Mémoires amoureux (Félicien Fargèze)/1-03

Texte établi par Adolphe TabarantRamsey (p. 29-38).
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CHAPITRE TROISIÈME

L’auberge Lureau. Mon ami Morizot.
Escapade à Dijon. Mes débuts amoureux.
Je veux quitter Saint-Brice.

Reverrais-je Hubertine ? Je ne J’espérais guère. Mais le chagrin que me causait son départ fut immolé à la joie orgueilleuse qui chantait en moi. Ses baisers et sa morsure m’avaient fait homme. J’allais à travers la campagne, le long de la Saône, et je riais, je parlais tout seul en revivant mon premier souvenir d’amour. Finie, ma gêne devant mes petites amies ! Je dévisageais en plein œil les Saint-Briciennes. Je prenais un air entendu lorsqu’on narrait en ma présence des histoires scabreuses. J’en contais même, et sans qu’on m’en priât, récapitulant les obscénités nauséabondes qui meublent la mémoire d’un lycéen. Mon changement d’allures fut assez sensible pour donner l’éveil à mon père, qui me prit à part, me frictionna de recommandations spéciales : « Pas de bêtises, fiston. Les filles, tu sais, il faut y prendre garde. » Ce que j’accueillis avec la désinvolture qu’autorise une vieille expérience. Ma mère cherchait à lire en moi, scrutait mes poches, flairait mon linge. L’un et l’autre, néanmoins, me laissaient pleine liberté, et chaque après-souper je disparaissais, allant rejoindre des amis, quelques « messieurs » de Saint-Brice, à l’auberge Lureau.

Car ma qualité de semi-bachelier me valait le bon accueil des fonctionnaires, percepteur, conducteur des ponts-et-chaussées, surveillant du canal et agent voyer. C’étaient des hommes de vingt-cinq à trente ans, gais et gouapeurs, qui se plaisaient à tâter l’œuf sous les jeunes cottes. À les croire, toutes les filles du pays leur avaient fait la politesse d’une culbute en quelque pré. Ils n’en furent pas moins dupes de ma forfanterie de libertinage, et ils virent en moi, si béjaune, un précoce initié des claquedents de Dijon, dont je ne connaissais que les volets clos. Ils témoignaient une familiarité peloteuse à la grosse Agathe Lureau, et cela m’incita logiquement à me réclamer de relations plus anciennes avec cette amie d’enfance. Agathe était courte et large, offrait une face de pleine lune, joues fleuries, fortes lèvres rouges, ronds yeux bleus de pouparde blonde. Elles avaient beaucoup renforci, ses chères fesses, depuis le temps où elle me régalait de leur spectacle, en remerciement de mes attentions ! Sous la clarté brumeuse de l’unique lampe éclairant la salle, ma main esquissa, puis accentua, une reprise de possession qu’un sourire voulut bien encourager. Ainsi fut établie publiquement l’antériorité de mes droits. On me plaisanta sur mon bonheur, et quand il m’arrivait de perdre aux cartes, on ne manquait pas de m’appliquer l’adage populaire attribuant cette malchance aux favoris de l’amour. On proclama qu’elle était ma bonne amie, et non seulement elle ne s’en défendit pas, mais je vis que rien ne pouvait lui être plus agréable. Que de fois, venant à notre table pour nous servir, elle fit avec insistance peser sur moi son opulente poitrine ! Mais j’éludais l’invite. Je feignais de ne pas comprendre. En dépit de mon assurance faraude, j’hésitais devant l’acte du premier accolement.

Parmi ces amis nouveaux, le « voyer » Morizot avait ma préférence. Petit et maigre, la figure chafouine et l’œil myope, il était le boute-en-train de notre société, nous prodiguait une verve pironienne, une intarissable imagination de rigolo. Il réunissait en lui tous les vices, et Saint-Brice n’offrant pas un terrain propice à leur développement, il se rendait de temps à autre à Dijon, afin, disait-il, de s’y dérouiller. Entendons par là qu’il y ripaillait en compagnie de dames peu coûteuses. Au retour, il nous renseignait par le menu sur ce qu’il appelait ses bonnes fortunes, et je lui prêtais une oreille attentive, ne perdant rien des détails égrillards qui festonnaient ses récits. Il fut flatté d’avoir un admirateur en moi, quelque chose comme un disciple, et je devins son intime confident.

— Monsieur Fargèze, me dit-il certain jour, il ne tient qu’à vous de m’accompagner dans ma prochaine expédition dijonnaise. Ça vous remémorera vos années de collégien.

Il n’avait pas fini de parler, que j’avais accepté déjà. Mais, à la maison, ma mère jeta les hauts cris. Le « voyer » Morizot avait une réputation trop mauvaise pour qu’on pût lui confier un garçon de mon âge. Mon père ne disait rien, réservant son avis. Je pleurai, je boudai et, me ravisant, je travaillai double au bureau, ce qui méritait bien une récompense. Bref, je fus habile et triomphai. Je promis, au surplus, de rendre visite au proviseur du lycée et à mes anciens maîtres.

C’était en février. Morizot avait loué un vieux tape-cul qui, quatre heures durant, nous cahota sur une route boueuse. J’étais riche de vingt-sept francs. Sept représentaient mes petites économies ; dix m’avaient été remis par mon père ; quant aux dix autres, ils provenaient tout simplement de la caisse du chantier, un artifice de comptabilité m’ayant permis de dissimuler ce larcin. À l’entrée de Dijon, nous logeâmes cheval et voiture à l’auberge du « Grand Relais », jouxtant le pont Napoléon, et après avoir cassé la croûte et fait un brin de toilette, nous nous dirigeâmes vers le centre de la ville, où tout me parut nouveau, car je m’y promenais librement pour la première fois.

En ce temps-là, la cité de Piron montrait deux visages bien distincts, l’un figurant le plaisir et l’autre la dévotion. On n’y rencontrait que nonnes et ensoutanés, hardis polissons et filles dégourdies. Le rire y était chez lui dans les rues vineuses, que les ivrognes se chargeaient d’arroser, et sous les porches s’échangeaient des ardeurs qui ne pouvaient attendre. Morizot m’entraînait, se retournant parfois pour apprécier quelque ragoûtante donzelle. Il flairait le vent, tel un chien sur une piste de chasse, en fredonnant, l’œil allumé, que ça sentait la putain. Odeur capiteuse, et que moi aussi je flairai bientôt, mêlée à certaine odeur de liberté qui me grisa, délicieuse, quand se dressa devant moi, rue Saint-Philibert, la façade revêche du lycée. À mon tour j’entraînais Morizot, qui me demanda vers quelles amours me conduisait mon impatience. Mais comme nous parcourions une ruelle puante, il m’arrêta : « N’allons pas plus loin. Nous trouverons ici notre affaire. » Une allée sombre s’ouvrait devant nous, où naissait un étroit escalier de bois que nous gravîmes à tâtons. « Ohé ! » cria-t-il. Une porte s’entrebâilla, encadrant une maigre tête de vieille, coiffée en marmotte. Morizot donna quelques coups de pied dans la porte, qui s’ouvrit alors tout à fait :

— Bonjour, la Marie, fit-il. Delphine est-elle là ?

La vieille trottina, avança de pauvres chaises. Non, Delphine n’était pas là, mais elle irait vite la quérir. Nous nous trouvions dans une étroite chambre, qu’une minuscule fenêtre éclairait en sourdine. Un lit, que bombait un édredon rouge, en occupait une alcôve. Un feu de bois gémissait sous des cendres. La vieille sortit et Morizot m’expliqua que nous étions chez la tante d’une couturière peu farouche, auprès de laquelle il se distrayait quelquefois. Il ouvrit un placard, y prit deux verres, une bouteille d’eau-de-vie de prunelle, et nous dégustions cette liqueur lorsque la Marie rentra, suivie d’une brunette assez gentille, coquettement attifée. C’était la Delphine attendue, qui vint avec empressement s’asseoir sur les genoux de Morizot. « Écoute, lui dit-il, le jeune homme que voici cherche une amoureuse. Tu dois avoir ça parmi tes amies et connaissances. » Je rougis. Delphine prit un air de réflexion, fronçant les sourcils : « Je connais Irénée, mais elle est en journée chez la mercière. Je connais Valérie, mais elle a son soldat. »

— Il y a Victorine, suggéra la vieille.

Elle haussa les épaules : « Une traînée comme Victorine pour ce monsieur ! » Enfin elle s’écria : « J’oubliais Sidonie. Justement, elle n’a rien à faire. » Et, quittant les genoux de Morizot, elle gagna la porte en annonçant : « Je la ramène dans dix minutes. »

Nous vidâmes nos verres. La vieille disposait le lit, reculait l’édredon, faisait la couverture. L’heure devenait pour moi redoutable. Qu’allait-il se passer ? J’avais l’anxiété d’un patient chez le dentiste. « On va rigoler, mon cher, on va rigoler », disait Morizot en me tapant du plat de la main sur la cuisse. Coup sur coup j’asséchai deux autres verres de prunelle. Les dix minutes ne s’étaient pas écoulées que Delphine reparaissait, précédant une femme d’une trentaine d’années, aux traits flétris, grasse et forte, dont la chevelure blonde était enfermée dans une résille. L’aspect propret d’une ouvrière, fichu de laine noire croisé sur un caraco gris.

— Voilà votre amoureuse ! présenta-t-elle en la plantant devant moi, au milieu de la chambre.

Mon amoureuse ! Elle saluait, embarrassée un peu, faisant cliqueter entre ses doigts un trousseau de clefs. Mais son embarras se dissipa vite. Elle me regarda, sourit, s’approcha jusqu’à me toucher. « Le beau garçon ! » dit-elle. Allais-je révéler mon ridicule état d’âme ? Une héroïque résolution me fit enlacer la fille. Je la chavirai sur le lit. « Vous n’y allez pas de main morte ! » ricana Morizot, qui sur ses genoux avait repris Delphine. Si peu de main morte, qu’à présent je bouleversais le caraco, tentais de dénouer le lacet de la chemise. Elle retroussa son jupon, gloussa, se débattit, m’échappa, et comme une seconde fois je la chavirais elle plaqua sur ma bouche un baiser trempé de salive et chuchota : « Pas ici. Viens dans ma chambre. » J’étais haletant. J’acquiesçai d’un signe. En moi venait de s’éveiller le sexe et je n’avais plus peur.

Morizot convint que nous nous rejoindrions deux heures plus tard, à l’auberge où nous avions remisé la voiture. Je suivis Sidonie. À quelques maisons de là, au fond d’une autre allée que traversait une rigole huileuse, elle habitait un réduit carrelé, meublé d’un lit à la courtepointe striée de reprises, d’une armoire vermoulue, d’un petit poêle dont le tuyau crachait la fumée sur une cour. Le jour brunissait. Elle fit luire une chandelle et nous restâmes un instant sans mot dire et sans nous regarder.

Elle rompit le silence, me demandant si j’étais de Dijon. Elle connaissait Saint-Brice et me nomma plusieurs personnes du pays. Ce dialogue épuisé, elle défit son caraco, retira sa cotte. Je demeurais coi, feignant de prendre intérêt à un daguerréotype accroché au mur, le portrait barbu d’un zouave. Je retrouvais l’anxiété charnelle de tout à l’heure. « Vous ne vous défaites pas ? » me dit-elle. Je me débarrassai de mon manteau et de ma veste, dégrafai ma ceinture, déboutonnai mon gilet. Sensation bizarre ! À mesure que je me dévêtais ainsi, mon anxiété disparaissait. Je sifflotai. Elle se déchaussait, roulait ses épais bas de laine blanche. « Voyez, reprit-elle, j’suis propre. » Je me retournai et la vis nue. Mais je n’osai promener mon regard sur l’ensemble de son corps, et pour me mettre à l’aise je souris à ses yeux, qui étaient gris et ourlés de rides. Elle arrangeait sa résille. Quelque chose l’agaça, car elle tapa du pied, ce qui me fit loucher vers les rehauts pileux de ses cuisses. Alors elle s’avança, bras ouverts, et, collée à moi, me dirigea vers son lit.

J’y roulai sur elle, sous la courtepointe, ses lèvres en ventouses écrasant mes lèvres. Ma gaucherie la surprit : « T’es donc tout neuf, mon petit ? » Elle me fit tâter sa molle poitrine, s’écarta, me guida, et je crus me perdre en elle, qui s’agitait, se détendait, creusait le lit sous sa masse. Elle hoquetait : « Mon petit ! mon petit ! » et je m’abandonnais à ses mouvements, la serrant, m’agitant à mon tour, m’abîmant enfin en un jaillissement qui me laissa tout étourdi, mi-égaré, tandis qu’elle continuait de m’étreindre en se démenant, haletante, chassant l’air comme un soufflet de forge. Volupté trop brève ! Rendu à moi, je vis la chambre pauvre, le lit loqueteux et la fille laide. Elle me serrait toujours et je dus rompre le cercle de ses bras. Je sautai sur le carreau, me rhabillai en grande hâte. Elle ouvrait sur moi des yeux laiteux de somnambule : « Tu t’en vas ? » gémit-elle. Je me penchai, je baisai sa face rouge. J’ouvris ma bourse et comptai sept francs — mes économies. « Tiens », lui dis-je. Mais elle repoussa ma main. « Garde ton argent. » J’insistai. Elle sema les pièces à travers la chambre, puis se levant elle les ramassa, les glissa dans ma poche et, pendue à mon cou, chuchota : « Tu reviendras, mon petit ? Dis-moi que tu reviendras. » Je promis. Je l’embrassai sur la joue, pour en finir. Et je m’évadai, franchis l’allée sordide, m’élançai d’un bond dans la rue, chantant, sifflant, saluant d’une joyeuse ritournelle une raccrocheuse qui me donnait le bonsoir.

J’avais l’impression qu’en moi s’épanouissait une vie nouvelle. Le puceau n’était plus. Je m’en allais, allègre et fier, adressant aux filles des sourires impertinents. Un long temps me séparait encore de l’heure que m’avait fixée Morizot, tant la passade avait été rapide. Je décidai de m’acheminer vers le lieu du rendez-vous en faisant quelques détours, mais j’étais si enfiévré qu’en peu d’instants je fus à l’extrémité de la ville, devant l’auberge du « Grand Relais », que signalait l’enseigne peinte d’une diligence des Messageries impériales.

À l’entrée de la première salle, une jeune servante sommeillait. L’aubergiste jouait aux dominos avec des hommes en blouse. Il vint à moi, me serra la main.

— À quelle heure comptez-vous repartir pour Saint-Brice ? me demanda-t-il.

Je lui répondis qu’à cinq heures mon ami serait là. Nous mangerions un morceau et nous attellerions.

— Entendu, fit-il en se rasseyant. Vous donnerez une double avoine au cheval, Mélie.

La sommeillante servante se leva. C’était une grosse fille rougeaude et mafflue. Elle frotta ses yeux endormis, et qui papillotaient.

— Vous m’avez compris, Mélie ? insista l’aubergiste.

— J’y vas, monsieur, ronchonna-t-elle, dans un bâillement.

Elle s’en alla d’un pas gourd, en traînant ses galoches. Je sortis et me tins un moment sur la route. La nuit tombait. Des rouliers venaient d’arrêter leurs voitures. Des coups de fouet claquaient dans le lointain. Les écuries s’ouvraient là, au fond d’une cour capable de recevoir, les jours de foire, toutes les carrioles du canton. Mains au dos, je m’y dirigeai. Elles étaient aussi vastes que la cour, mais trois chevaux seulement s’y trouvaient, dont le nôtre, une vieille rosse nivernaise que cette première traite de huit lieues devait avoir fourbue. La rougeaude servante s’avançait, portant une seille d’eau, qu’un cheval voisin se mit à humer à grand bruit. Elle attendit qu’il eût bu son soûl, reprit la seille et, les yeux au sol, passa tout contre moi, sans relever la tête. Je la regardai s’éloigner, dos bossu, hanches carrées et fesses plates. Elle prit un décalitre, entra dans une remise qui servait de grange, où grains et fourrages s’entassaient. Je l’y suivis. Elle emplissait d’avoine sa mesure. Elle avait les yeux tuméfiés par le froid. « La besogne ne manque pas », fis-je histoire de dire quelque chose. Elle répondit : « Pour sûr, monsieur », sans plus. À présent, penchée, elle déliait une bottelée de foin. Je risquai vers son pauvre corsage une main tâtonnante. Ce laideron avait de menus seins durs. Je m’enhardis, palpai le cotillon, la poussai doucement sur le lit de fourrages. D’abord elle se maintint du bras à un pilier, jambes serrées, m’opposant une passive résistance. Puis le bras se détendit, retomba, et elle me laissa faire, desserrant les jambes. Nous n’échangeâmes pas une parole. Quand je me relevai, elle ploya le coude pour se cacher le visage. Elle pleurait, sa poitrine se soulevant par saccades. Alors, cueillant dans ma poche les sept francs qu’avait refusés Sidonie, je les plaçai dans la main rouge d’engelures et je m’éloignai.

Je revins sur la route, respirant avec délices la brise glaciale qui soufflait du canal, tout proche. À grands pas je parcourus le faubourg, m’égarai dans un dédale de ruelles avoisinant le canal, si bien que Morizot m’attendait depuis un quart d’heure quand je reparus à l’auberge. Il avait commandé le dîner, des côtelettes, une omelette au lard, une salade, et sur-le-champ nous nous mîmes à table. Il rayonnait : « Cette Delphine ! Quel trésor ! » Il grillait d’envie de connaître mes prouesses, et je lui débitai d’effrontés mensonges dont il se régala. Mais je négligeai de lui narrer mon exploit avec la servante, qui allait et venait dans la salle, sans oser lever sur moi ses humbles yeux. En vérité, j’en gardais quelque honte. Ah ! cette lamentable face, rubescente, et turgescente, aux lèvres couturées par le gel ! Néanmoins, lorsque nous nous en allâmes, et comme elle se tenait sur le seuil de la cour, je mis à profit l’obscurité pour apprécier une dernière fois la fermeté de sa gorge. Elle ne fit pas un mouvement, les bras rivés le long du corps et les yeux occupés au loin.

Notre retour à Saint-Brice, dans la nuit noire, ne fut marqué par aucun incident. Il était près d’une heure du matin quand je réintégrai le domicile familial, où veillait l’inquiétude maternelle. « T’es-tu bien diverti ? » questionna mon père, en relevant son bonnet de nuit pour m’embrasser. Je ne répondis ni oui ni non, remettant au lendemain le récit de ma visite à M. Lemoine, proviseur du lycée, au censeur Colliot, au bon aumônier Gagey, à M. Materne, mon cher professeur de rhétorique, et, la conscience sereine, je ne tardai pas à m’endormir.

De ce jour je me montrai d’une indolence tout orientale, accomplissant ma tâche quotidienne avec une répugnance dont mon père s’affligea : « Si ça ne te sourit pas, dis-nous ta vocation, pardine ! » De vocation, hélas ! je ne m’en discernais guère ! Une sorte de mue morale s’opérait en moi. Je me sentais désemparé. Les jours, les mois passaient, ne m’apportant que la promesse de jours et de mois non moins fades. Je me promenais, rêveur, à travers bois et champs, indifférent aux charmes innombrables des choses. Ma meilleure distraction consistait à seriner sur ma lyre écolière des poèmes plus riches de rimes que de raison, dédiés à des maîtresses idéales, tout à la fois démons et déesses. Aux pressantes avances d’Agathe Lureau, je répondais par de poétiques déclarations, qui achevaient d’enflammer ma roucoulante camarade. « Gageons que vous vous ennuyez de Sidonie », me disait Morizot, évoquant chaque soir nos aventures de Dijon, que son imagination transformait en saturnales. On me plaisanta, on m’accabla d’allusions salées, et Agathe m’écrivit des billets d’amante trahie auxquels je répondis par une Ode à l’amie toujours chère, qui puait Lamartine et son sentimentalisme cantharidé. Au reste, je n’étais pas le dernier à chercher ce que signifiait mon étrange humeur. Qu’avais-je ? De guerre lasse, je finis par me convaincre que Saint-Brice me devenait odieux et que j’éprouvais le besoin de voir du pays.

— Comme tu voudras, fiston, accorda mon bienveillant père. Tu es assez grand pour couper ton pain tout seul.

Ah ! les larmes de ma chère mère, les larmes silencieuses qui lui lavaient les joues tandis qu’elle vaquait aux soins du ménage ! L’acceptation par moi d’une fonction dans nos chantiers l’avait réjouie. Elle me voyait épousant quelque Saint-Bricienne et devenant un notable constructeur de bateaux. Je ne la quitterais pas. Elle vieillirait en élevant ma progéniture. Bonne et douloureuse maman ! Je l’aimais bien, et cependant je restais sourd aux vœux angoissés de sa tendresse.

— Ah ça, voyons ? Que penses-tu faire ?

C’est mon père qui me parlait ainsi. J’allais avoir dix-huit ans. Encore deux ans, et je tirerais au sort. Que ferais-je en attendant l’heure de cette loterie d’homme ?

— Je veux voir du pays, telle fut mon unique réponse.

Sur ces entrefaites — on était en mars de 54 — un frère à ma mère, Denis Pouchin, marinier possédant trois bateaux, nous écrivit de Chalon qu’un de ceux-ci, la Mère-Picarde, serait accompagné par lui jusqu’à Orléans, et qu’il passerait à Saint-Brice vers la fin d’avril. J’entrevis là l’issue que je cherchais. Non que j’eusse l’intention de vivre ma vie sur une péniche, comme le crut aussitôt ma mère, qui, en vraie fille de marinier, sécha ses larmes pour applaudir à ce projet. Mais je voulais m’évader, par quelque porte que ce fût, et l’oncle Pouchin était garçon, brave homme et sans malice. Je délibérai qu’il me prendrait à son bord, et tout chaud, tout bouillant, je lui adressai à l’une des écluses qu’il devait franchir, une lettre cajoleuse où s’enflait, hyperbolique, mon affectuosité de neveu.