Mémoires (Saint-Simon)/Tome 7/8


CHAPITRE VIII.


Hiver terrible ; effroyable misère. — Cruel manége sur les blés. — Courage de Maréchal à parler au roi, inutile. — Grande mortification au parlement de Paris sur les blés, et pareillement au parlement de Bourgogne. — Étranges inventions perpétuées. — Manége des blés imité plus d’une fois depuis. — Refonte et rehaussement de la monnaie. — Banqueroute de Samuel Bernard. — Ma liaison intime avec le maréchal de Boufflers. — Sa réception au parlement. — Belsunce évêque de Marseille.


L’hiver, comme je l’ai déjà remarqué, avoit été terrible, et tel, que de mémoire d’homme on ne se souvenoit d’aucun qui en eût approché. Une gelée, qui dura près de deux mois de la même force, avoit dès ses premiers jours rendu les rivières solides jusqu’à leur embouchure, et les bords de la mer capables de porter des charrettes qui y voituroient les plus grands fardeaux. Un faux dégel fondit les neiges qui avoient couvert la terre pendant ce temps-là ; il fut suivi d’un subit renouvellement de gelée aussi forte que la précédente, trois autres semaines durant. La violence de toutes les deux fut telle que l’eau de la reine de Hongrie, les élixirs les plus forts, et les liqueurs les plus spiritueuses cassèrent leurs bouteilles dans les armoires de chambres à feu, et environnées de tuyaux de cheminée, dans plusieurs appartements du château de Versailles, où j’en vis plusieurs, et soupant chez le duc de Villeroy, dans sa petite chambre à coucher, les bouteilles sur le manteau de la cheminée, sortant de sa très petite cuisine où il y avoit grand feu et qui étoit de plain-pied à sa chambre, une très petite antichambre entre-deux, les glaçons tomboient dans nos verres. C’est le même appartement qu’a aujourd’hui son fils.

Cette seconde gelée perdit tout. Les arbres fruitiers périrent, il ne resta plus ni noyers, ni oliviers, ni pommiers, ni vignes, à si peu près que ce n’est pas la peine d’en parler. Les autres arbres moururent en très grand nombre, les jardins périrent et tous les grains dans la terre. On ne peut comprendre la désolation de cette ruine générale. Chacun resserra son vieux grain. Le pain enchérit à proportion du désespoir de la récolte. Les plus avisés ressemèrent des orges dans les terres où il y avoit eu du blé, et furent imités de la plupart. Ils furent les plus heureux, et ce fut le salut, mais la police s’avisa de le défendre, et s’en repentit trop tard. Il se publia divers édits sur les blés ; on fit des recherches, des amas ; on envoya des commissaires par les provinces trois mois après les avoir annoncés, et toute cette conduite acheva de porter au comble l’indigence et la cherté, dans le temps qu’il étoit évident par les supputations qu’il y avoit pour deux années entières de blés en France, pour la nourrir tout entière, indépendamment d’aucune moisson.

Beaucoup de gens crurent donc que messieurs des finances avoient saisi cette occasion de s’emparer des blés par des émissaires répandus dans tous les marchés du royaume, pour le vendre ensuite au prix qu’ils y voudroient mettre, au profit du roi, sans oublier le leur. Une quantité fort considérable de bateaux de blés se gâtèrent sur la Loire, qu’on fut obligé de jeter à l’eau, et que le roi avoit achetés, ne diminuèrent pas cette opinion, parce qu’on ne put cacher l’accident. Il est certain que le prix du blé étoit égal dans tous les marchés du royaume ; qu’à Paris des commissaires y mettoient le prix à main-forte, et obligeoient souvent les vendeurs à le hausser malgré eux ; que sur les cris, du peuple combien cette cherté dureroit, il échappa à quelques-uns des commissaires, et dans un marché à deux pas de chez moi, près Saint-Germain des Prés, cette réponse assez claire, Tant qu’il vous plaira, comme faisant entendre, poussés de compassion et d’indignation tout ensemble, tant que le peuple souffriroit qu’il n’entrât de blé dans Paris que sur les billets de d’Argenson, et il n’y en entroit pas autrement. D’Argenson, que la régence a vu tenir les sceaux, étoit alors lieutenant de police, et fut fait en ce même temps conseiller d’État, sans quitter la police. La rigueur de la contrainte fut poussée à bout sur les boulangers, et ce que je raconte fut uniforme par toute la France. Les intendants faisoient dans leurs généralités[1] ce que d’Argenson faisoit à Paris ; et par tous les marchés, le blé qui ne se trouvoit pas vendu au prix fixé, à l’heure marquée pour finir le marché, se remportoit forcément, et ceux à qui la pitié le faisoit donner à un moindre prix étoient punis avec cruauté.

Maréchal, premier chirurgien du roi, de qui j’ai parlé plus d’une fois, eut le courage et la probité de dire tout cela au roi, et d’y ajouter l’opinion sinistre qu’en concevoit le public, les gens hors du commun, et même les meilleures têtes. Le roi parut touché, n’en sut pas mauvais gré à Maréchal ; mais il n’en fut autre chose.

Il se fit en plusieurs endroits des amas prodigieux, et avec le plus grand secret qu’il fut possible. Rien n’étoit plus sévèrement défendu par les édits aux particuliers, et les délations également prescrites. Un pauvre homme s’étant avisé d’en faire une à Desmarets en fut rudement châtié. Le parlement s’assembla par chambres à ces désordres, ensuite dans la grand’chambre, par députés des autres chambres. La résolution y fut prise d’envoyer offrir au roi que des conseillers allassent par l’étendue du ressort, et à leurs dépens, faire la visite des blés, y mettre la police, punir les contrevenants aux édits ; et de joindre une liste de ceux des conseillers qui s’offroient à ces tournées, par départements séparés. Le roi, informé de la chose par le premier président, s’irrita d’une façon étrange, voulut envoyer une dure réprimande au parlement et lui commander de ne se mêler que de juger des procès. Le chancelier n’osa représenter au roi combien ce que le parlement vouloit faire étoit convenable, et combien cette matière étoit de son district, mais il appuya sur l’affection et le respect avec lequel le parlement s’y présentoit, et il lui fit voir combien il étoit maître d’accepter ou de refuser ses offres. Ce ne fut pas sans débat qu’il parvint à calmer le roi, assez pour sauver la réprimande ; mais il voulut absolument que le parlement fût au moins averti de sa part qu’il lui défendoit de se mêler des blés. La scène se passa en plein conseil, où le chancelier parla seul, tous les autres ministres gardant un profond silence ; ils savoient apparemment bien qu’en penser, et se gardèrent bien de rien dire sur une affaire qui regardoit le ministère particulier du chancelier. Quelque accoutumé que fût le parlement ainsi que tous les autres corps aux humiliations, celle-ci lui fut très-sensible. Il y obéit en gémissant.

Le public n’en fut pas moins touché, il n’y eut personne qui ne sentît que si les finances avoient été nettes de tous ces cruels manèges, la démarche du parlement ne pouvoit qu’être agréable au roi et utile, en mettant cette compagnie entre lui et son peuple, et montrant ainsi qu’on n’y entendoit point finesse, et cela sans qu’il en eût rien coûté de solide, ni même d’apparent à cette autorité absolue et sans bornes dont il étoit si vilement jaloux.

Le parlement de Bourgogne, voyant la province dans la plus extrême nécessité, écrivit à l’intendant, qui ne s’en émut pas le moins du monde. Dans ce danger si pressant d’une faim meurtrière, la compagnie s’assembla pour y pourvoir. Le premier président n’osa assister à la délibération, il en devinoit apparemment plus que les autres ; l’ancien des présidents à mortier y présida. Il n’y fut rien traité que de nécessaire à la chose, et encore avec des ménagements infinis ; cependant le roi n’en fut pas plutôt informé qu’il s’irrita extrêmement. Il envoya à ce parlement une réprimande sévère, défense de se plus mêler de cette police, quoique si naturellement de son ressort, et ordre au président à mortier qui avoit présidé à la délibération de venir, à la suite de la cour, rendre compte de sa conduite. Il partit aussitôt. Il ne s’agissoit de rien moins que de le priver de sa charge. Néanmoins M. le Duc, gouverneur de la province, en survivance de M. le Prince fort malade, s’unit au chancelier pour protéger ce magistrat, dont la conduite étoit irréprochable ; ils le sauvèrent moyennant une forte vesperie de la part du roi, qui permit après qu’il lui fit la révérence. Ainsi au bout de quelques semaines il retourna à Dijon, où on avoit résolu de lui faire une entrée et de le recevoir en triomphe. En homme sage et trop expérimenté, il en redouta les suites. Il craignit même de n’obtenir pas d’être dispensé de recevoir cet honneur ; mais il l’évita en mesurant son voyage de façon qu’il arriva à Dijon à cinq heures du matin, prit aussitôt sa robe, et s’en alla au parlement rendre compte de son voyage, et remercier de ce qu’on avoit résolu de faire pour lui.

Les autres parlements, sur ces deux exemples, se laissèrent en tremblant sous la tutelle des intendants et dans la main de leurs émissaires. Ce fut pour lors qu’on choisit ces commissaires dont j’ai parlé, tirés tous de sièges subalternes, qui, chargés de la visite chacun d’un certain canton, devoient juger des délits avec les présidiaux voisins, sous les yeux de l’intendant, et sans dépendance aucune des parlements. Mais pour donner une amulette plutôt qu’une vaine consolation à celui de Paris, il fut composé un tribunal tiré de toutes ses chambres, à la tête duquel Maisons, président à mortier, fut mis, auquel devoient ressortir les appellations des sentences de ces commissaires dans les provinces. Ils ne partirent que trois mois après leur établissement. Ils firent des courses vaines, et pas un d’eux n’eut jamais aucune connoissance de cette police. Ainsi ils ne trouvèrent rien parce qu’on s’étoit mis en état qu’ils ne pussent rien rencontrer, par conséquent ni jugement ni appel, faute de matière. Cette ténébreuse besogne demeura ainsi entre les mains d’Argenson et des seuls intendants, dont on se garda bien de la laisser sortir ni éclairer, et elle continua d’être administrée avec la même dureté.

Sans porter de jugement plus précis sur qui l’inventa et en profita, il se peut dire qu’il n’y a guère de siècle qui ait produit un ouvrage plus obscur, plus hardi, mieux tissu, d’une oppression plus constante, plus sûre, plus cruelle. Les sommes qu’il produisit sont innombrables, et innombrable le peuple qui en mourut de faim réelle et à la lettre, et de ce qu’il en périt après des maladies causées par l’extrémité de la misère, le nombre infini de familles ruinées, et les cascades de maux de toute espèce qui en dérivèrent.

Avec cela néanmoins les payements les plus inviolables commencèrent à s’altérer. Ceux de la douane, ceux des diverses caisses d’emprunts, les rentes de l’hôtel de ville, en tous temps si sacrées, tout fut suspendu, ces dernières seulement continuées, mais avec des délais, puis des retranchements, qui désolèrent presque toutes les familles de Paris et bien d’autres. En même temps les impôts haussés, multipliés, exigés avec les plus extrêmes rigueurs, achevèrent de dévaster la France. Tout renchérit au delà du croyable, tandis qu’il ne restoit plus de quoi acheter au meilleur marché ; et quoique la plupart des bestiaux eussent péri faute de nourriture, et par la misère de ceux qui en avoient dans les campagnes, on mit dessus un nouveau monopole. Grand nombre de gens qui les années précédentes soulageoient les pauvres se trouvèrent réduits à subsister à grand’peine, et beaucoup de ceux-là à recevoir l’aumône en secret. Il ne se peut dire combien d’autres briguèrent les hôpitaux, naguère la honte et le supplice des pauvres, combien d’hôpitaux ruinés revomissant leurs pauvres à la charge publique, c’est-à-dire alors à mourir effectivement de faim, et combien d’honnêtes familles expirantes dans les greniers.

Il ne se peut dire aussi combien tant de misère échauffa le zèle et la charité, ni combien immenses furent les aumônes. Mais les besoins croissant à chaque instant, une charité indiscrète et tyrannique imagina des taxes et un impôt pour les pauvres. Elles s’étendirent avec si peu de mesure, en sus de tant d’autres, que ce surcroît mit une infinité de gens plus qu’à l’étroit au delà de ce qu’ils y étoient déjà, en dépitèrent un grand nombre, dont elles tarirent les aumônes volontaires, en sorte qu’outre l’emploi de ces taxes peut-être mal gérées, les pauvres en furent beaucoup moins soulagés. Ce qui a été depuis de plus étrange, pour en parler sagement, c’est que ces taxes en faveur des pauvres, un peu modérées, mais perpétuées, le roi se les est appropriées, en sorte que les gens des finances les touchent publiquement jusqu’à aujourd’hui, comme une branche des revenus du roi, jusqu’avec la franchise de ne lui avoir pas fait changer de nom.

Il en est de même de l’imposition qui se fait tous les ans dans chaque généralité pour les grands chemins, les finances se la sont appropriée encore avec la même franchise, sans lui faire changer de nom. La plupart des ponts sont rompus partout le royaume, et les plus grands chemins étoient devenus impraticables. Le commerce, qui en souffre infiniment, a réveillé. Lescalopier, intendant de Champagne, imagina de les faire accommoder par corvées, sans même donner du pain. On l’a imité partout, et il en a été fait conseiller d’État. Le monopole des employés à ces ouvrages les a enrichis, le peuple en est mort de faim et de misère à tas, à la fin la chose n’a plus été soutenable et a été abandonnée et les chemins aussi. Mais l’imposition pour les faire et les entretenir n’en a pas mains subsisté pendant ces corvées et depuis, et pas moins touchée comme une branche des revenus du roi.

Ce manége des blés a paru une si bonne ressource, et si conforme à l’humanité et aux lumières de M. le Duc et des Pâris, maîtres du royaume sous son ministère, et maintenant que j’écris, au contrôleur général Orry, le plus ignorant et le plus barbare qui administra jamais les finances, que l’un et l’autre ont saisi la même ressource, mais plus grossièrement, comme eux-mêmes, et avec le même succès de famine factice qui a dévasté le royaume.

Mais pour revenir à l’année 1709, où nous en sommes, on ne cessoit de s’étonner de ce que pouvoit devenir tout l’argent du royaume. Personne ne pouvoit plus payer, parce que personne ne l’étoit soi-même ; les gens de la campagne, à bout d’exactions et de non-valeurs, étoient devenus insolvables. Le commerce tari ne rendoit plus rien, la bonne foi et la confiance abolies. Ainsi le roi n’avoit plus de ressource que la terreur et l’usage de sa puissance sans bornes, qui, tout illimitée qu’elle fût, manquoit aussi, faute d’avoir sur quoi prendre et s’exercer. Plus de circulation, plus de voies de la rétablir. Le roi ne payoit plus même ses troupes, sans qu’on pût imaginer ce que devenoient tant de millions qui entroient dans ses coffres.

C’est l’état affreux où tout se trouvoit réduit lorsque Rouillé, et tôt après lui Torcy, furent envoyés en Hollande. Ce tableau est exact ; fidèle et point chargé. Il étoit nécessaire de le présenter au naturel, pour faire comprendre l’extrémité dernière où on étoit réduit, l’énormité des relâchements où le roi se laissa porter pour obtenir la paix, et le miracle visible de Celui qui met des bornes à la mer, et qui appelle ce qui n’est pas comme ce qui est, par lequel il tira la France des mains de toute l’Europe résolue et prête à la faire périr, et l’en tira avec les plus grands avantages vu l’état où elle se trouvoit réduite, et le succès le moins possible à espérer.

En attendant, la refonte de la monnaie et son rehaussement d’un tiers plus que sa valeur intrinsèque apporta du profit au roi, mais une ruine aux particuliers et un désordre dans le commerce qui acheva de l’anéantir.

Samuel Bernard culbuta Lyon par sa prodigieuse banqueroute dont la cascade fit de terribles effets. Desmarets le secourut autant qu’il lui fut possible. Les billets de monnaie et leur discrédit en furent cause. Ce célèbre banquier en fit voir pour vingt millions. Il en devoit presque autant à Lyon. On lui en donna quatorze en bonnes assignations [2], pour tâcher de le tirer d’affaires avec ce qu’il pourroit faire de ses billets de monnaie. On a prétendu depuis qu’il avoit trouvé moyen de gagner beaucoup, à cette banqueroute ; mais il est vrai que, encore qu’aucun particulier de cette espèce n’eût jamais tant dépensé ni laissé, et n’ait jamais eu, à beaucoup près, un si grand crédit par toute l’Europe, jusqu’à sa mort arrivée trente-cinq ans depuis, il en faut excepter Lyon et la partie de l’Italie qui en est voisine, où il n’a jamais pu se rétablir.

Le pape enfin, poussé à bout par les exécutions militaires qui désoloient l’État ecclésiastique, le blocus de Ferrare et du fort Urbin, céda à toutes les volontés de l’empereur, et reconnut l’archiduc roi d’Espagne, sur quoi Philippe V fit défendre au nonce, qui étoit à Madrid, de se présenter devant lui, fit fermer la nonciature et rompit tout commerce avec Rome, ce qui y tarit une grande source d’argent. Son ambassadeur sortit de Rome et des États du pape, et cependant les Impériaux ravageoient toujours les terres de l’Église, sans que le marquis de Prié daignât les arrêter. Il donna une comédie et un bal dans son palais, contre les plus expresses défenses du pape, qui, dans cette calamité, avoit interdit tous les spectacles et les plaisirs dans Rome. Il envoya faire des remontrances à Prié. sur la fête qu’il vouloit donner. Il n’en eut d’autre réponse, sinon qu’il s’y étoit engagé aux dames, à qui il ne pouvoit manquer de parole. Le rare est qu’après ce mépris si publie, les neveux du pape y allèrent, et qu’il eut la faiblesse de le souffrir.

Tessé, voyant venir cet orage qu’il ne pouvoit détourner, même par ces belles lettres qui se trouveront dans les Pièces, crut ne pouvoir pas mieux prendre son temps pour se faire une opération au derrière, pour vérifier la raison qui, politiquement, l’avoit tenu depuis très-longtemps chez lui pour ne se point commettre, et pour y demeurer tant qu’il le jugeroit à propos sans être obligé de voir qui il ne voudroit pas, ni de sortir de chez lui. Le pape, éperdu, avoit fait tout ce qu’il avoir pu pour retenir l’ambassadeur d’Espagne, et n’oublioit rien pour empêcher Tessé de partir. Toutefois la partie n’étant plus tenable, et ne faisant plus qu’un personnage inutile et honteux, il partit et s’en revint fort lentement.

En débarquant en Provence, il apprit la mort de sa femme dans sa province dont elle n’étoit jamais sortie, et qui s’appeloit Auber, fille unique du baron d’Aunay, près de Caen, et dont il paraissoit qu’il ne tenoit pas grand compte. À son retour il ne laissa pas d’avoir une longue audience du roi, quoique sur un voyage dont le succès avoit été fort désagréable et les affaires étoient vieillies. Telle fut celui de cette ligue d’Italie si bien pensée, mais qui échoua avant d’être formée, comme je l’ai raconté.

Malgré tant de différence d’âge et d’emplois, et de liaisons encore qui n’étoient pas les mêmes, j’étois ami intime du maréchal de Boufflers. Je fus donc ravi de sa gloire et de ses récompenses. Il n’ignoroit pas combien j’étois blessé de la multiplication des ducs et pairs, et j’oserai dire qu’il se trouva flatté de ma joie de le voir revêtu de la pairie. Il crut aussi, par ce qu’il s’étoit passé en diverses choses de cette dignité, que j’y entendois quelque chose, tellement qu’en retournant en Flandre pour ce projet de reprendre Lille, qui n’eut pas lieu, il me pria en son absence de voir ses lettres d’érection, qu’il avoit chargé le président Lamoignon de projeter, et me demanda avec confiance, et comme un vrai service, de vouloir bien travailler à les dresser avec La Vrillière, secrétaire d’État en mois [3], qui les devoit expédier, qui étoit mon ami particulier, et qui voudroit bien m’en croire.

Nous les dressâmes donc La Vrillière et moi le plus avantageusement et fortement qu’il fut possible, sans outrepasser en rien dans les clauses ce que le roi avoit bien voulu accorder, mais que nous exprimâmes avec toute la netteté et la clarté qui s’y put répandre.

Dès que le maréchal fut de retour, je lui conseillai de faire un effort sur sa santé pour se faire recevoir au parlement le jour même que ses lettres y seroient enregistrées, parce qu’il s’épargneroit une double fatigue de visites, et que, après le péril où il avoit été dans sa maladie en Flandre, il n’étoit pas sage de différer un enregistrement dont dépendoit la réalité de sa dignité, ni sa réception qui fixoit son rang et des siens pour toujours. Il me crut et me pria de le conduire sur l’une et sur l’autre, et d’être aussi le premier de ses quatre témoins.

Je fus très-sensible à cet honneur ; ainsi je ne voulus pas me contenter de l’usage ordinaire qui est que le greffier vous apporte chez vous un témoignage, tout dressé et qu’on signe, ce qui est une manière de formule un peu diversifiée pour varier les quatre témoignages que le rapporteur lit tout haut en rapportant. J’en pris occasion de rendre public ce que je pensois d’un si vertueux personnage que sa dernière action venoit de combler d’honneur. Je le dictai donc au greffier lorsqu’il vint chez moi, je le signai et j’en envoyai un double signé aussi au maréchal de Boufflers, dont il fut fort touché. Les trois autres témoins furent le duc d’Aumont, parce qu’il faut cieux pairs, et deux autres qui furent M. de Choiseul, doyen des maréchaux de France alors, et Beringhen, premier écuyer, tous deux chevaliers de l’ordre.

La vérification ou enregistrement des lettres d’érection et la réception du maréchal se fit tout de suite le mardi matin 19 mars. Comme il s’agissoit de l’une et de l’autre à la fois, tout le parlement fut assemblé, en sorte qu’avec les pairs, les conseillers d’honneur et honoraires, et les quatre maîtres des requêtes qui s’y peuvent trouver ensemble, nous étions près de trois cents sur les fleurs de lis. Tout ce qui put s’y trouver de pairs y assista, et jamais tant de seigneurs, de gens de toutes sortes de qualités ni une telle affluence d’officiers, surtout de ceux qui sortoient de Lille.

M. le Duc prit cette occasion de mener pour la première fois M. le duc d’Enghien son fils au parlement, comme font toujours les princes du sang à l’occasion d’une réception de pair, auxquelles toutes tous se trouvent toujours. Pelletier, premier président, en fit un petit mot de compliment à M. le Duc, et y mêla fort à propos quelque chose sur M. le prince de Conti, qui venoit de mourir. M. le Duc répondit si bas que personne ne put l’entendre.

Comme on s’assembloit et qu’on prenoit place, arriva le nouveau pair fort accompagné, qui, outre tout ce que j’ai dit, qui vint là l’honorer, trouva par les rues et dans le palais, sur tout son passage, une si grande foule de peuple criant et applaudissant en manière de triomphes que je ne vis jamais spectacle si beau, ni si satisfaisant, ni homme si modeste que celui qui le reçut au milieu de toute cette pompe.

Tous étant en place, Le Nain, lors sous-doyen du parlement, et magistrat très-vénérable (le doyen étant hors de combat), fit lecture des lettres, puis commença le rapport. Aussitôt je me levai et sortis, comme fit aussi le duc d’Aumont, et avec nous le duc de Guiche et les autres pairs, parents au degré de l’ordonnance. Les deux présidents de Lamoignon, père et fils, l’un honoraire, l’autre titulaire, sortirent après nous et aussitôt, par la petite vanité de montrer qu’ils avoient travaillé aux lettres, car ils n’avoient aucune parenté. La foule étoit si grande que les huissiers eurent peine à nous faire faire place. Les deux présidents se retirèrent à la cheminée, et nous vers les fenêtres, autour de notre nouveau confrère qui y étoit assis, et s’étoit un peu trouvé mal. Sitôt que l’arrêt de réception fut prononcé, les huissiers nous vinrent avertir. Les présidents de Lamoignon rentrèrent en place un moment après nous. Après que nous y fûmes tous remis, les huissiers vinrent chercher le maréchal, qui prêta son serment à la manière accoutumée et prit après sa place.

La séance se trouva de manière que son serment se fit derrière moi. Un moment après qu’il fut en place, le premier président lui fit un compliment auquel le maréchal répondit fort modestement, mais fort intelligiblement. Mon témoignage et ces deux pièces ne sont pas assez longues pour ne tenir pas place ici ; j’ai cru ne devoir rien omettre de la brillante réception d’un homme si illustre. Voici le témoignage que je rendis, et que Le Nain lut tout haut le premier des quatre :

« Messire Louis, duc de Saint-Simon, pair de France, etc. a dit que M. le duc de Boufflers, dont la très-ancienne maison est alliée aux plus grandes du royaume, paroît encore plus illustre par le trophée de dignités et de charges les plus éclatantes que sa vertu a ramassées sur sa tête, sans qu’il en ait jamais recherché aucune, et pour ainsi dire malgré son rare désintéressement et sa modestie singulière : c’est ce qu’a toujours montré sa conduite si uniforme dans les divers commandements des provinces et des armées qu’il a si dignement exercés, et dans lesquels il est si exactement vrai de dire qu’il a bien mérité du roi, de l’État et de chaque particulier, ainsi que dans les emplois de la cour les plus distingués par leur élévation et par leur confiance. Il s’est aussi rendu considérable dans les négociations les plus importantes ; et partout il a fait également voir une probité, un attachement au roi, un amour pour l’État, qui l’ont continuellement emporté chez lui sur les considérations les plus chères aux hommes. Mais son dernier exploit est tel dans toutes ses circonstances que, s’il a mérité l’admiration effective de toute l’Europe, l’étonnement, les éloges et les honneurs inouïs des ennemis mêmes, les cœurs de tout ce qui a été plus particulièrement témoin de tous ses travaux et de sa gloire, il est bien juste que, puisqu’il se peut dire qu’il fait honneur à. sa nation, il reçoive de l’équité du roi le comble des honneurs de cette même nation, et que ceux qui en sont revêtus le reçoivent parmi eux avec joie et reconnoissance. C’est donc avec une grande vérité et un plaisir sensible que je le reconnois parfaitement digne de la pairie dont il a plu au roi de l’honorer. »

Le premier président lui dit :

« Monsieur, la cour m’a chargé de vous marquer la joie sensible qu’elle a de voir récompenser en votre personne, par la dignité éminente de duc et pair de France, les grands services que vous avez rendus depuis si longtemps au roi et à l’État, et notamment celui que vous venez de lui rendre par la longue, brave et vigoureuse défense que vous avez faite dans la ville et dans la citadelle de Lille. Vous avez fait paroître par votre prudence, votre activité inconcevable et votre intrépidité, tout ce qu’on pouvoit attendre d’un général aussi consommé, d’un sujet aussi reconnoissant, d’un citoyen aussi affectionné que vous l’êtes. »

Le maréchal lui répondit :

« Monsieur, je n’ai point de termes assez forts pour exprimer la vive et sensible reconnoissance de l’honneur que la cour me fait. Je voudrois être digne des grâces que le roi vient de répandre sur moi, des éloges que vous me donnez, et des marques de bonté que la cour me donne en cette occasion. Si quelque chose pouvoit me les faire mériter, ce ne pourroit être que mon extrême zèle et dévouement pour le service du roi et de l’État, et la parfaite vénération que j’ai pour cette auguste compagnie, et en particulier pour votre personne. »

Je ne sais comment il m’étoit échappé de n’avertir pas le maréchal du compliment qu’il recevroit, et de celui qu’il auroit à faire ; mais il ne le fut que le matin même. En arrivant dans la grand’chambre, il nous montra et nous consulta sa réponse à M. de Chevreuse et à moi, dont il eut à peine le temps, et que nous louâmes comme elle le méritoit. Aussitôt qu’il l’eut achevée, la cour se leva sans appeler de cause selon la coutume, parce que la longueur de la vérification avoit emporté tout le temps. Tous les princes du sang et presque nous tous demeurâmes à la grande audience.

En sortant, le maréchal, s’adressant à ce grand nombre de gens de guerre qui se trouvèrent là, ou qui l’y avoient accompagné, surtout à ceux qui avoient été dans Lille, leur dit de fort bonne grâce : « Messieurs, tous les honneurs qu’on me fait ici, et toutes les grâces que je reçois du roi, c’est à vous que je crois les devoir, c’est votre mérité, c’est votre valeur qui me les ont attirés. Je ne dois me louer que d’avoir été à la tête de tant de braves gens qui ont fait valoir mes bonnes intentions. »

Il ne donna point de repas comme plusieurs font en cette occasion ; sa santé ne lui permit pas de joindre cette fatigue à toute celle qu’il venoit d’essuyer.

Il dut être bien content des applaudissements universels, et encore plus de lui-même, surtout de la modestie et de la simplicité qu’il y montra d’une façon si naturelle, et qui achevèrent de le faire estimer digne de l’éclat qu’il savoit si bien supporter.

Il fut remarquable que le propre jour du triomphe du défenseur de Lille fut celui même de l’éclair qui précéda la foudre lancée contre celui qui n’avoit pas voulu le secourir ; car ce fut le soir du jour de la réception au parlement du maréchal de Boufflers, que le comte de Toulouse dit, par ordre du roi, au comte d’Évreux qu’il ne serviroit plus.

Le roi, après avoir fait ses pâques le samedi saint, à son ordinaire, se trouva surpris d’une forte colique, en travaillant l’après-dînée avec, le P. Tellier à la distribution des bénéfices. Il ne put entendre qu’une messe basse le jour de Pâques, et fut cinq ou six jours à ne voir presque personne, au bout desquels il n’y parut plus.

Marseille vaquoit, dont le frère du comte de Luc avoit été évêque longtemps, qui avoit passé à Aix, d’où il est enfin venu à Paris où il a succédé immédiatement au cardinal de Noailles, sans en rien retracer, aussi était-ce pour tout le contraire qu’il y fut mis. À Marseille le roi nomma l’abbé de Belsunce, fils d’une sœur de M. de Lauzun. C’étoit un saint prêtre, nourrisson favori du P. Tellier, qui avoit été longtemps jésuite, et que les jésuites mirent hors de chez eux dans l’espérance de s’en servir plus utilement, en quoi ils ne se trompèrent pas. Il étoit trop saint et trop borné, trop ignorant et trop incapable d’apprendre pour leur faire le moindre honneur, ni le plus léger profit. Évêque, il imposa avec raison par la pureté de ses mœurs, par son zèle, par sa résidence et son application à son diocèse, et y devint illustre par les prodiges qu’il y fit dans le temps de la peste, et après par le refus de l’évêché de Laon, pour ne pas quitter sa première épouse.

Son aveuglement pour les jésuites, et son ignorance qui parut profonde à surprendre, le livra avec fureur à la constitution [4] dont il pensa être cardinal. Mais au fait et au prendre, il falloit aux Romains et aux Jésuites un homme dans cette dignité dont ils pussent faire un autre usage que de dire ce qu’ils lui auroient soufflé à mesure, et de signer avec abandon tout ce qu’ils lui auroient présenté. Si un homme aussi pur d’intention et aussi distingué par tout ce que je viens de dire, avoit pu se déshonorer, il l’auroit été par son fanatisme sur la constitution, par les écrits étranges en tout sens qu’il adopta et signa comme siens, et surtout par le personnage indigne en lui, infâme en tout autre, qu’il fit en ce brigandage d’Embrun [5].

M. de Lauzun fut aussi aise de l’épiscopat de son neveu que l’auroit pu être le plus petit bourgeois, tant les plus petites choses qui avoient l’air de grâces lui étoient sensibles.


  1. On appelait généralités des circonscriptions financières de l’ancienne France ; leur nom venait de ce qu’il y avait primitivement dans chacune de ces circonscriptions un ou plusieurs généraux des finances ; c’était ainsi qu’on appelait alors les receveurs généraux et les trésoriers de France. Voy., sur les intendants, t. III, p. 442.
  2. On appelait assignations dans l’ancienne organisation financière de la France les mandements ou ordonnances aux trésoriers pour payer une dette sur un fonds déterminé, comme les gabelles, les tailles, etc. Les bonnes assignations étaient celles dont les fonds étaient disponibles et qui pouvaient être payées sur-le-champ.
  3. Les quatre secrétaires d’État étaient chargés par mois, à tour de rôle, de tenir la plume au conseil et d’en expédier les ordonnances.
  4. Le mot constitution signifie, dans ce passage, une décision des papes. Il s’agit de la constitution Unigenitus, sur laquelle Saint-Simon revient souvent et avec de longs détails.
  5. Le concile d’Embrun, présidé par l’archevêque d’Embrun, Guérin de Tencin, condamna Soanen, évêque de Sénez, le 29 septembre 1727. On peut consulter sur cette question l’Histoire du concile d’Embrun, publiée en 1728 et composée par un défenseur de Soanen, et le Journal du même concile, publié en 1727 par un partisan de Tencin.