Mémoires (Vidocq)/Chapitre 25

Tenon (Tome IIp. 330-338).


CHAPITRE XXV.


Je hante les mauvais lieux. — Les inspecteurs me trahissent. — Découverte d’un recéleur. — Je l’arrête. — Stratagème employé pour le convaincre. — Il est condamné.


Les voleurs, un instant effrayés par quelques arrestations que j’avais fait effectuer coup sur coup, ne tardèrent pas à reparaître plus nombreux et plus audacieux peut-être qu’auparavant. Parmi eux étaient plusieurs forçats évadés qui, ayant perfectionné dans les bagnes un savoir-faire très dangereux, étaient venus l’exercer dans Paris, où leur présence répandait la terreur. La police résolut de mettre un terme aux expéditions de ces bandits. Je fus en conséquence chargé de les pourchasser, et je reçus l’ordre de me concerter à l’avance avec les officiers de paix et de sûreté, toutes les fois que je serais à portée de leur faire opérer une capture : on voit quelle était ma tâche, je me mis à parcourir tous les mauvais lieux de l’intérieur et des environs. En peu de jours je parvins à connaître tous les repaires où je pourrais rencontrer les malfaiteurs : la barrière de la Courtille, celles du Combat et de Ménilmontant étaient les endroits où ils se rassemblaient de préférence. C’était là leur quartier général, ils y étaient constamment en force, et malheur à l’agent qui serait venu les y trouver, n’importe pour quel motif : ils l’auraient infailliblement assommé ; les gendarmes n’osaient même pas s’y montrer, tant cette réunion de mauvais sujets était imposante. Moins timide, je n’hésitai pas à me risquer au milieu de cette tourbe de misérables, je les fréquentais, je fraternisais avec eux, et j’eus bientôt l’avantage d’être regardé par eux comme un des leurs. C’est en buvant dans la compagnie de ces messieurs, que j’apprenais les crimes qu’ils avaient commis ou ceux qu’ils préméditaient ; je les circonvenais avant tant d’adresse, qu’ils ne faisaient pas difficulté de me découvrir leur demeure ou celle des femmes avec lesquelles ils vivaient en concubinage. Je puis dire que je leur inspirais une confiance sans bornes, et si quelqu’un d’entre eux, plus avisé que ses confrères, se fût permis d’exprimer sur mon compte le moindre soupçon, je ne doute pas qu’ils ne l’en eussent puni à l’instant même. Aussi obtins-je d’eux tous les renseignements dont j’avais besoin, de telle sorte que quand je donnais le signal d’une arrestation, il était presque certain que les individus seraient pris ou en flagrant délit ou nantis d’objets volés qui légitimeraient leur condamnation.

Mes explorations intra muros n’étaient pas moins fructueuses : je hantais successivement tous les tripots des environs du Palais-Royal, l’hôtel d’Angleterre, le boulevard du Temple, les rues de la Vannerie, de la Mortellerie, de la Planche-Mibray, le marché Saint-Jacques, la Petite-Chaise, les rues de la Juiverie, de la Calandre, le Châtelet, la place Maubert et toute la Cité. Il ne se passait pas de jour que je ne fisse les plus importantes découvertes ; point de crimes commis ou à commettre dont toutes les circonstances ne me fussent révélées ; j’étais partout, je savais tout, et l’autorité, quand je l’appelais à intervenir, n’était jamais trompée par mes indications. M. Henry s’étonnait de mon activité et de mon omniprésence : il m’en félicita, tandis que plusieurs officiers de paix et des agents subalternes ne rougirent pas de s’en plaindre. Les inspecteurs, peu habitués à passer plusieurs nuits par semaine, trouvaient trop pénible le service en quelque sorte permanent, que je leur occasionnais ; ils murmuraient. Quelques-uns même furent assez indiscrets, ou assez lâches, pour trahir l’incognito à la faveur duquel je manœuvrais si utilement. Cette conduite leur attira des réprimandes sévères, mais ils n’en furent ni plus circonspects, ni plus dévoués.

Il n’était guère possible de vivre presque constamment parmi les malfaiteurs, sans qu’ils me proposassent de m’associer à leurs coups ; je ne refusais jamais, mais à l’approche de l’exécution, j’inventais toujours un prétexte pour ne pas aller au rendez-vous. Les voleurs sont en général des êtres si stupides, qu’il n’y avait pas d’excuse absurde que je ne pusse leur faire admettre ; j’affirmerai même que souvent, pour les tromper, il n’a pas fallu me mettre en frais de ruse. Une fois arrêtés, ils n’en voyaient pas plus clair ; au surplus, en les supposant moins bêtes, les mesures avaient été prises de telle façon qu’il ne pouvait pas leur venir à la pensée de me suspecter. J’en ai vu s’échapper au moment de l’arrestation et accourir à l’endroit où ils savaient me rencontrer, pour me donner la fâcheuse nouvelle de la prise de leurs camarades.

Rien de plus aisé quand on est bien avec les voleurs, que d’arriver à connaître les receleurs ; je parvins à en découvrir plusieurs, et les indices que je donnai pour les convaincre furent si positifs, qu’il ne manquèrent pas de suivre leur clientèle dans les bagnes. On ne lira peut-être pas sans intérêt, le récit des moyens que j’employai pour délivrer la capitale de l’un de ces hommes dangereux.

Depuis plusieurs années, on était sur sa piste, et l’on n’avait pas encore réussi à le prendre en flagrant délit. De fréquentes perquisitions faites à son domicile n’avaient produit aucun résultat, pas la moindre marchandise qui pût fournir une preuve contre lui et pourtant on était assuré qu’il achetait aux voleurs, et plusieurs d’entre eux, qui étaient loin de me croire attaché à la police, me l’avaient indiqué comme un homme solide à qui l’on pouvait se confier. Les renseignements sur son compte ne manquaient pas ; mais il fallait le saisir nanti d’objets volés. M. Henry avait tout mis en œuvre pour parvenir à ce but ; soit maladresse de la part des agents, soit adresse de la part du receleur, on avait toujours échoué. On voulut savoir si je serais plus heureux ; je tentai l’entreprise et voici ce que je fis : posté à quelque distance de la demeure du receleur, je le guettai sortir. Il se montre enfin ; dès qu’il est dehors, je le suis quelques pas dans la rue, et l’accoste tout à coup en l’appelant d’un autre nom que le sien ; il affirme que je me trompe, je soutiens le contraire ; il persiste à dire que je suis dans l’erreur, je lui déclare à mon tour que je le reconnais parfaitement pour un individu qui, depuis longtemps, est l’objet des recherches de la police de Paris et des départements. – Mais vous vous méprenez, me dit-il, je m’appelle un tel, et je demeure à tel endroit. – Je n’en crois rien. – Ah ! pour le coup, c’est trop fort, voulez-vous que je vous le prouve ? Et je consens à ce qu’il demande, sous la condition qu’il m’accompagnera au poste le plus voisin. – Volontiers, me dit-il. Aussitôt nous nous acheminons ensemble vers un corps de garde, nous entrons ; je l’invite à m’exhiber ses papiers : il n’en a pas. Je demande alors qu’on le fouille, et l’on trouve sur lui trois montres et vingtcinq doubles napoléons que je mets en dépôt en attendant qu’il soit conduit chez le commissaire. Un mouchoir enveloppait ces objets, je m’en empare ; et après m’être déguisé en commissionnaire, je cours à la maison du receleur : sa femme y était avec quelques autres personnes ; elle ne me connaissait pas, je lui dis que je désire lui parler en particulier : et quand je suis seul avec elle, je tire de ma poche le mouchoir, et le lui présente comme un signe de reconnaissance. Elle ignore encore quel est le motif de ma visite, et pourtant ses traits se décomposent ; elle se trouble : – Je ne vous apporte pas une trop bonne nouvelle, lui dis-je ; votre mari vient d’être arrêté, on le retient au poste où l’on a saisi tout ce qu’il avait sur lui, et, d’après quelques mots échappés aux mouchards, il craint d’avoir été vendu ; c’est pourquoi il vous prie de déménager tout de suite ce que vous savez bien ; si vous le souhaitez je vous donnerai un coup de main ; mais je vous préviens qu’il n’y a pas de temps à perdre.

L’avis était pressant ; la vue du mouchoir et la description des objets auxquels il avait servi d’enveloppe, ne laissait aucun doute sur la vérité du message. La femme du receleur donna à plein collier dans le piège que je lui tendais. Elle me chargea d’aller chercher trois fiacres et de revenir aussitôt. Je sortis pour m’acquitter de la commission ; mais, chemin faisant, je donnai à l’un de mes affidés l’ordre de ne pas perdre de vue les voitures, et de les faire arrêter dès qu’il en recevrait le signal. Les fiacres sont à la porte ; je remonte au logis, et déjà le déménagement se prépare : la maison est encombrée d’objets de tout genre, pendules, candélabres, vases étrusques, draps, casimirs, toile, mousseline, etc. Toutes ces marchandises étaient extraites d’un cabinet dont l’entrée était masquée par une grande armoire si bien adaptée, qu’il aurait été impossible de s’apercevoir de la fraude. J’aidai au chargement, et quand il fut terminé, l’armoire ayant été remise en place, la femme du receleur me pria de la suivre ; je fis ce qu’elle désirait, et dès qu’elle fut dans l’un des fiacres prêt à se mettre en route, je levai une des glaces, et soudain nous fûmes entourés. Les deux époux, traduits devant la cour d’assises, succombèrent sous le poids d’une accusation à l’appui de laquelle il existait une masse formidable de témoignages matériels irrécusables.

Peut-être blâmera-t-on le stratagème auquel j’ai recouru, afin de débarrasser Paris d’un receleur qui était un véritable fléau pour cette capitale. Que l’on approuve ou non, j’ai la conscience d’avoir fait mon devoir ; d’ailleurs, lorsqu’il s’agit d’atteindre des scélérats qui sont en guerre ouverte avec la société, tous les moyens sont bons, sauf la provocation.