Mémoires (Vidocq)/Chapitre 24

Tenon (Tome IIp. 307-329).


CHAPITRE XXIV.


Je revois Saint-Germain. — Il me propose l’assassinat de deux vieillards. — Les voleurs de réverbères. — Le petit-fils de Cartouche. — Discours sur les agents provocateurs. — Grandes perplexités. — Annette me seconde encore. — Tentative de vol chez un banquier de la rue Hauteville. — Je suis tué. — Arrestation de Saint-Germain et de Boudin, son complice. — Portraits de ces deux assassins.


Dans une capitale aussi populeuse que Paris, les mauvais lieux sont d’ordinaire en assez grand nombre ; c’est là que tous les hommes tarés se donnent rendez-vous : afin de les rencontrer et de les surveiller, je fréquentais assidûment les endroits mal famés, m’y présentant tantôt sous un nom, tantôt sous un autre, et changeant très souvent de costume comme une personne qui a besoin de se dérober à l’œil de la police. Tous les voleurs que je voyais habituellement auraient juré que j’étais un des leurs. Persuadés que j’étais fugitif, ils se seraient mis en quatre pour me cacher, car non-seulement ils avaient en moi pleine et entière confiance, mais encore ils m’affectionnaient ; aussi m’instruisaient-ils de leurs projets, et s’ils ne me proposaient pas de m’y associer, c’est qu’ils craignaient de me compromettre, attendu ma position de forçat évadé. Tous n’avaient pourtant pas cette délicatesse, on va le voir.

Il y avait quelques mois que je me livrais à mes investigations secrètes, lorsque le hasard me fit rencontrer ce Saint-Germain dont les visites m’avaient consterné tant de fois. Il était avec un nommé Boudin, que j’avais vu restaurateur, rue des Prouvaires, et que je connaissais comme un hôte chez qui l’on va de temps à autre prendre sa réfection en payant. Boudin n’eut pas de peine à me remettre, il m’aborda même avec une espèce de familiarité, à laquelle j’affectais de ne pas répondre. – Vous ai-je donc fait quelque chose, me dit-il, pour que vous ayez l’air de ne pas vouloir me parler ? – Non ; mais j’ai appris que vous avez été mouchard. – Ce n’est que ça ? eh bien ! oui, je l’ai été, mouchard ; mais lorsque vous en saurez la raison, je suis sûr que vous ne m’en voudrez pas.

— Certainement, me dit Saint-Germain, tu ne lui en voudras pas : Boudin est un bon garçon, et je réponds de lui comme de moi. Dans la vie il y a souvent des passes qu’on ne peut pas prévoir ; si Boudin a accepté la place dont tu parles, ça n’a été que pour sauver son frère ; au surplus, tu dois savoir que s’il avait de mauvais principes, je ne serais pas son ami. Je trouvai la garantie de Saint-Germain excellente, et je ne fis plus aucune difficulté de parler à Boudin.

Il était bien naturel que Saint-Germain me racontât ce qu’il était devenu depuis sa dernière disparition qui m’avait fait tant de plaisir. Après m’avoir complimenté sur mon évasion, il m’apprit que depuis que j’avais été arrêté, il avait recouvré son emploi, mais qu’il n’avait pas tardé à le perdre de nouveau, et qu’il se trouvait encore une fois réduit aux expédients. Je le priai de me donner des nouvelles de Blondy et de Duluc. – Mon ami, dit-il, les deux qui ont escarpé le roulier avec moi, on les a fauchés à Beauvais. Quand il m’annonça que ces deux scélérats avaient enfin porté la peine de leurs crimes, je n’éprouvai qu’un seul regret, c’est que la tête de leur complice ne fût pas tombée sur le même échafaud.

Après que nous eûmes vidé ensemble plusieurs bouteilles de vin, nous nous séparâmes. En me quittant, Saint-Germain ayant remarqué que j’étais assez mesquinement vêtu, me demanda ce que je faisais, et comme je lui dis que je ne faisais rien, il me promit de songer à moi, si jamais il se présentait une bonne occasion. Je lui fis observer que, sortant rarement dans la crainte d’être arrêté, il pourrait bien se faire que nous ne nous rencontrassions pas de sitôt. – Tu me verras quand tu voudras, me dit-il, j’exige même que tu viennes me voir. Quand je le lui eus promis, il me remit son adresse, sans s’informer de la mienne.

Saint-Germain n’était plus un être aussi redoutable pour moi, je me croyais même intéressé à ne le plus perdre de vue ; car si je devais m’attacher à surveiller les malfaiteurs, personne plus que lui n’était signalé à mon attention. Je concevais enfin l’espoir de purger la société d’un pareil monstre. En attendant, je faisais la guerre à toute la tourbe des coquins qui infestaient la capitale. Il y eut un moment où les vols de tout genre se multiplièrent d’une manière effrayante : on n’entendait parler que de rampes enlevées, de devantures forcées, de plombs dérobés ; plus de vingt réverbères furent pris successivement, rue Fontaineau-Roi, sans que l’on pût atteindre les voleurs qui étaient venus les décrocher. Pendant un mois entier, des inspecteurs avaient été aux aguets afin de les surprendre, et la première nuit qu’ils suspendirent leur surveillance, les réverbères disparurent encore : c’était comme un défi porté à la police. Je l’acceptai pour mon compte, et, au grand désappointement de tous les Argus du quai du Nord, en peu de temps je parvins à livrer à la justice ces effrontés voleurs, qui furent tous envoyés aux galères. L’un d’entre eux se nommait Cartouche ; j’ignore s’il avait subi l’influence du nom, ou s’il exerçait un talent de famille : peut-être était-il un descendant du célèbre Cartouche ? Je laisse aux généalogistes le soin de décider la question.

Chaque jour je faisais de nouvelles découvertes ; on ne voyait entrer dans les prisons que des gens qui y étaient envoyés d’après mes indications, et pourtant aucun d’eux n’avait même la pensée de m’accuser de l’avoir fait écrouer. Je m’arrangeai si bien, qu’en dedans comme au-dehors, rien ne transpirait ; les voleurs de ma connaissance me tenaient pour le meilleur de leurs camarades, les autres s’estimaient heureux de pouvoir m’initier à leurs secrets, soit pour le plaisir de s’entretenir avec moi, soit aussi parfois pour me consulter. C’était notamment hors barrière que je rencontrais tout ce monde. Un jour que je parcourais les boulevards extérieurs, je fus accosté par Saint-Germain, Boudin était encore avec lui. Ils m’invitèrent à dîner ; j’acceptai, et au dessert, ils me firent l’honneur de me proposer d’être le troisième dans un assassinat. Il s’agissait d’expédier deux vieillards qui demeuraient ensemble dans la maison que Boudin avait habitée rue des Prouvaires. Tout en frémissant de la confidence que me firent ces scélérats, je bénis le pouvoir invisible qui les avait poussés vers moi : j’hésitai d’abord à entrer dans le complot, mais à la fin je feignis de me rendre à leurs vives et pressantes sollicitations, et il fut convenu qu’on attendrait le moment favorable pour mettre à exécution cet abominable projet. Cette résolution prise, je dis au revoir à Saint-Germain ainsi qu’à son compagnon ; et, décidé à prévenir le crime, je me hâtai de faire un rapport à M. Henry, qui me manda aussitôt, afin d’obtenir de plus amples détails au sujet de la révélation que je venais de lui faire. Son intention était de s’assurer si j’avais été réellement sollicité, ou si, par un dévouement mal entendu, je n’aurais pas eu recours à des provocations. Je lui protestai que je n’avais pris aucune espèce d’initiative, et comme il crut reconnaître la vérité de cette déclaration, il m’annonça qu’il était satisfait ; ce qui ne l’empêcha pas de me faire sur les agents provocateurs un discours dont je fus pénétré jusqu’au fond de l’âme. Que ne l’ont-ils entendu comme moi, ces misérables qui, depuis la restauration, ont fait tant de victimes : l’ère renaissante de la légitimité n’aurait pas, dans quelques circonstances, rappelé les jours sanglants d’une autre époque ! – Retenez bien, me dit M. Henry, en terminant, que le plus grand fléau dans les sociétés est l’homme qui provoque. Quand il n’y a point de provocateurs, ce sont les forts qui commettent les crimes, parce que ce ne sont que les forts qui les conçoivent. Des êtres faibles peuvent être entraînés, excités ; pour les précipiter dans l’abîme, il suffit souvent de chercher un mobile dans leurs passions ou dans leur amour-propre ; mais celui qui tente ce moyen de les faire succomber est un monstre ! C’est lui qui est le coupable, et c’est lui que le glaive devrait frapper. En police, ajouta-t-il, il vaut mieux ne pas faire d’affaire que d’en créer.

Quoique la leçon ne me fût pas nécessaire, je remerciai M. Henry, qui me recommanda de m’attacher aux pas des deux assassins et de ne rien négliger pour les empêcher d’arriver à l’exécution. – La police, me dit-il encore, est instituée autant pour réprimer les malfaiteurs que pour les empêcher de faire le mal, et il vaut toujours mieux avant qu’après. – Conformément aux instructions que m’avait données M. Henry, je ne laissai pas passer un jour sans voir Saint-Germain et son ami Boudin. Comme le coup qu’ils avaient projeté devait leur procurer assez d’argent, j’en conclus qu’il ne leur semblerait pas extraordinaire que je montrasse un peu d’impatience. – Eh bien ! à quand la fameuse affaire ? leur disais-je chaque fois que nous étions ensemble. – À quand ? me répondait Saint-Germain, la poire n’est pas mûre : lorsqu’il sera temps, ajoutait-il, en me désignant Boudin, voilà l’ami qui vous avertira. Déjà plusieurs réunions avaient eu lieu, et rien ne se décidait ; j’adressai encore la question d’usage. – Ah ! cette fois, me répondit Saint-Germain, c’est pour demain, nous t’attendions pour délibérer.

Le rendez-vous fut donné hors de Paris ; je n’eus garde d’y manquer ; Saint-Germain ne fut pas moins exact. – Écoute, me dit-il, nous avons réfléchi à l’affaire, elle ne peut s’exécuter quant à présent, mais nous en avons une autre à te proposer, et je te préviens d’avance qu’il faut y mettre de la franchise et répondre oui ou non. Avant de nous occuper de l’objet qui nous amène ici, je te dois une confidence qui nous a été faite hier : le nommé Carié, qui t’a connu à la Force, prétend que tu n’en es sorti qu’à la condition de servir la police, et que tu es un agent secret.

À ces mots d’agent secret, je me sentis comme suffoqué ; mais bientôt je me fus remis, et il faut bien que rien n’ait parut extérieurement, puisque Saint-Germain qui m’observait attendit que je lui donnasse une explication. Cette présence d’esprit qui ne m’abandonne jamais me la fit trouver sur-le-champ. – Je ne suis pas surpris, lui dis-je, que l’on m’ait représenté comme un agent secret, je sais la source d’un pareil conte. Tu n’ignores pas que je devais être transféré à Bicêtre ; chemin faisant, je me suis évadé, et je suis resté à Paris, faute de pouvoir aller ailleurs. Il faut vivre où l’on a des ressources. Malheureusement je suis obligé de me cacher ; c’est en me déguisant que j’échappe aux recherches mais il est toujours quelques individus qui me reconnaissent, ceux, par exemple, avec lesquels j’ai vécu dans une certaine intimité. Parmi ces derniers, ne peut-il pas s’en trouver qui, soit dessein de me nuire, soit motif d’intérêt, jugent à propos de me faire arrêter ? Eh bien ! pour leur en ôter l’envie, toutes les fois que je les ai crus capables de me dénoncer, je leur ai dit que j’étais attaché à la police. – Voilà qui est bien, reprit Saint-Germain, je te crois ; et pour te donner une preuve de la confiance que j’ai en toi, je vais te faire connaître ce que nous devons faire ce soir. Au coin de la rue d’Enghien et de la rue d’Hauteville, il demeure un banquier dont la maison donne sur un assez vaste jardin, qui peut favoriser notre expédition et notre fuite. Aujourd’hui le banquier est absent, et la caisse, dans laquelle il y a beaucoup d’or et d’argent, ainsi que des billets de banque, n’est gardée que par deux personnes ; nous sommes déterminés à nous en emparer dès ce soir même. Jusqu’à présent, nous ne sommes que trois pour exécuter le coup, il faut que tu sois quatrième. Nous avons compté sur toi ; si tu refuses, tu nous confirmeras dans l’opinion que tu es un mouchard.

Comme j’ignorais l’arrière-pensée de Saint-Germain, j’acceptai avec empressement : Boudin et lui parurent contents de moi. Bientôt je vis arriver le troisième, que je ne connaissais pas, c’était un cocher de cabriolet, nommé Debenne ; il était père de famille, et s’était laissé entraîner par ces misérables. L’on se mit à causer de choses et d’autres ; quant à moi, j’avais déjà prémédité comment je m’y prendrais pour les faire arrêter sur le fait, mais quel ne fut pas mon étonnement, lorsqu’au moment de payer l’écot, j’entendis Saint-Germain nous adresser la parole en ces termes : – Mes amis, quand il s’agit de jouer sa tête, on doit y regarder de près ; c’est aujourd’hui que nous allons faire cette partie que je ne veux pas perdre ; pour que la chance soit de notre côté, voici ce que j’ai décidé, et je suis sûr que vous applaudirez tous à la mesure : c’est vers minuit que nous devons nous introduire tous quatre dans la maison en question ; Boudin et moi nous nous chargeons de l’intérieur ; quant à vous deux, vous resterez dans le jardin, prêts à nous seconder en cas de surprise. Cette opération, si elle réussit, comme je pense, doit nous donner de quoi vivre tranquilles pendant quelque temps ; mais il importe pour notre sûreté réciproque que nous ne nous quittions plus jusqu’à l’heure de l’exécution.

Cette finale, que je feignis de ne pas avoir bien entendue, fut répétée. Pour cette fois, me disais-je, je ne sais pas trop comment je me tirerai d’affaire : quel moyen employer ? Saint-Germain était un homme d’une témérité rare, avide d’argent, et toujours prêt à verser beaucoup de sang pour s’en procurer. Il n’était pas encore dix heures du matin, l’intervalle jusqu’à minuit était assez long ; j’espérais que pendant le temps qui nous restait à attendre, il se présenterait une occasion de me dérober adroitement, et d’avertir la police. Quoi qu’il dût en arriver, j’adhérai à la proposition de Saint-Germain, et ne fis pas la moindre objection contre une précaution, qui était bien la meilleure garantie que l’on pût avoir de la discrétion de chacun. Quand il vit que nous étions de son avis, Saint-Germain, qui, par ses qualités énergiques et sa conception, était véritablement le chef du complot, nous adressa des paroles de satisfaction. – Je suis bien aise, nous dit-il, de vous trouver dans ces sentiments ; de mon côté, je ferai tout ce qui dépendra de moi pour mériter d’être longtemps votre ami.

Il était convenu que nous irions tous ensemble chez lui, à l’entrée de la rue Saint-Antoine ; un fiacre nous conduisit jusqu’à sa porte. Arrivés là, nous montâmes dans sa chambre, où il devait nous tenir en chartre privée jusqu’à l’instant du départ. Confiné entre quatre murailles, face à face avec ces brigands, je ne savais à quel saint me vouer : inventer un prétexte pour sortir était impossible, Saint-Germain m’eût deviné de suite, et au moindre soupçon, il était capable de me faire sauter la cervelle. Que devenir ? je pris mon parti, et me résignai à l’événement, quel qu’il fut ; il n’y avait rien de mieux à faire que d’aider de bonne grâce aux apprêts du crime : ils commencèrent aussitôt. Des pistolets sont apportés sur la table pour être déchargés et rechargés : on les examine ; Saint-Germain en remarque une paire qui lui semble hors d’état de faire le service : il la met de côté. – Pendant que vous allez démonter les batteries, nous dit-il, je vais aller changer ces pieds de cochon. Et il se dispose à sortir. – Un moment, lui fis-je observer, d’après notre convention personne ne doit quitter ce lieu sans être accompagné. – C’est vrai, me répond-il, j’aime que l’on soit fidèle à ses engagements ; aussi, viens avec moi. – Mais ces messieurs ? – Nous les enfermerons à double tour. – Ce qui fut dit fut fait : j’accompagne Saint-Germain ; nous achetons des balles, de la poudre et des pierres ; les mauvais pistolets sont échangés contre d’autres, et nous rentrons. Alors on achève des préparatifs qui me font frémir : le calme de Boudin, aiguisant sur un grès deux couteaux de table, était horrible à voir.

Cependant le temps s’écoulait, il était une heure, et aucun expédient de salut ne s’était présenté. Je bâille, je m’étends, je simule l’ennui, et, passant dans une pièce voisine de celle où nous étions, je vais me jeter sur un lit comme pour me reposer : après quelques minutes, je parais encore plus fatigué de cette inaction, et je m’aperçois que les autres ne le sont pas moins que moi. – Si nous buvions ? me dit Saint-Germain. – Admirable idée, m’écriai-je en sautant d’aise, j’ai justement chez moi un panier d’excellent vin de Bourgogne ; si vous voulez nous allons l’envoyer chercher.

Tout le monde fut d’avis qu’il ne pourrait arriver plus à point, et Saint-Germain dépêcha son portier vers Annette, à qui il était recommandé de venir avec la provision. On tomba d’accord de ne rien dire devant elle, et tandis que l’on se promet de faire honneur à ma largesse, je me jette une seconde fois sur le lit, et je trace au crayon ces lignes : « Sortie d’ici, déguise toi, et ne nous quitte plus. Saint-Germain, Boudin, ni moi ; prends garde surtout d’être remarquée : aie bien soin de ramasser tout ce que je laisserai tomber, et de le porter là-bas. » Quoique très courte, l’instruction était suffisante : Annette en avait déjà reçu de semblables, j’étais sûr qu’elle en comprendrait tout le sens.

Annette ne tarda pas à paraître avec le panier de vin. Son aspect fit renaître la gaieté ; chacun la complimenta ; quant à moi, pour lui faire fête, j’attendis qu’elle se disposât à repartir, et alors en l’embrassant je lui glissai le billet.

Nous fîmes un dîner copieux, après lequel j’ouvris l’avis d’aller seul avec Saint-Germain reconnaître les lieux, et d’en examiner de jour la disposition, afin de parer à tout en cas d’accident. Cette prudence était naturelle, Saint-Germain ne s’en étonna pas ; seulement j’avais proposé de prendre un fiacre, et il jugea plus convenable d’aller à pied. Parvenu à l’endroit qu’il me désigna comme le plus favorable à l’escalade, je le remarquai assez bien pour l’indiquer de manière à ce qu’on ne s’y méprît pas. La reconnaissance effectuée, Saint-Germain me dit qu’il nous fallait du crêpe noir pour nous couvrir la figure : nous nous dirigeons vers le Palais Royal, afin d’en acheter, et tandis qu’il entre dans une boutique, je prétexte un besoin, et vais m’enfermer dans un cabinet d’aisances, où j’eus le temps d’écrire tous les renseignements qui pouvaient mettre la police à même de prévenir le crime.

Saint-Germain, qui n’avait pas cessé de me garder à vue autant que possible, me conduisit ensuite dans un estaminet, où nous bûmes quelques bouteilles de bière. Sur le point de rentrer au repaire, j’aperçus Annette qui épiait mon retour : tout autre que moi ne l’aurait pas reconnue sous son déguisement. Certain qu’elle m’a vu, près de franchir le seuil, je laisse tomber le papier et m’abandonne à mon sort.

Il m’est impossible de rendre toutes les terreurs auxquelles je fus en proie, en attendant le moment de l’expédition. Malgré les avertissements que j’avais donnés, je craignais que les mesures ne fussent tardives, et alors le crime était consommé ; pouvais-je seul entreprendre d’arrêter Saint-Germain et ses complices ? Je l’eusse tenté sans succès ; et puis, qui me répondait que, l’attentat commis, je ne serais pas jugé et puni comme l’un des fauteurs ? Il m’était revenu que dans maintes circonstances, la police avait abandonné ses agents ; et que dans d’autres elle n’avait pu empêcher les tribunaux de les confondre avec les coupables.

J’étais dans ces transes cruelles, lorsque Saint-Germain me chargea d’accompagner Debenne, dont le cabriolet destiné à recevoir les sacs d’or et d’argent, devait stationner au coin de la rue. Nous descendons ; en sortant je revois encore Annette, qui me fait signe qu’elle s’est acquittée de mon message. Au même instant Debenne me demande où sera le rendez-vous ; je ne sais quel bon génie me suggéra alors la pensée de sauver ce malheureux ; j’avais observé qu’il n’était pas foncièrement méchant, et il me semblait plutôt poussé vers l’abîme par le besoin et par des conseils perfides, que par la funeste propension au crime. Je lui assignai donc son poste à un autre endroit que celui qui m’avait été indiqué, et je rejoignis Saint-Germain et Boudin, à l’angle du boulevard Saint-Denis. Il n’était encore que dix heures et demie ; je leur dis que le cabriolet ne serait prêt que dans une heure, que j’avais donné la consigne à Debenne, qu’il se placerait au coin de la rue du Faubourg-Poissonnière, et qu’il accourrait à un signal convenu ; je leur fis entendre que trop près du lieu où nous devions agir, la présence d’un cabriolet pouvant éveiller des soupçons, j’avais jugé plus convenable de le tenir à distance : et ils approuvèrent cette précaution.

Onze heures, sonnent : nous buvons la goutte dans le faubourg Saint-Denis, et nous nous dirigeons vers l’habitation du banquier. Boudin et son complice marchaient la pipe à la bouche ; leur tranquillité m’effrayait. Enfin, nous sommes au pied du poteau qui doit servir d’échelle. Saint-Germain me demande mes pistolets ; à ce moment je crus qu’il m’avait deviné, et qu’il voulait m’arracher la vie : je les lui remets ; je m’étais trompé : il ouvre le bassinet, change l’amorce, et me les rend. Après avoir fait une opération semblable aux siens et à ceux de Boudin, il donne l’exemple de grimper au poteau, et tous deux, sans discontinuer de fumer, s’élancent dans le jardin. Il faut les suivre ; parvenu, en tremblant, au sommet du mur, toutes mes appréhensions se renouvellent : la police a-t-elle eu le temps de dresser son embuscade ? Saint-Germain ne l’aurait-il pas devancée ?

Telles étaient les questions que je m’adressais à moi-même, tels étaient mes doutes ; enfin, dans cette terrible incertitude, je prends une résolution, celle d’empêcher le crime, dussé-je succomber dans une lutte inégale, lorsque Saint-Germain, me voyant encore à cheval sur le chaperon, et s’impatientant de ma lenteur, me crie : – Allons donc ! descends. À peine il achevait ces mots, qu’il est tout à coup assailli par un grand nombre d’hommes. Boudin et lui font une vigoureuse résistance. On fait feu de part et d’autre, les balles sifflent, et, après un combat de quelques minutes, on s’empare des deux assassins. Plusieurs agents furent blessés dans cette action ; Saint-Germain et son acolyte le furent aussi. Simple spectateur de l’engagement, je ne devais avoir éprouvé aucun accident fâcheux ; cependant pour soutenir mon rôle jusqu’au bout, je tombai sur le champ de bataille comme si j’eusse été mortellement frappé : l’instant d’après on m’enveloppa dans une couverture, et je fus ainsi transporté dans une chambre où étaient Boudin et Saint-Germain : ce dernier parut vivement touché de ma mort ; il répandit des larmes, et il fallut employer la force pour l’empêcher de se précipiter sur ce qu’il croyait n’être plus qu’un cadavre.

Saint-Germain était un homme de cinq pieds huit pouces, dont les muscles étaient vigoureusement tracés ; il avait une tête énorme et de petits yeux, un peu couverts, comme ceux des oiseaux de nuit ; son visage, profondément sillonné par la petite vérole, était fort laid, et pourtant il ne laissait pas que d’être agréable, parce qu’on y découvrait de l’esprit et de la vivacité : en détaillant ses traits, on lui trouvait quelque chose de l’hyène ou du loup, surtout si l’on faisait attention à la largeur de ses mâchoires, dont les saillies étaient des plus prononcées. Tout ce qui était de l’instinct des animaux de proie prédominait dans cette organisation ; il aimait la chasse avec fureur, et la vue du sang le réjouissait ; ses autres passions étaient le jeu, les femmes et la bonne chair. Comme il avait le ton et les manières de la bonne compagnie, qu’il s’exprimait avec facilité, et était presque toujours vêtu avec élégance, on pouvait dire qu’il était un brigand bien élevé ; quand il y était intéressé, personne n’avait plus d’aménité et de liant que lui ; dans toute autre circonstance, il était dur et brutal. À quarante-cinq ans, il avait vraisemblablement commis plus d’un meurtre, et il n’en était pas moins joyeux compagnon lorsqu’il se trouvait avec des gens de son espèce. Son camarade Boudin était d’une bien plus petite stature : il avait à peine cinq pieds deux pouces ; il était gros et maigre ; avec un teint livide, il avait l’œil noir et vif, quoique très enfoncé. L’habitude de manier le couteau de cuisine, et de couper des viandes, l’avait rendu féroce. Il avait les jambes arquées : c’est une difformité que j’ai observée chez plusieurs assassins de profession, et chez quelques autres individus réputés méchants.

Je ne me souviens pas qu’aucun événement de ma vie m’ait procuré plus de joie que la capture de ces scélérats : je m’applaudissais d’avoir délivré la société de deux monstres, en même temps que je m’estimais heureux d’avoir dérobé au sort qui leur était réservé le cocher Debenne, qu’ils eussent entraîné avec eux. Cependant tout ce que j’éprouvais de contentement n’était que relatif à ma situation, et je n’en gémissais pas moins de cette fatalité qui me plaçait sans cesse dans l’alternative de monter sur l’échafaud ou d’y faire monter les autres.

La qualité d’agent secret préservait, il est vrai, ma liberté, je ne courais plus les mêmes dangers auxquels un forçat évadé est exposé, je n’avais plus les mêmes craintes ; mais tant que je n’étais pas gracié, cette liberté dont je jouissais n’était qu’un état précaire, puisqu’à la volonté de mes chefs, elle pouvait m’être ravie d’un instant à l’autre. D’un autre côté, je n’ignorais pas quel mépris s’attache au ministère que je remplissais. Pour ne pas me dégoûter de mes fonctions et des devoirs qui m’étaient prescrits, j’eus besoin de les raisonner, et dans ce mépris qui planait sur moi, je ne vis plus que l’effet d’un préjugé. Ne me dévouais-je pas chaque jour dans l’intérêt de la société ? C’était le parti des honnêtes gens que je prenais contre les artisans du mal, et l’on me méprisait !… J’allais chercher le crime dans l’ombre, je déjouais des trames homicides, et l’on me méprisait !… Harcelant les brigands jusque sur le théâtre de leurs forfaits, je leur arrachais le poignard dont ils s’étaient armés, je bravais leur vengeance et l’on me méprisait !… Dans un rôle différent, mais plus près du glaive de Thémis, il y avait de l’honneur à provoquer sans périls la vindicte des lois, et l’on me méprisait !… Ma raison l’emporta, et j’osai affronter l’ingratitude, l’iniquité de l’opinion.