalier qui menait à sa chambre. Je connaissais la maison. « Veux-tu ? » lui dis-je. Elle fit « oui », pâmée déjà. Je la hissai, poussai une porte, acheminai la belle vers son lit, qui, défait, se creusait d’une profonde empreinte. Les yeux clos, elle tordait à pleines mains l’étoffe de ma veste. Je m’abattis sur elle. « Ma chérie ! Mon Agathe ! » Je m’apprêtais à saisir sa chair nue quand de la salle d’auberge une voix jappa : « Agathe ! Quéque tu fais là-haut ? » Sa mère ! Nous sursautâmes. Elle se secoua. « Je descends ! » jeta-t-elle à travers l’huis. Trop tard ! Un pas lourd faisait craquer l’une après l’autre les marches. Ma pauvre amie rapetassait le désordre de sa toilette quand apparut la haute et large maman Lureau. « T’as un drôle d’air. Qu’est-ce qui t’arrive ? » Elle entra, fureteuse, et me débucha. J’avais pris le parti de sourire, d’un air niais très dégagé. Elle me regarda, courroucée, regarda sa fille, montra le poing et rota : « Salope ! » Sa main s’élança pour une gifle. Agathe fit un écart ; je m’avançai. Elle me regardait encore. Je dis : « Voyons, voyons, c’est moi qui suis cause… » Alors la congestion de son visage s’éteignit, et elle parla, presque calmée, retenant la menace de ses gestes :

— Tu n’as pas honte, petite saleté ! Tu ferais mieux d’aller savonner ton linge. Tu mériterais une giroflée à cinq feuilles sur ta figure de putain.

Et s’adressant à moi :

— Félicien, j’ai à vous dire que pour un garçon bien éduqué, c’est très mal d’avoir fait cette cochonnerie. Si je vous y reprenais, j’irais me plaindre à votre mère. Ma maison n’est pas un bordel.

Agathe venait de descendre ; elle la suivit ; je descendis derrière elle. Dans la salle, je fis le beau, passai mon bras sous celui de maman Lureau et lui contai l’histoire à ma façon : j’étais entré, je n’avais trouvé personne, et sans intention mauvaise j’étais monté dans la chambre, où Agathe se coiffait. Il n’y avait pas là de quoi faire tant de tapage.

— Félicien, ce qui est dit est dit, rétorqua-t-elle. J’ai les yeux ouverts et les deux sont bons.

Je voulus pourtant avoir le dernier mot, et je l’obligeai de trinquer avec sa fille et moi. Nous bûmes le vin blanc d’une bouteille que je payai quinze sous, et je m’en allai le plus naturellement du monde. Mais je ressentais les traits aigus de la luxure, et toute la journée je rôdai dans Saint-Brice comme une bête en chaleur. Mes regards déshabilleurs faisaient sourire et s’enfuir les femmes. Je n’avais rien à attendre d’aucune, et cela me désespérait.

Le lendemain, mon père me retint pour apurer ses comptes. Ma mère préparait mon bagage de futur marinier. L’oncle Pouchin goudronnait sa péniche. Encore un peu, et j’eusse renoncé à ma fausse vocation. J’enrageais contre tout le monde et contre moi-même. Le besoin d’une étreinte immédiate me pressait. Que n’avais-je une Sidonie à portée de la main ! Le soir venu, je fis un repas de taciturne et me couchai sans desserrer les dents.

Au petit jour j’étais debout. Fouet en main, suivi d’un jeune chien qu’on m’avait donné, je m’allai promener sur la grande route, hachurée de soleil printanier. Mais je fouettais le chien et ne songeais pas à jouir du soleil. Je m’en revenais, tête basse, quand un gamin courut à moi, me remit une lettre et repartit de toute la vitesse de ses jambes. Agathe, en quelques mots, m’avertissait que sa mère se rendrait à huit heures au marché d’un village voisin, Gérizy, et qu’elle n’en reviendrait qu’à midi. Elle n’ajoutait pas : « Je t’attends », mais cette invitation se lisait entre les lignes. Je me sentis allégé d’un grand poids. J’avais l’ardent désir de posséder ma bonne amie, dont ma boulimie charnelle centuplait les amples séductions. Je ramenai mon chien, fis un déjeuner preste et vins me poster sur un talus dominant la route et l’auberge. Le quart d’après huit heures venait de sonner. Je ne vis personne. Je patientai jusqu’à neuf. Agathe, certainement, devait être seule. Je descendis le talus et pénétrai dans l’auberge, qui était vide. Je montai sans bruit l’escalier. Derrière la porte entrouverte, une forme se mouvait dans la pénombre. J’entrai et la forme se précisa : Maman Lureau !

Je fis « oh ! » et restai là, bec ouvert, tel un paillasse. Elle grogna : « Je vous y reprends, Félicien. Je m’y attendais si bien, qu’à ma place Agathe est allée au marché. Ah ! vous en faites de belles ! » Elle dit cela sans plus de colère, poings aux hanches et branlant du menton. J’eus le même rire niais que l’avant-veille, et je m’en allais sur ce rire lorsque sa main pattue m’attira : « Je vous fais peur ? Mauvais sujet ! Vous mériteriez que je vous fouette ! » Ses yeux sales brillaient comme des éclats de verre au fond d’une eau vaseuse. « Mauvais sujet ! » répéta-t-elle. « Un gamin que j’ai vu venir au monde ! » Elle rigolait. Je heurtai son ventre. La vase de ses yeux s’agita, troubla leur lueur de verre. Je sentis son souffle chaud. Je reculai d’un pas et crus tomber à la renverse dans l’escalier, que je descendis à enjambées doubles, poursuivi par la voix de l’épaisse femme, qui, à présent, s’encolérait.

— Surtout, n’y revenez pas, Félicien, sans quoi ça finirait par se gâter.

Décidément, je jouais de malheur avec Agathe, et je ne lui pardonnerais pas cette mésaventure. L’imbécile qui n’avait pas su me prévenir ! Furieux, je m’enfermai jusqu’à midi dans le bureau de mon père, puis jusqu’au dîner je dévidai les heures sur la péniche l’Avalanche, qui venait d’arriver. Le soir, pourtant, j’acceptai d’être l’invité de Morizot, qui tenait à noyer de vin mousseux la tristesse de mon départ. Tout notre petit groupe se trouva réuni chez lui, et longtemps nos rires et nos chants troublèrent les paisibles échos du village. Mes compagnons s’en allèrent gris, et moi, plus jeune, je les quittai très ivre. Sur la grande route, blanche de lune, je dessinais des arabesques. Ma tête ne dirigeait plus mes jambes. Ainsi zigzaguant, je passais devant l’auberge Lureau quand un appel chuchoté me mit en arrêt. Agathe était à sa fenêtre. « Prends l’échelle, et monte ! » mima-t-elle plus qu’elle ne parla. Cette échelle s’allongeait dans la cour. Je n’avais qu’à l’appliquer contre le mur et c’était la possession d’Agathe enfin certaine. Mais le sentiment de mon ébriété survint et l’emporta. Grimper là-haut, alors que je tenais à peine au sol ? Risquer de me rompre le cou ? Merci bien ! Et je m’éloignai, pirouettant, adressant d’ironiques saluts à la tentatrice, qui disparut, referma sans bruit la croisée.

Le crâne chargé de plomb, je dormis assez mal, et dès mon réveil, la bouche en râpe, je me résignai aux derniers apprêts du départ. Je devais avoir pour habitation la cabine de l’Avalanche, où une couchette m’était destinée. Nous partirions dans l’après-midi, halés par des ânes.

Je connus alors l’émotion lâche des adieux. Pas de pleurs, mais la mouillure des demi-larmes. Quand reverrais-je Saint-Brice ? Je regardais toutes choses avec des yeux nouveaux, les yeux du souvenir. Qu’elle était gaie, la maison natale, et qu’il était vivant, le chantier à bateaux ! Les arbres fleurissaient, des arbres que j’avais vus grandir auprès de moi. Et l’église, et la vieille école, et les petites criques sablonneuses de cette Saône qui a des charmes féminins ! Folie, de quitter tout cela, de laisser derrière moi toute cette allégresse, pour le plaisir de jouer à l’homme en m’échappant du cercle familial ! Quel sot j’étais, et combien téméraire ! Ne m’en repentirais-je pas, bientôt ?

Après un déjeuner auquel j’avais prié mes amis, et qui fut pour mon père l’occasion d’une exposition générale de ses richesses vinicoles, on me fit une escorte désordonnée jusqu’à la Mère-Picarde. Le temps était enchanteur, déroulait un délicat ciel bleu moucheté de blanc. Bien que j’eusse bu plus que ma part, je ne parvenais pas à simuler la gaîté. Je me raidissais comme un condamné sur le chemin de la guillotine. Quand il me fallut franchir la planche servant de pont entre la rive et le bateau, je me sentis tournoyer et faillis choir dans le canal. Des sanglots m’étranglaient, et pour leur livrer passage sans éveiller l’attention, je criai à tue-tête : « Vive Saint-Brice ! Vive la France ! » à quoi répondit une hurle d’après boire. Mon père m’embrassa, si ému qu’il ne pouvait parler. Ma mère tint plus d’une minute sa tête dans mon cou, s’essuyant les yeux avec son bleu tablier de ménagère. Morizot me serra d’abord la main, puis voulut m’embrasser, muet, nerveux, d’ailleurs soûl comme une bourrique. Et l’on se sépara. La planche fut ramenée à bord. La Mère-Picarde se mut lentement, et après elle l’Avalanche. Un bon moment l’escorte suivit la rive, jusqu’à près d’un kilomètre du pays. Et ce furent enfin les adieux derniers, auxquels succéda le petit jeu des mouchoirs, aperçus très longtemps, jusqu’au détour de Saint-Laurent-la-Martinière. Seul pointait encore le vieux clocher de Saint-Brice, dans la grisaille fondue de l’horizon.

Une vie nouvelle allait commencer pour moi. Que serait-elle ?